Revue des Romans/Marie-Jeanne Riccoboni

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Revue des romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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RICCOBONI (Marie-Jeanne Laboras de Mézières, dame),
née à Paris en 1714, morte le 6 décembre 1792.


LETTRES DE MILADY JULIETTE KATESBY À MILADY HENRIETTE CAMPLEY, SON AMIE, in-12, 1760. — De tous les ouvrages d’esprit, les romans sont celui dont les femmes sont le plus capables. L’amour, qui en est toujours le sujet principal, est le sentiment qu’elles connaissant le mieux. Il y a dans la passion une foule de nuances délicates et imperceptibles qu’en général elles saisissent plus facilement que nous, soit parce que l’amour a plus d’importance pour elles, soit parce que, plus intéressées à en tirer parti, elles en observent mieux les caractères et les effets. Les Lettres de Katesby furent les premiers essais de Mme  Riccoboni, et cet essai est un chef-d’œuvre. Ce roman eut un grand succès et suffirait pour assurer à l’auteur une place distinguée parmi les romanciers du XVIIIe siècle ; il est conduit avec art et très-attachant, quoique le principal ressort soit un peu forcé. On ne peut toutefois s’empêcher d’admirer le parti que Mme  Riccoboni a tiré d’un sujet qui ne paraissait presque susceptible d’aucun développement ; jamais elle n’a montré plus d’art dans la conduite d’un ouvrage ; jamais elle n’a entouré son héroïne de plus de charmes ; non-seulement on s’intéresse à elle, mais il est impossible de ne pas la plaindre, de ne pas l’aimer. Ce qui distingue l’auteur dans ces Lettres, comme dans tout ce qu’il a composé, c’est l’agrément de son style ; peu de femmes, peu d’hommes même, ont pensé avec autant de finesse et écrit avec autant d’esprit. Mme  Riccoboni fuit ces dissertations approfondies et ces réflexions allongées qui font languir l’intérêt et qu’on prodigue dans les romans du jour : elle ne s’érige point en moraliste ; elle ne prêche point ; elle n’analyse point les passions avec subtilité, ne les gourmande point avec hauteur ; elle a toujours un excellent ton ; elle dévoile d’une main légère les secrets du cœur sans donner ses aperçus pour des découvertes ; elle évite le jargon inintelligible de la métaphysique sentimentale ; elle ne prétend point aux conceptions transcendantes du génie, elle se contente de développer un talent très-heureux, un esprit fort aimable et un goût parfait ; aussi gardera-t-elle toujours une place éminente parmi les femmes auteurs qui l’ont précédée, et nous doutons que celles qui l’ont suivie aient même le droit d’être jalouses du rang qu’elle occupe.

LETTRES DE MISTRESS FANNY BUTLER À MILORD CHARLES ALFRED DE CAITOMBRIDGE, ETC., in-12, 1756. On a beaucoup discuté pour savoir si les Lettres de Fanny Butler étaient ou n’étaient pas une correspondance véritable. Tout porte à croire que cette correspondance a véritablement existé, et qu’elle a été retouchée avant d’être mise au jour. Sans avoir besoin d’autres preuves, il suffirait presque de comparer les Lettres de Fanny avec les autres compositions de Mme  Riccoboni, pour partager cette opinion. La singulière familiarité du style, les réticences qui coupent continuellement les phrases, les exclamations trop multipliées, la surabondance des épithètes, tout annonce un esprit jeune et une plume non encore exercée. D’ailleurs, il paraît certain que Mme  Riccoboni lorsque ses amis l’ont un peu pressée de questions à ce sujet, a fait plus que des demi-aveux. Voici comment aurait eu lieu cette correspondance : Mme  Riccoboni, dans l’état d’abandon où s’était écoulée sa première jeunesse, avait rencontré un jeune seigneur qui réunissait tous les moyens de séduction ; il lui offrit la perspective d’un avenir brillant et heureux, elle se laissa abuser par des fausses protestations et fut trompée. C’est sa correspondance avec le perfide qu’elle a publiée, après l’avoir conservée vingt-quatre ans en portefeuille : à la vérité, elle a changé les mœurs, le lieu de la scène, et toutes les circonstances qui auraient pu faire reconnaître les personnages ; mais sa préface, et surtout la lettre de la fin, qui a été évidemment refaite, prouvent que le ressentiment de Mme  Riccoboni n’avait rien perdu de sa force lorsqu’elle publia la correspondance de Fanny Butler. Cette dernière lettre, d’un ton extrêmement pathétique, est un morceau fort remarquable. Fanny n’avait pas toujours écrit de ce haut style ; il règne même beaucoup de gaieté dans certaines lettres, notamment dans la vingt-cinquième : « Vous croyez que je dors peut-être ; j’ai bien autre chose à faire vraiment : on ne fut jamais plus éveillée, plus folle, plus… je ne sais quoi. Je songe à ce merveilleux anneau dont on a tant parlé ce soir : on me le donne, je l’ai, je le mets à mon doigt ; je suis invisible, je pars, j’arrive… Où ? Devinez… Dans votre chambre. J’attends votre retour ; j’assiste à votre toilette de nuit, même à votre coucher : cela n’est pas dans l’exacte décence, mais je suppose que milord est modeste. Vos gens retirés, vous endormi, il semble que je doive m’en retourner ; ce n’est pas mon dessein, je reste… en vérité, je reste… Mais croyez-vous que je respecte votre sommeil ? Point du tout. Pan, une porcelaine ou un bronze sur le parquet ; crac, les rideaux tirés ; pouf, mon manchon sur le nez… Mais milord s’éveillera ; l’esprit rira ; il sera reconnu, attrapé, saisi par une petite patte qui le tiendra bien. On n’a point de force quand on rit ; et puis le silence, la nuit, l’amour… Haye !… Haye !… Haye !… Vite, vite, qu’on m’ôte l’anneau ; bon Dieu ! où m’allait-il conduire ? Je ne voudrais pas l’avoir cet anneau, je craindrais d’en trop faire usage. » Cette lettre est fort joviale, fort leste, et passablement passionnée ; mais il n’y a pas autant de folie dans les autres romans de Mme  Riccoboni ; ils sont même remarquables par une réserve qui n’a rien d’affecté, et fort au-dessus de celui-ci pour l’invention et pour le style.

