Revue géographique — 1863, 1er semestre

La bibliothèque libre.


REVUE GÉOGRAPHIQUE,

1863
(PREMIER SEMESTRE)
PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.
TEXTE INÉDIT.




I

Speke et Grant : Les sources du Nil. — Mac-Douall Stuart : L’Australie.

« Speke et Grant sont arrivés à Khartoum. » Ces sept mots, transmis d’Alexandrie et reçus à Londres le 30 avril par la voie télégraphique, sont devenus la grande nouvelle scientifique du jour. Cette annonce tout à fait inopinée a produit une joie aussi vive, une émotion aussi communicative et aussi générale que l’anxiété d’une longue attente avait été pénible. Depuis longtemps on osait à peine espérer un aussi heureux dénoûment pour l’aventureuse entreprise des deux voyageurs. La Société royale de géographie était précisément à la veille de sa grande réunion annuelle ; on peut bien penser que le succès glorieux des deux braves officiers en a fait les honneurs. Les journaux mêmes du capitaine Speke, qui avaient suivi de près la dépêche d’Alexandrie, ont permis au président de la Société, sir Roderick Murchison, de donner à sa communication un développement suffisant pour calmer la première curiosité. C’est à ce document que nous allons emprunter les faits suivants.

Nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié les circonstances auxquelles l’entreprise se rattache, et qui en ont été le point de départ. Lorsque le capitaine Burton, en 1857, conçut la pensée d’une exploration intérieure de l’Afrique australe, il s’associa dans cette expédition dangereuse le capitaine (alors lieutenant) Speke, comme lui officier de l’armée de l’Inde, et qui déjà avait partagé sa fortune dans un premier voyage au pays des Somâl, sur les bords du golfe d’Aden. On sait quels furent les résultats de cette mémorable expédition de 1858[1], et combien elle a contribué à enrichir la carte d’Afrique. Elle restera le grand titre de gloire du capitaine Burton ; mais Speke, lui aussi, y eut une belle et large part. Les deux explorateurs avaient achevé, à onze cents milles de la côte orientale, la reconnaissance du grand lac central de Tanganika, lorsque, au retour, leur attention fut appelée, par les rapports des marchands arabes, sur un autre lac d’une non moins grande étendue qui se trouvait, leur disait-on, dans la direction du Nord. Burton, affaibli par la fièvre, était en ce moment hors d’état de prendre part à cette nouvelle excursion ; Speke tenta seul l’aventure. Elle fut couronnée d’un plein succès.

Ce second lac est celui que les indigènes appellent Nyanza, ce qui signifie grande eau[2]. Notre voyageur ne put ni le contourner ni en reconnaître toute l’étendue ; mais il en vit l’extrémité méridionale, qu’il fixa par une observation à deux degrés et demi au sud de l’équateur. Les habitants, d’un commun accord, lui assuraient qu’une grande rivière s’écoulait de l’extrémité opposée et se dirigeait vers le Nord ; en combinant les distances et les positions, Speke resta persuadé que cette rivière ne devait pas être différente du fleuve Blanc (que les expéditions parties de Khartoum ont remonté jusqu’à Gondokoro, à quatre degrés et demi au nord de l’équateur), et qu’il avait ainsi devant lui un des lacs signalés par d’antiques traditions comme donnant naissance au Nil. Ce fut avec un vif sentiment de regret qu’il lui fallut renoncer à pousser plus avant sa découverte, pour rejoindre son compagnon et regagner Zanzibar ; mais en s’éloignant du Nyanza, il était bien décidé à reprendre plus tard son entreprise interrompue, et à vérifier de ses propres yeux si la fortune l’avait en effet conduit à cette source depuis si longtemps cherchée du grand fleuve d’Égypte.


II


À peine de retour en Angleterre, il soumit ses idées et ses plans à la Société de géographie et au gouvernement ; l’un et l’autre les approuvèrent pleinement, et les moyens d’exécution lui furent largement fournis. L’Angleterre n’hésite ni ne marchande là où elle voit l’honneur de son nom intéressé même dans une entreprise scientifique. De regrettables questions d’amour-propre l’avaient séparé de Burton ; c’est à un autre de ses compagnons d’armes, le capitaine Grant, qu’est revenu l’honneur d’associer son nom à la belle expédition qui vient d’être accomplie.

