Revue de la Littérature anglaise de 1840 à 1843/05

La bibliothèque libre.



LITTÉRATURE ANGLAISE.

DRAME, HISTOIRE, TRADUCTIONS, ANTIQUITÉS.

C’est une bonne, utile et curieuse étude, de marquer les mouvements intellectuels de l’Europe à mesure qu’ils s’effectuent, et cela sans préoccupation philanthropique et niaise, sans théorie progressive, sans misanthropie, sans vain désespoir et sans mauvaise humeur contre le temps présent. Suffit-il, pour un tel travail, d’annoter curieusement les livres qui paraissent ? Non certes. Une liste bibliographique signifie peu de chose. Bonaparte demandait : Qu’est-ce qu’un trône ? Il faut demander : « Qu’est-ce qu’un livre ? » — Deux cents feuillets blancs, maculés et renfermés sous une feuille jaune ou sous un carton couvert de cuir, n’apportent en eux-mêmes aucune révélation précieuse. Cherchons ce que les productions intellectuelles veulent dire et non ce qu’elles paraissent, leur sens pour l’avenir, leur rapport avec le présent, et laissons de côté le nombre des volumes, le nom de l’éditeur, et autres matières également intéressantes.

La poésie et le drame ont fait leur dernière révérence et dit un adieu définitif à la vieille Angleterre. J’entends par poésie la haute et originale poésie ; les petites stances, les strophes élégiaques, les élans d’un lyrisme imitatif, ne manqueront jamais à une langue dont le rhythme iambique est si commode et la rime de si bonne composition ; je veux parler aussi du drame original et inventé, car les mélodrames et vaudevilles français, les calques de nos opéra-comiques et les fac-simile de nos mimodrames apportent encore de délicieuses sensations à la bourgeoisie anglaise. Les poèmes qui s’intitulent dramatiques, et que leurs auteurs font imprimer, sont aussi très nombreux ; la première tentative d’un jeune homme qui croit avoir du génie se résout en Angleterre par une pièce shakspearienne, sans rime et sans bon sens ; de même qu’en France tous les jeunes aiglons de la poésie déploient leurs ailes vers la tragédie romantique, légitime et défunte héritière de la tragédie classique. À quoi bon citer les noms de ces mort-nés de la vanité impuissante ? Laissons se briser et se perdre l’écume inutile des littératures fatiguées. Voyant les salles de Drury-Lane et de Covent-Garden rester vides et sombres comme de grands caveaux mortuaires, en dépit des efforts de Macready, de Bunn, de Bulwer et de Sheridan Knowles, les faiseurs de projets s’ingénient pour hâter ce qu’ils appellent la résurrection du drame en Angleterre. Récemment un auteur nouveau, M. Stephens, persuadé que les directeurs sont seuls coupables de cette décadence, a loué la salle de l’Opéra de Londres, engagé des acteurs, fait peindre des décorations et représenter à ses frais le chef-d’œuvre de sa création, une tragédie intitulée Martinuzzi. Vastes affiches, annonces prodigieuses, claqueurs habilement distribués, ont rendu sa chute plus sanglante ; le public a commencé par rire et a fini par siffler. Des trois ou quatre ouvrages récemment publiés sur la situation déplorable du théâtre anglais, des longues dissertations et des ingénieuses déclamations qu’ils contiennent[1], on ne peut rien recueillir, sinon que l’art dramatique anglais est parvenu à son dernier période, que le public s’y intéresse fort peu, que les hommes de talent ne savent pas construire une pièce, que les acteurs et les gens de métier n’ont pas le moindre talent, et qu’il faut prononcer le de profundis sur cette grande muse dont Shakspeare avait fait la gloire. Les auteurs des divers ouvrages qui signalent ce décès, nous envient extrêmement, à nous Français, l’art de la charpente, cette façon de remplacer l’art par la ruse, la création par l’adresse, la puissance par l’artifice, et de couvrir sous le stratagème des petits moyens la profonde stérilité de l’observation et le néant de l’originalité. En effet, l’art dramatique peut mourir de plusieurs manières ; chez les Espagnols et les Anglais, par une mort subite, brusque et imprévue ; chez les anciens Grecs et chez nous, par une transformation douce et lente ; il devient alors le vulgaire talent de duper la curiosité, et d’attraper agréablement le public. On sent moins sa mort ; la descente vers les dernières régions est plus paisible. Mais ce n’en est pas moins le terme fatal de l’art dramatique. Cet art est attaché d’une manière intime à certaines époques ardentes de la vie des peuples, et ce n’est pas un vain système, ce n’est pas une théorie inventée à plaisir, c’est un fait appuyé sur l’expérience, que l’efflorescence vive et passagère du drame réel. Les nations le créent selon les besoins, les désirs et les goûts de leur vie nationale, à l’époque de leur adolescence, sur le seuil de leur maturité ; ils ne peuvent prolonger son existence par delà ces limites.

La forêt du roman britannique ne s’éclaircit pas. M. Ainsworth a bâti son Saint-Paul et sa Tour de Londres, deux constructions sans solidité et sans proportion, mais baroques et obscures, ce qui plaît toujours à quelques esprits ; il continue son travail, et met la main au château de Windsor. Tous les monumens anglais y passeront. Comment ne voit-on pas que cette façon mécanique, matérielle, industrielle, industrieuse, de produire les œuvres littéraires et de les jeter sur le marché comme on manufacture des jouets d’enfant, que cette abondance de fabrication, facilitée par l’art typographique et la satiété du public, à force d’augmenter cette montagne de feuilles sèches, à force d’accumuler les choses stériles, rendra la littérature, l’exercice sincère et courageux de l’esprit, méprisable et quelque jour impossible ? Au milieu de ce silence du génie créateur, les antiquaires, les traducteurs, les éditeurs, les commentateurs, ont beau jeu. M. Hallywell, homme de beaucoup de sagacité et de savoir, rivalise avec Payne Collyer pour éclaircir quelques points obscurs de la littérature shakspearienne ; Payne Collyer lui-même prépare une nouvelle édition du grand dramaturge, édition destinée à éclipser les six cents éditions précédentes ; deux traductions simultanées de Flavius Josephe, ce merveilleux menteur judaïque, font leur apparition et trouvent des souscripteurs ; un savant d’Oxford publie, sous le titre de Hodœporicon, un recueil d’anciens voyages fort intéressant, et le premier volume de cette publication qui vient de nous parvenir, publication consacrée à un amusant Gaulois du Ve siècle, coïncide avec une traduction de ce même ouvrage, traduction qui vient de paraître à Lyon[2].

