Revue des Romans/Pierre Choderlos de Laclos

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Revue des Romans,
recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaitre avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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LACLOS (Pierre Ambroise Choderlos de),
né à Amiens en 1741, mort à Trente le 15 octobre 1805.



LES LIAISONS DANGEREUSES, 4 part. in-12, 1782 ; nouv. édit., 4 vol. in-18, 1823. — Quand ce roman parut, on jouait en France depuis longtemps avec les vieilles mœurs ; on attaquait de toutes parts, dans des romans licencieux et par mille voies indirectes, la chasteté des femmes, la vertu des jeunes filles, la pudeur des hommes. Un écrivain d’un caractère bilieux et d’une énergie terrible se mit à prendre au sérieux tous ces petits livres ; il voulut faire peur à cette société pervertie, il tint le miroir devant elle : il écrivit les Liaisons dangereuses. Quel livre, grand Dieu ! quelle femme atroce ! quelle petite fille ignorante ! quel roué dangereux et froid ! quelle mère imbécile ! quel monde ! quel luxe ! quel dédain pour l’espèce intermédiaire ! quel horrible commentaire de tous ces contes voluptueux, de tous ces romans gazés, de toutes ces esquisses sentimentales dont on avait inondé le public pendant quarante ans ! c’était horrible à voir ! Nous ne savons pas ce qu’eût fait la société si elle eût pu se voir dans ce miroir fidèle. Mais elle n’eut pas le temps de s’y regarder, elle était sur le bord d’un abîme, elle y tomba, et ils tombèrent tous ensemble, trône, autel, grands seigneurs, pouvoir et croyances, la duchesse et la fille d’opéra, toute cette espèce à part, pour laquelle la vie était un culte et le respect extérieur une adoration ; elle périt le même jour ! Tout le vieux monde, le monde en dentelles et en habits brodés, le monde à part qui vivait sans travail, qui naissait heureux et riche, le monde né tout exprès pour les arts, pour l’amour, pour la bonne chère, pour le pouvoir, pour la gloire des armes, pour les femmes, tout cela est mort en un jour ! tout cela est mort sans retour ! — Les deux héros des Liaisons dangereuses, Valmont et la marquise de Verteuil, ne ressemblent en rien aux jolis petits vicomtes, aux délicieuses petites marquises des romans de Crébillon fils ; Valmont et la marquise de Verteuil sont deux scélérats de la plus dangereuse espèce ; ils se chargent de crimes pour le plaisir de commettre des crimes ; Mme de Verteuil, trouvant en son chemin une douce et jolie fille bien ignorante et bien naïve, s’amuse, en manière de passe-temps, à la corrompre, et à la jeter à moitié déshonorée dans les bras de Valmont, qui reçoit la malheureuse victime en souriant de mépris à une conquête si facile. Valmont, de son côté, a ce cœur de roche, cet esprit de l’enfer, de vil oisif, à qui nulle femme ne résiste : il rencontre en son chemin une noble et rare personne, pleine de religion et de vertu. Aussitôt Valmont se met à la poursuite de cette noble femme, il appelle à son aide toutes ses horribles ressources et toutes les hontes de l’hypocrisie. D’abord la jeune femme, si faible et si forte à la fois, regarde Valmont en pitié : le moyen qu’un pareil vice s’élève à une telle vertu ! Peu à peu Valmont fait d’insensibles progrès dans ce chaste cœur (il est vrai de dire que ce personnage de Valmont est rempli d’un horrible intérêt, et que cette noble femme qu’il séduit est bien touchante). Bientôt Valmont triomphe. C’en est fait, sa victime lui appartient tout entière ; c’est une vertu qui succombe sous les coups de l’infâme Valmont : quelle joie pour Mme de Verteuil ! La vertu est plus difficile à perdre que l’innocence. Puis, quand ces deux vices mâle et femelle ont tout flétri, quand il n’y a plus autour d’eux ni vertu ni innocence, ils se regardent l’un l’autre, et sont épouvantés de se voir si affreux. — Voilà ce livre : il a dû surtout son horrible succès à sa brutalité ; il n’a pas déguisé le vice, bien au contraire il l’a mis en pratique, il en a fait un enseignement, et cette folle société du XVIIIe siècle s’est estimée heureuse tout un jour de se faire peut à elle-même.