Speke était revenu d’Europe à Zanzibar au mois d’août 1860 ; il en partit pour l’intérieur le 1er octobre avec le capitaine Grant, accompagnés d’une nombreuse escorte organisée à grands frais. Speke reprenait précisément la route qu’il avait suivie avec Burton dans le voyage de 1858. Plus tard, il regretta de ne pas avoir choisi pour point de départ une partie de la côte plus rapprochée de l’équateur ; d’autant plus qu’une sécheresse extraordinaire, suivie d’une grande famine et de guerres intestines, semèrent cette première partie du voyage de difficultés inattendues, et retinrent l’expédition pendant de longs mois dans des contrées déjà reconnues qu’il avait compté traverser rapidement. Enfin, au mois d’octobre 1861, il revoyait le Nyanza. Il se trouvait au seuil de la zone inexplorée, où s’ouvrait pour lui et son compagnon de travaux une nouvelle phase de découvertes et d’aventures, mais aussi une nouvelle perspective de périls inconnus.


III

À la nouveauté des scènes et à l’imprévu des incidents, cette partie du journal de Speke réunit l’importance des observations scientifiques. Un séjour de près d’une année, en partie forcé, en partie volontaire, chez les différents peuples qui bordent le lac, l’ont mis à même de réunir des informations et de constater un grand nombre de faits d’un intérêt extrême pour la géographie physique de cette zone équatoriale et pour la connaissance de ses populations. La contrée dont le Nyanza reçoit les eaux est dans son ensemble une région élevée, — élevée, du moins, par rapport au continent africain, dont la configuration générale ne présente qu’un relief médiocre[3]. Speke estime que le pays, situé à l’ouest et au sud-ouest du lac, peut avoir une élévation moyenne de six mille pieds anglais (environ dix huit cents mètres) ; mais les montagnes qui dominent ces hautes plaines atteignent, par quelques-uns de leurs sommets, à une hauteur absolue de dix mille pieds au moins ou trois mille mètres. C’est la hauteur du mont Liban en Syrie. On peut remarquer que cette configuration du pays à l’ouest du lac répond tout à fait à celle que les observations de Krapf et du baron de Decken ont déjà fait connaître à l’est, à mi-chemin environ entre le Nyanza et la côte de Zanzibar. Là aussi de hautes plaines sont hérissées de groupes de montagnes ou de pics isolés, parmi lesquels le Kilimandjaro et le Kénia portent leurs fronts glacés à la hauteur des plus hautes cimes du Caucase[4]. Il est dès à présent hors de tout doute possible, sans rien préjuger quant aux parties encore inconnues de la zone équatoriale à l’ouest du Nyanza, que cette portion déjà partiellement visitée, depuis le plateau du Nyanza jusqu’au Kilimandjaro, est le nœud d’un grand système orographique, et très-probablement la région culminante de toute l’Afrique centrale. Par cette première vue seule, et avant toute exploration de détail, il serait permis d’affirmer que le fleuve Blanc, qui est la tête du Nil, a là, depuis le Kénia et le Kilimandjaro jusqu’au plateau montagneux de l’ouest du Nyanza, nous ne dirons pas sa source unique, mais les branches principales dont se forme son cours supérieur. Des cours d’eau qui descendent de l’est et de l’ouest viennent se déverser dans le Nyanza, dont la hauteur au-dessus de la mer est d’environ trois mille cinq cents pieds anglais[5] (mille soixante-sept mètres), et qui, lui-même, comme va nous le montrer la marche de nos deux voyageurs, a son écoulement au nord. S’il en faut croire les rapports indigènes recueillis par Speke, les hautes vallées à l’ouest du Nyanza enverraient aussi leurs eaux au Tanganika, qui lui-même serait en communication avec le Nyassa du sud, en partie reconnu par Livingstone en 1861[6], et comme le Nyassa verse ses eaux par une belle et large rivière, le Chiré, dans le Zambézi inférieur, il s’ensuivrait que le bassin du Zambézi remonterait jusqu’aux approches de l’équateur, où il s’adosserait aux montagnes dont l’autre versant appartient au bassin du Nil. Ceci confirmerait d’autant plus l’élévation culminante de la zone équatoriale. Cet ensemble de communications a besoin d’être vérifié, mais il n’a rien d’impossible en soi ; car on sait que Burton n’a pu reconnaître la partie méridionale du Tanganika, non plus que Livingstone l’extrémité septentrionale du Nyassa. En résumé, tout ceci nous laisse entrevoir, dans la partie australe du continent africain, un ensemble de dispositions physiques qui ouvre un vaste champ aux futurs explorateurs.

