Revue du Pays de Caux N°4 juillet 1903/II
CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE
Nous ne parlerons pas cette fois-ci, de la grande figure qui vient de disparaître. Nous avons déjà eu maintes occasions de marquer de quelle importance a été, pour l’Église et pour le monde, le pontificat de Léon xiii, et il nous sera donné d’y revenir prochainement. Les circonstances qui ont accompagné la longue agonie du pape appellent seulement une réflexion que peuvent faire tous ceux qui ne se sentent pas aveuglés par la passion sectaire, la plus rapetissante des passions : quelle place immense la papauté tient dans les conseils de l’univers, et quel regain de force et de jeunesse elle a puisé dans la suppression de ce pouvoir temporel qui la diminuait et l’entravait ! Certes, à la mort de Pie ix, les souverains et les peuples furent émus et attendirent, anxieux, le premier geste de son successeur. Mais combien cette émotion et cette anxiété sont plus grandes aujourd’hui ! C’est bien le moment en vérité, de faire fi d’une telle puissance, de la traiter pour quantité négligeable, et de ne pas chercher à l’influencer à son profit…
Ce ne sont pas les Italiens qui se conduiraient aussi sottement. Le plus humble d’entre eux a plus d’esprit politique dans son petit doigt que tel de nos députés dans toute sa personne. Nos voisins sentent parfaitement ce que la présence du Pape à Rome, apporte à tout le royaume de force matérielle et morale ; certes, cette même présence, avec l’organisation ecclésiastique et l’indépendance souveraine qu’elle comporte, n’est pas sans engendrer des difficultés quotidiennes auxquelles il n’est pas toujours aisé de trouver des solutions. Mais que sont ces ennuis, ces soucis secondaires auprès des avantages précis et immenses qui en découlent ? La grande situation que l’Italie moderne s’est acquise, est faite, pour une large part, de la sagesse du peuple, de l’habileté des gouvernants, de l’esprit de devoir des souverains ; mais elle est faite, pour une part plus large encore, de la protection efficace qui a été accordée au Saint-Siège et de l’entière liberté qu’on a su lui laisser. Il est naturel que le Pape, quel qu’il soit, continue de protester contre la spoliation dont il a été victime, mais il lui devient difficile de se prétendre prisonnier ; sa prison en effet est volontaire et l’expérience des trente dernières années prouve, qu’entouré d’un corps diplomatique de plus en plus important et orientant à son gré la politique de l’Église, il n’a pas perdu loin de là, la moindre parcelle de sa liberté. Le fait est patent. L’Italie a su s’organiser, s’affermir, se transformer en une grande nation unie, changer de politique et de gouvernement, ainsi qu’il convient à un régime constitutionnel et parlementaire, sans que le Vatican en ait éprouvé la moindre secousse ni la moindre gêne ; exception faite pour la nuit regrettable dans laquelle les restes de Pie ix, transportés à leur sépulture définitive de Saint-Laurent hors les murs, furent insultés par des bandes dont on connaissait et dont on aurait pu décourager les intentions, aucun incident de la rue n’a troublé la Rome ecclésiastique. C’est là un résultat très remarquable et il n’est que juste qu’il profite à l’Italie, comme il a profité au Saint-Siège.
Imprévue de ceux-là seulement qui connaissent mal l’Angleterre ; les autres n’ont pas été surpris des ovations qui ont accueilli, à Londres, le président de la République, ovations dont le caractère désintéressé et spontané n’est pas discutable. Qu’une pensée politique se dissimule derrière la résolution prise par le roi de provoquer, par sa visite à Paris et par la réception faite à M. Loubet, un rapprochement entre les deux pays, ce n’est pas douteux. Mais quand Édouard vii disait dernièrement au célèbre peintre Bonnat : « nous recevrons M. Loubet comme jamais chef d’État n’a été reçu chez nous », c’est à la foule qu’il pensait, à cette foule Anglaise dont il connaît si bien les grands et les petits côtés. Le roi et son gouvernement avaient, au début, aiguillé leur politique vers l’Allemagne répondant ainsi aux habiles avances de Guillaume ii. Mais les sentiments des Allemands envers l’Angleterre ne sont pas tendres ; ceux des Anglais envers l’Allemagne le sont, en ce moment, moins encore. Et le francophilisme britannique s’accentua de l’impopularité de l’alliance Allemande qui, dans l’affaire du Venezuela avait failli brouiller les États-Unis avec l’Angleterre. Néanmoins, pour accessibles qu’elles soient à la foule, ces considérations n’auraient nullement suffi à échauffer l’enthousiasme sur le passage du président et à le porter à un pareil diapason. Ce sont les vieilles sympathies héréditaires qui y ont réussi. Elles cherchaient depuis longtemps l’occasion de se manifester. « Si le président Carnot venait à Londres, disait-on dans la cité, il y a déjà douze ans, il y serait reçu mieux que n’importe quel souverain ». Et l’événement est d’autant plus caractéristique que, dans l’intervalle, se sont produits les énervants épisodes de Fachoda et du Transvaal aggravés encore par la malencontreuse éloquence de M. Chamberlain.
