Revue de la Littérature anglaise de 1840 à 1843/04
Le néant des grands faits littéraires est devenu complet en Angleterre ; la Grande-Bretagne ne vit que de détail. Sous le coup de fouet incessant de trois mille et quelques journaux, la civilisation de l’Europe sommeille. Montrez-moi où sont les Byron de l’Angleterre, les Walter Scott de l’Écosse, les Goethe de l’Allemagne et les Pellico de l’Italie. La fusion de tous les peuples et de toutes les langues, depuis les confins de la Russie jusqu’aux Orcades, depuis Cadix jusqu’à la Dalmatie, s’opère tristement, lentement, avec une sorte de paresse active et de petit bruit continu. Tous ces ruisseaux ou ces fleuves, ayant coulé pendant long-temps dans un lit fertile ou abrupte, ont fini par trouver une même pente, d’où ils s’écoulent vers un fond commun ; là leurs eaux vont se réunir, moins pures, moins limpides, moins murmurantes, sans caractère et sans couleur. Bientôt ce grand lac de la littérature européenne absorbera toutes les nuances. L’Italie et l’Espagne s’y sont précipitées les premières ; on fait des romans métaphysiques à Venise ; on écrit des mythes à Florence ; le conte historique, embelli de costumes et d’antiquités, se fait jour à Madrid. Les mêmes échanges s’opèrent vers le Nord : l’Angleterre nous emprunte le roman furieux, l’Allemagne essaie la popularisation de l’économie politique. Il paraît à Londres des drames symboliques, à Stuttgard des imitations de Bulwer. Carlyle continue son essai de greffe germanique ; les revues de Berlin et de Leipzig voudraient bien lutter de vigueur et de précision avec les revues d’Édimbourg et de Londres. Ce mélange inévitable et universel n’est qu’un effacement énorme et une abolition presque définitive des supériorités. Il semble que le génie littéraire et la beauté ou la force du style se soumettent d’eux-mêmes au niveau démocratique, et que l’état intellectuel de l’Amérique septentrionale nous menace tous. Quand on a cité Carlyle et Bulwer en Angleterre, Tieck et Schelling en Allemagne, Pellico et Manzoni en Italie, que reste-t-il ? Parmi ces noms mêmes, plusieurs sont reflet et écho ; la qualité intime du génie, l’originalité s’en va. Une vacillante et légère flamme erre à la cime de la littérature européenne, comme cette dernière lueur qui serpente encore et cherche à se ranimer faiblement au sommet du bûcher qui va s’éteindre.
Si peu d’idées et une consommation de mots si effroyable, l’art oublié et l’intempérance d’écrire et d’imprimer parvenue à son dernier terme, l’imprimerie elle-même compromise dans son intérêt industriel par le nombre des produits inutiles, les bibliothèques nouvelles ployant sous autant de livres que les bibliothèques anciennes ; dans cet océan de phrases, l’originalité perdue, toute opinion ébranlée ou détruite ; enfin une dissolution universelle des intelligences errantes ou détendues : qui pourrait nier cette situation ? L’Angleterre a résisté ; mais elle est atteinte du mal général. Si l’on s’aperçoit un peu moins de son marasme, c’est grace à son admirable position insulaire, qui lui permet de jeter des anecdotes nouvelles dans de mauvais volumes, des faits curieux dans un style riche, et un intérêt d’hier dans le voyage frivole publié aujourd’hui.
Ce n’est pas qu’il n’y ait quelques curiosités dans ce néant. On peut recueillir des détails nouveaux dans plusieurs narrations consacrées au Japon, à la Corée, au Thibet, à l’Afghanistan, aux îles Ioniennes, à la Sibérie. Nous citerons, parmi les voyages récemment publiés, celui de Kennedy au Texas, non comme renfermant d’incontestables vérités, mais comme curieux et piquant. Le monde civilisé, vaste ruche de verre, dont tous les mouvemens se trahissent à l’œil nu, a vu avec surprise une nouvelle société naître dans le Texas et s’élever, comme toutes les sociétés, par l’énergie, la persévérance et l’injustice. La race forte a chassé devant elle la race faible, et la vigueur de l’esprit et du corps ont tout écrasé. C’est l’histoire du monde. Les philosophes ont-ils accordé à ce fait une attention assez réelle ? Ou plutôt y a-t-il encore des philosophes ? On pourrait en douter, à voir ce qui se passe. L’époque où l’on imprime le plus est celle où l’on réfléchit le moins ; la pensée succombe sous l’improvisation typographique.
Bulwer se tait. Marryat inonde le marché de son style facile et de ses inventions vulgaires. Théodore Hook est mort. Campbell n’écrit plus. Thomas Moore réimprime ses œuvres. Southey corrige les siennes. Les grands noms qui brillaient en 1820 reculent et disparaissent ; le passé s’efface, et l’avenir n’offre que des espérances. Les procédés matériels de vente et de débit achèvent de tuer l’intelligence en Angleterre comme en France. Nos voisins se sont mis, comme nous, à fabriquer la toile littéraire et à la détailler à bon marché, périodiquement, régulièrement, comme on livre de la marchandise à jour fixe. Marryat et Ainsworth se sont placés à la tête de ces fournitures intellectuelles. Ils ne méditent plus un roman, ils l’improvisent, et l’improvisent en le découpant ; ces fragmens de fictions hebdomadaires, que l’économie du public accepte et que favorise la paresse de l’écrivain, sont mortelles à l’art. Le décousu, les disjecta membra poetarum, l’incurie née de la rapidité et du besoin de produire, remplacent les anciennes lois de la composition, la cohésion des parties, l’unité et le fini. L’auteur ne pense plus qu’au numéro actuel de son roman et aux vingt guinées qu’il rapporte ; les pages qui précèdent et celles qui suivent ne le préoccupent nullement. Chaque numéro successif est un tour de force, un escamotage et un appât. Vous avez beau faire : vous cherchez l’effet théâtral, vous suspendez violemment l’attention du lecteur, vous quittez le vrai pour l’étonnant, et le naïf pour l’imprévu ; vous laissez tomber la toile au moment où l’émotion est irritée, où le héros va périr, où l’héroïne s’attendrit, où le cœur du lecteur tressaille. Prestidigitation misérable. Comment écrirait-on sans suite, sans révision, sans conscience, je ne dis pas des chefs-d’œuvre, mais des choses intéressantes ou raisonnables ? Harrison Ainsworth, auteur de Crichton, de la Tour de Londres, de Turpin et de Jack Sheppard, ne prend pas même la peine de relire son numéro précédent. Dans la Tour de Londres (No VIII, § 18), le héros, que nous trouvions tout à l’heure à la nage et presque mort, reparaît vivant et joyeux (No x, § 20), sans que l’on sache comment il s’est sauvé, pourquoi il vit, ni ce qu’il vient faire, en sortant de la Tour de Londres et de la Tamise, chez la reine Élisabeth. On citerait mille exemples d’inconséquences pareilles, d’étourderies, d’omissions, d’oublis, de faits niés et affirmés tour à tour, de caractères ébauchés d’une manière et terminés d’une autre.
Ce nouveau romancier, Ainsworth, auquel on a voulu faire une réputation, préfère la violence à la vérité, l’effet à la logique, et la hardiesse du coup de brosse à la perfection de l’art. Chef de l’école « exagérée, » et de ces écrivains que les Allemands appellent les écrivains de la foudre et de l’éclair, il se place de préférence dans l’exception ; il cherche le bizarre et l’extraordinaire. C’est ainsi qu’il a tour à tour écrit l’histoire d’un voleur, d’un assassin et d’un charlatan, usant toujours de couleurs forcées et rudes, quelquefois atteignant l’effet qu’il recherche sans cesse ; s’adressant au gros du peuple, aux communes intelligences, à celles que l’exquis fatigue. Dans son dernier roman, histoire enjolivée, mais non embellie de la malheureuse Jeanne Gray, ses personnages favoris ne sont ni cette charmante et triste créature, ni Élisabeth, ni Marie, mais un pauvre nain difforme, appelé Xit, et trois géans, gardiens de la Tour, Og, Gog et Magog, fils bâtards de Henri VIII et d’une poissarde, à ce que prétend l’auteur. Belles inventions, que naguère nous aimions en France, et que maintenant nous repoussons du pied comme trop faciles. Voilà les personnages auxquels Ainsworth a donné le plus de soin, qu’il a entourés de tout son amour, et auxquels il revient le plus souvent. Un nain entre trois géans lui plaît beaucoup ; nous ne voyons pas, en vérité, ce qu’une création de ce genre renferme de gai ou de sublime. Il eût mieux valu faire agir et penser d’une manière digne d’elle cette fille charmante, à l’ame ardente et noble, à l’esprit sagace et droit, d’une haute vertu, d’une beauté d’ange, qui ne jouait point l’héroïsme, et qui était un héros : — Jeanne Gray. L’histoire moderne n’a pas de nom comparable au sien. Il n’y a pas d’autre exemple d’une vierge de dix-sept ans exécutée par ordre de sa cousine, pour avoir obéi à son père, à ses proches, aux évêques, aux nobles et à l’élite du royaume. On ne s’arrête pas sans tristesse en face du beau portrait de Jeanne Gray qui se trouve dans la collection de Lodge ; quelle vive douceur, quelle spirituelle ingénuité, quelle élégance fine, quelle beauté gracieuse ! « Sa mort, comme l’a si bien dit Mackintosh, suffirait pour honorer et déshonorer un siècle. » En intitulant sa fiction la Tour de Londres, et non Jeanne Gray, le romancier anglais a prouvé qu’il ne comprenait même pas son sujet.