Le Nyanza, bien que dominé à droite et à gauche par des montagnes et des hautes terres, n’a pas une grande profondeur. Les terrains plats et bas qui l’entourent paraissent avoir été autrefois couverts par ses eaux, ce qui impliquerait une diminution graduelle : on sait que le lac Tchad, dans le Soudan oriental, a donné lieu à la même remarque ; et l’on peut dire en général que c’est un trait commun à la plupart des grandes nappes d’eau africaines, ce qui justifie la dénomination de marais (palus, λίμνας) que les anciens auteurs appliquent communément à ceux des lacs du nord de l’Afrique dont ils eurent quelque notion, — notamment, dans Ptolémée, aux lacs dont il fait sortir le Nil (Νείλου λίμναι, les Marais du Nil). Dans son ensemble, le Nyanza peut avoir cent cinquante milles de longueur[7], sur une largeur à peu près égale ; les observations de Speke, qui en avaient déjà placé l’extrémité méridionale vers deux degrés et demi de latitude sud, ont constaté que le bord septentrional est presque directement sous l’équateur. La dépression dont le Nyanza occupe le point le plus bas est du reste une véritable région lacustre. D’autres lacs, d’une étendue plus ou moins considérable, y furent mentionnés au voyageur, qui n’a pu les visiter personnellement ; l’un entre autres, à huit ou dix journées vers le nord-ouest, lui fut désigné sous le nom de Louta-Nzighi.


IV

Parmi les peuples noirs qui avoisinent le côté occidental du Nyanza et chez lesquels les voyageurs ont le plus longtemps séjourné, il en est deux, les Karagoué et les Ouganda, qui sont notés comme particulièrement remarquables. Les premiers touchent à l’angle sud-ouest du lac ; les Ouganda leur confinent du côté du nord. Au-dessous de ceux-ci, dans la même direction, sont les Oungoro, et plus loin encore, toujours en se portant au nord, on trouve le pays de Kalladja qui touche au Louta-Nzighi, et dont les habitants sont d’une autre race. Avec les Oungoro finit le vaste domaine de la famille de langues-sœurs qui couvre la presque totalité de l’Afrique australe[8]. Jusque-là, les interprètes de l’expédition, engagés à Zanzibar, avaient pu comprendre partout les nombreux dialectes que l’on avait rencontrés depuis la côte ; après les Oungoro, des langues absolument différentes leur devinrent complétement inintelligibles. Le fait ethnologique signalé ici par le capitaine Speke confirme et complète à la fois les informations tout à fait correspondantes déjà fournies par les missionnaires du Zanguebar et par ceux du Gabon sur les populations des deux côtes.

Les nègres de Karagoué sont représentés dans la relation comme les plus industrieux et les plus intelligents que l’on eût rencontrés depuis Zanzibar. Les Ouganda, qui leur confinent, partagent cette supériorité ; le voyageur les qualifie de « Français de l’Afrique, » tant il fut charmé de leur vivacité, de leur enjouement, de leur prompte intelligence et du bon goût qui se montre sur leur personne et dans leurs demeures, aussi bien que dans leur conduite vis-à-vis des étrangers. Leur roi Mtéza est un aimable jeune homme, que son nombreux sérail, — luxe des chefs africains comme des princes asiatiques — n’empêche pas d’être passionné pour la chasse. Qu’on ne se hâte pas trop, cependant, de faire de ce pays de l’équateur une Arcadie africaine ; car toutes ces qualités sympathiques attribuées au jeune roi Mtéza n’empêchent pas qu’une loi de l’État ne prescrive le sacrifice journalier d’une victime humaine. Mtéza n’ignorait pas la présence des hommes blancs sur le haut Nil et leurs navigations jusqu’à Gondokoro ; plus d’une fois même des marchandises européennes étaient arrivées jusqu’à lui. Il aurait bien désiré lier de ce côté un commerce régulier d’échanges ; mais les tribus féroces qui occupent en partie le pays intermédiaire rendaient, disait-il, ces rapports difficiles. Il ne faut pas oublier qu’entre son pays et Gondokoro il y a encore un intervalle de près de cent cinquante lieues.