C’est en Angleterre que sont les meilleurs amis de la France — non pas dans les rangs du pouvoir qui demeure égoïste et changeant ni dans ceux de l’aristocratie que gouverne un snobisme corrompu, mais parmi les masses laborieuses, parmi les classes moyennes, cette épine dorsale de la Old England. Là, on nous a toujours aimés d’une affection cordiale et durable, faite d’éléments très divers. La magie de notre histoire y est pour beaucoup ; l’esprit Anglais se plait aux contes merveilleux, aux épopées grandioses et quoi de plus merveilleux que les aventures d’une Jeanne d’Arc ou de plus épique que celles d’un Napoléon ? Il est curieux d’ailleurs que l’Angleterre ait été mêlée intimement à ces aventures ; c’est elle qui a brûlé Jeanne d’Arc et fait périr Napoléon. Pour elle, le prince impérial a été tué au Zoulouland. Des analogies poignantes émaillent ses annales et les nôtres ; le procès et la mort de Louis XVI lui rappellent le sort qu’elle a fait subir à Charles Ier et l’exil de Charles X à Holyrood, celui de Jacques II à St-Germain.
Après les motifs historiques viennent les souvenirs des luttes géantes, de cette guerre de Cent ans qui conduisit Henri V à Notre-Dame de Paris et plus récemment de ce blocus continental par lequel Bonaparte faillit étrangler son ennemie. L’Inde Anglaise a sous les yeux la statue de Dupleix ; Montcalm et Wolfe partagent, à Québec le même monument. Partout, dans l’espace et dans le temps, les noms sont accouplés, les lauriers s’entrecroisent, le sang s’est confondu. Et, en dernier lieu, il y a la loi des contrastes. L’Anglais tenace, massif, morose adore le chant de l’alouette Française ; ce chant l’égaye et, inconsciemment, il tend l’oreille pour le recueillir.
C’est de tous ces sentiments confondus — et confus, qu’est faite la poussée d’enthousiasme dont le président de la République vient de bénéficier. En acclamant de tous leurs poumons good old Loubet, les Anglais ont prouvé à chaque instant la vérité de ce qu’avait dit dans son beau guildhall, en son costume moyen-âge, le lord maire de Londres, à savoir que, par dessus la personnalité très sympathique du chef de l’État, c’est à la France entière que s’adressaient les hommages.
Quelle sera la sanction de ce mouvement si heureux pour la paix du monde ? Arrivera-t-on à conclure un traité d’arbitrage ? Un groupe de sénateurs et de députés se sont rendus en Angleterre pour conférer avec leurs collègues Anglais à ce sujet. Même si le but n’est pas atteint, de tels pourparlers laisseront derrière eux une trace utile. Il ne faut pas trop compter sur l’arbitrage ou du moins il n’y faut compter que s’il ne s’agit point de questions vitales ; mais ce n’est pas un motif pour ne pas travailler à en rendre l’usage plus fréquent entre nations comme il le deviendra certainement entre individus.
La grande consultation électorale qui a eu lieu sur toute l’étendue de l’empire d’Allemagne constitue pour nous un vaste trompe l’œil dès que nous en prenons les résultats au pied de la lettre. La dénomination de socialistes attribuée au parti vainqueur n’est pas exacte au sens où nous l’entendons en France ; électeurs et élus, dans ce parti, tendent au socialisme d’État, c’est-à-dire que ce sont des nationalistes à tous crins ; ils se désintéressent parfaitement de ce qui se passe au dehors, dès que cela ne sert pas leurs desseins et leurs intérêts ; ils sont Allemands avant tout et ne seraient pas les moins bons défenseurs de la patrie Allemande du jour où elle se trouverait menacée. Le droit, l’humanité, la solidarité, tout cela c’est de la matière à discours pour eux et rien autre. Ils poursuivent une organisation sociale dont nous avons dit l’an passé[1] ce que nous pensions ; elle nous paraît irréalisable et nous croyons qu’elle aboutira à une diminution certaine de la production et par conséquent à une faillite complète ; à ce titre il est tout naturel que l’empereur Guillaume, au coup d’œil profond duquel rien n’échappe, s’en préoccupe et s’en inquiète, mais ce qui, en aucun cas, ne court le moindre danger, c’est l’empire lui-même. L’Allemagne impériale peut devenir le théâtre d’expériences sociales hardies et compliquées, elle ne saurait être la proie d’une révolution. Il convient qu’en France on se rende un peu mieux compte de ces choses et qu’on considère la vague « socialiste » qui vient de déferler comme une vague nationaliste n’ayant aucun rapport avec celle que M. Jaurès ou M. Viviani voudraient mettre en branle. Ces messieurs parlent comme la colombe de l’Arche et entrevoient un désarmement général et une paix perpétuelle. Leurs collègues Allemands avec lesquels ils n’ont pas deux idées communes, ont un tout autre idéal ; et pour comprendre à leur façon l’organisation de l’empire, ils n’en sont pas moins de bons serviteurs de l’empereur.
