Revue littéraire — 14 juillet 1839
Quand Sallo fit paraître, le 5 janvier 1665, le premier cahier de son Journal des Savans, il ne se doutait guère de l’influence qu’exerceraient un jour dans les lettres françaises les publications périodiques dont il donnait le premier l’exemple. Au XVIe siècle et sous Louis XIII, les correspondances des érudits, copiées et répandues dans le monde scientifique, semblaient, il est vrai, par leur variété un peu prétentieuse et confuse, annoncer les recueils littéraires du règne de Louis XIV. Mais en attendant qu’on restitue peut-être aux Romains, comme l’a fait ingénieusement M. Victor Le Clerc pour les journaux politiques, l’idée première des journaux littéraires, l’honneur en appartient à Sallo.
Ce serait un bien intéressant et curieux travail que d’écrire l’histoire de la littérature dans les journaux, que de suivre cette critique improvisée, un peu lente encore sous la plume de Sallo et de Gallois, mais vive déjà, nette et discursive avec Bayle, ardente et acérée avec Fréron, que de la suivre, disons-nous, de Visé à Geoffroy, de La Harpe à Dussault, à travers les transformations de toute sorte et les nuances rapides et changeantes des deux derniers siècles. Si ce n’est point là le côté des lettres le plus solide, le plus sérieux, si la rapidité même et la hâte inévitable de ces compositions, de ces jugemens vifs et promptement formulés, leur donnent trop souvent un caractère actuel et transitoire, une pareille étude toutefois ne serait pas sans profit pour saisir à sa source, dans sa spontanéité même, dans sa partie la plus pratique et la plus vraie, la pensée littéraire d’une époque.
En ces dernières années, les journaux ont de plus en plus attiré à eux et comme absorbé la littérature, en sorte qu’il n’est guère mis au jour, de la part des écrivains connus, de livres qui n’aient, au moins en partie, subi dans la presse l’épreuve d’une première publicité. L’élaboration calme, assidue, solitaire, était, sans contredit, meilleure ; mais maintenant que les longs loisirs sont perdus, et que La Bruyère serait peut-être forcé de gaspiller sa verve si sobre et si admirablement avare entre un compte-rendu des assises et une annonce d’industrie, il faut bien aussi savoir apprécier les bons côtés de cette situation des lettres, inouie jusqu’ici, et à laquelle il est presque impossible d’échapper. Ce gouffre de la presse toujours ouvert, et tous les matins insatiable, où disparaissent tant d’esprit, d’efforts et de verve, est une nécessité qu’il faut subir, et qui n’a que trop son charme. Dès l’abord on est un peu effrayé, mais on s’habitue vite, hélas ! à ces exigences impérieuses, comme les Romains dégénérés aux invasions des barbares. Cela de plus semble répondre à la singulière hâte de toutes choses qui nous caractérise. Avec cette bizarre inquiétude qu’on trouve dans le cœur de tous, et qui fait qu’on ne croit que jeter une tente à l’endroit où pourtant on demeure, avec notre ardeur à la fois et nos découragemens, avec cette attente triste de l’avenir en même temps que cette imprudente confiance dans le présent, qu’il est devenu presque banal de remarquer, comment ne pas prendre vite son parti sur ce point, comment ne pas se disperser dans les journaux ? Il y a d’ailleurs de grands exemples derrière lesquels il est commode de se réfugier. Je ne veux point dire du tout que chaque journaliste puisse se croire d’avance l’auteur des Martyrs ou de l’Histoire de la civilisation, parce que M. de Châteaubriand a écrit au Mercure, parce que M. Guizot a fait le feuilleton du Publiciste. Ce n’est point là, à coup sûr, qu’est la similitude. Mais enfin il faut convenir que plusieurs des livres les plus importans de ce temps-ci sont nés au sein même de la presse, et comme dans la lutte et la mêlée. Les éloquentes lettres de M. Augustin Thierry sur l’histoire de France n’ont-elles pas paru d’abord dans le Courrier, et n’est-ce pas dans le Globe que M. Jouffroy écrivait les plus belles pages de ses Mélanges ? En quelque abaissement que soient tombés les journaux dans certaines mains, c’est donc là une forme nouvelle acquise dorénavant aux œuvres de l’esprit, et qui sans doute restera. Quand une chose conquiert de l’étendue et de la puissance, il faut que le vulgaire l’envahisse au moins en ses limites reculées ; de là cette dégradation inouie du journalisme secondaire, qui fait de la charmante république des lettres de Bayle un assez triste bas-empire. Mais ce sont là des zones extrêmes, auxquelles, heureusement, ne ressemblent en rien les vrais climats littéraires.