V

Le chef d’Ouganda s’était pris d’amitié pour nos deux voyageurs ; il leur fournit toutes les facilités en son pouvoir pour la suite de leur marche. Speke et son compagnon étaient bien décidés à suivre sans interruption le courant par lequel les eaux du Nyanza s’écoulent vers le nord ; les circonstances, à ce qu’il paraît, ont été plus fortes que leur volonté. La disposition des canaux naturels qui servent d’exutoires au lac est assez particulière ; ce n’est pas une, mais plusieurs rivières qui en forment le déversoir, et parmi ces canaux d’écoulement le plus considérable peut bien avoir cent quarante mètres de large (cent cinquante yards), deux fois la largeur de la Seine au pont Royal. Ces branches sont nombreuses et rejoignent successivement le corps principal, formant ainsi un vaste delta dont la tête, c’est-à-dire le dernier confluent, est à une très-grande distance du lac[9]. Une partie considérable de ce delta est occupée par les Oungoro, dernier peuple qui par sa langue se rattache, comme nous l’avons dit, à la famille australe. Les Oungoro sont de mœurs infiniment plus grossières que les Ouganda et les Karagoué ; c’est le premier peuple que, depuis leur départ de la côte, les voyageurs rencontrèrent dans un état de nudité absolue.

Après les Oungoro, l’expédition se trouva sur les terres gallas. Ce ne fut pas sans quelque surprise que nos voyageurs rencontrèrent ici ce peuple qui a joué, depuis le quinzième siècle, un si grand rôle dans l’histoire de l’Abyssinie, et auquel les récits quelque peu exagérés des anciens voyageurs portugais ont fait une réputation de férocité qui pèse encore sur nos souvenirs. La vérité est que dans leurs habitudes de guerre les Gallas ne montrent ni plus ni moins de barbarie que les autres peuples africains du sud, ni plus ni moins que les Abyssins eux-mêmes. C’est une race prodigieusement ramifiée. Des confins méridionaux de l’Abyssinie, qui sont leur terre natale, ils ont rayonné au loin vers le sud et surtout vers l’ouest ; non-seulement ils possèdent en partie le bassin du fleuve Bleu et du haut fleuve Blanc ; mais il y a de grandes raisons de croire qu’ils se sont avancés dans l’intérieur de la zone équatoriale jusqu’aux approches du golfe de Benin. On sait que par leurs traits physiques et leur conformation ils n’ont rien de commun avec les nègres, bien que sur tout le pourtour de leurs vastes frontières ils se soient mêlés à ceux-ci, et que de ces mélanges se soient formées des peuplades métis que les voyageurs ont remarquées depuis longtemps sans se rendre compte de leur origine. Les Gallas, au total, sont une race d’un très-grand intérêt ethnologique, et qui mérite toute l’attention des futurs explorateurs. Non-seulement les Somâl de l’ancien pays cinnamomifère, sur les rives méridionales du golfe d’Aden, sont un de leurs embranchements, aussi bien que les Danakils du détroit de Bab-el-Mandeb et du golfe d’Adulis ; mais il est indubitable qu’à leur race appartiennent également la population aborigène de l’Abyssinie (les Agaô), celle de la Nubie et de la moyenne vallée du Nil (les Bodjas, les Ababdèh, les Barâbras, etc.), et enfin cette grande famille berbère de la Libye orientale et de l’Atlas, dont les Foulahs du haut Sénégal et de la Nigritie sont à leur tour une ramification secondaire, plus ou moins altérée par le sang éthiopien. Les Gallas, en un mot, sont, à l’orient, le dernier chaînon d’un immense développement de populations blanches qui couvre tout le nord de l’Afrique, et que le grand désert d’un côté, de l’autre l’équateur (il ne faut pas tracer de lignes trop rigoureuses) séparent du domaine propre des populations noires. Il y a en tout ceci de nombreux et difficiles problèmes, — en ce qui touche aux origines des peuples, tout est obscur et difficile — réservés aux études à peine entamées de l’ethnologie africaine.


