Revue géographique — 1865, 2d semestre

La bibliothèque libre.


REVUE GÉOGRAPHIQUE,

1865


(DEUXIÈME SEMESTRE.)


PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.


TEXTE INÉDIT.




Premier voyage entrepris dans l’Afrique équatoriale sur les traces du capitaine Speke. M. Samuel Baker. Reconnaissance importante. Le Louta-Nzighé, peut-être le plus grand lac de l’Afrique. Une nouvelle tête du Nil. Historique de la découverte. — Les dames Tinné et M. de Heuglin. Historique de leur voyage à l’ouest du haut fleuve Blanc. Catastrophes. Résultats scientifiques. — Où est la source du Nil ? — Le baron de Decken et son troisième voyage aux montagnes neigeuses de l’Afrique équatoriale. — Nouveau voyage du docteur Livingstone dans l’Afrique australe. Plan de l’expédition ; importance des problèmes qu’elle veut résoudre. — Prochaine publication du dernier voyage du docteur Livingstone. — Autres faits notables rapidement signalés. Du Chaillu au Gabon ; Girard Rohlt dans la Tripolitaine, MM. Mage et Quantin sur le haut Dhioliba. — Un remarquable travail de M. Jules Duval sur l’Algérie. — Le docteur Ricard sur le Sénégal ; M. Renan et M. Jacques de Rougé sur la vieille Égypte. — Le Marco Polo de M. Pauthier. — L’Arabie de M. Palgrave.


I


L’Afrique et ses exploitations se présentent encore au premier rang dans le mouvement si remarquable des découvertes contemporaines. Comme tous les spectacles qui nous ont vivement frappés par la grandeur et l’imprévu, celui-ci s’est emparé de notre esprit et reste empreint d’un puissant intérêt. Les beaux et fructueux voyages d’un Barth, d’un Livingstone, d’un Burton, d’un Speke et de tant d’autres pionniers intrépides, en même temps qu’ils ouvrent la porte à d’autres découvertes et qu’ils en montrent la route, éveillent en Europe le désir impatient de voir les poursuites s’étendre et se compléter.

Déjà d’heureuses tentatives viennent de conduire à de très-grands résultats.

Une découverte considérable va combler une des plus regrettables lacunes que l’itinéraire des capitaines Speke et Grant et travers l’Afrique équatoriale laissait dans le haut bassin du fleuve Blanc.

Ceux qui ont lu la relation de l’infortuné capitaine Speke[1] se rappelleront sans doute que bientôt après s’être éloignés de l’extrémité septentrionale du Victoria Nyanza, grand lac situé au milieu même de la zone équatoriale, partie en deçà, partie au delà de l’équateur, Speke et son compagnon le capitaine Grant furent obligés d’abandonner la rivière qui sert de déversoir au lac et qu’ils avaient suivie jusque-là, et que, perdant de vue cette rivière qui se porte à l’ouest par un large coude, ils durent pousser droit au nord dans la direction de Gondokoro. Le point où leur itinéraire se sépara ainsi du grand courant où se déversent les eaux du Nyanza (et qu’ils regardent comme la tête du fleuve Blanc) est par 2° environ de latitude nord. D’après les informations verbales des indigènes, il y avait là plus loin vers l’ouest, un autre lac d’une étendue considérable appelé le Louta-Nzighé, où allait se jeter, d’après leurs dires, la rivière sortie du Nyanza.

Ces renseignements, si vagues qu’ils fussent, laissaient entrevoir tout un système hydrographique qu’il eût été fort important d’aller reconnaître ; Speke et son compagnon regrettèrent vivement que les circonstances où ils se trouvaient ne leur permissent pas de se lancer dans cette reconnaissance. À Gondokoro[2] où ils rencontrèrent un compatriote, M. W. Baker, leurs entretiens à ce sujet enflammèrent l’imagination de l’aventureux voyageur, qui résolut de s’enfoncer à son tour dans la direction du lac inconnu. C’était au milieu de février 1863. Telle a été l’origine de la découverte que nous avons à signaler.

Deux mots sur le nouvel explorateur.


II


M. Baker est ingénieur de son état, mais voyageur d’instinct et chasseur de passion. « Les Anglais, dit-il quelque part, sont naturellement doués de l’esprit d’aventure. Tous ont au cœur un germe de liberté qui ne demande qu’à franchir les rives de l’île natale. Comme le poussin qui de lui-même court à l’eau dès qu’il a brisé sa coquille, le premier mouvement de l’Anglais livré à lui-même est de se lancer à travers le monde. »

Ce portrait qu’il a tracé, M. Baker en est le type. Ses premières aventures ont eu pour théâtre l’île de Ceylan. Les grandes forêts et leurs chasses vraiment royales le retinrent huit années entières sur cette terre splendide, dont il a publié une attachante relation[3]. Las de courir le daim et d’abattre les éléphants, il revint en Europe. Nous le retrouvons alors livré à des travaux d’une autre nature ; c’est sous sa direction qu’a été construit le chemin de fer de la Dobroudja, du bas Danube à la mer Noire. Mais sa passion de chasses et d’aventures le reprend de nouveau, et cette fois elle le pousse en Afrique. C’était au moment où le capitaine Speke, revenu des grands lacs de l’Afrique australe en 1859 avec le capitaine Burton, entreprenait son nouveau voyage à la recherche des sources du Nil. Il y avait entre les deux voyageurs plus d’un motif de sympathie. Tous deux déterminés chasseurs, éprouvés l’un et l’autre par le soleil de l’Inde, d’une nature également énergique et propre aux entreprises difficiles, ils étaient faits pour affronter les mêmes épreuves et courir les mêmes hasards. Ne pouvant se joindre au capitaine Speke, ce qui eût été son rêve, M. Baker voulut du moins se porter vers la région équatoriale à la rencontre de l’expédition, dans la pensée qu’un auxiliaire bien ravitaillé pourrait, même à la dernière heure, ne pas être inutile à des explorateurs épuisés. Sa prévision n’a pas été déçue ; et il y a gagné de plus cette heureuse fortune d’être lui-même entré dans la voie des grandes découvertes.