Il est surprenant que l’on ait accordé jusqu’ici peu d’attention à ce personnage très curieux, à ce païen gaulois, sénateur et consul, homme d’esprit et homme de parti, dont les vers ingénieux prouvent sans réplique ce que l’on peut nommer la vitalité gauloise, vitalité qui ne se dément jamais. À travers les variations de l’histoire et les vicissitudes des temps ; sous la monarchie, l’anarchie, le fédéralisme, la féodalité, l’épiscopat, la France, soumise à toute la variété des gouvernemens et des institutions, a pu faiblir, mais elle s’est maintenue ; elle a pu souffrir, languir, s’affaisser, mais elle a constamment vécu. Jamais elle n’a succombé à cette léthargie qui abat mœurs et lois, présent et avenir. C’est un corps dont la souplesse multiplie la force, et qui supplée par l’activité des ressorts à la vigueur musculeuse, quand cette dernière vient à manquer. Aux temps de malheur et de décadence, sous l’obscurité et la barbarie, l’étincelle du progrès et l’espoir de la renaissance se réfugient toujours dans la Gaule. Vers l’année 420, notre Rutilius écrit des vers presque aussi bons que ceux d’Ovide. Quel poète et quel prosateur conservent, au IVe siècle, un souffle de la tradition romaine ? Deux gaulois seulement, Sulpice Sévère et Ausone. La Gaule survit sans cesse au monde détruit.

Les excellentes notes et les commentaires dont les éditeurs allemand, français et anglais ont honoré ce vieux concitoyen, nous ont permis de l’étudier d’assez près, et cette étude offre un intérêt historique très piquant. Il y a quatorze cent vingt-six ans, ni plus ni moins, que ce Gaulois, après avoir gouverné la ville de Rome sous l’empereur Honorius, s’embarqua dans le port d’Ostie, et, côtoyant l’Étrurie et la Ligurie, revint dans son pays, que les uns croient être Poitiers et les autres Toulouse. Il avait été consul, maître des offices, préfet de Rome. Dévot au paganisme et rempli d’enthousiasme pour la vieille foi, notre homme fut renversé avec les idoles païennes. Il perdit son crédit lorsque le christianisme acheva de triompher. Il ne manquait ni de vanité, ni d’ambition, ni d’esprit, ni de savoir. Son dépit fut vif. Il se vengea comme les gens d’esprit se vengent. Tout ce qui nous reste de lui est imprégné de cette bile amère et poignante qu’avaient amassée et aigrie dans son cœur le regret d’une lourde chute et la haine du christianisme qui le renversait.

C’est là le point de vue historique, réel et important, sous lequel il faut considérer Rutilius, et que les historiens, Gibbon à leur tête, ont trop négligé[3]. Il est vrai que les écrits du Gaulois ont dormi pendant dix siècles, inconnus du monde entier.

Il a fallu la coïncidence de plusieurs circonstances singulières, pour que ses sept cents et quelques vers ne fussent pas dévorés par le temps ou supprimés, comme le furent un si grand nombre de monumens païens, par l’ardente piété des chrétiens du moyen-âge. Une copie de son Voyage en vers se trouvait ensevelie dans un monastère lombard, enseveli lui-même au fond d’une solitude des Alpes Pennines, à Bobbio. Ce double tombeau protégea le manuscrit. Vers la fin du XVe siècle, quand le secret matériel de la typographie eut éveillé les esprits, animé les curiosités, enflammé les désirs d’érudition, et lancé tous les hommes de quelque talent à la recherche des œuvres antiques, les pauvres moines de Bobbio, secouant la poussière de leurs archives, y découvrirent, entre un recueil d’épigrammes et un traité de grammaire, le plaidoyer du consul de Rome contre les chrétiens naissans.

L’humeur païenne de Rutilius ne les scandalisa pas. L’ardeur de la foi était très affaiblie ; on était plus cicéronien qu’orthodoxe, et déjà la réforme se préparait. Le grammairien italien George Merula apprit qu’une importante trouvaille avait été faite à Bobbio ; il engagea son ami l’Italien Thomas Inghirami, de Volterre, à visiter ce couvent, où, en effet, Inghirami, qui avait pris le nom de Phœdrus, copia le poème, bientôt retranscrit sur cette copie par le célèbre et ingénieux Sannazar, et enfin imprimé en 1520, sous la protection du pape Léon X, auquel il est dédié. Un demi-paganisme scientifique planait sur la féconde Italie. Le vieux dépit du consul déchu, après avoir traversé quatorze siècles, arriva donc jusqu’à nous, protégé par un pape.

Cet homme dont le portrait nous intéresse et importe à l’histoire, comme je vais le prouver, se nommait Rutilius Numatianus, namatianus ou Numantianus. Un savant français fort accrédité l’appelait récemment Rutilius de Numance ; bévue aussi bizarre que la métamorphose des mots Terentianus Maurus, devenus le Maure de Térence sous la plume d’un érudit du XVIe siècle. Où ce Rutilius était-il né ? On l’ignore. C’était un Gaulois, la tradition ne s’explique pas plus clairement là-dessus ; elle le dit fils de la Gaule romaine, espèce de Rome plus pâle qui mêlait une demi-lueur grecque à son érudition latine et à sa souplesse natale. Comme Ausone et Sidoine Apollinaire, Rutilius est homme d’esprit ; vieux caractère gaulois, que l’invasion franque n’a pas effacé, et qui date du berceau de la Gaule. Comme eux, c’est un bel-esprit ; autre caractère français qui ne s’est jamais éteint non plus, et qui rapproche, par la vieille communauté d’un défaut national et indélébile, les noms de Dorat, de Voiture, de Crétin et d’Ausone. Rutilius est touchant et puéril, il est ingénieux et doux, il a des expressions charmantes et des graces presque enfantines. Il est un peu vain, parle souvent des dignités paternelles, des offices que lui-même a remplis, de ses charges de cour, de ses amis nombreux, de ses études, de ses voyages, de ses chasses, de ses travaux et de sa gloire. Cette aimable personnalité causeuse ne dégénère jamais en égoïsme, et se relève par mille traits délicats et ingénieux qui plaisent et qui attachent. Ses larmes coulent (gaudia mœsta) avec une « triste joie, » quand il voit la statue de son père, ancien magistrat de Pise, s’élever au milieu du forum de cette ville ; « gaudia mœsta, » expression un peu prétentieuse, un peu coquette, un peu maniérée, mais élégamment pathétique, et qui donne une fort juste idée de son genre d’esprit, et du ton qu’il prête à sa pensée comme à son émotion. Il pleure, non quand il abandonne sa vraie patrie, non quand il s’éloigne de la Gaule, mais au moment où il va la revoir. Il pleure parce qu’il va quitter sa Rome païenne, la belle Rome, les théâtres qui retentissent de cris joyeux, les danses voluptueuses et les toges des vénérables pères, et les statues d’or et de marbre, et les festins, et ses amis nouveaux au beau langage et aux mœurs élégantes.