Il est amusant de voir la République Française devenue le pays de la stabilité ministérielle ; le temps n’est pas si loin où nous usions deux cabinets par an et où nos voisins nous faisaient l’amitié de se moquer de nous à ce propos. La Hongrie, la Grèce, l’Italie et l’Espagne ont dansé ces temps-ci le Cake-Walk gouvernemental. En Hongrie M. de Szell s’est retiré ; le fils de feu le fameux Tisza a tenté de former un cabinet et n’y a pas réussi ; le comte Khuen-Hedervary, ban de Croatie, a été plus heureux, mais l’empereur-roi a dû lui faire la concession qu’il refusait à M. de Szell, dix jours plus tôt : belle avance ! En Grèce, M. Delyanni a démissionné parce qu’il n’avait plus la majorité dans la Chambre. M. Théotokis a pris le pouvoir et y est demeuré une semaine, un bout de laquelle, la question des raisins secs aidant, la même majorité qui venait de lâcher M. Delyanni s’est retrouvée intacte autour de son premier lieutenant, M. Ralli. Expliquez ça, si vous pouvez. En Italie, M. Zanardelli après quelque hésitation a été convié à retaper son cabinet, ce qu’il a fait aussitôt, et il faut bien convenir que cette solution était de beaucoup la meilleure ; alors à quoi bon ? En Espagne, M. Villaverde conservateur remplace M. Silvela conservateur…, toutes ces crises ministérielles constituent ce qu’on eut appelé, il y a quinze ans, des crises « à la Française » ; ce qui veut dire — dénomination peu flatteuse ! — qu’elles n’ont ni queue ni tête, ne répondent à aucun mouvement de l’opinion et portent au pouvoir des combinaisons de hasard sans programme bien défini. On peut le dire d’une façon générale, la caractéristique en tous pays est aujourd’hui l’émiettement des partis ; en Angleterre même, où le jeu de bascule parlementaire entre libéraux et conservateurs paraissait si fortement établi, ces dénominations qui subsistent ont beaucoup perdu de leur signification : il est bien difficile de savoir si Lord Rosebery est encore un libéral et M. Brodrick, un conservateur. Pendant ce temps non seulement la France a réalisé cette stabilité ministérielle qui semblait au-dessus de ses forces, mais qu’elle a atteint du même coup cette séparation en deux grands partis que les admirateurs du régime parlementaire appelaient de tous leurs vœux et qui demeurait l’apanage de ses rivales. Les Français en sont-ils satisfaits ? pas trop, et nombre d’entre eux regrettent à présent les temps plus paisibles du crépuscule politique.
C’est que l’existence de deux partis uniques se succédant au pouvoir exige que les divergences d’opinions qui les séparent ne portent sur aucune des grandes questions nationales et qu’un patriotisme uniforme subsiste à la base, pour l’un comme pour l’autre. Si les partis ont des façons trop différentes de concevoir les principes fondamentaux de la société et les intérêts supérieurs du pays, celui qui détient le pouvoir tend à l’exercer avec violence et à faire prédominer par la force ses doctrines et ses méthodes.
Notre grand poète Rostand, pour le fameux « à propos » duquel on fut si injuste il y a trois ans, a bénéficié le jour de son entrée à l’Académie d’une indulgence exagérée. Précieux jusqu’à en être agaçant, son discours a été porté aux nues, non seulement par les assistants que pouvait charmer une diction harmonieuse, mais par le public qui dut se borner à en lire le texte dans les journaux. On approuva de même la réponse du Vte E.-M. de Vogué. Assurément la figure du défunt immortel auquel Rostand succède a surgi très vivante de ces deux morceaux d’éloquence et les Français auxquels M. de Bornier n’avait jamais été très familier en ont appris du coup sur lui bien plus qu’ils n’en savaient de son vivant, mais si l’auteur de la « Fille de Roland » fut loué en cette circonstance d’une façon digne de son talent et surtout de son caractère, il n’en est pas moins vrai que les nouveaux académiciens ne paraissent pas aussi aptes à discourir que leurs aînés. Ils procèdent par saccades et par contrastes ; l’exquise confiture que les élus du palais Mazarin s’ingéniaient à confectionner, du temps de Jules Simon et de Pailleron, ne se fabrique plus ; la recette en est perdue.
Et il semble que l’éloquence politique change de forme, elle aussi ; la parole de M. Waldeck-Rousseau si claire, si nette, si précise, mais d’où s’est envolée toute chaleur, rallie maintenant tous les suffrages. Si l’on en excepte certains passages d’un discours prononcé cet hiver par M. Jaurès, la Chambre n’a plus entendu, depuis que M. de Mun s’est tu, de véritable manifestation oratoire du genre de celles dont la tribune Française, de Mirabeau à Gambetta en passant par Montalembert. Lamartine et Berryer, avait si souvent retenti. Nous croyons qu’il faut en rendre responsable la manière dont les Lettres sont désormais cultivées chez nous ; culture moderne, à la vapeur, avec emmagasinage hâtif et souci de production rapide et copieuse.