VI


Je ne sais si l’attention du capitaine Speke s’est arrêtée sur quelques-unes de ces questions, bien que le voyage antérieur qu’il avait fait chez les Somal (en 1854) ait pu lui suggérer plus d’un sujet de comparaison entre des peuplades de même origine placées dans des conditions différentes. Dans tous les cas, le capitaine nous apprend qu’il a profité de sa longue résidence chez les populations voisines du Nyanza pour recueillir et mettre par écrit ce qu’elles possèdent de traditions sur leur histoire antérieure, et il est impossible qu’il ne sorte pas de cette recherche des informations dignes d’intérêt. Mais c’était surtout vers les questions de géographie physique, objet essentiel de son entreprise, que l’attention du voyageur restait fixée. Il avait voulu, je l’ai déjà dit, suivre sans le perdre de vue le courant principal où se déversent les eaux du lac. L’expédition, en effet, le côtoya jusqu’à deux degrés, ou cent vingt milles, à partir du lac, en se portant, à ce qu’il semble, directement au nord ; mais à ce point la rivière fait un grand coude à l’ouest, pour aller (d’après les informations indigènes) se jeter dans le lac appelé Louti-Nzighi, d’où elle ressort par l’extrémité opposée. Des raisons qu’on ne nous apprend pas empêchèrent les voyageurs de suivre ce contour du fleuve ; il leur fallut le perdre de vue sur leur gauche et couper droit par la corde de l’arc. Une marche de soixante et quelques milles les amena aux environs du troisième degré de latitude nord ; là ils rejoignirent un courant aussi considérable que celui qu’ils avaient quitté, et qu’on leur assura être le même, ce qui paraît, en effet, bien probable.

Cette rivière qu’ils venaient de rejoindre était le fleuve Blanc ! Le but du capitaine Speke était atteint et son entreprise accomplie. Il avait traversé les contrées inconnues de la zone équatoriale et relié les explorations européennes de l’Afrique australe à celles du haut bassin du Nil. Il avait réalisé le premier la pensée des siècles : il avait vu la terre mystérieuse où le fleuve sacré cache ses sources !

On peut deviner les émotions du voyageur, lorsque, sous le troisième degré quarante-cinq minutes de latitude il se trouva tout à coup devant un établissement européen. Cette station était celle d’un trafiquant d’ivoire, un Italien, M. Andréa de Bono, celui-là même dont le Tour du Monde a publié l’année dernière une intéressante relation[10]. La station n’était alors occupée que par un corps de Turcs, des traitants d’ivoire également, qui firent aux voyageurs l’accueil le plus cordial. Au bout de trois ou quatre jours, on leva le camp pour gagner Gondokoro, situé à quelques marches plus bas sur le fleuve, et nos voyageurs, avec leur suite, se joignirent à la caravane. Elle atteignit Gondokoro le 15 février dernier. Une nouvelle joie y attendait Speke et son compagnon ; ils trouvèrent là un de leurs compatriotes, M. Baker, qui précisément avait entrepris de se porter à tout hasard à leur rencontre, ou, dans tous les cas, de tenter par le nord la traversée que l’expédition de Speke devait faire par le sud. M. Samuel Baker est un de ces caractères entreprenants comme en a tant produit l’Angleterre, qui est leur patrie naturelle, avides d’aventures, passionnés pour les poursuites imprévues, toujours prêts à se jeter partout où il y a des difficultés et de l’inconnu, partout aussi où l’on peut espérer des chasses qui sortent de la mesure commune. M. Baker, qui a longtemps vécu à Ceylan et qui en a publié deux relations attachantes, est d’ailleurs plus qu’un coureur vulgaire de chasses et d’aventures ; c’est un homme instruit, bien préparé à voir avec fruit une région peu fréquentée, en état de faire au besoin de bonnes observations, et qui manie le télescope aussi bien que le fusil. Il avait sillonné durant plusieurs mois les plaines de l’Atbara, au nord de l’Abyssinie, lorsqu’il prit, à la fin de l’année dernière, la résolution de remonter le fleuve Blanc et d’entreprendre ce voyage qui devait, espérait-il, le porter à la rencontre de l’expédition de Zanzibar. En prévision des besoins où pourraient se trouver Speke et Grant, il acheta trois fortes barques, les chargea de blé et de toutes sortes de provisions (sans oublier le comfort que n’oublie jamais un Anglais), et ainsi muni pour toutes les éventualités, il se dirigea sur Gondokoro. Il y était depuis quelques jours seulement lorsque arriva la caravane. Il faut citer M. Speke lui-même, rapportant dans son journal cette rencontre si peu prévue. « Deux anciens amis qui se retrouvent ainsi inopinément, arrivant des deux hémisphères opposés, sans le moindre avertissement préalable, c’est un transport que l’on peut se figurer plus aisément qu’on ne saurait le décrire. Nous étions ivres de joie, quoique intérieurement mon bon ami Baker eût espéré nous trouver dans quelque passe difficile d’où il nous aurait tirés. Ses provisions et l’argent qu’il m’a prêté pour arriver au Caire ne nous ont pas moins été d’un immense secours ; s’il n’a pas été notre sauveur dans les pays d’où nous sortons, il l’a été sur le Nil. »