C’est au milieu de 1861 que M. Baker arriva dans les hauts pays du Nil. Plusieurs courses qui ne seront pas inutiles à la géographie le conduisirent en premier lieu dans les plaines peu connues qu’arrose le Sétit, affluent oriental de l’Atbara. Ces contrées, actuellement si obscures et livrées seulement aux tribus pastorales, ont eu autrefois leur notoriété classique, car elles appartiennent ou confinent au royaume jadis célèbre de Meroé. M. Baker n’est pas moins familier avec les instruments de précision qu’avec la carabine ; ses observations seront sans aucun doute d’un précieux secours pour fixer la carte, encore un peu flottante sur bien des points, de ces pays nouveaux et des territoires plus méridionaux où il a pénétré.

Revenu de l’Atbara à Karthoum, il se remit en campagne au milieu de décembre 1862, cette fois pour remonter le fleuve Blanc à la rencontre des capitaines Speke et Grant. Il eut la joie d’être rejoint par eux à Gondokoro le 23 février 1863 ; c’est là qu’il reçut d’eux les informations qui le décidèrent à se porter à son tour vers la région qu’ils venaient de traverser. Il voulait explorer la partie du fleuve Blanc (ou estimé tel) qu’ils avaient forcement perdue de vue, et reconnaître le Louta-Nzighé. Une première fois l’insubordination de son escorte le contraignit de revenir à Gondokoro avant de s’être enfoncé bien avant dans le sud. Une seconde escorte refusa également de le suivre dans cette direction, si bien qu’en désespoir de cause il prit le parti de se porter à l’est vers le Sobat. Le Sobat est un grand affluent de la droite du fleuve Blanc, à mi-chemin environ entre Gondokoro et Khartoum ; sauf la partie voisine de son confluent, son cours est absolument inexploré.

C’est une des nombreuses conquêtes encore réservées aux voyageurs futurs, dans la région élevée comprise entre le fleuve Blanc et l’Abyssinie. La reconnaissance de cette portion importante de l’hydrographie du haut bassin du Nil a éveillé l’ambition de bien des explorateurs, et des plus éminents, depuis M. Antoine d’Abbadie jusqu’à MM. de Heuglin et Baker, sans qu’aucun d’eux ait pu l’accomplir.

Parti de Gondokoro au commencement d’avril 1863, M. Baker se dirigea vers le sud-est jusqu’à une localité des Béris appelée Latouka, déjà visitée deux ans auparavant par notre compatriote le docteur Peney, si malheureusement enlevé à la science au moment où il allait entreprendre l’exploration du fleuve Blanc au-dessus de Gondokoro[4]. Le 12 avril 1863, M. Baker écrivait de Latouka au consul général anglais Colquhoun qu’il allait s’arrêter là quelques semaines, après quoi il se proposait de se porter vers le Sobat. Il pensait que l’excursion pourrait bien durer neuf mois. Un temps considérable s’écoula après cette lettre sans qu’on eût de lui aucune nouvelle directe. Enfin, dans les derniers jours de mai 1864, quelques-uns des hommes qui avaient fait partie de son escorte arrivèrent à Khartoum, et l’on sut par eux que le voyageur s’était finalement dirigé non vers le Sobat, selon sa première intention, mais vers la résidence de Kamrasi, chef d’Ounyoro (à une centaine de milles anglais au nord du Nyanza), pays bien connu par la relation de Speke[5]. C’était là que ces hommes l’avaient laissé. Kamrasi lui avait fait un très-bon accueil, et ne demandait pas mieux que de nouer des rapports suivis avec Gondokoro.

Cependant le temps s’écoulait de nouveau, et il n’arrivait pas d’autres nouvelles du voyageur. À l’impatience commençaient à se mêler des inquiétudes de jour en jour plus sérieuses. Depuis plus de vingt mois pas une ligne, pas la moindre nouvelle directe ou indirecte. On commençait à désespérer complétement, quand tout à coup, de Khartoum à Alexandrie, arrive par le télégraphe la joyeuse nouvelle que Baker est de retour, qu’il revient avec des découvertes et tout un bagage scientifique des plus importants, et qu’il est sur le chemin de l’Europe. Des lettres de Baker lui-même écrites de Khartoum à la date du 10 mai dernier (1865), confirment bientôt après l’heureuse nouvelle, et joignent les premiers détails. Une lettre de M. Baker, arrivée en Angleterre par la voie du Caire, renferme des informations circonstanciées sur l’exploration du Louta-Nzighé, et sur sa situation précise par rapport au Victoria Nyanza.


III


« Parti de M’rouli, capitale de l’Ounyoro et résidence de Kamrasi, dit M. Baker, j’atteignis, après dix-huit jours de marche, le lac depuis si longtemps désiré. Le point ou j’arrivai au lac se nomme Vacovia ; ce point est par 1° 14’ de latitude nord, à l’ouest de M’rouli. En mémoire de notre regretté prince Albert, je donnai au lac (sauf l’agrément de S. M.) le nom d’Albert Nyanza, le considérant comme la seconde grande source du Nil ; — et quand je dis la seconde, je n’entends pas déterminer son ordre d’importance, mais seulement l’ordre chronologique de la découverte. Les lacs Victoria et Albert sont indubitablement les pères du fleuve.