Il était utile, il était nécessaire que de grands esprits, en descendant dans les journaux, fissent tourner au profit des idées vraiment littéraires et sérieusement politiques une forme aussi rapide et aussi puissante donnée à la pensée et, par conséquent, à la vérité comme au mensonge. De là, la collaboration de la plupart des hommes célèbres de la fin du dernier siècle et du commencement du nôtre aux journaux politiques de la révolution, aux journaux littéraires de l’empire. Il n’est presque pas un nom glorieux qu’on n’y retrouve. Mais l’abus, l’envahissement des médiocrités, sont venus vite, selon la triste nécessité des choses humaines, et le mal est si grand à l’heure qu’il est, qu’aucun homme vraiment éminent ne veut passer pour écrire dans les journaux quotidiens, et qu’on ne se risque à ces sorties aventureuses que sous le couvert d’une discrétion facile quelquefois à percer, mais qui, officiellement, laisse le plaisir et la garantie de la négation. En Angleterre, la presse quotidienne en est arrivée à bien plus d’abaissement encore et a perdu presque toute puissance sur les affaires et la littérature. L’influence est venue presque exclusivement aux recueils périodiques, comme l’Edinburgh-Review et le Quarterly-Review, que les hommes d’état et les écrivains de talent appuient ouvertement de leurs travaux, tandis qu’ils se défendraient de prendre part à ces journaux quotidiens qui ne sont plus, pour la plupart, que des feuilles de nouvelles politiques chèrement achetées et d’annonces chèrement payées.
Le mal est très loin d’en être arrivé en France à ce degré. Si l’on n’en croyait cependant que le dernier et répugnant écrit de M. de Balzac : Un Grand homme de Province à Paris, les bureaux de journaux seraient exclusivement des ateliers d’industrie sans moralité et sans talent, des espèces de bagnes littéraires. Mais c’est là une caricature tout aussi éloignée de la vérité que le serait la description du cabinet de tel romancier moins préoccupé de l’argent que de l’art, et des échéances de son libraire que de la correction de son style. D’ailleurs, la plaie n’est pas dans les petits journaux, comme le dit M. de Balzac. Personne ne prend au sérieux les articles des petits journaux, non plus que les nouvelles qu’y insère M. de Balzac. Au point de vue littéraire, le mal est ailleurs, il est dans la presse quotidienne, là où M. de Balzac a autant contribué que personne à l’introduire et à l’invétérer. L’auteur d’Éugénie Grandet accuse les feuilletons d’étouffer le talent, tandis qu’il faudrait les accuser de fomenter la médiocrité qui les choie ; il leur reproche de nuire plus à la vraie littérature que ne nuit la contrefaçon belge à la librairie. La littérature, je le crains, est de trop en cette affaire, et il ne doit être question que d’industrie. Qui a tué, en effet, dans les journaux, la critique littéraire, pour y substituer les réclames et les éloges payés ? N’est-ce pas l’industrie ? Et pourrait-il en être autrement ? Les journaux ont une partie d’annonces, partie ouvertement mercantile et commerciale ? Comment veut-on, en ce temps d’argent, que l’annonce ne passe pas de la quatrième page des journaux sur la première ? La distance est si courte à franchir, et l’industrie va si vite, même quand il ne s’agit pas de la vapeur et des chemins de fer !
