Revue du Pays de Caux N°4 juillet 1903/I

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LE PARAPLUIE



On a donné de nombreuses définitions de la philosophie.

Pour les uns, c’est une religion laïque et la combinaison de ces deux mots met en joie les gens assez nombreux qui, ayant besoin d’un catéchisme, jugent bien plus digne d’en recueillir les préceptes de la bouche d’un monsieur en redingote que de la bouche d’un prêtre en soutane. Pour les autres, c’est la clef de toutes les sciences et le fil d’Ariane qui conduit à la Vérité (avec un grand V). Tous ceux-là s’accordent d’ailleurs à penser au fond d’eux-mêmes que la philosophie est un tabouret, à l’aide duquel ils dominent le vil troupeau humain.

Nous choisirons, si vous voulez bien, une définition plus exacte et plus pratique ; la philosophie est un parapluie, car il faut toujours l’avoir à portée, veiller à ce que le manche en soit solide et la soie intacte, l’ouvrir à l’improviste et le tenir droit. Cette définition n’aurait pas mécontenté le grand homme dont nous vous parlons plus loin ; c’est bien ainsi qu’il enseignait — et surtout qu’il mettait à exécution — sa propre philosophie.

Et n’allez pas croire que le parapluie en question, ne puisse abriter que des phrenologies extraordinaires, des cerveaux aux rouages puissants ou aux approvisionnements énormes. Tout le monde peut s’en servir, même le plus humble et le moins instruit, puisque chacun le confectionne avec les éléments dont il dispose.

Le manche, c’est la morale ; le tissu, ce sont les connaissances. Tâchez seulement que l’une soit bien dure, et les autres bien tendues ; le parapluie sera bon, même si le manche est rugueux et le tissu grossier.

Et sitôt qu’il pleut, ouvrez-la, votre philosophie, et abritez vous dessous, bien au centre, sans souci des éclaboussures.

C’est ce que fit Jules Simon, toute sa vie. Il commença de bonne heure et continua jusqu’à son dernier soupir.

Là est son mérite ; là aussi son originalité.

Car — c’est triste à dire — les philosophes ne sont pas en général, des gens que l’on puisse donner en exemple, comme ayant vécu une vie supérieure à celle du commun ; et depuis le grand Socrate jusqu’au petit Schopenhauer, leur histoire est pleine de défaillances qui soulignent le divorce des belles théories d’avec les plates réalités. Il n’est pas jusqu’à Marc Aurèle, qui n’ait quelques incidents fâcheux à son actif.

Tous ces hommes-là avaient des parapluies, mais ils ne les ouvraient pas toujours à propos, ou les tenaient de travers.

Par contre, vous croisez chaque jour de braves gens qui font de la philosophie, comme M. Jourdain faisait de la prose — sans s’en douter. À l’aide de ce qu’ils savent, ils ont réfléchi sur ce qu’ils ignorent ; ils se sont donné des règles de conduite droites et simples ; ils s’en vont, avec une fierté modeste, le long du chemin qui leur a été attribué.

Suivez ceux-là et faites comme eux. Vous serez, vous aussi, des philosophes.


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