« La capitale de l’Ounyoro, M’rouli, est située à la jonction du Nil et de la rivière Kafour, à une latitude de 3202 pieds (angl.) au-dessus du niveau de la mer (976 mètres)[6]. Je suivis le Kafour jusqu’à la latitude de 1° 12’ nord, afin d’éviter une suite inabordable de marécages qui s’étendent du nord au sud : ces marais tournés, je continuai directement à l’ouest jusqu’au lac. La route est boisée dans toute son étendue ; avec des éclaircies çà et là, mais très-peu de population et pas de gibier. Le pays que je traversais domine au nord une vallée marécageuse qui se prolonge vers l’ouest ; la plus grande hauteur que je trouvai sur ce terrain élevé fut de 3686 pieds (1123 mètres). Les roches ne m’offrirent partout que du gneiss, du granit et des masses ferrugineuses qui semblaient ne former qu’un conglomérat avec des cailloux de quartz roulés.

« Le lac Albert est un vaste bassin au fond d’une brusque dépression ; les rochers que je descendis par une passe difficile n’avaient pas moins de 1470 pieds (448 mètres) au-dessus de son niveau. La surface du lac est à 2070 pieds au-dessus du niveau de la mer (631 mètres), 1132 pieds (345 mètres) plus bas que le Nil à M’rouli ; la pente générale du pays est donc dirigée de l’est à l’ouest. Des hauteurs qui dominent le lac, on n’aperçoit aucune terre au sud ni au sud-ouest ; vers l’ouest et le nord-ouest, au contraire, s’étend une chaîne de montagnes considérable qui peut bien s’élever à 7000 pieds au-dessus du niveau du lac, dont cette ligne de hauteurs borde la côte occidentale en se prolongeant au sud-ouest parallèlement au cours du lac. Le roi Kamrasi et les indigènes m’assurèrent également que le lac, à la connaissance de tout le monde, s’étend dans le pays de Rumanika à l’ouest de Karagoué, mais que de là (vers 1° 30’ de latitude sud) il tourne subitement à l’ouest, et que son étendue dans cette direction est inconnue. Sous la latitude de 1° 14’ nord, où j’atteignis le lac, sa largeur peut être d’une soixantaine de milles ; mais plus au sud la largeur augmente. L’eau est profonde, douce et transparente ; les bords sont généralement sains, et présentent une plage sablonneuse libre de roseaux.

« J’ai navigué treize jours sur le lac dans un canot formé d’un arbre creusé ; parti de Vacovia, je suis arrivé à Magungo, à la jonction du Nil avec le lac, par 2° 16’ de latitude nord. Le voyage a été long, par suite de la nécessité de longer la côte, et aussi à cause du gros temps, qui généralement nous prenait à une heure après midi par un vent d’ouest.

« À la jonction du Nil, le lac n’a plus qu’une vingtaine de milles de largeur. Ici les côtes étaient devenues moins saines ; de larges masses de roseaux empêchaient le canot de prendre terre. Les montagnes avaient disparu de la côte orientale, remplacées par des collines de cinq cents pieds environ qui ne s’élevaient plus du lac même en pentes abruptes comme les montagnes que nous avions vues plus au sud, mais qui s’éloignaient à la distance de cinq ou six milles, laissant entre elles et le lac un terrain ondulé. L’entrée du Nil est un large canal d’une eau profonde, mais sans courant, bordé de chaque côté par de grands bancs de roseaux. De ce point, le lac s’étend au nord-est l’espace d’une quarantaine de milles, pour tourner ensuite à l’ouest en se rétrécissant graduellement. Étendue inconnue.

« À une vingtaine de milles au nord de la jonction du Nil à Magungo, la rivière sort du grand réservoir, et continue sa course vers Gondokoro.

« Je remontai le Nil dans un canot à partir de sa jonction ; les indigènes ne voulurent pas avancer plus loin au nord, à cause des tribus hostiles des bords du lac. À une dizaine de milles de la jonction du Nil, le canal se rétrécit et n’a plus que deux cent cinquante yards environ de largeur[7] avec un courant à peine sensible, quoique très-profond, et bordé de roseaux comme de coutume ; le pays à droite et à gauche est ondulé et boisé. À partir de la jonction, le canal que je remontais se portait à l’est. J’avais fait une vingtaine de milles en remontant depuis Magungo, lorsque mon voyage fut brusquement interrompu par une magnifique chute d’eau qui tombe à pic d’une hauteur de cent vingt pieds. Au-dessus de cette cataracte la rivière se trouve tout à coup emprisonnée entre des hauteurs rocheuses, et elle roule à travers une gorge où un large courant de deux cents yards de largeur est réduit à cinquante yards. L’eau se précipite dans cette gorge avec une effrayante rapidité, et elle se plonge d’une seule masse dans le profond bassin qu’elle surplombe.

« De ce point je continuai par terre, et je traversai le Tchopi en longeant la rivière ; j’atteignis enfin Karouma tout a fait épuisé par la fièvre[8], ma provision de quinine étant depuis longtemps à fin. »

Après cet aperçu de son itinéraire, qui sera plus clair encore quand il sera accompagné de la carte que le voyageur a dressée, M. Baker esquisse la description suivante du Louta-Nzighé, ou, comme il l’a nommé, l’Albert Nyanza :

« Le lac Albert Nyanza forme un immense bassin dont le niveau est fort au-dessous du pays environnant ; il reçoit toutes les eaux des grandes chaînes de montagnes de l’ouest, aussi bien que celles des pays de l’est, l’Outoumbi, l’Ouganda et l’Ounyoro. Aux eaux du Nil qu’il reçoit (c’est-à-dire de la grande rivière venant du Victoria Nyanza, le K tour de M. Baker), il ajoute les eaux accumulées qui lui viennent de l’ouest et de l’est, et il forme ainsi la seconde source de cette puissante rivière. Le voyage sur le lac est on ne peut plus beau, les montagnes s’élevant souvent du sein même des eaux, et leurs flancs ravinés présentant de nombreuses cataractes. Du côté de l’est, les rochers sont du granit mêlé fréquemment de grandes masses de quartz.

