Revue des Romans/Gustave Drouineau

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Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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DROUINEAU (Gustave), né à la Rochelle.


ERNEST, ou les Travers du Siècle, 5 vol. in-12, 1829. — Ernest est le fils d’un honnête épicier de la Rochelle, qui aime l’aimable et douce Marie, compagne des jeux de son enfance et fille d’un ami de son père. L’enthousiasme des bons parents du jeune homme pour ses succès au collége et son talent poétique ; sa liaison avec un jeune avocat, dont la perversité se déguise sous des formes séduisantes ; son voyage dans la capitale, où il se livre imprudemment à des liaisons dangereuses ; l’enivrement d’un premier succès littéraire, qui lui fait entrevoir la possibilité d’arriver à la fortune et à la gloire, et qui le porte à dédaigner la position sociale où il est né et l’emploi modeste de notaire de province que lui destinait le père de Marie avec la main de sa fille ; le contraste de la vie dissipée d’Ernest avec celle de son cousin Elvin, qui dirige lui-même l’exploitation de son domaine et vit heureux parce qu’il a su borner ses désirs ; la peinture fidèle d’un salon et de quelques roués de Paris ; des observations judicieuses et des vues pleines de sagesse sur les vices de notre système d’éducation et d’instruction ; l’intérêt qu’inspire un jeune homme né bon et vertueux, qui se laisse entraîner par les séductions d’un monde corrompu, et qui est victime de ses fautes et de ses passions ; les affreux malheurs qui détruisent sa destinée et le précipitent, jeune encore, au tombeau ; enfin, la leçon sévère renfermée dans cette suite d’aventures et dans le dénoûment tragique de l’histoire d’Ernest et de Marie, rend la lecture de ce roman aussi attachante qu’instructive.

LE MANUSCRIT VERT, 2 vol. in-8, 1831. — Le christianisme commence à être de mode, en l’an de grâce 1831 ; la morale est de bon ton, en théorie, bien entendu ; la pratique serait ridicule et de mauvais goût, ce serait à se faire montrer au doigt. M. Gustave Drouineau n’est pas content de la société moderne ; il se scandalise des vices qu’il coudoie tous les jours ; il prend feu et fureur à la vue des crimes qui se multiplient journellement ; il s’est donné la mission de stigmatiser les vices et de réformer le siècle. Le siècle est impie, à la bonne heure, ou tant pis, selon qu’on croit ou qu’on ne croit pas. Les religions s’en vont avec les monarchies ; cultes et lois, tout s’enfuit sous les mêmes ruines ; les rois et les dieux sont emportés par le même naufrage ; mais qu’y faire, et que voulez-vous ? De plus habiles et plus forts que vous ont dépensé le meilleur de leur génie pour arrêter le torrent. Châteaubriand, la Mennais, Joseph de Maistre, ont voulu aussi reconstruire la société par la religion, et ils ont échoué. M. Drouineau a eu meilleure espérance, et il a fait le Manuscrit vert, dont l’analyse n’est ni simple ni facile. La fable inventée par l’auteur n’embrasse pas moins de seize ans. L’action commence avec la restauration et ne s’achève qu’avec les journées de juillet. S’il fallait suivre les innombrables personnages qu’il a groupés autour des caractères principaux, la critique se réduirait à indiquer leur nombre ; nous aimons mieux en extraire le symbole philosophique, et dire que l’auteur nous a montré dans Emmanuel, le héros du livre, le spiritualisme religieux persécuté, abreuvé de dégoûts, mais heureux et content au sein même de la persécution ; et dans Cornélie, la débauche et la prostitution comme dernières conséquences du matérialisme et de l’impiété. Tous les épisodes du roman sont placés sur la route comme autant de phares lumineux destinés à conduire le lecteur vers le port où, selon M. Drouineau, se trouve la paix sereine et paisible.