Pour que rien ne manquât, après tant de fatigues et d’épreuves, à la joie de cette réunion, M. Petherick lui-même arriva, cinq jours après, à Gondokoro. Nous avons dit, dans un précédent bulletin, la part que M. Petherick, aujourd’hui consul britannique à Khartoum, devait prendre à la grande expédition. M. Petherick était tout simplement, il y a quelques années, un de ces aventureux traitants de gomme et d’ivoire que l’appât d’un commerce lucratif a jetés, depuis quinze ans, dans ces contrées du fleuve Blanc nouvellement ouvertes à l’activité européenne. Plus entreprenant que beaucoup de ses confrères, et cherchant à se frayer des voies nouvelles en dehors des sentiers battus, le trafiquant anglais se porta assez loin dans l’ouest de la vallée du grand fleuve ; et dans quatre ou cinq campagnes successives, non sans beaucoup de risques et d’aventures, il s’appropria un champ d’opérations inconnu ou d’autres sont entrés après lui. Quoique M. Petherick ne fût ni un savant ni un observateur, ses remarques au milieu de peuplades et de territoires vierges ne laissaient pas d’offrir un grand attrait à la curiosité scientifique ; quelques notes qu’il en transmit la Londres, où lui-même se rendit bientôt après, obtinrent l’attention de la Société de géographie. On l’engagea vivement à les développer dans un récit plus étendu, et il sortit de là un livre qui parut en 1861 sous le titre de Egypt, the Sudan, and Central Africa. Ce livre, la presse aidant, fut un des succès de la saison, comme disent nos voisins, et il valut à son auteur la position officielle qu’il a occupée depuis lors à Khartoum ; plus que cela encore, il lui dut l’honneur d’être associé en quelque sorte à la grande expédition de Speke et Grant qui venait d’être organisée. Comme il était bien présumable qu’après avoir traversé toute l’Afrique australe pour gagner le Nyanza, et coupé deux à trois cents lieues de pays inconnus après avoir dépassé le lac, les explorateurs arriveraient à Gondokoro passablement épuisés, la Société décida qu’un petit bâtiment remonterait de Khartoum avec un ravitaillement complet, et irait attendre l’expédition à Gondokoro à partir d’une époque déterminée. Une somme importante fut consacrée à cette disposition subsidiaire, et ce fut M. Petherick qui en reçut la direction. Mais dans des entreprises de ce genre, sujettes à tant de hasards, il est bien rare que l’événement ne contrarie pas les prévisions. D’une part, des difficultés imprévues ont retardé de dix-huit mois la marche des deux explorateurs ; et M. Petherick, de son côté, a éprouvé sur le fleuve Blanc des désastres dont la cause et le détail ne nous sont pas bien connus. Toujours est-il que son bâtiment a été envahi, ses approvisionnements pillés ou détruits, et que lui-même a couru les plus grands dangers. Sa mort avait été annoncée presque officiellement. Sa réapparition a démenti cette dernière partie de la rumeur publique ; mais en arrivant à Gondokoro, il avait lui-même plus besoin de secours qu’il n’en pouvait fournir. Heureusement la Providence, sous les traits de M. Baker, avait pourvu à tout ; et l’expédition, reposée et refaite, a pu s’embarquer joyeusement pour Khartoum, d’où elle est arrivée au Caire et à Alexandrie. Au moment où nous traçons ces lignes (18 juin), les deux braves officiers sont attendus d’heure en heure par leurs amis de Londres[11].


VII


Reste maintenant la grande question : Quel est le résultat final de l’expédition en ce qui touche au problème des sources du Nil ?

Naturellement, dans l’état encore incomplet des communications arrivées jusqu’à nous, on ne peut déterminer d’une manière bien précise l’importance des découvertes de MM. Speke et Grant, ni leur étendue ; néanmoins, ce que nous en apprend l’Address du président de la Société de Londres suffit déjà, comme on en peut juger par notre exposé et par les quelques remarques que nous y avons jointes, pour fixer notre opinion sur les points principaux.