Divers monuments ont été élevés qui ne font guère honneur, d’autre part, à nos conceptions artistiques ; pour n’en citer qu’un, le buste en chocolat à l’eau dressé sur un socle en chocolat au lait qui déshonore l’opéra de Paris serait capable de faire sortir de sa tombe Charles Garnier. Toute l’économie architecturale de cette façade déjà mutilée par la disparition des aigles de bronze qui avaient le tort impardonnable de rappeler l’empire, se ressent de l’affront qu’on lui a fait. Et c’est vraiment une pitoyable façon d’honorer la mémoire d’un illustre architecte que d’accoler à son travail le plus parfait un appendice qu’il n’avait pas prévu et qui, sous prétexte d’exalter l’ouvrier, détériore l’œuvre.
Les turbines dont il s’agit sont, en somme, des roues de moulins sur lesquelles la vapeur remplace l’eau. Ces nouvelles turbines à vapeur sont d’invention Française et depuis quelque temps déjà, on les utilise dans l’industrie ; leur rendement, leur mécanisme simple et leur nature peu encombrante les rendent préférables, en bien des cas, aux machines à vapeur ordinaires. Un ingénieur Anglais a imaginé de faire mouvoir les hélices de navires par des turbines de cette sorte, réalisant ainsi des vitesses supérieures et une série d’avantages secondaires, absence de trépidations, volume diminué, évolutions plus faciles, etc… Le premier steamer de ce genre construit en Angleterre en 1896, donna des résultats si satisfaisants que le type en fut aussitôt adopté par l’Amirauté, laquelle fut moins heureuse — par sa faute d’ailleurs — dans les essais qu’elle tenta. En 1901, le service côtier sur la Clyde fut confié à deux navires à turbines, qui s’en tirèrent fort bien ; la construction d’autres navires semblables fut décidée ; l’un d’eux, The Queen, fait maintenant le service de Douvres à Calais. C’est un superbe bateau de 95 mètres de long qui peut recevoir plus de 1.200 passagers. Les salons, cabines, salles à manger, sont établies avec un luxe considérable. Les hélices sont au nombre de neuf ; il y a trois arbres de couche mis en mouvement par trois turbines de 8.000 chevaux dont une, la centrale, marche à 700 tours par minute et les deux autres à 500. La traversée du détroit, si les espérances fondées sur ce nouveau mode de propulsion ne sont pas trompées, pourra se faire dans des conditions parfaites de confort et de rapidité ; et peut-être se trouvera-t-on bien d’appliquer le même système aux transatlantiques.
À noter parmi les économies qui viennent d’être réalisées au budget de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en France : 20.000 francs sur les bourses de l’enseignement supérieur ; 100.000 francs sur les bourses des lycées et collèges ; 14.500 francs sur les bourses de l’enseignement primaire supérieur ; 25.000 francs sur les secours de l’enseignement primaire ; 3.000 francs sur les encouragements aux savants et gens de lettres ; 10.000 francs sur la réfection et l’entretien des grandes eaux de Versailles ; 50.000 francs sur les travaux à faire au Louvre et 28.000 francs sur ceux de Saint-Cloud. Ailleurs, au chapitre du commerce, on relève des réductions de 1.000 francs sur le chapitre des récompenses honorifiques aux vieux ouvriers ; de 10.000 francs sur les bourses à l’École centrale ; de 14.500 francs sur les subventions et encouragements aux sociétés ouvrières, syndicats professionnels, etc… Il n’y a pas une de ces économies qui ne soit anti-démocratique au premier chef et probablement le ministre de l’Instruction publique ne s’est pas résigné sans regret à les proposer. N’y avait-il donc aucun moyen de les éviter et le budget ne peut-il s’équilibrer qu’avec ces vétilles ? Le pire de la chose est que ces sacrifices ne serviront à rien ; le prochain budget sera en déficit à son tour et on tondra de nouveau des prés déjà ras. Il en sera ainsi tant que la République et avec elle tous les états d’Europe, ne prendront pas la courageuse et indispensable initiative de tailler en grand dans la forêt du fonctionnarisme. C’est là qu’est le déplorable virus ; une fois entrée dans la voie de l’accroissement annuel du nombre des fonctionnaires, aucun salut n’est possible pour la cité moderne qu’en rétrogradant franchement.