« Sur le bord oriental du lac, on tire du sol une grande quantité de sel ; c’est la ressource commerciale des misérables villages qui s’échelonnent à de longs intervalles sur la côte de l’Ounyoro. Les indigènes sont très-peu hospitaliers ; souvent ils refusaient de nous vendre des provisions. Mallegga, sur la côte ouest du lac, est un grand et puissant pays gouverné par un roi nommé Kadjoro, qui possède des canots assez grands pour traverser le lac. Le Mallegga fait un trafic considérable avec Kamrasi, où il envoie de l’ivoire, des peaux bien préparées et des manteaux, en échange du sel, des bracelets de cuivre, des cauris et des verroteries, articles qui doivent tous venir de Zanzibar par Karagoué (à l’exception du sel), car il n’y a pas de communication avec la côte occidentale de l’Afrique.

« La longueur de l’Albert Nyanza, mesurée du nord au sud, est d’environ deux cent soixante milles géographiques, indépendamment de sa partie inconnue à l’ouest entre 1 et 2 degrés de latitude sud, et de son développement analogue au nord vers le 3e degré de latitude. »

Autant qu’on en peut juger par cette première description, la vaste et remarquable nappe d’eau que vient de reconnaître M. Baker se développe sous la forme d’un immense fer à cheval dont la partie convexe regarde l’est, et dont la branche du sud, encore inexplorée, est de beaucoup la plus considérable. D’après ces premières indications, l’Albert Nyanza pourrait bien être le plus grand de tous les lacs de l’Afrique. Reste à reconnaître quelles eaux arrivent à cette branche du sud, et d’où sortent ces eaux. Comme toutes les découvertes faites jusqu’à présent dans cette région équinoxiale du continent africain, celle-ci n’est qu’un premier jalon et une pierre d’attente ; mais elle n’en est pas moins d’une très-grande importance, et par ce qu’elle donne déjà, et par ce qu’elle promet. M. Baker vient de conquérir une belle place dans la brillante pléiade des modernes explorateurs de l’Afrique ; la relation que nous promet son retour en Angleterre sera sans aucun doute une des plus intéressantes et des plus curieuses que nous aurons eue depuis longtemps. Le voyageur est arrivé à Londres dans les derniers jours d’octobre.


IV


Nous avons déjà parlé, dans une de nos précédentes Revues, du voyage des dames Tinné à l’ouest du haut fleuve Blanc, voyage singulièrement remarquable à plus d’un titre, et dont l’adjonction de M. de Heuglin a fait une véritable expédition scientifique en même temps qu’un voyage de découvertes. Une notice pleine de détails nouveaux et d’un vif intérêt qui vient de paraître en Angleterre d’après la correspondance de ces dames[9], nous ramène à ce curieux voyage.

Au mois d’août 1861, Mlle Alexandrina Tinné, accompagnée de sa mère et de sa tante, arrivait au Caire pour son troisième voyage en Égypte. Ces dames se proposaient cette fois de pousser plus avant dans l’intérieur jusqu’aux pays récemment découverts du haut fleuve Blanc.

Nous ne les suivrons pas dans leur voyage jusqu’à la ville de Khartoum, où elles arrivèrent au mois de février 1862. Pour attendre la saison favorable, elles s’établirent au-dessus de la ville égyptienne, sur les bords du fleuve Blanc. On ne reconnaissait guère ici le fleuve d’Égypte, avec ses rives sablonneuses et ses campagnes arides ; cette partie du fleuve Blanc, disent les lettres de Mme Tinné, rappellerait plutôt les bords richement boisés de la Tamise près de Windsor. Le sounad ou gommier, qui atteint la taille des plus beaux chênes, le tamarinier, une grande variété de beaux arbustes pleins de jolis singes bleus se jouant à travers les branches, et de charmants oiseaux remplissant l’air de leurs chansons d’amour, tout respirait la vie dans ce paysage des tropiques ; la rivière, pleine d’hippopotames et de crocodiles, — ce qui n’en est pas le côté le plus aimable, était à demi couverte de larges fleurs aquatiques, quelques-unes aussi grandes que le lis Victoria, et qui étincelaient la nuit de mouches phosphorescentes du plus singulier effet.

Mais toute médaille à son revers. Le commerce des esclaves, cette honte de l’humanité, est aussi actif que jamais malgré les défenses du vice-roi. Les dames s’étaient arrêtées un jour à un endroit où plusieurs barques pleines de ces pauvres créatures avaient pris terre. Les noirs avaient l’air si misérable, que miss Alexandrina donna ordre d’abattre deux bœufs pour que ces pauvres gens eussent au moins un jour de régal. Comme elle veillait à ce que chacun d’eux eût sa portion, une femme, portant un petit enfant, vint lui baiser la main, et lui dit qu’elle et son nourrisson avaient été achetés par un maître, tandis que son autre enfant, âgé

de cinq ans, et sa vieille mère à elle, avaient été mis dans une autre troupe. Elle venait la supplier d’obtenir pour elle qu’elle pût être avec eux jusqu’au moment où l’on se remettrait en route. Il va sans dire que la faveur fut demandée et obtenue ; et l’entrevue toucha tellement la jeune dame, qu’elle racheta immédiatement et remit en liberté toute la famille. Le marchand ajouta au lot deux autres vieilles à demi mortes de faim, dont il était enchanté sans doute de se débarrasser.