Nous l’avons dit, et nous le répétons : la question depuis si longtemps soulevée des sources du Nil peut être dès à présent regardée comme résolue, résolue non dans ses détails où s’usera peut-être encore plus d’une génération d’explorateurs, mais en ce qui est essentiel et caractéristique. Quoique Speke ni son compagnon n’aient vu de leurs yeux la source d’aucun des courants dont se forme le fleuve Blanc (que l’on a regardé de tout temps, et avec raison, comme la tête du Nil) ; quoiqu’ils n’aient pu même suivre sans interruption la large rivière où se déversent les eaux du Nyanza, et qui nous paraît, comme à Speke, ne pouvoir guère être autre chose que la rivière même de Gondokoro, c’est-à-dire le fleuve Blanc, ce que les deux explorateurs ont reconnu et constaté fixe invariablement le caractère et la limite (au moins du côté du sud) de la région où naît le fleuve d’Égypte. Nous voyons là, dans un espace de trois degrés au sud de l’équateur, une zone semée de grands lacs et dominée à droite et à gauche par des montagnes élevées, où se forment de nombreux courants dont le récipient principal est le Nyanza, lequel à son tour alimente un fleuve considérable qui sort du côté septentrional pour se porter directement au nord. Tout cet ensemble de circonstances physiques répond bien aux conditions de la naissance d’un grand fleuve, outre qu’elles sont en parfait accord, sauf le déplacement des latitudes, avec les informations locales que Ptolémée, dans la première moitié du deuxième siècle de notre ère, consigna dans son ouvrage géographique. À ce point de vue, Speke a pu dire sans présomption, « la tête du Nil est découverte ; c’est une question réglée, » the Nile is settled ; et ses amis du Caire, dans l’exultation toute britannique que leur fait éprouver l’heureuse issue de cette difficile entreprise, ont pu s’écrier, en citant les vers métaphoriques que l’auteur de la Pharsale met dans la bouche du vainqueur de Pompée[12] : « C’est un grand sujet d’orgueil pour nous tous, officiers de l’armée de l’Inde, que deux d’entre nous aient vaincu Jules-César ! »

Speke et Grant ont d’ailleurs étudié avec soin les routes qu’ils ont suivies. Ils en ont dressé la carte, appuyée sur des déterminations de latitude et de longitude pour tous les points importants, ce qui n’est pas une mince acquisition dans l’état d’incertitude où nous sommes encore sur la longitude de Gondokoro, par exemple, et conséquemment sur le tracé tout entier et la direction précise du fleuve Blanc au-dessus de Khartoum. Les éléments de ces observations sont en ce moment entre les mains du directeur de l’observatoire de Greenwich, qui s’est chargé de les calculer. Il y a aussi une longue série d’observations physiques, qui nous fera parfaitement connaître la climatologie de cette région équatoriale, en même temps que des relèvements hypsométriques permettront d’en fixer le relief. Nous avons déjà vu ce que les deux voyageurs ont fait pour l’étude des peuples au milieu desquels ils ont vécu. Ce sont là sans doute d’assez grands services rendus à la géographie, même en dehors du tracé topographique des premiers courants dont s’alimente le Nyanza, et le nom de Speke a sa place marquée dès à présent à côté des plus illustres explorateurs du continent africain, à côté de Mungo Park, de Burckhardt et de Clapperton, de Barth et de Vogel, de Livingstone et de Burton. Enfin, un des grands côtés de l’expédition, le plus grand peut-être, c’est d’avoir brisé le charme qui depuis tant de siècles semblait défendre l’approche de ces régions centrales, c’est d’en avoir montré la route où maintenant vont se succéder les missionnaires de la science, impatients de compléter et d’étendre des découvertes si heureusement commencées. Déjà M. Baker a pris l’initiative. La reconnaissance que MM. Speke et Grant n’ont pu faire du Louta-Nzighi, ce lac du nord-ouest où se porte le fleuve du Nyanza par le grand détour que l’expédition dut perdre de vue, il veut l’entreprendre. L’intrépide pionnier est parti dans cette direction, déterminé à consacrer, s’il le faut, une année entière à cette excursion scientifique. D’autres l’imiteront sans aucun doute, ceux-ci par le nord, ceux-là par le sud ou par l’est, et peut-être au premier rang, parmi ces derniers, M. le baron de Decken, parti de Mombaz depuis longtemps déjà pour continuer son exploration des montagnes neigeuses, qu’il dut laisser inachevée il y a deux ans. Les contrées inconnues que Speke vient de traverser, et dont il va nous donner bientôt la relation complète, sont certainement destinées à devenir, dans un temps prochain, un des champs d’études les plus curieux et les plus féconds de l’Afrique.