La guerre dans laquelle les Anglais sont engagés n’est pas une guerre de conquête territoriale, mais avant tout de défense sociale. Un fanatique s’est levé contre eux qui aurait pu tout aussi bien se lever contre nous ou contre les Italiens et l’on sait ce que coûte toujours l’apparition d’un de ces « prophètes » musulmans qui prêchent la guerre sainte contre les chrétiens sans distinction de nationalité. L’Angleterre en cette circonstance lutte pour tous. Mais dira-t-on, que fait-elle en ces parages ? Il y a longtemps qu’elle et l’Italie se partagent l’espèce de cap gigantesque qui, à l’est de l’Afrique, s’avance dans l’Océan Indien. Ce cap n’est à l’intérieur qu’un désert affreux, mais les côtes sont considérées comme ayant quelque avenir stratégique sinon commercial. C’est pourquoi les Anglais possèdent Berbera et les Italiens, Obbia. Pour nous, nous sommes pourvus et nous possédons même le meilleur morceau. Tant par sa proximité de l’Éthiopie que par sa situation plus avantageuse sur la mer Rouge, Djibouti l’emporte de beaucoup sur les établissements de nos voisins. Cela ne veut pas dire du reste que le séjour en soit edénique, mais les Français qu’on y envoie ont du moins la conviction que leur dévouement sert les intérêts de la métropole.
Il est extrêmement douloureux de constater que rien n’est venu atténuer l’horreur des crimes commis à Belgrade le 10 juin dernier ; bien loin de là, chaque jour qui a passé a rendu les responsabilités plus lourdes et plus nombreuses. Ce sont d’abord les détails du forfait. On avait espéré que dans l’exagération du premier instant, les chroniqueurs avaient laissé leur imagination les emporter au-delà de la terrible réalité. Mais non ! tout s’est passé comme on l’a dit dès l’abord. Le roi et la reine ont été massacrés sans hésitation, odieusement mutilés, précipités par la fenêtre ; leurs corps présentaient à l’examen les marques de blessures innombrables et n’étaient plus que des loques sanglantes ; deux ministres ont été tués, chez eux, au sein de leurs familles et la fille de l’un d’eux qui voulait défendre son père est morte avec lui ; les deux frères de la reine ont été fusillés de même ; pour un peu d’autres victimes auraient été ajoutées à la funèbre liste.
Il était déjà fort triste, d’autre part, que des officiers aient sali leur uniforme dans une infamie de ce genre ; du moins, s’ils n’avaient été qu’une poignée de criminels ! Mais le doute n’est plus permis ; la conjuration était colossale ; il y avait deux cents assassins tout prêts et c’est toute l’armée Serbe qui se trouve déshonorée. Lâchement, ces hommes qui venaient de tuer des êtres sans défense et qui s’en vantaient ont tout mis en œuvre pour jeter la boue du ruisseau sur leurs victimes ; là encore, l’opinion attendait des révélations sensationnelles ; une malpropre autopsie ne suffit point à échafauder les calomnies ; il n’apparaît ni que le roi ait volé la nation ni que la reine ait donné l’exemple des pires débordements ; rien n’est prouvé et même on se rend compte que rien n’est prouvable.
Certes la joie obscène que Belgrade a témoignée le lendemain du crime, ces drapeaux, ces fleurs, ces airs de danse, cette ivresse, tout cela a été payé et commandé ; les habitants ont agi sous l’action d’un terrorisme naissant. Mais tout de même un peuple entier ne capitule pas de cette manière sans que le reste du monde ne ressente pour lui un mépris justifié. Et ce même mépris s’étend malheureusement aux premiers actes du nouveau souverain. On ne peut pas demander à Pierre Karageorgevitch de châtier les meurtriers puisque cela lui est de tous points impossible ; il y risquerait sa couronne et sa vie. Mais on avait le droit d’attendre de lui qu’il ne les exaltât point et ne répandit point sur eux les éloges et les récompenses, ce qu’il s’est empressé de faire d’une façon tout simplement scandaleuse. On ne saurait — jusqu’à nouvel ordre du moins — supposer une connivence secrète entre Karageorgevitch et ses partisans ; il est trop évident que ceux-ci ne l’avaient pas mis dans le secret de leur projet. Mais la hâte qu’il éprouve à se solidariser avec eux n’est pas faite pour jeter beaucoup de prestige sur sa royauté ; son trône surtout n’en sera point fortifié. Roi chancelant d’une nation déshonorée, il risque fort de périr lui-même comme a péri celui dont il a pris la place.
Les jours qui passent ne rendent pas non plus la conduite de l’Europe plus estimable. L’opinion s’est complue dans le télégramme sévère adressé par François-Joseph à Pierre ier et dans le noble geste du roi de Roumanie repoussant les couleurs du régiment Serbe dont il était colonel honoraire. Mais elle eut souhaité davantage. Si des troupes Russes, Allemandes et Austro-Hongroises avaient occupé Belgrade et que les trois puissances eussent commencé par châtier les assassins, l’honneur de l’Europe serait sauf et Pierre ier aurait aujourd’hui devant lui une tâche infiniment plus facile, car au lieu d’être le prisonnier de ses sujets, il pourrait être vraiment leur chef et le grand nom qu’il porte n’aurait reçu aucune éclaboussure. Mais les puissances n’ont pensé qu’à leurs intérêts propres et à leur tranquillité présente. Elles ont eu tort. Le drame de Belgrade est un spectacle suggestif et dangereux : le crime impuni a, toujours et partout, engendré le crime.