Le chagrin du Gaulois, sevré des plaisirs romains, forcé de retourner à ses champs qui l’appellent,

....Gallica rura vocant

est si vif, que l’on en est touché. On oublie son peu de patriotisme, et l’on sympathise avec sa reconnaissance envers Rome. Sur sa route, tout ce qui lui rappelle ce paganisme brillant dont il vient d’habiter le sanctuaire, le charme et le ravit. Il aime jusqu’au dieu cornu et lascif qui protége les jardins, et dont notre Gaulois relève l’importance, le sens poétique et l’idée symbolique. La Gaule, pour lui, c’est l’exil ; cependant il y est né. Il aime Rome, comme les habitans du Lancashire aiment Londres, comme certains provinciaux éloignés du centre adorent Paris. Rome ! Rome ! c’est pour Rutilius la gloire ; le nom immense, le symbole du pouvoir, la source des honneurs et surtout de ses honneurs. Il a soin de nous apprendre que cette capitale du monde l’a reçu dans son sein maternel, qu’il est Romain par adoption, citoyen romain, vrai Romain, et qu’il dédaigne profondément la Gaule, où cependant son berceau a été placé, où sa mère, Gauloise, l’a allaité. « Je méprise beaucoup, nous dit-il, la petite fumée dont parle Homère, et qui s’élève du toit natal. » Que voulez-vous ? ce sont faiblesses et vanités d’un esprit enivré par les séductions de la capitale. Il ne faut pas trop blâmer l’ambitieux, l’aimable Rutilius, qui fut consul, qui ne l’est plus, et qui, plein de respect pour la splendeur du passé, ne peut se faire ni à la Gaule provinciale, ni aux nouveaux chrétiens, ni aux changemens dont l’avenir est menacé par eux.

Oublieux de sa patrie gauloise, hostile au christianisme, Rutilius n’est pas un homme nouveau, un homme de la Cité de Dieu, telle que l’ouvre saint Augustin. C’est un homme du passé, du paganisme, de Rome, en adoration devant la vieille louve de Romulus et devant une gloire qui s’en va. On voit combien ce personnage est intéressant par lui-même et utile à l’histoire ; mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que notre Gaulois a dû sa résurrection à quatre étrangers : un Allemand, deux Italiens et un Anglais. La première traduction correcte qu’un Français ait publiée de son itinéraire est toute récente et due à M. Collombet de Lyon. Gibbon, élève de Voltaire et de Locke, avait ridiculement jugé Rutilius, et le nouvel éditeur anglais a raison de dire : — « À travers ses lunettes de philosophe systématique, l’historien Gibbon ne comprend rien à ce caractère. Gibbon avait vécu trop long-temps et trop exclusivement avec ses chers livres, au bord de son lac de Lausanne ; les montagnes de son érudition acquise lui voilaient une autre étude bien préférable, bien plus haute, bien plus profonde, la mère et la directrice de toutes les études, la connaissance des hommes. » — Gibbon se récrie contre les déclamations de Rutilius en l’honneur de Rome, de la ville éternelle ; il veut absolument effacer ces amplifications comme oiseuses ; il conseille au poète de les biffer et au lecteur de ne pas les lire. Il est aussi aveugle des yeux de l’esprit, que Mme Dudeffant le croyait aveugle des yeux du corps. Gibbon oublie que ces grands et inutiles discours, cette emphase de panégyrique, cette véhémence ampoulée de dévotion romaine et païenne, correspondent au regret du Gaulois qui s’exile, du consul qui a perdu ses faisceaux, et qui voudrait les reprendre, du païen que les édits chrétiens privent de son crédit. Il ne faut pas chercher le chant naïf du poète dans l’ingénieuse invective d’un parti vaincu. Les vers de Rutilius respirent l’enthousiasme étonné d’un provincial : « Ô merveilles, s’écrie-t-il avec emphase, ô brillans aqueducs, fleuves suspendus dans les airs, ruisseaux qui parcourez des routes aériennes, là où l’écharpe d’Iris n’oserait même pas flotter ! Ô ville prodigieuse ! tes maisons sont-elles habitées par des hommes ? Ne sont-ce pas plutôt les temples des dieux immortels ? Comment fais-tu, Rome, pour réunir tant de miracles ? Tu désarmes l’hiver, tu prolonges le printemps ! Tes habitans sont des rois, ou plutôt des êtres surnaturels ! » Tel est le cri de stupeur arraché par une grande civilisation à cet homme sensible et délicat, né dans une région moins industrieuse, moins cultivée, moins éclairée. L’esprit fin et vif de Rutilius est ébranlé et ravi de la supériorité romaine. Son admiration éclate avec la véhémence ingénieuse qui caractérise les Français, et embrasse dans le même culte Romulus, Vesta, Vénus, le sénat, la curie, le paganisme, le polythéisme et les onze cent soixante-neuf ans des annales romaines :

… Sedecies denis et mille peractis,
Annus præterea… tibi nonus…

Comment cet homme serait-il chrétien ? Toutes les plaisanteries de Voltaire contre le christianisme, contre les moines, l’ascétisme, les macérations, les veilles, les jeûnes, les prônes, l’abnégation, il se les permet. Il maudit la tristesse de ce monde sombre et idéal qui va fouler la vieille Rome aux pieds. Tout change, il le sent bien. Tout s’écroule, et il s’effraie. Ce sont les ames surtout qui changent autour de lui ; il ne sait à quoi attribuer ce prodige. « Autrefois, on ne voyait que les corps se transformer, s’écrie-t-il, et maintenant ce sont les cœurs. »

Tunc mutabantur corpora, nunc animi !

Voilà le vers le plus remarquable de tout son livre, et c’est un grand témoignage historique.