Le commerce des esclaves rend assez dangereux le voyage par eau. Pour les noirs riverains, tous les blancs sont des Turcs. Néanmoins, comme le petit vapeur que montaient ces dames n’avait jamais figuré dans cet odieux trafic, ils ne se montraient pas hostiles. En deux ou trois occasions, les Noirs vinrent demander s’il était vrai que la jeune dame, qu’ils voyaient galopper à cheval, était une fille du sultan qui venait les secourir et les protéger. Plusieurs montèrent à bord et se régalèrent de café et de sucre. L’argent n’a pas cours chez eux. La location d’un taureau pour une journée de promenade coûtait une bande de mousseline. Pour une pièce d’étoffe faite dans le pays, il fallait donner cent dattes et neuf ognons. Un enfant se charge d’une commission pour une poignée de maïs. Chez eux les verroteries sont passées de mode.

À mesure qu’on remontait le Nil, le paysage prenait fréquemment un nouveau caractère. Les arbres sont partout d’une grande beauté. Ce sont des mimosas dont les fleurs diffèrent, mais non le feuillage, des tamariniers couverts de belles plantes grimpantes ; c’est le papyrus et un arbre à grandes fleurs jaunes appelé ambadj, ressemblant à un buisson (Anemone Mirabilis) ; c’est aussi l’arbre à poison (Euphorbia antiquorum), qui n’a presque pas de feuilles, excepté au bout des branches, avec de petites fleurs écarlates croissant autour des branches comme celles du cactus. Si l’on rompt une branche, il en sort un suc laiteux dans lequel les indigènes trempent la tête de leurs flèches, et l’on assure que les blessures faites par ces armes sont mortelles. Les Arabes appellent l’arbre M’toupa. Les fleurs dont les rives sont couvertes sont de nuances si éclatantes et si variées, que l’œil en est presque ébloui. Cette description s’applique particulièrement à la partie du fleuve qui est au-dessus du confluent du Sobat.

Le 30 septembre, les dames arrivèrent à Gondokoro : la population du territoire environnant appartient à la race négroïde des Bari. C’était, avant l’arrivée des Turcs, un peuple parfaitement heureux ; encore aujourd’hui ils dansent et chantent jour et nuit, aussi longtemps que durent le maïs et le dourra.

Bien que prévenues que la rivière cesse d’être navigable au-dessus de Gondokoro, les dames ne furent pas contentes qu’elles ne l’eussent vue par elles-mêmes. Elles purent encore remonter le courant dans leur vapeur l’espace de cinq heures ; plus loin les roches interceptent absolument la navigation. Les rapports qu’on leur fit de l’état d’agitation des nègres, par suite des atrocités attribuées à un traitant maltais appelé de Bono (dont le nom n’est pas inconnu en Europe), les empêcha de pousser plus avant ; sans quoi il est bien probable qu’elles se fussent trouvées, elles et toute leur suite, les hôtes de Kamrasi ou de Mtésa, en même temps que MM. Speke et Grant qui demeurèrent chez ces deux chefs des pays du sud de janvier à novembre 1862. On regagna Gondokoro et de là Khartoum. De Khartoum à Gondokoro la navigation, en remontant, avait occupé 360 heures ; la descente de Gondokoro à Khartoum n’en prit que 170, moins de la moitié.

Notons une remarque consignée dans les lettres de ces dames. Les gens du pays rient de ceux qui parlent d’une source du Nil. À Gondokoro il pleut tous les jours pendant sept ou huit mois, non pas de continu, mais par grosses averses ; « si bien, disent-ils, qu’il n’y a pas seulement une source de la rivière, mais qu’au dessus du Sobat elle se forme de cent tributaires. » Une personne qui a réside longtemps en Égypte a remarqué que le fleuve change plusieurs fois de nuance durant ses crues, ce qui semblerait indiquer qu’elles sont alimentées successivement par plusieurs branches supérieures qui viennent de points différents et traversent des sols de nature diverse.


V


Le second séjour à Khartoum, de novembre 1862 à février 1863, fut consacré aux préparatifs d’une nouvelle expédition plus formidable que les précédentes et d’une nature plus sérieuse. Cette fois il ne s’agissait de rien moins que de remonter le Bahr el-Ghazal, grand affluent de la gauche du fleuve Blanc au-dessus du Sobat, et de pénétrer par là dans la région peu ou point connue qui s’étend à l’ouest du fleuve Blanc et de Gondokoro. C’est à cette expédition que s’adjoignit M. de Heuglin, nom bien connu dans les récentes explorations africaines, et le docteur Steudner qui avait aussi fait partie, avec M. de Heuglin, de la grande expédition allemande de 1860. Un autre Allemand, le baron d’Ablaing, qui voyageait en amateur dans ces hautes régions, s’enrôla aussi dans l’escorte de miss Alexandrina et de sa tante (la plus âgée des trois dames restait à Kharthoum où la retenait sa santé). « Nous espérons faire un voyage plus scientifique, sinon plus agréable que le dernier, » écrivait à cette occasion une des dames Tinné. Hélas ! elles ne prévoyaient pas les tristes événements qui allaient marquer cette expédition néfaste.

L’espace ne nous permettrait pas d’en suivre tous les incidents ; nous les avons d’ailleurs sommairement indiqués dans une précédente Revue. La mort du docteur Steudner, atteint des fièvres locales, le 10 avril 1863 ; celle de madame Tinné, qui succomba le 20 juillet aux mêmes atteintes ; la jeune miss Alexandrina, et M. de Heuglin lui-même, conduits à deux doigts de la tombe par les influences délétères de ce redoutable climat ; puis toutes les contrariétés imaginables suscitées par la rapacité éhontée d’un traitant indigène, à la merci duquel on se trouvait livré, sans compter les difficultés communes d’un voyage de ce genre à travers les pluies tropicales, qui surprirent la caravane avant qu’elle pût gagner les hautes terres du sud où l’on avait espéré arriver à temps : telles ont été les rudes épreuves par lesquelles a passé cette expédition, commencée sous de si riants auspices.