La France suit d’un regard ému la courageuse entreprise du docteur Jean Charcot qui va bientôt se diriger à la tête d’une importante mission vers le pôle Sud. Si grands que soient les dangers auxquels s’exposent les hardis navigateurs qui cherchent à percer les mystères du Nord, on s’accorde à penser que ces dangers sont bien plus considérables encore dans l’autre hémisphère. Mais précisément parce que l’inconnu y est plus terrible il a suscité de nombreux héroïsmes. Or, depuis de très longues années, aucune expédition Française n’a été conduite en ces parages. Si Charcot parvient à secourir Nordenskiold que l’on croit perdu et à éclairer la science sur quelques points du problème austral, il aura certes bien mérité de la patrie.
Pendant ce temps on inaugure, en Scandinavie, le premier chemin de fer situé au-delà du cercle polaire arctique. La ligne de Lulea à Gellivara vient d’être prolongée jusqu’à Narwick au fond du fjord Lofoten. Il met l’extrémité du golfe de Botnie en communication avec l’Atlantique, traverse la Laponie de part en part et permet l’exploitation rapide des mines de fer — très riches, dit-on — qui s’y trouvent.
Ce sont des meharistes ; on sait que le mehari est un chameau de course dont les allures rapides et l’endurance extraordinaire font une monture sans égale pour les habitués du Sahara. Que pouvaient nos cavaliers contre des Touaregs juchés sur de pareilles bêtes ? On s’est enfin décidé à créer un corps de meharistes, et c’est sous la protection de cette escorte qu’une reconnaissance moitié militaire, moitié savante a été dirigée récemment sur la route de Tombouctou. Elle s’est avancée jusqu’à mi-chemin entre In-Salah et Tombouctou. Les résultats de cette expédition paraissent fort satisfaisants. D’une part, ceux qui la dirigèrent rapportent la conviction que les Touaregs ne sont plus à craindre et que leur soumission est dorénavant complète et définitive ; la chose s’expliquerait par leur nombre relativement restreint. Au lieu d’être cent mille, comme on l’avait cru à un moment donné, ils n’atteindraient pas au delà de 7 à 8.000 et dès lors l’institution des « gendarmes du désert » suffirait pleinement à les tenir en respect et à assurer la sécurité de plus en plus complète des régions Sahariennes. D’autre part, le savant distingué qui accompagnait l’expédition a eu la surprise de trouver dans ces solitudes des traces fort curieuses d’une civilisation antérieure et généralement insoupçonnée ; ce sont, outre des ruines qui, à demi enfouies dans le sable, demanderaient à être fouillées pour livrer leurs secrets, d’énormes graphites dont les bizarres contours ornent les rochers et les tranches de falaises calcaires émergeant du sol sablonneux. Des animaux et des hommes y sont représentés et l’analyse ultérieure de ces dessins ne peut manquer d’ouvrir, sur le passé de ce pays, de curieuses perspectives.
Il faut ignorer totalement les Irlandais pour croire que la visite du roi Édouard et de la reine Alexandra, — visite qu’accompagne si opportunément la certitude de succès du bill agraire — les laissera indifférents ; mais nous pensons qu’il ne faut pas les connaître tout à fait pour s’imaginer que ces concessions, si larges soient-elles, suffiront à les désarmer. Et nous pouvons même ajouter qu’à notre avis, ils ne désarmeront jamais. Avec beaucoup de courage et d’audace, M. George Wyndham a proposé un règlement de la question agraire auquel le cabinet tout entier a donné son adhésion, M. Chamberlain en tête, par la raison que les députés Irlandais forment au parlement un groupe important dont les ministres se trouvent avoir besoin pour appuyer leur politique générale. On aperçoit tout de suite que si l’initiative de M. Wyndham se recommande par un généreux souci d’équité, la coopération de ses collègues s’inspire principalement d’un intérêt personnel ; les députés Irlandais ne s’y sont pas trompés ; donnant donnant ; ils prennent le bill et promettent leurs voix.
Le tenancier Irlandais aspire de tout temps à la possession de la terre, on lui en a déjà facilité l’acquisition. Cette fois l’État intervient en grand ; il achétera au landlord et revendra par annuités, au tenancier, un peu moins cher qu’il n’a acheté. L’opération, commercialement parlant, n’est pas brillante ; mais si elle devait engendrer la paix entre les deux pays, l’Angleterre n’aurait pas payé trop cher un si précieux avantage. Là, précisément, est le point douteux. Les Irlandais, considérant que le sol de leur île fut jadis arbitrairement confisqué, ce qui est exact, en réclament la restitution pure et simple entre les mains de ceux qui le cultivent aujourd’hui, ce qui est insoutenable. Réclament-ils cette mesure radicale avec ou sans arrière-pensée ? Beaucoup prétendent qu’ils font valoir ainsi un droit théorique et que dans la pratique, ils se résignent volontiers à l’acquisition. Mais étant donné le caractère Irlandais, il n’y aurait rien de surprenant à voir le paysan qui a acquis, réclamer dans la suite, le remboursement des sommes versées par lui.