Notre éditeur anglais, qui a consacré à Rutilius un in-quarto magnifique, a eu, comme le traducteur français, le mérite de comprendre le sens et la valeur historique des sept cents vers du païen Rutilius. Pendant qu’on les réimprimait à Oxford avec un grand luxe, la société camdenienne continuait ses travaux et publiait plusieurs tomes de lettres, de mémoires, de chants populaires, recueillis dans la poudre du musée britannique[4], anecdotes moisies, débris des vieux temps, curiosités, raretés, souvent pleines d’intérêt. En même temps on éditait à Londres les œuvres de Fuller, de Fox, de Bunyan, de Baillie. Recherches d’antiquités, notes, commentaires, observations de mœurs anciennes, tout ce qui est érudition ne manque pas. On est si cruellement fatigué de la littérature moderne, que l’on réimprime jusqu’aux œuvres des théologiens, controversistes ou satiriques du XVIe et du XVIIe siècle ; ces éditions trouvent des acheteurs. « Leur noisette, comme disait Swift d’ingénieuse mémoire, était un peu dure à casser ; mais enfin on y trouvait une amande. » Il vient de nous arriver vingt de ces volumes antiques et nouveaux, qui n’ont guère plus d’ordre que ceux de Tiraqueau ou de Beroalde, mais qui, en revanche, se distinguent par l’éclat de l’esprit et le pittoresque du style. On a raison de réimprimer les auteurs qui ont quelque chose à dire, qui ne se contentent pas, selon la présente mode américaine, de classer soigneusement des matériaux vulgaires dans les compartimens creux de leurs chapitres ; esprits vigoureux, pleins d’idées, à qui les apparences ne suffisent pas, et qui, avant tout, veulent penser ; tous les jours plus rares, et tous les jours plus estimables ; intelligences à la Montaigne, à la Bacon, à la Cervantes ; hommes de réalité, et non de faux semblans ! Fuller et Baillie étaient de ce nombre.

En 1637, un prudent et sage Écossais, du nom de Robert Baillie, principal de l’université de Glascow, fut député auprès du parlement de Londres par ses frères les puritains d’Édimbourg. C’était l’époque sanglante et orageuse où Strafford essayait de protéger la couronne et la tête de son maître, Charles Ier, et où Cromwell, confondu encore dans les rangs de la bourgeoisie puritaine, se faisait d’avance roi des esprits et maître des ames. Notre principal d’université était bavard, curieux et bon enfant. Il était surtout canny, comme disent les Écossais. Un homme canny, c’est un homme canning, cunning, konning, knowing, judicieux et sagace. La canniness va jusqu’à l’adresse et s’arrête à la fraude.

À la même époque, un homme d’infiniment d’esprit et de beaucoup moins d’habileté que Baillie, prédicateur célèbre, connu déjà par un ou deux ouvrages historiques et théologiques qui avaient eu du succès, s’enrôlait sous les drapeaux contraires. Il se nommait Thomas Fuller. La canniness de Robert Baillie lui manquait absolument, et, tout spirituel, tout loyal qu’il fût, il trouvait moyen de déplaire au parlement, dont il condamnait la révolte, au roi, dont il n’admettait pas les prétentions absolues, et aux courtisans, dont il blâmait les mœurs licencieuses. Cependant il était sincèrement royaliste. Les puritains brûlèrent sa bibliothèque ; il perdit ses prébendes, et eut de la peine à devenir fort peu de chose : chapelain dans l’armée royaliste.

Ce sont les œuvres de ces deux personnages si divers que l’on réimprime à droite et à gauche. Elles sont pleines de détails très curieux sur les guerres civiles d’Angleterre, et rien n’est plus amusant pour un observateur des hommes que de voir d’une part le madré Baillie[5] jeté dans les rangs fanatiques des amis de Cromwell, d’une autre, l’ardent, aimable et vertueux Fuller[6], mêlé à l’armée débauchée des royalistes, nous faire le portrait des deux camps. Des ouvrages, des lettres, des mémoires que ces deux hommes ont écrits ou publiés, s’échappent mille traits de lumière, charmans pour qui sait voir, parfaitement obscurs et insignifians pour qui ne se place pas au point de vue historique de leurs caractères respectifs. La réimpression simultanée de leurs œuvres peut servir de leçon aux gens de parti ; deux hommes honnêtes, assez modérés l’un et l’autre, viennent comme par force, sous Charles Ier et Cromwell, occuper un rang principal dans les deux armées ennemies, le plus moral parmi les plus libertins, le plus rusé parmi les plus fougueux :

…… Mes bons amis, cela doit nous apprendre
Que le Très-Haut fait de nous ce qu’il veut ;
Dieu va comme il lui plaît, — et l’homme comme il peut[7].

On ne pourra pas désormais écrire l’histoire de cette époque sans consulter, et de très près, les mémoires et lettres particulières du puritain Robert Baillie. Fuller le royaliste n’intéresse que les littérateurs. Quoique employé dans l’armée royaliste, et même avec un certain éclat de courage qui se déploya surtout pendant le siége d’Exeter, le brave homme, dès que la paix fut rétablie, revint à ses pacifiques et ingénieuses habitudes, écrivit des sermons lardés de calembours, des livres d’histoire ancienne semés d’observations naïves sur les mœurs contemporaines, et des commentaires théologiques brodés d’anecdotes piquantes. On ne peut pas avoir plus d’esprit que Fuller ; son malheur est d’en avoir trop. Écrivant pour son plaisir et à son aise, avec une facilité impétueuse et une intarissable verve, il a laissé des traces brillantes et bizarres dans la littérature de son pays. Il sème à pleines mains la comparaison ingénieuse, la métaphore éblouissante, le jeu de mots, le portrait, la saillie, l’anecdote, le trait. Il n’est pas pédant ; il nous épargne la citation et n’ennuie jamais. Ce qui lui manque, c’est le goût. Ses calembours les plus baroques et ses pointes les plus affectées lui viennent naturellement ; et, quoique ces ornemens de son style et de sa manière soient étrangement recherchés, il ne les cherche pas. Il ressemblerait à Montaigne, s’il avait plus de jugement et de sévérité ; aventureux comme le gentilhomme du Périgord, il se montre comme lui brillant, original, énergique, incroyablement hardi dans ses transitions, et surtout dans ses digressions. À propos de l’église anglicane, il traite, dans un singulier chapitre, « des tailleurs, des habits noirs, et de l’art de dégraisser. » Ainsi Montaigne, dans son chapitre des Coches, ne s’occupe que des empereurs romains et de leurs femmes. « Assez parlé de dégraissage ! s’écrie Fuller ; mais que personne ne condamne cet article comme une déviation qui m’éloigne trop de mon histoire ecclésiastique. D’abord, parce que je ne regrette pas le moins du monde de m’éloigner un peu de ma route, pourvu que ce sentier conduise au bien de mon pays ; ensuite, parce que, obliquement je l’avoue, ce sujet appartient à l’église ; une multitude de familles pauvres qui se trouvaient naguère à la charge de leurs paroisses, comme me l’ont prouvé les registres des officiers ecclésiastiques, ayant appris l’art du dégraissage et de la teinture, se trouvent maintenant hors de peine ! »