Ainsi le mouvement de la presse anglaise, pendant l’année 1841, a été nul et frivole dans le roman ; nous le verrons tout à l’heure théologiquement sérieux jusqu’à l’ennui.
Charles Dickens, qui ne manque pas d’une certaine veine facile de gaieté inférieure, a continué ses livraisons de contes et de romans, dont la valeur n’augmente pas avec les années, et qui ne tarderont guère à épuiser le stérile trésor du jargon populaire, de l’argot des rues et des ridicules bourgeois.
James, un des esprits les plus secs qui se soient avisés d’essayer la manipulation du roman, continue à improviser sa transformation des scènes historiques en contes et en nouvelles, métamorphose persévérante des plus belles pages de Froissart en récits prolixes plutôt qu’ingénieux. Ce genre de roman qui n’est, après tout, que de l’histoire gâtée, n’a d’autre résultat que de renvoyer le lecteur à ses vieux amis les chroniqueurs du moyen-âge. Imitateur servile d’un succès déjà passé de mode, et copiste arriéré de Walter Scott, ce M. James, qui vient de s’emparer, pour son œuvre de dommage, d’un magnifique sujet, la jaquerie, a composé, avec des pages de chronique recousues, plus de cinquante volumes qui n’ont ni intérêt ni saveur, mais qu’un libraire bienveillant s’arrange pour faire réussir à demi. À chaque nouveau volume que publie M. James, on est tenté de lui adresser la question qu’une dame adressait au comédien Mathews : « Quand donc commencerez-vous à m’amuser ? »
Un autre romancier qui a dû quelque renom à sa prude sympathie pour les mœurs méthodistes de son époque, M. Ward, auteur de Tremaine et de De Vere, parvenu aujourd’hui à l’âge de soixante-seize ans, a publié un roman nouveau intitulé De Clifford. Ce n’est guère, comme ses romans précédens, qu’un tissu de sermons, mais de sermons vieillis : l’archevêque de Grenade à son dernier période. « Quel roman voulez-vous qu’on vous lise ? demandait-on à une dame dont la vue s’était affaiblie. — Lisez-moi Grandisson. Si je m’endors, je n’y perdrai rien ; je suis sûre de retrouver mes personnages causant dans le parloir de cèdre. » De Clifford est un Charles Grandisson renforcé, où le sermon domine. Par une singularité remarquable, et qui ne laisse pas d’être commune chez les écrivains d’un âge avancé, quelques scènes d’amour se font remarquer par la vivacité et la grace. Le mécontentement apparaît dans cet ouvrage, qui trahit la mauvaise humeur d’un écrivain de second ordre furieux de n’avoir pu dépasser ce niveau, et s’obstinant à prendre les bornes naturelles de son talent pour l’injustice de la société dans laquelle il vit. La fureur contre la critique et les critiques, rancune d’assez mauvais goût, signale, chez les écrivains qui cèdent à une telle faiblesse, une infériorité incurable. M. Ward, pour satisfaire son dépit, a, comme certains auteurs dramatiques français, jeté dans son œuvre un critique de profession qu’il a couvert de ridicule, de haine et de mépris, sous le nom de sir John Paragraphe. Ce personnage résume tous les vices, la lâcheté comprise. « Il ne renferme pas, dit M. Ward, un seul sentiment honnête dans sa carcasse, pas une lueur de poésie, pas une étincelle d’imagination, pas un souvenir d’études sérieuses, pas une ombre de véritable esprit. » Voilà qui est bien dur et d’une extrême violence. La critique est-elle un état ? C’est l’état de tout le monde. Le journalisme constitue-t-il une situation ? est-ce une profession ? Non, certes ; chacun en Europe, exerce aujourd’hui la critique, et cette tribune de la presse militante appartient, non à un monopole spécial, mais au public tout entier.
Cecil, roman anonyme assez bien écrit et assez piquant, offre l’antagonisme le plus complet du roman de M. Ward. Toute la légèreté compassée, toute la frivolité sérieuse de la vie exclusive en Angleterre, se retrouvent dans les pages quelquefois brillantes de cette fiction élégante, qui a eu beaucoup de vogue, mais qui ne nous semble pas avoir d’importance réelle.
Parmi ces livres qui plaisent, tout en comptant fort peu dans l’histoire littéraire, je placerai au premier rang les Mémoires du comédien Mathews et ceux de la famille Colman, que l’on vient de publier. L’acteur anglais, placé en dehors de la société, ne pouvant pénétrer dans aucun de ses cadres aristocratiques, frappé d’anathème par le puritanisme en horreur aux honnêtes bourgeois, souvent aussi relevé de sa déchéance par l’admiration publique et par la liberté révoltée de l’opinion anglaise, occupe, dans ce monde hiérarchique et bizarre, une situation spéciale qui ne ressemble à aucune autre. Rien de plus aventureux, de plus étrange et de plus mêlé que la vie des Kean, des Sheridan Knowles, des Colman, des Mathews. Rien aussi de plus honnête, de plus pur, de plus complètement décent et de plus élégamment convenable que celle des O’Neil, des Siddons, des Kemble, des Mac-Ready. Plus l’exception en faveur de ces derniers est rare, plus il faut qu’elle soit méritée ; achetée à grand prix par les mœurs et le talent, elle paraît naturelle et les met de pair avec tout le monde. Parmi les acteurs, les plus amusans, il faut le dire, et les plus curieux à observer, ce ne sont pas les sages et les dignes mais les fous et les décastés. Que ne donnerait-on pas pour retrouver les mémoires de Kean, ou les confessions écrites par cette reine de toutes les actrices passées et présentes, Nelly Gwynn, à qui Charles II jetait, de sa loge, des diamans qu’elle recevait dans son tablier ; Ninon des coulisses, aussi spirituelle et aussi jolie que Mlle de Lenclos ; mêlant à ses saillies un grain de joviale effronterie qui rappelait son premier métier de marchande d’oranges ; hardie, avenante, agaçante, d’un sang-froid et d’un à-propos incomparables ! La moindre anecdote de sa vie résume tout le mouvement de son siècle. Un jour, par exemple, que son carrosse traversait Londres, le peuple, croyant reconnaître l’équipage de la duchesse de Portsmouth, maîtresse du roi et catholique, poursuivit et assaillit à coups de pierre la pauvre Nell, qui entendait retentir à ses oreilles les mots : « À bas la courtisane catholique ! » Nell fit arrêter sa voiture, et passant sa jolie tête à la portière : « Mes bons amis, dit-elle, vous vous trompez, je suis la courtisane protestante ! » Nous adoucissons la crudité des paroles. — Elle fut reconduite en triomphe. Ce trait vaut tous ceux du cardinal de Retz.