Elle n’aura cependant pas été, grâce à M. de Heuglin, sans résultats pour la science. L’habile et persévérant observateur a recueilli des faits nombreux dont s’enrichira l’histoire naturelle de l’Afrique centrale. Il a déterminé astronomiquement la position de plusieurs points, en même temps que des notes exactes ont été tenues sur l’aspect physique des pays parcourus et leur topographie ; et comme on s’est avancé plus loin à l’ouest qu’aucun Européen ne l’avait fait auparavant, la carte d’Afrique s’est enrichie sur ce point d’une addition importante. Ces riches matériaux, par un empressement de publicité bien digne de servir d’exemple à la tardive élaboration de tant d’autres voyageurs, sont déjà livrés à la publicité scientifique ; M. de Heuglin en a fait l’objet d’un mémoire circonstancié qui a trouvé immédiatement place dans le précieux journal de M. Augustus Petermann, les Mittheilungen de Gotha[10], accompagné d’une grande et belle carte où sont rapportés les matériaux topographiques et astronomiques si chèrement achetés par l’expédition.


VI


À côté de ces beaux résultats dus aux dernières investigations du haut bassin du Nil, d’autres entreprises se continuent et se préparent dans l’Afrique orientale, qui promettent de non moins riches additions à la carte du continent. Ces entreprises appartiennent à des hommes connus depuis longtemps et solidement éprouvés dans la carrière des explorations africaines, le baron de Decken et le docteur Livingstone.

M. de Decken, noble et riche Hanovrien, s’est on peut dire approprié et créé une spécialité dans les voyages d’Afrique : la part qu’il s’y est faite, ce sont les grandes montagnes neigeuses de la région du Zanguebar. Depuis cinq ans il y a consacré sa vie. Ceux qui ont suivi le mouvement contemporain des découvertes savent que deux missionnaires allemands au service du comité de Londres, MM. Kraft et Rebmann, signalèrent les premiers, en 1848 et 1849, l’existence d’un grand massif au-dessus de la côte du Zanguebar, immédiatement au sud de l’équateur, dominé par plusieurs pics couronnés de neiges éternelles. Le plus méridional de ces sommets neigeux est le Kilimandjaro, à 4° environ de latitude australe ; un autre pic peut-être encore plus élevé et de nature volcanique, le mont Kénia, est presque sous l’équateur. L’annonce de cette découverte rencontra en Angleterre quelques objections de la part d’un homme à qui d’estimables travaux avaient acquis une autorité notoire dans les choses de l’Afrique, mais qui depuis semble avoir pris à tâche de détruire sa position acquise par les excès d’une critique sans raison ni mesure[11]. On révoqua en doute les neiges des deux montagnes et les montagnes elles-mêmes ; on mit gratuitement en suspicion non seulement l’habileté, mais la véracité même des deux missionnaires.

Il était nécessaire, pour l’honneur et dans l’intérêt de la science, de vérifier leurs indications. C’est ce que M. de Decken le premier, et jusqu’à présent le seul, a entrepris. Deux voyages successifs au Kilimandjaro, en 1860 et 1862, ont constaté la complète exactitude des faits annoncés par MM. Rebmann et Krapf ; néanmoins, pour M. de Decken lui-même, ces deux premières courses ne sont que la préparation d’une étude plus complète. Il a fait depuis deux ans de grands et coûteux préparatifs pour un troisième voyage aux pics neigeux. Il n’a vu que le Kilimandjaro, dont il n’a pu même compléter l’ascension ; il veut cette fois étudier aussi le mont Kénia et achever l’exploration du massif tout entier. Un bateau à vapeur à faible tirant a été construit tout exprès pour remonter les rivières qui ont leur source dans le massif, et qui descendent à la côte entre Mombaz et l’équateur ; ce bateau a été baptisé, à cause de sa destination, du nom français de Passe-Partout. Aux dernières nouvelles, — elles remontent au 10 décembre 1864, — le bateau était ancré à Zanzibar, ayant déjà fait quelques excursions préliminaires, et prêt à se remettre à l’œuvre. Un nombreux personnel engagé par le voyageur, — un capitaine de la marine d’Autriche, un médecin, un peintre, un ingénieur, un géologue, un charpentier et plusieurs autres artisans, et enfin jusqu’à un habile cuisinier, font de ce voyage une véritable expédition, une expédition qui semble vouloir rivaliser avec l’appareil princier des dames Tinné. S’il y avait à craindre quelques difficultés pour l’avenir, ce serait de ce déploiement de moyens et de personnel que pourraient venir les appréhensions. Deux hommes résolus et bien préparés, voyageurs ou missionnaires, iraient peut-être plus loin et plus aisément à travers ces contrées sauvages, qu’une troupe nombreuse qui veut transporter avec elle toutes les ressources et le confort de la vie civilisée. Espérons toutefois que nos craintes ne se réaliseront pas. Le projet de M. de Decken est de contourner le Kénia, et de redescendre par le versant occidental dans le bassin du Victoria Nyanza de Speke, auquel, sans aucun doute, la montagne envoie ses eaux. Si les prévisions du voyageur n’ont pas été trompées, l’expédition a dû se mettre définitivement en route au mois de mai dernier.