Il y a d’autres causes encore à l’abaissement où est tombée la littérature des journaux quotidiens, et M. de Balzac les connaît mieux que personne. Toutefois il n’en parle pas dans son livre. Qui ne sait pourtant ce que sont les articles de camaraderie et de complaisance, lesquels ont dégoûté le public de la critique, et ont amené ces nouvelles brisées, ces romans hâtés, sans plan, sans style, sans élévation, sans talent, et dont Un Grand homme de Province à Paris est un triste et trop convaincant exemple. M. de Balzac ignore-t-il aussi qu’on impose des éloges pour des nouvelles, et que le roman en feuilletons trouve là une espèce d’assurance contre la critique ? Ne criez donc pas tant à propos du journalisme ; si la presse avait fait son devoir à votre sujet, vous seriez peut être devenu un bon romancier ; elle vous a laissé faire, elle vous a laissé perdre le sentiment de l’art, de la vraie littérature, de la sobriété digne, de la tenue de l’écrivain ; elle a accepté vos productions morcelées, écrites au jour le jour, en même temps et selon le hasard d’une verve épuisée. Les journaux dont vous faites le procès, sont vos frères, ils sont ce que vous êtes. Embrassez-vous, faites alliance, au lieu de vous quereller : il ne s’agit ici que d’industrie.
Heureusement il est à tout cela, même dans la presse quotidienne, d’honorables exceptions qu’il faut reconnaître et proclamer. Il ne nous appartient pas de dire que la décadence littéraire des journaux produira les mêmes résultats qu’en Angleterre ; mais il est évident que la création des recueils périodiques, en France, a donné aux articles de littérature un caractère plus sérieux, une importance nouvelle. Au XVIIIe siècle, l’Année littéraire et le Mercure étaient presque exclusivement des cahiers périodiques donnant les extraits des livres récens, les évènemens de l’étranger, et quelques énigmes et madrigaux. En y publiant ses Contes moraux un à un, Marmontel était le précurseur un peu fade des modernes auteurs de nouvelles. Sous l’empire, ni la Décade philosophique, ni le Mercure renouvelé, ni même les Archives littéraires qui durèrent peu, mais qui donnaient l’idée déjà d’un recueil sérieux et varié, ne ressemblaient en rien aux Revues actuelles. Les analyses de livres tenaient exclusivement le premier rang, et le reste n’était que miscellanées sans importance, que mélanges complémentaires. C’était toujours le journal à la manière de Chamfort, de La Harpe, de Suard, de l’abbé Aubert. On était bien loin encore du Globe de la restauration. Là, au moins, il y eut une doctrine suivie, un cercle nourri des mêmes principes philosophiques, et par conséquent, avant tout, une polémique vive, intelligente, tout un tournoi et toute une lutte. De là l’importance qu’a déjà le Globe en histoire littéraire. Venue plus tard, au seuil presque de l’établissement de juillet, qui allait rompre l’unité des écoles littéraires, disperser tous les groupes et isoler chacun dans son talent ou dans son orgueil, la Revue des Deux Mondes ne devait accepter servilement aucune tradition précédente, ni recommencer quelque journal mort. Sans prétendre à une originalité exagérée, elle se fit un centre d’études variées, où la science et l’imagination avaient leur part ; à la stricte unité des doctrines, qui n’était plus possible, et qui d’ailleurs l’eût rattachée trop directement, en littérature, à une école exigeante, en politique, à un parti absolu, elle a substitué en toute chose l’examen à l’affirmation ; elle a souvent donné place aux travaux d’écrivains bien différens, aux essais les plus variés du talent. Y avait-il là préoccupation insuffisante du vrai, et l’exclusion théorique eût-elle mieux valu ? Nous ne le pensons pas, et, qu’on nous permette de le dire, le succès de la Revue des Deux Mondes a peut-être tenu un peu à ces dispositions ouvertes et conciliantes qu’elle a toujours montrées, en gardant néanmoins, sur les points importans, sa foi vive, et souvent aussi, on le sait, ses droits de protestation énergique. Par là elle semblait répondre aux tendances modernes, à cette curiosité mobile, éveillée sur tous les points, à cette impartialité que développe le génie critique des époques de transition et d’indifférence, à ce besoin d’études sévères, de travaux graves, à côté de lectures d’imagination, qui sont comme le caractère des générations nouvelles. La Revue des Deux Mondes a eu aussi une autre ambition, élevée et difficile nous l’avouons, mais qui a toujours été son premier désir, son but le plus cher ; elle a voulu être, non pas un recueil qu’on feuillette seulement à mesure de sa publication, et qu’on consulte çà et là ensuite, mais plutôt un livre qu’on puisse relire et qu’on lise toujours. Y a-t-elle réussi ?