À défaut des mémoires de la spirituelle et audacieuse Nelly, nous avons les lettres de Garrick, de miss Bellamy, de miss Kemble et les papiers posthumes de toute une famille, nourrie dans le trou du souffleur, élevée à la clarté de la rampe, bercée au milieu des forêts de carton qui composent l’univers théâtral, celle des Colmans, alliés à la famille de lord Bath et parens de lord Pulteney. La dynastie colmanique se compose de trois générations, représentées, la première par un Colman pauvre, joyeux, élégant, aimable, ambassadeur à Florence, amateur de tableaux et de curiosités ; la seconde, par son fils, l’auteur de la Femme jalouse et du Mariage secret, créateur, directeur et propriétaire du Haymarket ; la troisième, par ce Colman jeune, mort récemment, auteur de vingt farces immorales et amusantes, débauché dans sa jeunesse, censeur dramatique sur ses vieux jours, et aussi rigide pour les autres qu’il avait été indulgent pour lui-même. Sa sévérité n’était point mêlée d’hypocrisie. Il faisait son métier, disait-il, sans le respecter et sans y croire. Comme les fonctions de censeur (examiner of plays) rapportent en Angleterre à celui qui les exerce, non des appointemens fixes, mais un gain proportionnel au nombre des œuvres censurées, Colman s’attachait avec un acharnement extraordinaire à ne laisser passer aucun manuscrit, pas une chanson, pas un couplet, pas un changement dans le dialogue, sans y apposer sa griffe et sans prélever son droit. Écrivant d’une main des odes obscènes, et d’une autre biffant les plus innocentes plaisanteries des auteurs dramatiques, exigeant de celui-ci un schelling pour une strophe remise à neuf, et de cet autre une guinée pour l’indécence d’une situation corrigée, lui-même, imperturbable dans cette situation double, était devenu plus comique que tous les personnages de ses pièces. Il faut voir, dans l’ouvrage un peu diffus publié par M. Peake[1], avec quelle facile et superficielle impudence ce joyeux et insouciant fonctionnaire se faisait le même jour puritain pour gagner son argent de censeur, et cynique pour gagner son argent de poète. Il effaçait le mot ange sous prétexte que les anges sont consacrés par la Bible, et que l’on ne doit pas permettre à un amant de théâtre de nommer ainsi sa maîtresse. Il ne voulait pas que l’on s’écriât sur la scène : Oh ciel ! ce qui, disait-il, constituait une grave impiété ; d’ailleurs insolent, hardi, flatteur, ne manquant ni d’à-propos ni d’aplomb : grandes qualités dans la vie, et qui lui tinrent lieu de toutes les vertus auxquelles il ne prétendait pas.
En 1811, il était enfermé pour dettes dans la prison du Banc du roi (King’s bench), lorsque le duc d’York, qu’il amusait souvent de ses bouffonneries, vint l’y chercher, et le conduisit chez le prince régent lui-même où le couvert du bouffon se trouvait mis. Il comprit à l’instant sa situation, son rôle, ce qu’on attendait de lui, et joua le plaisant. « Ah ! ça, s’écria-t-il au dessert et très haut, quel est, je vous prie, ce gros bel homme que je vois là-bas, au milieu de la table ? — Taisez-vous, George, vous allez dire des sottises. — Je suis venu ici pour m’amuser, reprit-il encore plus haut, et, s’il vous plaît, je ne me tairai pas. C’est un très bel homme que ce monsieur, avec ses épaules magnifiques et sa physionomie de bon enfant. Qui est-ce donc ? — Silence, vous savez bien que c’est le prince. — Ah ! c’est là votre aîné. Il a l’air plus jeune que vous de vingt ans, sur mon honneur. Je l’ai entendu chanter supérieurement autrefois, je m’en souviens comme si j’y étais. Puisque je suis ici pour un jour, et que mon école buissonnière ne doit pas durer, s’il est aussi bon compagnon que par le passé, il devrait bien me chanter une chanson, pour faire plaisir à un vieux camarade. » Le prince se mit à rire et chanta. « Magnifique ! s’écria Colman. Quelle voix ! quelle verve ! quel aplomb ! Les meilleurs bouffes ne le valent pas. Je veux l’engager au théâtre du Haymarket ! » La conversation, mise en si bon train par la vive insolence et l’à-propos de Colman, continua sur le même ton, et fournit au directeur de théâtre l’occasion d’une saillie très heureuse : « N’êtes-vous pas plus vieux que moi, Colman ? lui dit le prince — Non, altesse, je ne me serais pas permis de venir au monde avant vous ! »
Son père, dont la Femme jalouse, imitée par Desforges, conserve encore droit de bourgeoisie sur la scène française, et dont le Mariage secret, adopté par Cimarosa, est devenu un thème commun et populaire, avait beaucoup plus de talent que son fils. Esprit froid, sans profondeur et sans élévation, mais non sans ressources, il possédait cette invention des situations et cette facilité habile de mise en œuvre, assez commune en France, mais rare en Angleterre. En somme, de ces deux volumes publiés par M. Peake, on pourrait extraire un demi-volume, qui éclairerait d’une lumière piquante et originale les ministères de Bath, Walpole et Pitt, et le règne théâtral de Goldsmith, Sheridan et Cumberland.
La fureur biographique de nos voisins ne s’est pas amortie. Quelques bons ouvrages, tels que la Vie de Frédéric-le-Grand, par lord Dover, et celle de Clive, par Malcolm, se détachent et s’isolent sur un fond de diffusion, de trivialités, de correspondances brutalement et littéralement reproduites, surtout de panégyriques emphatiques et menteurs. Un homme de talent, écrivain périodique très peu connu en France, Gleig, ministre de l’église anglicane, tory violent et attaché depuis long-temps au Fraser’s Magazine, n’a pas évité ce défaut ; sa Vie de Warren Hastings est un ouvrage manqué. On ne peut trop s’étonner de trouver sous la plume d’un ecclésiastique l’apologie perpétuelle des omissions et des transgressions imputables à son héros et condamnées par le Décalogue. Autant valait, comme dit Shakspeare, blanchir un Éthiopien et laver un Maure.
Grand esprit, homme d’action et de caractère, souvent bienfaisant et même généreux, mais allant au succès avant tout et par tous les chemins, Warren Hastings a commis plus d’une action mauvaise ; il n’a point commis de fautes politiques. Il a mérité le succès par sa ruse, sa fraude, sa violence, sa persévérance. Avec des qualités plus douces et une moralité plus réelle, aurait-il réussi ? Non, certes. Les moyens du succès humain ne sont pas le dévouement et l’abnégation. Pour accomplir la tâche que s’était imposée M. Gleig, et tracer l’histoire de cette vie guerrière, rusée, aventureuse, qui a valu à l’Angleterre un immense empire, il fallait aborder franchement la question ; il fallait dire : La morale est le courage de se dévouer, la politique est l’audace de réussir ; l’une est dévouement, l’autre est égoïsme. Warren Hastings a choisi le succès.
Salut au plus aimable, au plus innocent, au plus bavard, au plus égoïste et au moins fatigant des raconteurs, à l’excellent Samuel Pepys, secrétaire de l’amirauté sous les règnes de Charles II et Jacques ii, celui qui nous a dit la forme de ses perruques nouvelles, le charme d’un poudding bien préparé et la scène domestique survenue à propos d’une collerette donnée à la femme de chambre de sa femme. Salut à ce bonhomme qui a joint, sans le vouloir, aux mémoires secrets de son ménage les plus curieuses relations sur lady Cleveland, Nelly Gwynn, et les secrètes particularités d’un temps fort bizarre. En voyant annoncer deux nouveaux volumes de la correspondance et des mémoires de Samuel Pepys, il n’y a pas d’observateur sincère de l’espèce humaine qui ne se soit réjoui dans son âme[2]. Ses contemporains le nommaient Pepps, c’est-à-dire l’écouteur aux portes, et jamais nom n’a mieux convenu à un personnage historique.
Malheureusement le bonhomme, tel que nous le retrouvons dans ces deux volumes, a un peu vieilli ; il a perdu beaucoup de petits vices, d’honorables remords, et une grande partie de l’intérêt qui s’attachait à sa personne. Il n’est plus si ridicule, mais il n’est plus si amusant ; il ne regarde plus les beautés pimpantes de la cour de Charles II avec cette convoitise mêlée de contriction qui le rendait comique. Il ne va plus au théâtre, en sortant du prône, détruire, sous le feu des regards de la jolie Nell, les bonnes impressions que lui a laissées le prédicateur. Sa perruque même a conquis de la dignité. Ce n’est plus une perruque de mauvais sujet et d’homme de cour, mais une perruque prude et honnête, comme il convient à un vieil administrateur de la porter. Dans les grands esprits, la maturité et la vieillesse sont le temps de la grande moisson, l’époque des méditations les plus puissantes ; c’est le dernier mot de l’expérience. Les hommes de peu de valeur reviennent à l’enfance par la vieillesse, et Pepys appartient à cette classe.