VII


Le plan que s’est tracé M. Livingstone pour son prochain voyage se présente sous de non moins grandes proportions que ses deux expéditions précédentes, qui l’ont placé si haut sur la liste de nos modernes explorateurs ; il ne s’agit de rien moins cette fois que de remplir la lacune encore très-considérable qui sépare ses propres découvertes de celles de Burton et de Speke dans le centre de l’Afrique australe. Il est sûrement peu de nos lecteurs qui ne sachent quelle part immense le docteur Livingstone a eue depuis seize ans dans la reconnaissance des parties inconnues de l’Afrique australe. Si chaque explorateur laissait son nom aux terres qu’il a découvertes ou dont il a renouvelé la géographie, le sien devrait être inscrit sur une immense portion du bassin du Zambézi, ce grand fleuve qui est pour le sud de l’Afrique ce que le Nil est pour le nord, et le Kouâra ou rivière de Timbouktou pour le nord-ouest. Dans son premier voyage (de 1849 à 1852), il en a parcouru et décrit le premier presque toute la partie supérieure (car les vagues et rares notions que l’on en avait eues jusqu’alors par les Portugais du Congo ou de Mozambique n’avaient aucune valeur scientifique) ; et pour la seconde fois, de 1858 à 1864, outre une étude plus complète du cours inférieur du fleuve, il en a pour la première fois reconnu un affluent considérable, le Chiré, par lequel un très-grand lac, le Nyassa, se déverse dans le bas Zambézi[12]. Ce lac du Sud fut mentionné par les vieilles relations portugaises sous le nom de Maravi, qui est celui d’une de ses principales populations riveraines ; mais la notion que l’on en avait était si vague et si peu certaine, que depuis cinquante ans les géographes l’avaient effacé de leurs cartes. Nous rappellerons que la relation du premier voyage du docteur Livingstone a été publiée en français concurremment avec l’édition anglaise[13], et nous ajouterons qu’il en sera de même prochainement de la seconde relation, dont nous pouvons d’ailleurs annoncer que les lecteurs du Tour du monde vont avoir bientôt la primeur.

Dans son troisième voyage, le docteur doit embrasser tout l’espace compris entre le delta du Zambézi et les parages de Zanzibar, c’est-à-dire un intervalle de dix à douze degrés de latitude. Le gouvernement anglais a conféré au voyageur le titre de consul britannique, ce qui doit lui donner une beaucoup plus grande autorité près des chefs indigènes. Un bateau à vapeur que M. Livingstone a fait construire à ses frais il y a six ou sept ans, servira à étudier une partie au moins des rivières qui débouchent à la côte. Quoique le docteur ait déposé sa première qualité de missionnaire (ses études de jeunesse en avaient fait un médecin), l’expédition ne reste pas en dehors des questions d’humanité, et tout à la fois de politique, qui tiennent à l’abolition de la traite des esclaves par les navires européens. Les vues de la nouvelle expédition ne sont pas confinées à la région littorale. La reconnaissance de la partie supérieure du Nyassa, forcément interrompue il y a deux ans, celle des parties nord et sud du grand lac central (le Tanganîka), visité par Burton et Speke en 1859 ; l’exploration de l’espace encore inconnu compris entre ces deux grands lacs intérieurs, le Tanganîka et le Nyassa, et enfin, s’il est possible, l’examen des territoires situés entre le Tanganîka et l’équateur : tels sont les immenses desiderata signalés au zèle toujours ardent de l’explorateur. Ce plan est vaste, trop vaste probablement pour que l’on puisse espérer qu’une même expédition le remplisse en entier ; mais n’en dût-elle remplir qu’une partie, la science ne peut qu’en retirer un très-grand bénéfice.

Parti de Londres au mois de juillet, M. Livingstone a pris pied à Bombay le 11 août. C’est là que se sont faits les derniers préparatifs. Le voyageur, d’après ses dernières lettres, comptait partir pour la côte d’Afrique à la fin d’octobre.


VIII


L’espace qui nous reste ne nous permet pas de parler de du Chaillu, que ses dernières lettres laissent au Gabon, d’où il se proposait de remonter à l’est ou au nord-est, dans la direction du Tanganîka de Burton ou du Nyanza de Speke ; ni de Gerhard Rohlf, qui vient de quitter la régence de Tripoli pour une excursion vers Gadhamès, en attendant sans doute qu’une occasion favorable lui permette de pénétrer dans les parties vierges de la contrée des Tibboû, entre le Fezzan et le Ouadây ; ni de MM. Mage et Quantin, envoyés en mission il y a vingt mois par le général Faidherbe dans la direction de Timbouktou, et qui jusqu’à cette heure n’ont pu dépasser Ségo, sur le haut Dhioliba. Ce sont, du reste, des entreprises à peine entamées, que retrouvera notre prochaine Revue.

Nous aurions voulu signaler convenablement un rapport récent de M. Jules Duval à la Société de géographie, sur le passé et le présent de l’Algérie[14] ; c’est un morceau capital tracé de main de maître par un homme éminemment compétent, et que nous recommandons vivement à qui voudra connaître à fond l’histoire et la situation économique de notre colonie algérienne, comme nous recommandons un petit volume de M. Ricard à qui voudra se former une idée complète de l’état actuel et des ressources d’avenir du Sénégal[15]. Deux morceaux sur l’Égypte, fort remarquables l’un et l’autre, à des titres divers, pour quiconque aime à se reporter au passé d’une nation autrefois glorieuse, l’un de M. Renan, dans la Revue des Deux-Mondes[16], l’autre, de M. Jacques de Rougé, fils de notre grand égyptologue le vicomte de Rougé, dans la Revue archéologique[17], auraient mérité une mention plus spéciale. À côté de ces excellents travaux, où les esprits sérieux aiment à retrouver le passé ranimé par l’érudition, nous aurions voulu aussi donner quelques pages au beau travail qu’un de nos savants orientalistes, M. G. Pauthier, vient de consacrer au grand voyageur du moyen âge, Marco Polo[18]. Par sa connaissance parfaite des sources orientales, et particulièrement des documents chinois et mongols du treizième siècle propres à éclaircir bien des points obscurs de la relation, M. Pauthier était tout particulièrement désigné pour cette œuvre qui lui fera grand honneur. Le livre de Marco Polo est un des monuments de l’histoire géographique du monde, et, comme tous les classiques, c’est un texte inépuisable de recherches et d’études.