La mentalité Irlandaise est excessivement curieuse. Ce peuple d’aspect léger et qu’une plaisanterie spirituellement placée console de ses pires malheurs, a d’autre part la persévérance obstinée qui nait de la routine. Il parait tenir moins à jouir des réformes désirables qu’à les réclamer. On ne le voit pas donnant quitus à l’Angleterre ; sa haine envers elle n’est pas une haine ordinaire ; il se plait à en dire du mal, à la gêner, à la harceler, à l’empêcher de dormir ; c’est son sport ; il ne saurait plus s’en passer. L’histoire lui a légué assurément, de légitimes griefs ; mais s’il n’en avait point à faire valoir, il en inventerait. Il semble s’être donné pour mission de faire payer aux Anglais, par des piqûres quotidiennes, le mal qu’il en a reçu. Et pour y parvenir, il lui faudra des siècles.
L’Irlande et l’Angleterre forment un ménage mal assorti, un de ces ménages où la femme ayant beaucoup à pardonner se croit libre de rappeler incessamment les torts de son conjoint, où toute discussion tourne à l’aigre, où l’on affecte de ne se point parler pendant de longs intervalles. Le divorce est irréalisable ; la barrière que la géographie lui oppose est bien plus infranchissable que toute autre. Il serait impossible à l’Angleterre et à l’Irlande de vivre l’une sans l’autre. Dans ces conditions le mieux est de travailler à s’entendre ; mais il ne faut pas s’illusionner sur le résultat final.
Tout ce que l’Angleterre fera de concessions à l’Irlande est justifié par les grandes iniquités qu’elle a commises jadis à son égard ; quant à ce que ces concessions amènent la paix totale, il n’y faut point compter.
L’initiative si heureuse et si originale prise par M. Maurice Pottecher, le créateur du théâtre populaire de Bussang, commence à donner ses fruits ; il est acquis désormais qu’un plein succès attend les tentatives de restauration de l’ancien art dramatique, qui avait la nature pour cadre, les passions simples pour ressort et le peuple pour auditoire. On allait trop loin, vraiment, dans le chemin de l’artificiel et du quintessencié ; il était temps que les réminiscences du passé fassent éclore quelque chose de plus réel et de plus franc. La suppression de la plupart des « aides » modernes, jeux de lumière, machinerie, changements soudains, luxe de décors, oblige l’auteur à s’en tenir aux grandes sources d’émotion — toujours les mêmes et combien variées, pourtant ! — que recèle la nature humaine. C’est bien là ce qu’a fait M. Pottecher. La chose, toutefois, demande quelque préparation et pas trop de hâte. Ni à Bussang, ni ailleurs on ne peut improviser le talent des acteurs ni même l’état d’âme propice des spectateurs. Il faut opérer par gradation, avec patience et délicatesse. Le cycle des représentations (il y en a deux à trois par an) s’est ouvert en 1895 par une pièce anti-alcoolique intitulée : Le diable marchand de goutte. L’été dernier on en était à Macbeth et le chef-d’œuvre Shakespearien a soulevé un enthousiasme tel qu’il sera rejoué cette année et que d’autres hardiesses, du même genre, sont prévues pour les saisons prochaines. Ainsi, en huit années, l’œuvre a pu s’élever au sommet de la beauté dramatique ; on a trouvé des interprètes capables, et éduqué un auditoire suffisant ! — Le théâtre de Bussang est adossé à la montagne ; le fond peut s’ouvrir par des panneaux mobiles sur le décor naturel des astres et des champs. La salle comprend un parterre sur lequel est tendu un velum et qu’entourent des galeries de bois en style forestier ; un verger environne le théâtre. Déjà d’autres théâtres rustiques se sont créés sur ce modèle à l’étranger et il est impossible de ne pas voir là l’aurore d’un très grand mouvement ; il était digne du pays de Molière qu’un Français en fut l’initiateur.
Pendant qu’aux flancs des Vosges se développe cet art rajeuni, le celche théâtre d’Orange, restauré et rendu à la vie, procure à ses fidèles, l’illusion d’une merveilleuse descente dans le passé Gréco-Romain d’où nous sommes issus. Le théâtre d’Orange est le plus vaste et le mieux conservé que nous ait légué l’antiquité. Longtemps délaissé, il a été l’objet d’un déblayage et d’une consolidation opérés avec lenteur et respect. Quand on a voulu l’utiliser à nouveau on a eu la surprise de trouver intacte son extraordinaire acoustique. C’était en 1869 et l’essai fut repris en 1874. Mais Norma, Galathée ou le Chalet n’étaient guère appropriés à un cadre pareil. Le succès vînt avec Œdipe Roi et Antigone. Athalie échoua ; les Précieuses ridicules parurent intolérables. On vit ainsi, comme l’écrit M. Paul Mariéton, que « l’intrigue simple et l’action rapide de la tragédie grecque touchent plus sûrement l’âme de la foule que les complications psychologiques de la dramaturgie moderne ». Au point de vue musical le Moïse de Rossini, les Erinnyes de Massenet, diverses œuvres de Saint-Saens et surtout l’Iphigénie en Tauride de Gluck récoltèrent des ovations méritées. Essayez donc de jouer Macbeth à Orange et de chanter les Erinnyes à Bussang… Cela n’ira plus. Pourquoi ? Étrange lien de l’homme avec la nature. Ses œuvres sont tissées de soleil ou de brume, de somptuosité ou de rudesse selon les horizons qui les virent éclore ou qu’elles évoqueront. Mais brume ou soleil, le plein air est un élément de beauté. Ne l’oublions plus.