Sous son désordre et sa bizarrerie, Fuller, comme les bons prosateurs anglais et allemands du XVIIe siècle, a l’immense avantage de contenir le minerai du talent, la matière première de l’esprit, du style, même de l’éloquence. Le lingot gît au fond de la mine, obscur, mêlé ; mais c’est un lingot. La profonde ignorance où nous sommes en France des littératures étrangères, n’a pas même laissé arriver jusqu’à nous les noms de ces prosateurs originaux et puissans, Burton, Barrow, Taylor, Fuller, doués de toutes les belles qualités de l’esprit, si l’on excepte la régularité et le choix. Rien de plus rare que ces intelligences étendues, souples et profondes, qui comprennent et embrassent tous les modes de perception et d’existence. La variété et la facilité de leurs évolutions les font regarder comme futiles ; la largeur de diamètre qu’elles embrassent les fait passer pour vagues et flottantes. Telles étaient cependant les intelligences supérieures d’Aristote parmi les philosophes, de Shakspeare parmi les poètes, de Goethe parmi les polygraphes, de Cuvier parmi les naturalistes. Il ne faut pas bannir et mépriser ces esprits, qui sont les plus grands et qui sont aussi les plus précis ; il ne faut pas leur préférer les intelligences froides, médiocres et rangées, qui, parquées dans un étroit espace, l’exploitent avec acharnement, et qui semblent grandes parce que leur cadre est petit.

Fuller, malgré ses défauts, est un écrivain très distingué. Baillie ne sait pas écrire ; mais ce dernier est plus malin, plus fin, plus mondain, mieux informé des affaires. Ce brave Écossais, dont l’embonpoint, la sagacité, l’œil brillant et vif, l’attention soutenue, et le beau sang-froid ne se démentent pas au milieu des scènes les plus sanglantes, nous plaît partout en ce qu’il ne prétend pas être auteur. La littérature purement littéraire lui semble peu de chose. Écrire pour briller, c’est métier de baladin. Notre homme raconte à sa femme ce qu’il a vu, ce qu’il a fait, ce qu’il a dit, ce qu’on a dit auprès de lui ; ses lettres renferment un journal très naïf. Les mots écossais, les expressions familières, les fautes d’orthographe, y abondent. Devinez si vous pouvez que crevishes veut dire écrevisses, et que tarter veut dire causer. Sachez que tirlies signifie un grillage, et que les mots merk, marc, marke, mercke, sont le même mot, « marc d’argent, » monnaie d’Écosse. Il faut une certaine étude lente, passablement d’ennui, une intensité d’attention assez soutenue, et un courage de vieux savant, pour déchiffrer toute l’énigme proposée par notre Baillie. Alors seulement on est payé de sa peine. On aperçoit ce grand théâtre de 1637, dont il fut un comparse utile et un amusant accessoire. On découvre la tragédie, la comédie, la farce, le grotesque, le terrible, le pathétique, et la profondeur de cette époque, avec ses élémens de crime et de vice, de grandeur et de vertu. On la voit tout entière, à travers cette petite et faible trouée, pratiquée vers 1640 par un bonhomme né en Écosse, et qui, résidant en Angleterre, ne voulait pas laisser sa femme sans nouvelles du mari qu’elle aimait. Excellent Baillie de Kilwinning, que Dieu et l’histoire te bénissent ! Tu es bien ennuyeux et bien diffus, si l’on juge tes mauvaises phrases d’après les règles de la rhétorique et de la grammaire ; mais chacune de ces phrases est précieuse si l’on réfléchit à la merveilleuse transparence qu’elles prêtent au passé, à la façon dont elles éclairent l’époque la plus digne d’étude, la scène politique la plus étonnante parmi celles qui ont précédé l’épopée dramatique qu’on nomme révolution française, et que nous avons vu commencer par le prologue intitulé Voltaire, pour se terminer par l’épilogue intitulé Napoléon.

Tout le monde sait de quoi il était question dans ce procès de Strafford, ministre de Charles Ier, ministre sur lequel le peuple essaya sa force, et qui périt pour avoir voulu consolider une monarchie absolue qui s’en allait. Ce n’est pas chez Lingard ou chez Hume qu’il faut lire ce récit, mais chez notre canny man Baillie. Rien de plus curieux et qui émeuve davantage une ame un peu héroïque, rien de plus touchant dans le drame ou l’histoire que ce procès, tel qu’il est ingénument et longuement reproduit par notre bavard Écossais, principal de l’université de Glascow. Il assiste à toutes les séances sans en manquer une, et il y en a seize. Chaque séance commence à cinq heures du matin, et finit à quatre heures de l’après-midi. De retour chez lui, Baillie, qui se trouve au nombre des ennemis de Strafford, Baillie puritain, et puritain d’Écosse, député par les adversaires les plus sérieux du ministre accusé, rédige son journal épistolaire ; et c’est là qu’il faut voir le vrai Stafford, ce beau lion traqué, cette noble proie aux abois, ce puissant caractère, sur lequel tombent pour le déchirer tous les vautours de la loi, toutes les rages populaires, avoués, huissiers, péroreurs, orateurs, chefs de parti, surtout Pym, son ancien ami : « Strafford ! Ta tête est l’enjeu de la partie ! » Ni Hume, ni Smollett, ni Adolphus, ni Mackintosh, n’ont reproduit cette scène de Westminster-Hall dans la force saillante de sa simplicité historique. Le pinceau de l’histoire est toujours pâle. Nos gens d’étude et de cabinet se trompent. Les hommes sont plus hideux et plus grands que cela.