HISTOIRE DE M. LE MARQUIS DE CRESSY, traduite de l’anglais par Mme  de *** (traduction supposée), in-12, 1758. — Cette production fut très-bien accueillie du public, et le méritait à juste titre. L’intérêt de l’action, la pureté du style, la finesse des réflexions, et le charme des détails, que Mme  Riccoboni rend avec le même bonheur qu’elle les imagine, en font un livre très-remar-quable. On y trouve surtout cette unité d’objets si précieuse dans tous les genres. On y remarque des expressions heureuses et faites pour être retenues par le cœur ; celle-ci par exemple : Les âmes tendres tournent tout contre elle-mêmes. « J’avoue, dit la Harpe, que, de tout ce qu’a fait Mme  Riccoboni, le Marquis de Cressy est ce que je préférerais. Elle a peint à merveille dans ce roman ces hommes qui, sans être absolument pervers, se laissent entraîner par leurs passions, et qui, après avoir fait leur malheur et celui des autres, ne s’aperçoivent de leurs fautes que lorsqu’il n’est plus temps de les réparer. »

HISTOIRE DE MISS JENNY REVEL, 2 vol. in-12, 1762. — De tous les ouvrages de Mme  Riccoboni, miss Jenny est celui qui lui coûta le plus de temps. Elle se repentit souvent d’avoir donné de si grands développements à ce roman. « L’étendue de mon esprit, dit-elle, se borne à un seul volume. » Malgré quelques défauts et le vice du dénoûment, dont elle convenait, ce livre eut un succès mérité.

HISTOIRE D’ADÉLAÏDE DE DAMMARTIN, COMTESSE DE SANCERRE, ET DE M. LE COMTE DE RANCÉ, SON AMI, ETC., 2 vol. in-12, 1766. — Ce roman a l’avantage d’offrir un tableau fidèle de la meilleure compagnie de Paris, à l’époque où il fut écrit. En lisant les lettres de Mme  de Sancerre, on est admis pour ainsi dire dans l’intérieur d’une société choisie, où règnent l’esprit, la grâce et le bon ton. Les caractères sont habilement variés, et forment d’heureux contrastes. Il est impossible de ne pas aimer Mme  de Sancerre, si bonne, si douce, si résignée.

LETTRES D’ÉLISABETH-SOPHIE DE VALLIÈRE, ETC., 2 vol. in-12, 1772. — Malgré quelques longueurs, ces Lettres eurent un grand succès, dont elles furent redevables aux agréments du style et à des détails pleins de délicatesse.

LETTRES DE MILORD RIVERS À SIR CHARLES CARDIGNAN, ETC., 2 vol. in-12, 1776. — Ces Lettres sont moins un roman qu’une espèce de cadre dans lequel Mme  Riccoboni passe en revue les travers et les ridicules de l’époque. Elle ose y aborder aussi différentes questions de morale et de philosophie, qui sont traitées, pour ainsi dire, en badinant et avec infiniment d’esprit. On arrive, dit la Harpe, au bout du livre sans être bien ému, mais toujours en s’amusant.

HISTOIRE D’ERNESTINE, in-18, 1798. — Quoique ce roman soit la moindre production de l’auteur pour l’étendue, c’est peut-être la première pour l’intérêt et les grâces ; c’est un morceau fini qui suffirait seul à un écrivain. On pourrait appeler Ernestine le diamant de Mme  Riccoboni.

On doit encore à Mme  Riccoboni une traduction, ou plutôt une imitation d’un roman de Fielding, intitulé Amélie. Voy. Fielding.