Un petit truc national qui réussit toujours, c’est celui qu’emploient les Anglais lorsqu’ils ont un échec quelconque à masquer ; mais il ne suffit pas que le gouvernement s’en mêle, c’est l’opinion toute entière qui doit savoir affecter la satisfaction qu’elle n’éprouve pas. On est joliment fort quand on agit de la sorte ; nous autres, nous ignorons cette manière de faire. Exemple récent : le traité de commerce entre l’Angleterre et la Perse. À Londres, on s’en montre charmé. Or, cet instrument (rédigé en Français et en Persan par parenthèse) consacre des droits de 40 et 45 % sur certaines marchandises, en remplacement du droit unique maximum de 5 % qui résultait du traité de Turcoman-Chaï conclu entre la Perse et la Russie en 1828 et dont les clauses avaient été étendues aux autres nations. Un nouveau traité a été passé l’an dernier entre le royaume du Shah et son puissant voisin ; sous couleur d’élever les droits de douanes en faveur de la Perse, il place en réalité le commerce Persan entre les mains de la Russie. Le coup a été dur pour l’Angleterre et les quelques avantages, très relatifs, qui viennent de lui être concédés ne sont pas de nature à pallier ses regrets. Mais n’est-il pas plus habile de dissimuler sous un contentement bien joué un ennui que rien ne peut vous éviter ?
Nos excellents universitaires se croient des gens ultra-modernes parce qu’ils pourchassent le latin dans tous les coins — et avec le latin, le grec et la culture classique en général. Hier encore, ils supprimaient la thèse latine pour le doctorat ès-lettres. La discussion ne paraît pas avoir été longue. On a écouté par politesse le discours de M. Gaston Boissier, mais le conseil supérieur de l’instruction publique avait son siège fait et l’éminent académicien n’a convaincu personne. En toute cette affaire, comme en beaucoup d’autres, la France qui se croit toujours « à l’avant-garde des nations » traîne en queue du cortège et si loin, qu’elle ne s’aperçoit même pas que la direction est en train de changer. La réaction — nécessaire peut-être — contre le classicisme exagéré de nos pères, touche à sa fin ; on a mesuré l’inconvénient de l’excès contraire ; on sent qu’une véritable et solide formation littéraire ne saurait s’appuyer sur une langue vivante et qu’une spécialisation scientifique trop précoce est un sûr garant de dessèchement pour l’esprit. Dans son discours d’inauguration, le président N. M. Butler, récemment élu à la direction de l’université Columbia de New-York, s’élève avec force contre le spécialisme en éducation et il en compare la nécessaire et naturelle intransigeance à celle du puritain. Ainsi l’Amérique elle-même témoigne de sa méfiance à l’égard du modernisme pédagogique dans lequel nous nous enfonçons !
Il y a un autre point de vue. Les essais de langage universel n’ont pas abouti : Volapuk, Esperanto, tout cela est voué à un prochain oubli. Et comment en serait-il autrement ? Va-t-on s’amuser à apprendre une langue de plus quand il y en a tellement aujourd’hui dont il est utile de posséder au moins la connaissance élémentaire ? Poser la question, c’est y répondre. Le latin tend de plus en plus, à servir de lien entre les sociétés savantes de différents pays, et là encore, c’est le Nouveau-Monde qui donne l’exemple.
De quoi il résulte que si nous abandonnons, nous autres Français, le sceptre de l’éducation classique sous prétexte qu’il n’est plus bon à rien, d’autres nations sont toutes prêtes à nous le prendre des mains et nous verrons ce qu’elles en sauront tirer d’avantages et de force intellectuelle et morale. Nous démolissons à coups répétés notre prestige littéraire et les éléments dont il était fait seront utilisés par d’autres quelque jour. Napoléon disait avec dédain que l’Angleterre n’était qu’une agglomération de marchands. Nous visons, nous, à ne former que des contre-maîtres. Le contre-maître c’est l’idéal ou pire ; on ne pense qu’à lui. Inconsciemment — parce qu’il représente le couronnement ordinaire d’une carrière d’ouvrier — tout tend vers lui, tout lui est subordonné et cette préoccupation d’un démocratisme mal entendu influe jusque sur les règlements du doctorat ès-lettres.
- ↑ Voir la Revue de Septembre 1902.