On sera sans doute curieux de chercher dans les pages de Baillie les menus détails du procès de Stafford. Quand Baillie arrive à Londres, déjà Strafford est arrêté par ordre des communes. La chasse est commencée. La meute dirigée par Pym, encouragée par les fanfares populaires, s’est ruée sur le gibier royal. Strafford, impérieux, hautain, violent, généreux, comme il convient à son rôle, voit venir de loin sans faiblir cette troupe hurlante. Il se prépare d’abord à se défendre, puis à mourir. Il est malade, languissant et pâle ; toutes les passions humaines, depuis l’amour passionné jusqu’à l’ambition dévorante, ont épuisé ce corps vigoureux. Du roi, rien à espérer : Charles Ier, colère et faible comme une femme, l’aime, le regrette, sent ce qu’il va perdre, et l’abandonne à la fureur des communes, tout en protestant contre sa propre lâcheté. La masse puritaine, la majorité de la Grande-Bretagne, l’Écosse tout entière, les bourgeois et les bourgeoises, les artisans et les artisanes, les saints et les saintes, tout ce qui est entraîné par le mouvement commun, tout ce qui est vulgaire et enflammé réclame la tête du ministre ; elle pavera la route, et l’on arrivera au roi.

Voici donc la grande salle de Westminster, où l’on a commandé tant de meurtres et dont les vitraux rouges paraissent sanglans sous la transparente clarté de l’histoire, cette salle haute et large que rien ne soutient et qui étonne le regard, ce lieu où Henri VIII s’est assis pour tuer légalement, où Élisabeth s’est assise pour tuer despotiquement, où Marie Tudor s’est assise pour tuer théologiquement. Elle s’ouvre, le 22 mars 1641, aux juges de Strafford et à notre ami, le gros Baillie, qui a soin de s’y rendre « à cinq heures du matin[8], » tant la foule s’y presse et tant cette affaire l’intéresse. Il va tout nous dire, les choses, les hommes, le mobilier, la largeur, la longueur, les costumes, les robes rouges des juges, les robes noires des greffiers, les hermines des pairs assis sur leurs banquettes vertes, le comité des dix, nommé par les communes pour attaquer et poursuivre Strafford, et Pym à leur tête, et le petit pupitre réservé à Strafford, et derrière ce pupitre le grand bureau de ses quatre secrétaires ; puis les douze gradins s’élevant jusqu’au plafond pour la chambre des communes, enfin un bataillon de piquiers à la porte pour empêcher le peuple d’entrer. La scène n’est-elle pas solennelle, précise, dramatique ? Le député écossais arrive vers cinq heures du matin, se fait donner une place de faveur (the canny fellow ! l’homme adroit !) parmi les communes, et attend que le spectacle commence. Il ne commence qu’à huit heures. Le roi vient alors s’asseoir, non dans la salle même, cela lui est défendu, mais dans une chambre séparée de la grand’-salle par un grillage de bois (tirlie). On voit le mélancolique visage de Charles Ier, pâle, avec sa moustache et sa royale aiguë, apparaître derrière ce grillage ; et bientôt, pour qu’on sache qu’il est là, qu’il est furieux, il brise, dans un mouvement de colère affectée, le tirlie qui le sépare du peuple. Derrière lui sont des seigneurs français, des dames françaises, des catholiques, ce que les bourgeois et les communes abhorrent le plus. On ne fait pas la moindre attention à Charles et à sa cour ; les pairs gardent leurs feutres sur le coin de l’oreille. Ne voyez-vous pas que ce roi est mort ?

« Il y avait, dit Baillie, des dames dans les travées qui avaient payé fort cher pour voir le procès, et c’était plein comme un œuf ; une glorieuse et magnifique assemblée, mais nullement grave. À la porte, le peuple faisait un grand vacarme. À l’intérieur, avant et après les interrogatoires, dans les intervalles des défenses et des répliques, les pairs se levaient, marchaient, causaient, chantaient, et les membres des communes en faisaient autant. Comme il s’agissait de rester enfermé dans le même lieu pendant dix heures de suite, on mangeait, on buvait, non-seulement des pâtisseries et de l’eau, mais des côtelettes, du vin, de la bierre ; les bouteilles passaient de main en main et de bouche en bouche ; point de verre, on buvait à même ; tout cela devant le roi, sans le plus léger respect. Beaucoup même (good heaven ! juste ciel ! s’écrie Baillie) se levaient[9]… par-dessus les banquettes. Il n’y avait pas moyen de sortir avant quatre heures ! »

La dignité de l’histoire, la majesté de l’histoire, s’évaporent ainsi, et font place à la plus infime réalité. Mais Strafford, au milieu de ces bouteilles sans verre, de ces morceaux de pain et de viande, et de ce tumulte grossier, Strafford, la grande proie, la victime désignée, que devient-il ? — « Toujours en noir et très simple, dit Baillie, comme en deuil… En entrant, il saluait doucement ; trois pas, nouveau salut ; un troisième salut en arrivant à son pupitre, où était une bible devant laquelle il s’agenouillait ; puis il se relevait vivement et s’asseyait. D’ailleurs calme comme à son ordinaire : au milieu du plus grand bruit, pendant les causeries, bavardages, orangeries, badinages, il se penchait, parlait sérieusement et tranquillement à ses secrétaires, comparait ses notes avec les leurs et écrivait. » Harcelé par ses ennemis, Pym, Maynard, Glyn, Stroud, et tous les mirmidons cruels qui se chargent de faire souffrir et mourir les grands hommes, Strafford ne se dément point. À chaque nouvelle accusation, il demande du temps pour se recueillir. On le lui refuse. — « Il se retourne, dit Baillie, vers ses secrétaires, et sans la moindre apparence de mécontentement ou de dépit, au milieu du plus grand désordre et du plus violent tumulte, il se lève de nouveau, fait signe de la main pour qu’on l’écoute, et parle… » Baillie montre ensuite cette héroïque et calme simplicité donnant la rage à tous les éperviers, milans et vautours qui accourent pour l’abattre, et la terreur de ces oiseaux de proie quand l’intérêt populaire paraît refluer vers le héros. — « Dans la septième séance, dit Baillie, Strafford ayant dit que sa santé était affaiblie et son esprit épouvanté de cette haute trahison qu’on lui imputait, mais qu’il éprouvait surtout la plus vive douleur d’être accusé par la chambre des communes et par des amis anciens ; — l’avoué Maynard prit la parole : — Vous voulez gagner du temps, lui dit-il, et, par votre éloquence facile, vous essayez de séduire les cœurs. — (En effet, interrompt Baillie, il faisait chaque jour des progrès dans le cœur du populaire, et surtout des femmes.) Ainsi attaqué par l’avoué, Strafford s’écria : « C’est à vous, monsieur l’avoué, et aux gentilshommes vos confrères qu’appartiennent la rhétorique et la chicane, et je ne sais vraiment pas comment je ferai pour me tirer de vos griffes. » On riait de cet assaut donné aux gens de loi, et le duc de Bristol, voyant que tout cela tournait en faveur de l’accusé, se mit, avec d’autres, à crier : À vos places, messieurs, à vos places ! » — Défense inutile ; Strafford mourra.