VIII


Le glorieux achèvement de l’expédition des sources du Nil a fait pâlir les autres faits géographiques qu’aurait eus à enregistrer notre histoire du premier semestre de l’année actuelle. Il en est cependant plusieurs qui ne manquent ni d’intérêt ni d’importance. Les journaux d’Europe, échos de ceux de l’Australie, ont fait connaître, au mois de février, l’heureuse issue du voyage de Mac Douall Stuart, qui, pour la troisième fois, avec une indomptable persévérance, avait entrepris de couper d’une côte à l’autre, dans son plus grand diamètre du sud au nord, et en suivant le tracé même du méridien central, toute la largeur du continent australien. En 1860, Stuart avait dû s’arrêter par dix-huit degrés cinquante minutes environ de latitude australe, presque à égale distance, — entre trois cents et trois cent cinquante milles, — du golfe de Carpentarie d’un côté, et, de l’autre, de la vaste rade où la rivière Victoria débouche dans la mer de Timor. En 1861, dans son second voyage, l’intrépide bushman s’avança de cent vingt milles plus loin au nord, jusque sous le dix-septième parallèle, où d’impénétrables fourrés, et aussi le manque d’eau et l’épuisement de ses provisions, le contraignirent encore une fois de revenir sur ses pas. Enfin, en 1862, reprenant toujours la même ligne de route avec une obstination toute bretonne, il a tourné l’obstacle de 1861, et, continuant de pousser devant lui droit au nord, il est arrivé au golfe Van Diemen, en face de l’île Melville, c’est-à-dire à la partie de la côte

  1. La relation de cette expédition, écrite par le capitaine Burton, a été traduite en français par Mme Loreau : Voyage aux grands lacs de l’Afrique orientale. Paris, 1862, un volume grand in-8, avec de nombreuses illustrations (chez Hachette).
  2. Speke, dans son loyalisme britannique, a donné au lac le nom de la reine Victoria. Le sentiment est honorable, mais le changement est pour le moins superflu. Victoria pourra devenir une appellation anglaise ; Nyanza restera le nom géographique.
  3. Le plateau qui constitue le massif de l’Afrique australe (dans la partie traversée par Burton et Speke, entre Zanzibar et le lac Tanganika) n’a qu’une altitude moyenne de mille à douze cents mètres ; le point culminant est à treize cent soixante et un mètres (quatre mille quatre cent soixante-sept pieds anglais). Nous sommes loin de l’énorme soulèvement du plateau tibétain, quatre à cinq mille mètres.
  4. Le baron de Decken, par des déterminations trigonométriques, a trouvé, pour la hauteur du Kilimandjaro au-dessus du niveau de la mer, plus de six mille cinq cents mètres, dont près de mille mètres, à sa partie supérieure, restent couverts de neiges éternelles. On peut voir à ce sujet notre Année géographique, 1863, page 36.
  5. En 1858, Speke avait trouvé trois mille sept cent quarante pieds. Le Tanganika occupe un fond de cuve beaucoup plus enfoncé, dix-huit cent quarante pieds seulement (cinq cent soixante mètres) au-dessus du niveau de la mer.
  6. Voir notre Année géographique déjà citée, page 56.
  7. Il s’agit de milles géographiques de soixante au degré. C’est un peu plus de soixante de nos lieues communes, ou environ deux cent quatre-vingts kilomètres.
  8. Sur ce remarquable phénomène ethnologique, qu’il nous soit permis encore de renvoyer aux développements où nous sommes entré dans notre Année géographique, publiée au mois de février dernier (page 73 et suiv.)
  9. Voyez l’esquisse, page 421.
  10. On peut voir notre Année géographique, déjà citée, pages 19 et 23.
  11. Ils y sont arrivés le 18. Une réunion extraordinaire de la Société royale de géographie a été immédiatement convoquée et a eu lieu mardi dernier 22 juin, pour la réception solennelle des deux voyageurs. Il y a là sans doute une certaine mise en scène ; mais il faut avouer qu’elle est bien entendue et qu’elle remue la fibre nationale.
  12. Attribuant à César une pensée que venait de réaliser Néron, Lucain fait dire au vainqueur de Pharsale, assis au festin de Cléopatre :

    Sed cum tanta meo vivat sub pectore virtus,
    Tantus amor veri nihil est quod noscere malim
    Quam fiuvii caussas per secula tanta latentes
    Ignotumque caput : Spes est mihi certa videndi
    Niliacos fontes ; bellum civile relinquam.