Les publications fort importantes dont l’Arabie vient d’être l’objet coup sur coup, auraient bien mérité aussi de nous arrêter. Nous avons parlé déjà avec quelque détail, dans notre précédente Revue, du voyage aussi attachant qu’instructif de M. Palgrave ; néanmoins la relation complète tout récemment publiée nous aurait pu fournir encore plus d’une remarque nouvelle et de curieux extraits, tant sur la topographie et la configuration générale de la péninsule, que sur sa situation politique et surtout sur les mœurs et les habitudes des populations. Un autre voyageur, le colonel Pelly, agent politique du gouvernement britannique, vient aussi de fournir des documents tout nouveaux à la géographie astronomique de l’Arabie intérieure, qui était jusqu’à présent tout à fait privée d’informations de cette nature. C’est une acquisition précieuse pour cette partie de la carte d’Asie.

Nous aurions pu noter encore d’autres faits intéressants, soit dans l’ancien, soit dans le nouveau monde ; nous aurions, notamment, suivi avec un grand et sympathique intérêt le travail de reconstitution qui s’opère au sein de deux grands pays de l’Amérique du Nord : aux États-Unis, depuis l’apaisement de la guerre fratricide qui durant quatre années a suspendu la vie scientifique de la nation ; au Mexique, depuis qu’un gouvernement régulier se consacre au développement des immenses ressources d’un territoire merveilleusement doué, et, en ouvrant ses territoires à de faciles communications avec le reste du monde, y va développer rapidement les études de toute sorte que le pays appelle. Nous aurions pu dire aussi ce qu’a déjà fait dans cette voie la Commission scientifique du Mexique instituée à Paris au commencement de l’année dernière (1864), en vue de seconder et de diriger les recherches que doit favoriser notre expédition. Ce sont là, forcément, autant de points réservés pour les chapitres plus développés d’une publication prochaine[19].

Vivien de Saint-Martin.

12 novembre 1865.


FIN DU DOUZIÈME VOLUME.
  1. L’édition française a été publiée à la maison Hachette, un volume grand in-8o avec cartes et illustrations, 1864.
  2. Ancienne station des missionnaires autrichiens, sur le haut fleuve Blanc, par 4° 54′ 5″ de latit. N., selon les observations du capitaine Speke, qui a également trouvé pour la longitude de ce point important 29° 25′ 16″ E. du méridien de Paris.
  3. Eight years’Wanderings in Ceylan. London, 1855. Ce volume avait été précédé d’un premier livre d’impressions et de récits plus particulièrement cynégétiques, The rifle and the hound in Ceylon.
  4. Voir à ce sujet notre 2e volume de l’Année géographique, p. 59 et suiv.
  5. Voir p. 471 et suivantes de l’édition française. Les observations de Speke fixent la position de M’rouli, résidence de Kamrasi, par 1° 37′ 43″ de lat. N.
  6. Les observations de Speke ne lui avaient donné pour la hauteur de ce point au-dessus du niveau de la mer que 2856 pieds. Mais ces mesures avaient été obtenues seulement au moyen du point d’ébullition de l’eau, et Speke lui-même y attachait une incertitude possible de 300 pieds. Nous ignorons encore quel moyen d’observation M. Baker a employé.
  7. Le yard est un peu moins que le mètre.
  8. Karouma est une localité marquée par une cataracte assez considérable de la grande rivière (le Kafour, où se déverse le Victoria Nyanza), à quatre-vingt-dix milles environ au-dessous de Wrouli, du côté du nord. C’est aux chutes de Karouma que la rivière fait son grand coude à l’ouest vers le Louta-Nzighé. Voir la relation de Speke, p. 510 de l’édition française.
  9. Geographical Notes of expéditions in Central Africa, by three Dutch Ladies ; by J. A. Tinne, esq.
  10. Die Tinne’sche Expédition in westlichen Nil-Quellgebiet, 1863-1864 ; aus dem Tagebuche von Th. v. Heuglin. Dans les Mittheilungen, cahier complémentaire no 15, 1865.
  11. M. Desborough Cooley, puisqu’il faut le nommer.
  12. On remarquera, que ce nom de Nyassa est identique, ou peu s’en faut, à celui du Nyanza, reconnu par Speke sous l’équateur ; au nord comme au sud, en effet, le mot, dans la langue des indigènes, désigne un lac, une grande eau. C’est un exemple, frappant pour tous, de l’analogie fondamentale de tous les idiomes qui se parlent dans le sud de l’Afrique sur une étendue de cinq cents lieues et plus en latitude, depuis l’équateur jusqu’au tropique d’hiver et au delà. Cette communauté d’idiomes chez une multitude de populations négroïdes plus qu’à demi sauvages, est un phénomène ethnologique dont la découverte appartient à notre époque, comme tant d’autres phénomènes analogues inaperçus jusqu’alors.
  13. Voyages et recherches d’un missionnaire dans l’Afrique méridionale. 1 vol. grand in-8o, 1859 (chez Hachette).
  14. Extrait du Bulletin de la Société de Géographie, cahier de juillet 1865.
  15. Le Sénégal, étude intime, par le docteur F. Ricard. Paris, 1865, 1 vol. (Chalamel aîné).
  16. 1er avril 1865.
  17. Mai et septembre 1865.
  18. Le livre de Marco Polo, rédigé en français sous sa dictée en 1298 par Rusticien de Pise ; publié pour la première fois d’après trois manuscrits inédits de la Bibliothèque impériale, par M. G. Pauthier. Paris, 1865, 1 vol. grand in-8 en deux parties.
  19. Le 4e volume de notre Année géographique, en janvier.