Voici l’analyse de ce roman : Emmanuel de Flavigny, jeune homme de famille, est le fils d’un père qui s’est ruiné dans des spéculations, et qui ne lui a laissé pour héritage que des principes religieux consignés dans un manuscrit vert. Bon fils, franc de bouche et de cœur, timide devant les fats, spiritualiste ardent, mais dupe d’ailleurs de sa probité, de sa vertu, de ses croyances, de ses amis et de ses ennemis, tel est le caractère du héros, qui se trouve placé entre deux femmes séduisantes, Loyse de Matariaux et Lalagée de Serisy, qu’il aime inégalement et à des titres différents. Loyse de Matariaux, fille d’un pair de France, élevée dans la politique, d’une dévotion étroite et minutieuse, mais qui n’a qu’une piété médiocre, est une très-jolie demoiselle, qui venait souvent interrompre le jeune homme, occupé de Dieu, pour lui parler d’amour. Lalagée, douée de mille grâces et de mille qualités, vertueuse, chaste, mystique et rêvant Dieu, dont on ne lui avait jamais appris le nom, avait pour père un régicide, un banni, un patriote dur et austère, réfugié à Ville-d’Avray. Laquelle de ces deux femmes deviendra l’épouse d’Emmanuel ? Dans le commencement, les chances sont pour Loyse, qui a été la première aimée ; mais entre Loyse et lui le mariage est impossible. M. Matariaux, pair de France, aimerait encore mieux un roturier riche qu’un homme de naissance sans fortune. Emmanuel est donc éconduit : on marie les dix-sept ans de Loyse, ses beaux yeux noirs, sa gracieuse figure, avec les cinquante ans et la goutte d’un marquis de Coislier. Après ce mariage, Emmanuel et Loyse continuent à s’aimer, mais les sermons d’un certain abbé Jaumers, et surtout un terrible chapitre du manuscrit vert, intitulé : de l’adultère, déterminent Emmanuel à rompre avec la marquise. Loyse ne tarde pas à devenir veuve et maîtresse d’une fortune immense qu’elle offre à Emmanuel de partager. Celui-ci, au lieu d’accepter, heurta la jolie veuve, s’en fit haïr, et épousa Lalagée. Loyse, outrée de jalousie, s’acharne à la perte de son ancien amant, qui perd un emploi obtenu jadis par le crédit de M. de Coislier, et se voit bientôt réduit à la misère ; son mariage ne fut que douleur et désespoir ; il perdit son premier enfant, puis sa femme, et vit son honneur compromis par un procès qui l’exposa, pendant quelque temps, à l’horrible prévention d’avoir extorqué un débris de patrimoine à la sœur de sa femme. Un jour qu’il était assis sur une borne, en proie au délire du désespoir, il se sent frappé légèrement sur l’épaule ; c’était l’abbé Jaumers qui, le voyant dans cet état, lui récite un passage touchant du manuscrit vert, où il est question de la patience qu’on doit opposer aux persécutions des hommes. Ce passage mit du baume sur ses blessures ; il se promit bien d’être patient, et le roman l’a laissé dans ces bonnes dispositions.

RÉSIGNÉE, 2 vol. in-8, 1832. — M. Gustave Drouineau a entrepris de réformer le christianisme, d’établir un néochristianisme, et de l’introduire sous la forme du roman ; Résignée est donc, suivant M. Drouineau, un roman néochrétien. — Trois jeunes filles s’extasient devant deux corbeilles de noces. Mlle  Constance de Chanuzac va épouser M. de Nelvoisy, député ; Mlle  Eudoxie doit se marier à M. de Livrange, carbonaro, grand amateur de la campagne. Constance et Eudoxie parlent beaucoup de leurs maris ; Résignée d’Estanceley, qui n’a pas le même texte de conversation, leur parle de la sainteté du lien qu’elles vont former, et des devoirs religieux qu’elles auront à remplir. Les deux mariages ont lieu ; Constance devient la femme de M. Nelvoisy, qui la néglige pour les projets électoraux ; Eudoxie unit son sort à M. de Livrange, qui fait marcher de front l’amour et les complots politiques. Résignée se retire à la campagne pour soigner la vieillesse de son oncle. Elle y fait la connaissance de lord Donald, sceptique épicurien qui se prend d’un violent amour pour Mlle d’Estanceley, et celle-ci, dans le dessein de convertir le noble lord, reçoit ses hommages et partage sa passion. Le vieil oncle de Résignée allait consentir à leur hymen, lorsqu’un certain comte d’Alvida, qui convoitait la fortune de Mlle d’Estanceley, force lord Donald à quitter subitement la France, sous le poids d’une accusation de complot contre l’État. Puis, profitant de son absence, il obtient la main et la dot de Résignée. Le jour même du mariage, au moment où les époux entraient dans la chambre nuptiale, un certain Lébao apparaît soudain, déclare à Résignée que le comte d’Alvida est son frère, jette à ses pieds les papiers qui constatent sa fraternité, et disparaît. D’Alvida, qu’une barrière insurmontable sépare de sa sœur, se jette dans la débauche, qui met bientôt fin à son existence, et lord Donald épouse bientôt après sa veuve. — On trouve dans ce roman, qui a été loué outre mesure par cette nuée d’ardélions religieux qui ont entrepris de redresser l’arche sainte, deux ou trois chapitres gracieux, d’un style assez orthodoxe ; mais presque tous les caractères sont des caractères de convention qui existeront sans doute dans les siècle futurs du néochristianisme, mais qui sont fort dépaysés dans nos mœurs actuelles.

Nous connaissons encore de M. Drouineau : Les Ombrages, in-8, 1833. — Confessions poétiques, in-8, 1833. — L’Ironie, 2 vol. in-8, 1833.