L’histoire cependant a quelque chose à glaner dans ces volumes peu significatifs. Le commencement du règne de Guillaume III et la fin du règne de Jacques II sont éclairés d’une manière assez vive par les fragmens de correspondance qu’ils contiennent, et surtout par le journal du voyage officiel de Pepys à Tanger. Peu à peu, dans les nouveaux volumes, on voit s’affaiblir cette activité pour des riens, cette vivacité infatigable qui avait distingué Pepys dans son beau temps, lorsque le matin, la viole d’amour à la main, il répétait la chanson dont il avait composé l’air et les paroles :
déjeunant ensuite et partant pour son bureau, où il s’enfonçait dans les paperasses avec une fureur extraordinaire ; irrité contre la corruption, mais, si cette corruption venait d’en haut, forcé de s’y soumettre ; faisant ensuite un tour de parc pour montrer son bel habit de camelot mordoré ; y admirant lady Castlemaine, tout en s’étonnant de son impudence ; s’arrêtant au milieu d’un groupe de gens de cour pour recueillir les bruits de la ville ; marchandant chez un bouquiniste quelques petits livres antiques, et retournant dîner entre sa femme et sa femme de chambre ; après dîner, c’est-à-dire à trois heures, allant au théâtre admirer les célestes coquines de sa majesté notre bon roi ; de là revenant souper, et soupant énormément ; puis rentrant dans son cabinet pour y travailler jusqu’à deux heures du matin ; et comme dénouement de cette étrange vie, long amalgame de laborieuses frivolités, disant sa prière et assurant à sa femme, pour la calmer, que réellement, et sur son ame, il la regardait comme presque aussi jolie que miss Mercer, sa femme de chambre, ou même que lady Castlemaine, la maîtresse du roi.
Joseph Ritson, dont on vient de publier les Lettres posthumes et la vie, ne ressemblait guère au naïf chroniqueur du règne de Charles II. C’était un de ces érudits fous, si amusans à observer et si ennuyeux à lire. Au lieu de passions, ils ont des manies, au lieu de penchans des bizarreries, et au lieu de science je ne sais quelle érudition sèche, désolée, aride, réduite à un détail infini et misérable. Joseph Ritson a écrit sur les fées, sur les pygmées, sur les nains, les géans, les dolmens, les men-hirs, le roi Arthur, Mélusine, le Petit-Poucet et le prophète Énoch. Les titres seuls de ses œuvres sont une comédie ; mais le grotesque de sa vie dépasse la singularité de ses écrits. Jacobin, pythagoricien, vivant de légumes cuits à l’eau, jugeant digne de mort tout homme coupable même de l’erreur la plus vénielle, esprit tellement dénué d’imagination qu’il atteignait le faux par l’exactitude, Ritson donnait la chasse aux faits, et le plus petit fait lui semblait important. Il découvrait avec horreur que l’évêque Perey, dans la réimpression d’une ballade, avait écrit over au lieu d’o’er, et là-dessus il lançait une dissertation. Son anathème tombait sur l’altération la plus frivole de la vérité la moins importante. Il mesurait avec un compas de deux lignes un détail imperceptible, et foudroyait ceux qui, avant lui, n’avaient pas découvert ce magnifique résultat. Trois vers latins, du XIIe siècle, déchiffrés sur la couverture d’un psautier, faisaient ses délices. Il se proclamait le seul homme véridique de son siècle, parce que, de tous ses contemporains, seul il observait au microscope les animalcules et les infusoires. La rigidité de son pédantisme s’était transformée en maladie. Tout pseudonyme littéraire l’irritait jusqu’à la rage. La psychologie n’a pas d’exemple plus comique des petitesses devenues gigantesques, des proportions colossales données à la minutie, et de la débilité de l’esprit jointe à la plus scrupuleuse finesse dans le détail.
Avec tant de défauts et de si graves défauts, Ritson a rendu des services à la littérature anglaise, et contribué au mouvement de rénovation qui s’est fait sentir si vivement au commencement du XIXe siècle. Il a restitué des textes, châtié avec insulte les critiques superficiels, ramené les études vers la rigueur et le scrupule, fait ressortir le mérite et la grace des vieilles chansons populaires, et détruit avec une brutale, mais héroïque vigueur, les hypothèses d’une critique frivole. Ce n’était point un homme de génie, un poète encore moins ; mais le génie des vieux temps le frappait et lui allait au cœur. Il résistait à la mode et n’adoptait pas le nouveau en place du beau. Orgueilleuse originalité, qui, si Dieu lui eût donné quelques grains de génie, aurait produit de belles œuvres ; ne ressemblant à personne et ne voulant rien juger que d’après lui-même, la puissance et la largeur lui manquaient, et sa mesure personnelle était étroite. Son individualité le portait à préférer les œuvres antiques, marquées d’un sceau plus individuel et plus réellement primitif ; malheureusement, parmi les produits qui le charmaient comme antiques, il ne distinguait pas les bons des médiocres et des pires.
Avant lui déjà, Warton, le pesant Theobald, l’élégant Percy, le libraire Davis, Headley, malade et amoureux des vieux poètes, Ellis, auteur, des célèbres Specimens, avaient renoué la chaîne des traditions poétiques de l’Angleterre et tressé la longue guirlande de ces fleurs oubliées, mais vivantes encore :
Intent to rescue some neglected rime,
Lone blooming, from the mournful waste of time ;
And cull each scatter’d sweet, that seem’d to smile
Like flowers upon some long-forgotten[3].
La partie la plus curieuse des Lettres de Ritson, est celle qui a trait à la révolution française et aux étranges velléités républicaines dont ce brave savant fit quelques jours son amusement sérieux. Né en 1782, mort en 1803, il eut occasion de voir la France entre les années 1791 et 1793. Marat ne l’effraya point, Robespierre le charma ; toutes les théories du père Duchesne et de Babœuf le séduisirent. Cet esprit sans chaleur et sans fantaisie, cet érudit qui se plaisait à dépouiller le passé de toutes les guirlandes que l’imagination avait tressées, cette intelligence sèche et stérile se laissèrent prendre aux utopies de Jean-Jacques et aux rêves de Diderot, tant la fausseté du jugement est plus dangereuse que la véhémence de l’enthousiasme. Ritson aspirait à la réforme universelle, et ne doutait pas qu’avec un peu de bonne volonté, quelques bourreaux de plus, quelques milliers de têtes de moins et d’excellentes constitutions écrites, on ne parvînt à faire marcher l’humanité dans une voie droite et géométrique. Dupe de la logique abstraite et ne voulant pas se soumettre à l’usage, ce réformateur, qui se sentait trop faible pour changer l’état, se contenta d’innover dans l’orthographe, et ne réussit pas. Il substitua le petit i au grand I, dans le pronom personnel (je, I, ego), redoubla l’e des participes passés (settleed — pour settled, bakeed pour baked), et écrasa des plus virulentes invectives les bonnes gens qui se contentaient d’un grand I et d’un seul e. Malgré tant de ridicules et une si bizarre idiosyncrasie, il mérite une place entre les bienfaiteurs littéraires de son pays. Ses collections de Récits anciens en vers[4], de Chants populaires[5] et de fragmens relatifs à Robin Hood[6], sont vraiment précieuses pour l’histoire de la poésie comme pour l’histoire des faits.
On publiera bientôt à Londres (du moins le bruit s’en est répandu) des mémoires plus modernes et plus intéressans, l’autobiographie de l’un des enfans perdus du torysme, Charles Molloy Westmacott, l’un de ces rois d’aventure, mais rois puissans, qui s’emparent d’une des forces de la presse, comme au moyen-âge on s’emparait d’une forteresse, et qui, suzerains au même titre, n’ont pas aujourd’hui moins d’influence que les vieux héros de Walter Scott. Si les mémoires de Westmacott étaient sincères, ce serait une étrange curiosité. Personne n’a vu la vie anglaise sous des faces plus variées et plus bizarres. Fils de ses œuvres, sa mémoire doit être une encyclopédie de secrets et de souvenirs hétéroclites. La pairie et la roture, les altesses et les usuriers, lui ont serré la main. Toutes les vengeances secrètes, toutes les haines, toutes les rancunes, se sont donné rendez-vous dans son cabinet. Mais sa vie, ce serait sa vie qu’il faudrait lire, écrite par lui-même.