Pendant seize séances de dix heures chacune, pendant cent soixante heures de supplice, Strafford tient ses ennemis en échec. À la seizième, ils finissent par s’impatienter. « On entend tout à coup une voix rauque et dure[10] qui se fâche ; c’est celle d’un certain esquire nommé Olivier Cromwell. Puis cinquante voix furieuses s’écrient : Retirons-nous ! retirons-nous ! Les membres des communes enfoncent leurs feutres gris sur le coin de leurs oreilles, Cromwell comme les autres. Le roi silencieux se retire ; Strafford remonte dans le bateau qui le conduit à la prison de la Tour, et le peuple, sur le quai, demande qu’on lui livre Strafford, qu’il veut mettre en lambeaux. » Voilà le vrai drame de l’histoire. Chaucer a bien raison de dire : Il n’y a de neuf que ce qui a vieilli. Quelle admirable étude de mœurs que celle-là !

On avait déjà publié, il y a quelque vingt ans, une première édition mutilée de la correspondance de Baillie ; cette édition nouvelle, infiniment plus complète, mérite le succès qu’elle obtient. On publie aussi un Recueil intéressant de lettres originales relatives à la même époque, quelques-unes de Cromwell, de Milton, de Charles Ier et de Charles II. En l’absence des grandes créations et des belles œuvres, vous avez de nombreux et intéressans mémoires, des anecdotes, controuvées quelquefois, piquantes toujours, sur les quatre parties du monde, des tableaux de mœurs colorés selon la situation ou la naissance du narrateur. Jusqu’au dernier souffle de sa vie commerciale et politique, l’Angleterre conservera ce caractère. Sa supériorité d’observatrice n’est pas un mérite : c’est pour elle une nécessité. Il faut qu’elle fasse jaillir dans toutes les directions le rayonnement aventureux de sa civilisation insulaire ; il faut qu’elle observe, qu’elle compare, qu’elle juge, qu’elle soit homme d’affaires et analyste, pour exister. On voit ce caractère se prononcer d’une manière profonde dès les premiers pas que fait la Grande-Bretagne dans la carrière littéraire : admirez de quels traits positifs et précis sont marqués tous les personnages que le vieux Chaucer met en mouvement dans ses Canterbury tales. L’homme de lettres, l’étudiant d’Oxford parle peu et d’une voix douce ; il médite, son œil rêve, tourné vers le ciel ; son regard est distrait et un peu farouche. Le moine a les mains jointes, la tête baissée, les yeux caves (the eyen stepe). Le meunier a le nez rouge et une verrue sur le bout de ce nez. Le marchand, le front couvert d’un feutre de Flandre, s’avance les mains dans ses poches. Le père abbé regarde sa manche, dont il a fait une pelotte à épingles pour les donner aux belles bourgeoises (fayre wives). Tous ces petits traits caractéristiques vous donnent une image nette et complète de chaque personnage, et vous croyez vous promener dans une galerie peinte par Holbein. C’est là précisément le mérite que l’on trouve chez l’Écossais Baillie. Le costume du roi, le sourcil de Cromwell, l’habit sale d’Ireton, il n’oublie rien. Il commente avec une extrême perspicacité gestes, paroles, actions de chaque personnage. Ses pages sont du Shakspeare brut et non encore travaillé. On aurait bien tort en effet de regarder Shakspeare comme un dramaturge ; c’est un historien philosophe. Les contemporains de Shakspeare ont si bien su dans quelle route marchait ce rival des Montaigne, des La Bruyère et des La Rochefoucault, que, peu de temps après sa mort, un contemporain parlait de lui en ces termes : « This author’s comedies are so framed to the life, that they serve for the most common commentaries of all the actions of our lives[11]. (Ses pièces sont tellement calquées sur la vie humaine, qu’elles peuvent servir de commentaire à toutes nos actions… » La phrase suivante, de Michel Montaigne, est l’épigraphe naturelle du théâtre de Shakspeare et de toute la haute littérature anglaise : « Rien de plus utile que la considération des natures et conditions des divers hommes… et coutumes des nations différentes… seul vrai sujet de la science morale. »

Les recherches érudites de Fraser Tytler et les narrations pittoresques du quaker Howitt, qui vient de publier un second volume sur les champs de bataille, monumens et antiquités de l’Angleterre, visités récemment par lui, partagent le succès populaire avec la correspondance de Baillie. La femme de Howitt est poète ; lui-même tourne assez agréablement les vers. Dans quelques stances fort élégantes adressées à mistriss Howitt, il fait ainsi l’éloge de sa vie nomade :

[début] « Oh ! la jolie vie, ma chère femme, ma femme aimée, quand je voyage ainsi, seul, sur la mousse et la colline de ces pays du Nord !

« Ne crois pas que je me lève avec le soleil ! Non pas. Je le laisse apparaître et monter dans le ciel, où bientôt l’alouette le suit et lui répond, où bientôt se joue le merle, frisant du bout de l’aile la chute de la cascade.

« Me voilà debout ; ma fenêtre s’ouvre, j’entends gronder délicieusement la mer, les vagues sont blanches, les voiles frémissent ; je vais recommencer ma tournée.