Vers 1800, une jolie veuve, brune et vive, petite et fraîche, maîtresse de la taverne des Armes du Roi, à Kensington, près de Londres, attirait les chalands par sa gaieté et sa bonne humeur plus encore que par l’excellence de son porter et de son ale. Que d’admirateurs se pressaient autour de Suzanne Molloy ! Dick Westmacott, sculpteur célèbre, brillait au premier rang de ses habitués. La chronique scandaleuse n’attribue pas d’autres parens à Charles Molloy Westmacott, aujourd’hui l’un des plus redoutés et des plus redoutables entre les chefs de la publicité britannique. Dick Westmacott fit élever le jeune homme, lui donna les principes des arts, et mourut, laissant un fils légitime, Richard Westmacott, sculpteur, aujourd’hui vivant, et Charles Molloy, notre journaliste, portant dans ses armes la bande sénestre, et dans son escarcelle le néant. La société anglaise offre bien moins de ressources à l’esprit d’aventures que notre société bouleversée, qui, elle-même, n’est qu’une grande et perpétuelle aventure. Il faut du génie à un Gil Blas anglais. Peintre, sculpteur, décorateur, musicien, auteur, acteur, rédacteur et directeur de journaux, Westmacott est peut-être le seul Anglais qui puisse se vanter aujourd’hui d’avoir écrit une comédie, peint les décorations et joué un rôle dans la même pièce. Fatigué de cette vie d’expériences et d’instabilité, il prit un poste important et périlleux. Le torysme, débordé de toutes parts et menacé de destruction par le radicalisme, avait besoin d’un éclaireur hardi ; Westmacott était en position de tout oser ; il osa. Antagoniste violent et souvent injuste de Bulwer et de toute la presse whig, il soutient avec une âpreté et une audace extrêmes la position adoptée par lui. Oublié et négligé par ceux qu’il a défendus, il publiera, dit-on, bientôt ses mémoires, et les révélations piquantes n’y manqueront pas.
The Age (le Siècle, ou plutôt l’Époque), fondé et dirigé par Westmacott, a défendu long-temps la cause du torysme avec un acharnement qui nous étonnerait, tout habitués que nous soyons aux cris monotones de la politique quotidienne. Le pouvoir, non celui qui règne et passe, mais le principe même du pouvoir ; l’autorité, non pas d’un cabinet, mais le lien social lui-même, trouvent en Angleterre leurs fanatiques idolâtres : idolâtrie souvent sincère, fanatisme que les intrigans peuvent exploiter, mais qui repose sur la réalité de la croyance.
Tant que ces élémens subsisteront, tant qu’il y aura chez elle antagonisme de forces et non antagonisme de faiblesses, l’Angleterre n’a rien à craindre. Qu’une vigoureuse prérogative, appuyée d’une aristocratie puissante, soit attaquée par une démocratie éclairée et robuste, à laquelle les capacités prêtent leur appui, voilà un état sain et actif dont les crises même attestent l’énergie, et qui augmentera cette énergie par ses combats, ses conquêtes par cette énergie. Mais figurez-vous une situation contraire, imaginez une lutte d’impuissances, une démocratie faible, déployant sa violence et non sa vie régulière, et trouvant partout les obstacles de l’ancienne organisation despotique, un trône faible par les institutions même et par la volonté des esprits, une aristocratie nulle ; tous ces élémens débiles et enflammés se heurtant, essayant en vain de prendre un peu de pouvoir et laissant place libre à tout ce qui n’est ni force sociale ni gage d’avenir, à la cupidité du spéculateur, à l’insignifiante activité des plumes administratives, à la rapace concurrence des uns, aux mesquines ambitions des autres. Supposez encore que dans un tel pays aucun parti véritable ne subsiste, que tout parti soit prêt à se fondre dans le parti adverse, que toute négation soit voisine de l’affirmation, tout « non » limitrophe du « oui », et le scepticisme tellement universel, qu’à peine, entre les intelligences les plus distinguées, une ou deux ait foi à quelque principe ; jetez ces esprits incertains, dont quelques-uns prétendent croire, ou imaginent croire, et dont la plupart doutent s’ils doutent, jetez-les dans l’interminable discussion qui se nomme gouvernement constitutionnel, et enflammez ce feu de paille, cet incendie de fougères inutiles par le souffle de vingt journaux qui représentent le simulacre de vingt convictions riant de leur mensonge, — vous aurez, en définitive, une situation de simulacre universel, de faux reconnu, de mensonge froid, pauvre et sans fin ; — situation qui ne peut donner que la stérilité et le néant pour fruit, qui mérite peu de colère et infiniment de pitié.
Les peuples qui aiment l’esprit, et que leur esprit trompe souvent, ne s’aperçoivent pas assez que les théories ne suffisent pas. Il faut des forces vitales. Les excès ne sont point funestes, quand la vigueur de la constitution permet et dépasse l’excès. Mais si les violences excèdent la force, si l’étourderie dépasse la puissance, s’il y a désir et néant, ardeur aveugle et léthargie, que devenir ? L’Angleterre n’a pas encore atteint cette triste période, cette sénilité tourmentée qui rappelle le vers de Churchill :
« In his withered bones groan impotent desires. »
On entendait gémir dans ses os desséchés
Le désir impuissant…
Le champion d’Erin, O’Connell, les démagogues chartistes, les tories furieux, les auteurs de ces journaux-libelles qui recueillent et ramassent tous les bruits honteux de la ville et de la cour, ont donné récemment plus d’un exemple de violence et de calomnie. Cependant, à côté de ces misères, on voit de véritables foyers politiques, des partis réels et forts, qui ont leurs expressions sincères et leurs organes généreux.
Je dis qu’ils existent encore ; il faut convenir aussi que certains symptômes de décadence intellectuelle semblent annoncer l’appauvrissement de la force sociale. Ces herbes jaunes et pâles, maigres produits d’un maigre sol, qui foisonnent dans les champs abandonnés, ressemblent à une bonne partie des fruits de la presse anglaise actuelle ; annuaires par bataillons, livres pour l’enfance, encyclopédies pour la jeunesse, compilations, commentaires, et la pire espèce de ces folles-avoines, écrits moraux sans profondeur et sans vérité. La moisson que possèdent en ce genre la France, la Chine et l’Allemagne, approche à peine des stériles richesses de la Grande-Bretagne. Elle invente des livres incroyables : l’Almanach du Calembourg, les Droits des Femmes, le Panthéon des Ménagères. Elle a créé toute une littérature de l’amour-propre, de la niaiserie et de la curiosité ; un certain M. Winslow est le fondateur de cette belle école. Ce M. Winslow fait paraître successivement les Médecins, — les Membres du Parlement, — les Pairs du Royaume, — les Ecclésiastiques de Londres. Dans chaque ouvrage, il insère quinze cents noms propres vivans ; l’ouvrage est tiré à mille exemplaires ; sur quinze cents personnes, mille sots, charmés de trouver leur nom, achètent le livre : calcul parfaitement facile et clair, que je livre à nos éditeurs, et qui leur profitera sans doute. M. Winslow loue tout le monde ; il révèle à chacun de ses héros des vertus qu’eux-mêmes n’avaient pas soupçonnées. Ses anecdotes sont hasardées, mais nombreuses, et sa facile tâche, qui consiste à recueillir au hasard les bruits du monde, lui rapporte un assez honnête revenu. Un journal de Londres, en rendant compte de son dernier livre, formulait assez gaiement, de la manière suivante, les élémens de ce succès ridicule :
Recipe : — | Sub-acétate de bruits de ville, gr. j. |
Muriate d’effront., gr. ij. | |
Carbonate de bêtise, gr. j 1/2. | |
Papier typ. ordin., gr. 1/2. |
Prenez une pilule seulement, et dormez.Winslow.
L’intensité, l’énergie, la sincérité, se laissent regretter dans la plupart des livres qui paraissent non-seulement en Angleterre, mais en Europe. Tout se confond, tout s’affaisse, tout s’efface ; les opinions sont mutilées, les idées flottantes, les contours vagues. Ce défaut général, mollesse, faiblesse, langueur, a pour compensation, insuffisante peut-être, le discrédit dans lequel tombent les écrits de secte, dictés par une partialité sans philosophie. L’Histoire de l’Europe, par Archibald Alison, ouvrage souvent diffus et chargé de détails, mais complet et visant à une certaine largeur de coup-d’œil, obtient plus de succès, dans la Grande-Bretagne même, que plusieurs histoires intolérantes du Calvinisme, de Jean Huss, des Vaudois, des Albigeois et de la Papauté, ouvrages au moyen desquels l’anglicanisme attaqué se défend de son mieux.
Que prouvent ces écrivains, lorsqu’ils répètent les vieilles déclamations contre Rome, lorsqu’ils accumulent les exemples de la démoralisation et de la perversité qui s’étaient introduits dans la civilisation catholique ? Rien. Borgia fut pape ; Rome fut criminelle ; les scandales italiens épouvantèrent le monde. Mais les protestans ne se soulevèrent pas seuls contre ces corruptions. Gerson et saint Bernard les dénoncèrent éloquemment. C’est dans les sermons de saint Bernard qu’il faut chercher les plus vives peintures des vices ecclésiastiques et des périls qu’ils entraînaient. C’est là qu’il faut voir les moines abandonnant leur règle, l’église négligeant ses pauvres, les reliquaires couverts d’or et les indigens manquant de pain, l’étourderie et l’ambition s’emparant de la tonsure, les sensualités admises dans les monastères, et la maison de Dieu livrée au trafic et à l’avarice. « Comment les plus basses passions, dit saint Bernard, et les actes les plus ignominieux ont-ils pénétré dans le temple ? Nous n’accusons pas tous les hommes, mais nous ne pouvons les excuser tous. On court après les ordres sacrés ; on prend sans réflexion et sans respect ce ministère redouté même des esprits angéliques. On assume le symbole du saint royaume, on porte la couronne de l’empire céleste, et cependant chez ces audacieux l’avarice règne, l’ambition domine, l’orgueil possède un trône, l’iniquité réside, la luxure commande[7]… »
Voilà les anathèmes qui précédèrent la réforme de deux siècles, et que répétèrent à l’envi les moralistes et les prédicateurs. Dante n’avait-il pas jeté le pontife dans son enfer ? Pétrarque, couronné à Rome, l’avait-il ménagé ?
Fontana di dolore, albergo d’ira,
Scola d’errori e tempio d’eresia ;
Gia Roma ; hor Babylonia falsa e ria
Per cui tanto piange e si sospira ;
O fucina d’inganni, o prigion d’ira
Ove in buon muore ed i mal si nutre e cria,
De vivi inferno, un gran miracol sia
Se Christo teco al fine non s’adira !
« Source de douleur, asile de colère, école d’erreurs, sanctuaire d’hérésie, Rome ! Jadis Rome, aujourd’hui menteuse et criminelle Babylone, mère de tant de soupirs et de larmes ! foyer de déception, prison de colère, où les bons périssent, où les mauvais naissent et prospèrent ! Enfer des vivans ! Ce serait grand miracle, si Christ ne s’irritait enfin contre toi ! »
Luther, naïf et violent comme son pays, a brutalement redit ce que mille autres avaient exprimé en vers et en prose, la décadence de la moralité romaine. Il n’a point accompli une découverte nouvelle. En sa qualité d’Allemand, ce moine fervent et simple, plus vivement blessé que Bembo et Sadolet des débris de paganisme mêlés encore aux mœurs pontificales, a éclaté contre des abominations qui lui semblaient nouvelles, qui dataient de loin, et qui d’ailleurs avaient assez duré pour que la révolution et le châtiment fussent voisins. Luther, homme de génie, s’aperçut que le moment était venu. « Le monde, dit-il quelque part, est un grand jeu de cartes composé d’empereurs et de princes. Voici quelques siècles que le pape gagne toutes les parties ; c’est à son tour de perdre. Dieu bat les cartes, et, prenant dans le paquet la plus humble de ces cartes, le moine Luther, il s’en sert comme d’un à-tout pour battre le pape, conquérant des rois. Luther, c’est l’à-tout de Dieu. » Il avait raison. Dégagez le sens enfermé dans cette phrase burlesque, vous y trouvez l’énigme de l’histoire profondément expliquée ; les écrivains protestans ou catholiques n’ont rien dit d’aussi vrai, d’aussi rudement sagace.
Le temps était arrivé. Le cours ordinaire des choses humaines avait dépravé les hommes de certaines régions, en éclairant les intelligences, en adoucissant les mœurs et en multipliant les jouissances. C’était l’Italie, le Midi, la vieille terre de la transmission intellectuelle et de l’héritage civilisé qui avait suivi ce progrès. Plus on s’éloignait de ces domaines brillans de la poésie et des arts, plus les mœurs étaient sévères, barbares, farouches ; la France moins rude que l’Allemagne, l’Allemagne moins rude que la Suède et le Danemark, et ainsi jusqu’aux glaces polaires. Comment le christianisme évangélique et primitif des paysans austères ne se serait-il pas révolté contre le christianisme voluptueux des hommes de cour ? L’intérêt fomenta la rébellion. La question de la réforme se présenta comme une question d’impôt. L’impôt fatiguait ; la supériorité de Rome fut mise en doute, sa supériorité positive et physique niée ou repoussée, et presque tout le Nord se sépara. Il se sépara consciencieusement, moralement ; c’est le beau côté de la réforme. Il se sépara par intérêt et par jalousie ; c’est son mauvais côté. Mais vous ne parlerez dignement et philosophiquement de cet évènement majeur que si vous vous placez à cette élévation, c’est-à-dire au-dessus du protestantisme négatif et du catholicisme absolu.
La réforme date de plus haut qu’on ne le dit. Elle n’est que l’évolution naturelle de la destinée humaine. Quand une croyance devient une forme, c’est-à-dire une vanité, un néant, il faut que ce simulacre tombe de lui-même. C’est l’histoire de la révolution française comme de la réforme. En 1550, l’Allemagne fut la première, l’Angleterre la seconde, à se révolter contre le simulacre italien du catholicisme vieilli. Les bons catholiques savaient où était le mal, et Baronius n’hésitait pas à dire que la religion, au lieu de rester apostolique, était devenue apostate. Dès 1409, au concile de Pise, Gerson se plaignait avec une pathétique éloquence des dangers courus par l’église. « D’où viennent nos malheurs ? Quelles en sont les racines ? Les seules dépravations du clergé. La beauté de l’ordre a péri. La sagesse est devenue charnelle. Les puissans de l’église n’ont été sages que pour amasser des trésors, accumuler des honneurs, s’entourer de magnificences ; négligeant d’ailleurs de gouverner le peuple, d’aimer les humbles, et de se modérer eux-mêmes ; bien plus avides d’accroître leur revenu que de gagner des ames, je les ai vus circonvenir les potentats, promettre de l’argent, intimider, corrompre, spolier le peuple, semer les dissensions, s’engager dans les intrigues, se souiller de lubricités, et joindre aux actes impurs les paroles impures. J’ai vu tous ces malheurs et mille autres. J’ai versé des larmes amères. » Des esprits élevés et lumineux apercevaient le mal : Pétrarque, Dante, Gerson, saint Bernard. Des ames plus rudes et des esprits moins souples entreprirent de le détruire : Luther, Hutten, Knox, Calvin, Camerarius, Zwingle. Ils tenaient des populations mêmes au milieu desquelles ils avaient vécu cette diversité fondamentale. Ils marchèrent pour abattre ce que les autres condamnaient. Voilà la réforme.
Aussi les accusations historiques contre la papauté, auxquelles l’église anglicane consacre maintenant une bibliothèque entière, quoique les faits curieux n’y manquent pas, ne feront point autorité. Il ne suffit pas de louer l’oblique et timide Érasme, l’obscène Hutten, Reuchlin, Sickingen, Mélanchton, Cronberg et tous les autres. Il faudrait reconnaître en eux les instrumens passagers d’une haine nationale, fruit du temps et des contrastes, exagérée, insatiable, souvent injuste, et qui n’a plus de sens aujourd’hui ; il faudrait faire la part et des vices humains chez les catholiques et du mouvement général de la civilisation, qui se développe par les révolutions et les crises. Il faudrait enfin avouer que l’œuvre de Luther est aujourd’hui terminée, et que, dans les esprits mêmes de ces nations protestantes qui ont suivi la marche du réformateur, « il se trouve, comme dit M. Newmann d’Oxford, une sourde et secrète ardeur, un élan aveugle vers un monde inconnu qui n’est pas le protestantisme. »
Tous les centres de croyance, même les plus antiques et les plus énergiques, se dissolvent. En Écosse, le kirk (church), l’église nationale, cette fille de Knox, redoutable long-temps par son énergique unité, est aujourd’hui sur le point de se briser sous le schisme. On en appelle à Robert Peel, fort embarrassé de porter la lumière et de faire sentir son autorité au milieu de ces querelles théologiques. De bruyantes assemblées sont tenues à Édimbourg ; des motions violentes y retentissent ; l’anathème vole de toutes parts. Les fidèles effrayés se détachent d’une communion qui n’est plus qu’une guerre civile. Les chefs du kirk, acharnés et entêtés comme leurs pères, menacent de rompre en visière au gouvernement, de s’enrôler dans le parti whig, d’aller jusqu’au radicalisme, de former un groupe séparé, d’être seceders, si le ministère ne les aide pas à foudroyer les rebelles. Ces derniers, les ministres d’un petit canton nommé Strathbogie, ne montrent pas moins de résolution, et s’encouragent dans leur résistance par le bruit même et le scandale qu’elle fait. Cette tempête dans un verre d’eau mériterait peu d’attention, si elle ne correspondait à mille autres symptômes qui annoncent un changement inévitable. Le levier terrible d’O’Connell ne se repose pas, et ce redoutable mendiant, devenu dictateur, ébranle par des secousses habilement calculées tout l’édifice religieux de la vieille Angleterre. Son point d’appui est admirable ; il a sous la main, pour armée, cinq millions de catholiques affamés, asservis, furieux, cinq cents chapelles catholiques pour citadelles, et sept cents prêtres pour lieutenans ; les cris de ses ennemis ne l’effraient pas. En vain on l’injurie dans toutes les langues, et l’on parodie Horace pour l’outrager :
O mendax ! atavis edite Hibernicis !