« La bruyère jaune me reconnaît et me salue quand je passe ; le genêt m’envoie des senteurs d’oranger et du midi ; les fleurettes cachées dans le gazon humide me rappellent ces doux matins de ma jeune vie, etc., etc. »

La poésie est devenue si rare en Angleterre, que ces jolies strophes peuvent passer pour une curiosité. Quant à l’érudition, aux réimpressions, aux traductions, elles surabondent. Ce goût pour les antiquailles intellectuelles, les vieux récits, les reliques de toute sorte, les notes à la Tallemand des Réaux, ce « tallemandisme, » si l’on nous pale un mot nouveau, qui va très bien à la chose, puisque Tallemand est le vrai type de la race des anecdotiers d’autrefois, s’empare de l’Europe entière, et n’est pas un des signes les moins frappans de la décadence. C’est là que se trouve l’intérêt, et non dans cette jachère insensée de romans mal venus, mal pensés et mal écrits, qui alimentent la vaine curiosité des douairières, des demoiselles de pensionnat, des maid-milliners et des commis. En vain chercherions-nous quelque nouveauté, quelque grace, quelque observation et quelque originalité dans les quinze ou vingt fictions sans imagination qui paraissent tous les mois. J’aime bien mieux les poèmes latins de ce bon Gaultier de Mapes, archidiacre d’Oxford, contemporain de Henri II et poète bachique du xiiie siècle. M. Wright, infatigable collecteur, vient de faire imprimer, pour la société camdenienne, ces excellens fragmens de vieille et vigoureuse satire qui contiennent le tableau le plus exact des mœurs d’une époque reculée. La Confession du bouffon Gollias se distingue surtout par la verdeur, la force et l’originalité du trait. C’est à ce même M. Wright que sont dues les Vieilles chansons politiques de l’Angleterre, recueil aussi précieux pour l’histoire littéraire que pour l’histoire proprement dite. Il faut surtout remarquer dans ce nombre les chansons latines écrites et prosodiées selon la mode anglo-saxonne, productions des esprits les plus avancés de leur temps, et presque toutes dirigées contre la cour de Rome, la papauté, les cardinaux et la suprématie catholique. La révolte primitive des peuples septentrionaux s’y montre tout entière ; on y voit que, dans le Nord, la réforme date de bien loin : « Rome, dit la plus remarquable de ces chansons, dont nous citons en note de remarquables couplets[12], est la tête du monde, et tout y est immonde… Les écus seuls y sont éloquens ; on les aime, on en adore la blancheur, la croix et la rondeur ; … tout le monde en demande, … le pape, le papier, la bulle, la porte, le cardinal, le messager… C’est là que les bourses constipées se guérissent, et qu’on y prend toujours d’abord beaucoup, puis davantage, puis infiniment… C’est là que le riche donne aux riches. » — Invective injuste sous bien des rapports, mais pleine d’énergie et de vivacité. Les chansons du même genre et du même temps contre le roi Jean-Sans-Terre attestent aussi la liberté d’opposition dont on jouissait alors ; notre Béranger n’a rien écrit de plus vif, de plus acéré, de plus satirique. En les lisant, je n’ai pu m’empêcher de me rappeler le tombeau de ce mauvais roi à Worcester, tombeau qui est lui-même une satire. Les trois lions du blason royal, neuf fois répétés sur neuf écussons distincts, occupent le centre de neuf rosaces où toutes les variétés des courbes dentelées se nuancent avec une exquise finesse et charment les yeux par leur caprice régulier. Le temps a conservé, les morsures de l’hiver et les brumes rongeuses ont ménagé ces précieux détails et le fini de ces nervures ; tout y est encore, ornemens et fleurs, tout, jusqu’au roi de pierre étendu sur son cercueil.

Jean Lackland ou Sans-Terre porte la main sur son épée, en homme qui ne veut pas la tirer. Il sourit, mais comme un homme en colère ; son front est bas, son sourcil déprimé, son menton lourd et sans délicatesse, son aspect ignoble et sa physionomie fausse. L’étourderie et la violence se font lire sur ce visage mécontent. L’ironie du sculpteur a placé près de la tête du mauvais roi deux petites figures, coiffées et barbues, revêtues de longs manteaux et le front orné de bonnets de comte, tenant à la main des rubans qui vont se perdre derrière la chevelure royale, et qui ressemblent à des brides. L’une de ces têtes est dédaigneuse et se détourne ; l’autre est méchante, et semble dire, en montrant Jean Sans-Terre : « Il est pourtant vrai que les hommes lui ont obéi ! » — Quand je visitai, en 1819, cette cathédrale de Worcester, je sentis un grand respect pour le moyen-âge, qui inscrivait dans ses églises la libre condamnation de ses rois, la taillait dans la pierre et l’immortalisait sur leur tombeau.


Philarète Chasles.

  1. The Stage before and behind the curtain, by A. Bunn. — Past and present state of dramatic literature. — Stage effects or on the principles which command dramatic effect on the theatre, by Edward Mayhew ; 1841-1842.
  2. Itinéraire de Rutilius Claudius Namatianus, etc., traduit en français avec commentaires par F. Z. Collombet. Paris, Delalain.
  3. On trouve de curieux détails et une juste appréciation du talent de Rutilius dans un ingénieux article de M. Ampère, inséré dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1835, et intitulé Portraits de Rome à différens âges.
  4. Plumpton correspondance, etc., edited by Thomas Stapleton. — Anecdotes and traditions illustrative of english history, edited by W. J. Thoms. — The Political songs of England, edited by Thomas Wright. — Confessio Goliœ, etc.
  5. The Letters and Journals of Robert Baillie, principal of the university of Glascow, 1637-1662 ; edited by David Laing.
  6. The Church History of Britain, 3 vol. ; — The Worthies of England, 3 vol., — The History of the Holy-war, 1 vol. ; — The Holy state and the Profane state, 1 vol. ; — Good thoughts in bad times, and good thoughts in worse times, 1 vol., by Thomas Fuller, 1840 and 1841.
  7. Hamlet, act. III.
  8. « We always behoved to be there, a little after five in the morning. » (Baillie, Lett. 12.)
  9. They compisst all… above and under the benches…
  10. Harsh untunable voice. (Baillie, Let. 15).
  11. Preface to the first quarto edition of Troïlus and Cressida, 1609.
  12. Roma mundi caput est : sed nil capit mundum :
    Quod pendet a capite totum est immundum ;
    Transit enim vitium primum in secundum,
    Et de fundo redolet quod est juxta fundum.
    ...............
    Munus et petitio currunt passu pari.
    Opereris munere si vis operari.
    Tullium me timeas si vis causari.
    Nummus eloquentia gaudet singulari
    Nummis in hâc curiâ non est qui non vacet ;
    Crus placet, rotunditas, et albedo placet,
    Et cum totum placeat, et Romanis placet.
    Soli nummi loquuntur et lex omnis tacet.
    ...............
    Papa quærit, chartula quærit, Bulba quærit,
    Porta quærit, cardinalis quærit, cursor quærit, etc.