Et nostrum opprobrium, turpeque dedecus !
Sunt quos eximiâ fraude pecuniam
Collegisse juvat !…
Est qui nec sceleris præmia vilia
Nec nummos humili demere de viro
Spernit, si fruitur solus inertiâ[8]…
L’invective et la passion remplissent son Discours prononcé à la réunion catholique des francmaçons, ses Lettres aux méthodistes wesleyens, son Appel au peuple anglais. Wellington lui-même n’y est pas épargné, ce « caporal étiolé, » (slunted corporal), comme O’Connell ose le nommer à la face de l’Angleterre. Le calemhourg et l’hypotypose y abondent : « Philpot, s’écrie-t-il-en parlant de l’archevêque de Cantorbery, fill-the pot ! Remplis ton pot de bière, pendant que les méthodistes avancent pour te détrôner ! » C’est au centre de la métropole anglaise, à côté de Drury-Lane, au milieu des populations vicieuses et vagabondes qui remplissent cette partie de la ville, que l’agitateur, réunissant son armée irlandaise, lui adressait ces paroles : « On nous abhorre, on nous montre au doigt, et le haro soulevé contre nous part de tous les points du royaume ! Croyez-vous que j’exagère ? Est-ce que tous les journaux ne sont pas unanimes ? Tous nous persécutent : — the Post, dont le petit-lait quotidien se mêle d’acide prussique quand il parle du catholicisme irlandais ; — le Morning Chronicle, le plus grotesque des journaux, dont l’absurdité puérile s’élève jusqu’à la colère quand il trempe sa plume dans le fanatisme protestant ! — le Times (ici le public hurle), cette honte et cet opprobre de l’Angleterre lettrée ! Oh ! si je pouvais découvrir le personnage infâme qui, dans cette feuille, traita les prêtres catholiques de brigands en surplis ! (Ici le public hurle plus fort.) Croiriez-vous que, ce matin même, un des écrivains du Times, Eneas Mac-Donnell, a eu l’impudence de se présenter ici pour être introduit ? je suis bien aise qu’il n’y ait pas mis le pied ! Il en serait si vite sorti ! » (On rit, on applaudit et on hurle.) Le triomphe remporté par ces personnalités brutales, et par cette éloquence de cabaret, débitée au centre de Londres, prouve l’indifférence publique, l’injustice des plaintes d’O’Connell et le ridicule de ses terreurs prétendues.
Tel est le symptôme principal qui se manifeste : indifférence dans les masses, essai de défense et de résistance dans les groupes intéressés, et en définitive accroissement du rationalisme. La théologie du concile de Nicée revit dans Oxford, et les célèbres trente-neuf articles de l’église anglicane, vieux fondemens et soutiens de l’édifice protestant anglais, s’ébranlent sous la main des enfans mêmes de cette église. « Comment finira, demandait récemment un ministre à la fin d’un sermon prêché à Saint-Paul, comment finira l’action de tous ces élémens politiques, physiques, moraux ? Par une révolution ou par une réforme ? — Dieu le sait ! » Ni révolution, ni réforme. Tout s’allanguit aujourd’hui, rien ne périt violemment. Plus de déchiremens convulsifs, mais un affaiblissement irrésistible, général et continu. La religion ne s’abîme point avec fracas ; elle s’en va. On réimprime à Londres, avec l’approbation de plusieurs ministres de l’église établie, une Bibliothèque complète de théologie anglo-catholique. Les chefs du nouveau mouvement semi-catholique-anglican, les Tractarians, ainsi nommés parce qu’ils publient ou font publier en faveur de leurs opinions des pamphlets périodiques (Tracts for the Times), les docteurs Pusey, Keble, etc., encouragent ces réimpressions significatives qui font rétrograder les doctrines actuelles du protestantisme jusqu’aux doctrines romaines de Laud, et offrent à l’admiration des fidèles ces théories ou ces accommodemens que l’on a condamnés pendant deux siècles.
Le catholicisme romain gagne-t-il beaucoup à cette situation ? Nous ne le croyons pas. L’indifférence augmente, et avec elle une autre sorte de catholicisme vaste, tolérant, effacé, qui n’a pas de centre positif, ni de symbole reconnu. L’unité organique ploie et disparaît. Tout ce qui s’étend marche nécessairement à la dissolution ; et les esprits, dilatés par toutes les espèces de tolérance, se dissolvent dans une apathie universelle. En vain les politiques essaient de remédier à ce malheur, comme les mécaniciens raccommodent une machine qui ne fonctionne plus. Mais, si la force centrale manque, qui la remplacera ? Telle est la misère du temps. Les essais pour reconstituer la force centrale, ranimer la volonté humaine, faire renaître la foi, courent le monde, et le courent inutilement. Au fond de l’Amérique septentrionale, un orateur passionné, Emerson, dont les essais, inconnus en France, viennent d’être réimprimés à Londres avec une préface de Carlyle, copie, au bénéfice des unitaires américains, la métaphysique allemande, et s’efforce de la transformer en religion : effort perdu !
Nous ne pénétrerons pas dans les subtilités de cette question protestante qui fait couler l’encre à torrens, et nous rappelle les vers comiques d’un poème peu connu en France : « Quelle logique ! et quelle critique ! et quelle analyse et que de subdivisions habiles ! Entre le sud et le sud-est, nos hommes auraient trouvé mille distinctions plus fines qu’un cheveu. Ils auraient disputé miraculeusement pour et contre, réfutant ce qu’ils avançaient ; changeant de mains, prouvant le noir, prouvant le blanc ; ayant des argumens vainqueurs et irrésistibles, pour montrer au monde qu’un cheval n’est pas un homme, qu’un lord peut être une oie et un juge une dinde, un magistrat un veau, et un comité se composer de corbeaux. S’endetter par syllogisme, payer par enthymèmes ! Eh ! le beau métier[9] ! »
L’église anglicane non-seulement résiste, mais se concentre et contracte des alliances ; attaquée par les non-intrusionistes ou rebelles écossais à droite, par les hurlemens d’O’Connell à gauche, elle a fort à faire. Heureusement elle est soutenue par le torysme vainqueur.
Au milieu de son triomphe, le torysme a perdu l’un de ses plus utiles athlètes, le facétieux Théodore Hook. Ce n’était point, comme le disent ses amis avec l’emphase funéraire et le lieu commun de la presse quotidienne, a mighty spirit, « un puissant esprit, » mais un homme d’infiniment d’esprit et de facilité, dont la jeunesse fut celle d’un page espiègle, et l’âge mûr celui d’un bon vivant et d’un homme du monde très recherché. Il n’avait pas l’haleine longue, et ses contes valent mieux que ses romans. Le John Bull, journal tory dont il fut le créateur et l’éditeur, contribua puissamment à soutenir la cause qu’il avait embrassée ; feuille remarquable par la vigueur de la polémique et la vivacité comique de la satire. Comme peintre de mœurs, Hook n’est pas au niveau de Smollett ou de Fielding ; la variété et le coloris de Bulwer lui manquent. Il a saisi toutefois un ridicule particulier à l’Angleterre, l’imitation gauche et prétentieuse des formes aristocratiques, la velléité de la morgue, l’étiquette pénétrant dans la roture, et la gentilhommerie bourgeoise calquant ses manières sur des modèles qui lui échappent. Ami du célèbre comédien Mathews, le Potier de la Grande-Bretagne, Hook passait une partie de sa vie au théâtre, et l’autre dans les salons qui se disputaient la présence de l’un des plus aimables causeurs de son époque. Les anecdotes dont il est le héros rempliraient un volume. Jeune et fréquentant les coulisses, il s’avisa un jour d’épier le moment où personne ne se trouvait maître d’un immense porte-voix qui devait faire retentir, au milieu d’un mélodrame-féerie, un oracle satanique. Le moment était venu, le parterre attendait ; c’était l’époque de la gloire populaire de ce Burdett, dont personne ne parle plus ; le jeune Hook s’empare de l’instrument, et l’on entend ces paroles foudroyantes sortir de la trompette théâtrale : Burdett for ever ! « vive Burdett ! » À cette étrange proclamation, le parterre répondit par un cri semblable, et le véritable acteur, auquel ce rôle sonore appartenait, revint prendre sa place et chassa l’usurpateur.
La séduction des manières et du langage, point de vanité, une bonne humeur toujours prête, une conversation toujours étincelante, un tact délicat, de la hardiesse, de la verve, et un entrain inimitable, expliquaient son succès auprès des gens de goût et d’esprit. Un homme de ce genre et de ce mérite dîne rarement chez lui. Un jour que, par extraordinaire, il n’avait point d’invitation, Hook se rendit, sous une pluie battante, chez un ami dont il était le convive habituel. Ce dernier dînait lui-même en ville, et Théodore le rencontra au moment même où il montait dans le fiacre qui devait le conduire à sa destination. Théodore monte dans le même carrosse, et prétend qu’il dînera là où doit dîner son ami. Ce dernier lui fait comprendre qu’il s’agit d’un repas d’étiquette, que lui-même est invité pour la première fois, et que la chose n’est pas faisable. Il pleuvait toujours ; le carrosse de louage allait lentement, et les amis discutaient, lorsqu’en passant devant une maison de Grosvenor-Square, un grand éclat de lumière, une jalousie abaissée et une fenêtre ouverte leur laissèrent voir une table bien servie, des laquais en costume, et une salle à manger prête à recevoir les convives.
— Je dîne ici ! s’écrie Hook. Cocher, arrêtez !
— Vous connaissez cette maison ? lui dit son ami.
— Pas le moins du monde ; mais j’y dînerai, revenez me prendre ici.
— C’est absurde. Vous n’allez pas vous présenter vous-même à des gens que vous ne connaissez pas ; vous n’auriez pas ce front-là.
— Vous croyez ! Eh bien ! mon cher, parions que j’entre, que je dîne, et que ce soir vous me retrouvez là tout acclimaté. Repassez à dix heures.
On paria ; l’ami fort étonné vit Théodore frapper, s’introduire et refermer la porte. Le soir, il revint, demanda si M. Hook ne se trouvait pas dans cette maison, et, sur la réponse affirmative du domestique, qui le pria de monter, se dirigea vers le salon. Là se trouvait, dans toute sa gloire, Théodore Hook lui-même, entouré d’un cercle de dames et d’admirateurs, causant, riant et racontant ces anecdotes piquantes dont il possédait un si curieux trésor. L’ami était muet de surprise ; le maître de la maison l’accueillit fort bien et lui dit que toute personne présentée par M. Hook serait la bienvenue chez lui, et qu’il se félicitait de l’heureuse méprise qui avait jeté dans ses parages un si agréable convive. Enfin, les deux amis se retirèrent, et Hook, dont le pari était si légitimement gagné, apprit à son ami de quelle manière il s’y était pris.
— Mon cher, lui dit-il, j’ai donné d’abord au domestique ma canne et mon chapeau, puis je me suis fait annoncer, et je suis entré au salon. Là, regardant autour de moi avec une grande surprise : — Quoi ! m’écriai-je, ne suis-je pas chez lord un tel ? — Non, monsieur, me répondit le maître de la maison. — Me suis-je donc trompé ? Est-ce bien ici le no 8 ? — Oui, monsieur. — Grosvenor-Square ? — Oui, monsieur. — C’est étrange. J’ai oublié apparemment, ou confondu, le nom des square. La personne chez laquelle je devais dîner m’attend sans doute ; il est tard, et la voiture qui m’a conduit ici vient de partir. — Ici je me confondis en excuses, auxquelles l’Amphitryon répondit en me priant de m’asseoir. Un ou deux signes télégraphiques adressés à sa femme, un commencement de conversation sur la pluie et le beau temps, beaucoup de réserve de ma part, un modeste refus, suivi d’une invitation plus pressante, qu’il eût été impoli de ne pas accepter ; enfin, mon nom décliné, nom qui se trouva ne pas déplaire à un tory, achevèrent ma victoire, que je consolidai de mon mieux. J’ai gagné. »
Bientôt, sans doute, nous verrons paraître trois ou quatre volumes de Relies, de Posthumens papers, ou de Table-Talk relatifs à Théodore Hook. L’exploitation et le bien commun marquent toute la vie littéraire de la Grande-Bretagne en 1841. À l’insignifiance de ses créations romanesques, si l’on oppose la prolixe nullité de ses travaux biographiques et la stérile controverse de ses ministres, on s’effrayera de cette continuité de décadence. Carlyle s’occupe, dit-on, d’une Histoire de Napoléon Bonaparte. C’est la mode actuelle chez nos voisins de vanter l’empereur Napoléon. MM. George Moor Bassey et Thomas Horne viennent de publier deux histoires superficielles et diffuses de ce « dernier des grands hommes. » Leurs livres sont peu de chose. Napoléon paraîtra plus grand, lorsque l’on aura percé la lourde enveloppe des admirations emphatiques, et fait paraître à la lumière la réalité de sa valeur propre. Dépouillez-moi le héros de ses draperies de mélodrame, chassez les faux héros, et que l’on voie enfin ce qu’il y avait au fond de solide et de fort. Certes ce n’étaient point ses bulletins menteurs, son concordat vide, sa magnificence théâtrale, son alliance autrichienne, sa parodie féodale, sa dynastie ébauchée, ni l’enivrement de sa propre fortune, qui constituaient le grand homme. C’étaient la divination prompte et décisive de son temps, l’instinct du vrai, le problème du XIXe siècle découvert et résolu ; c’était le sentiment profond de la réalité, la connaissance des situations, le rayon pénétrant les ténèbres et jugeant toute chose.
On se souviendra long-temps que Napoléon a dit le plus grand mot des cinquante dernières années : la carrière ouverte aux talens. Ce mot est l’oracle et l’étoile des cinq siècles qui vont suivre.
Quant aux déclamations, aux ossianismes, aux lyrismes, aux décorations vagues, aux vanités, aux subtilités, quant aux mensonges dont a dû s’envelopper ce grand esprit, né dans un temps de scepticisme matériel, dans une atmosphère mauvaise et fatale, quant à cette fumée tourbillonnante de mots sonores, de charlatanismes étourdissans, de constitutions ébauchées, de républicanisme monarchique et de despotisme libéral, les hommes (et c’est leur malheur) ont pu s’y laisser prendre, une ou deux générations pourront en adorer le resplendissement bâtard ; mais on ne jugera dignement l’homme de génie qu’après beaucoup de temps, lorsque tous les nuages dissipés auront enfin laissé la grande figure à découvert.
- ↑ Memoirs of the Colman Family, by. R. B. Peake, 2 vol.
- ↑ The Life, Journal, and Correspondence of Samuel Pepys, esq., secretary to the admiralty in the reign of Charles II and James II ; including a narrative of his voyage to Tangier, deciphered front the short-hand Mss. in the Bodleian library, by the rev. John Smith, A. M. Decipherer of Pepys’ Memoirs : now first published from the originals ; 2 vol.
- ↑ « Ardens à sauver du naufrage des temps quelque vieux vers dont la grace solitaire et le parfum exquis s’étaient conservés ; avides de recueillir ces derniers vestiges épars et si doux, fleurs oubliées, dont le sourire brillait encore parmi leurs sœurs mortes et décolorées. »
- ↑ Ancient english metrical romances.
- ↑ Pieces of popular poetry.
- ↑ Ballads, etc., relating to Robin-Hood.
- ↑ De Conversione ad Clericos, § 20.
- ↑ « Menteur ! fils des vieux Hibernois ! Notre honte, notre vil opprobre ! — Je sais des gens qui aiment à recueillir, par une fraude habile, des trésors nombreux et à extorquer le bien du pauvre… je sais des gens qui ne dédaignent pas de toucher le salaire du vice, qui arrachent à l’humble le peu qu’il possède, et jouissent de leur paresse. »
- ↑
He was in logic a great critic
Proofundly skilled in analytic,
He could distinguish and divise
A hair ’twixt south and south-west side ;
On either side he could dispute,
Confute, change hands and still confute ;
He’d undertake to prove by force
Of argument, a man’s no horse ;
He’d prove a buzzard is no fowl
And that a lord may be an owl,
A calf an aldermen, a goose a justice,
And rooks committee-men and trustees.He’d run im debt by disputation
And pay by ratioci nation ;
All this by syllogism true,
By rule and figure he could do.
(Hudibras.)