Nous disions tout à l’heure que beaucoup d’ouvrages remarquables de ce temps-ci étaient nés au sein de la presse. La Revue des Deux Mondes a aussi donné la publicité première à plusieurs travaux qui depuis sont devenus des livres. C’est ainsi que les Portraits de M. Sainte-Beuve, que l’Allemagne et Italie de M. Quinet, dont nous voulons d’abord parler aujourd’hui, sont bien plutôt des ouvrages véritables que des collections de mélanges littéraires sans rapport et sans cohésion. Nos lecteurs sont trop familiarisés avec les appréciations délicates de M. Sainte-Beuve, avec la prose élevée de M. Edgar Quinet, pour que nous ayons besoin d’énumérer les morceaux contenus dans ces deux publications. Il suffira, et il sera aussi convenable d’en rappeler seulement ici le caractère et d’en indiquer à la hâte et un peu au hasard quelques traits distinctifs.
Nouveaux Portraits littéraires, par M. Sainte-Beuve[1]. — Les cinq volumes des Critiques et Portraits, de M. Sainte-Beuve, dont les deux derniers viennent de paraître, composent maintenant, par leur étendue et leur variété, une galerie littéraire presque complète des principaux écrivains français des deux derniers siècles, et de nos plus célèbres contemporains. Les trois ou quatre premiers morceaux du volume publié en 1832, ont seuls gardé l’empreinte de la vive polémique du Globe, à laquelle M. Sainte-Beuve s’était mêlé avec toutes les jeunes illusions, avec toute la verte ardeur d’un grand talent au début. Les portraits suivans ont perdu de plus en plus le caractère théorique, pour devenir des notices littéraires, pleines de vues morales, d’aperçus élevés, et où les appréciations fines de détail et d’ensemble sont merveilleusement mêlées à la biographie des écrivains. M. Sainte-Beuve, avec la perspicacité singulière de son esprit et la prodigieuse souplesse de son talent si original et si délicat, a introduit dans la critique une manière personnelle, un procédé nouveau et propre, qui, nous le croyons, sont appelés à faire date en histoire littéraire. Ce n’est plus seulement l’érudition maligne et un peu bavarde par pédantisme, qu’on rencontre dans Bayle ; ce ne sont plus seulement les spirituels, mais étroits et évasifs points de vue de Fontenelle ; pas plus enfin l’estimable rhétorique de La Harpe ou de Marmontel, que les froides énumérations de Ginguené. L’art, un art profond, donne à tous ces portraits une valeur créatrice, et nous pensons qu’en peignant avec une si étonnante ressemblance, avec une habileté si consommée, Molière, La Bruyère et tous ces autres grands écrivains, l’honneur de la France, M. Sainte-Beuve a pour toujours attaché son œuvre à leur gloire. Quand ces études auront été complétées par quelques noms qui manquent encore, par le cardinal de Retz, par exemple, et Lesage, placés l’un au seuil, l’autre à la dernière limite du règne de Louis XIV, quand M. Sainte-Beuve aura abordé les deux grandes figures du XVIIIe siècle, Rousseau et Voltaire, qui appellent son habile pinceau ; ce sera là une véritable histoire, par groupes et par portraits, de la littérature française des deux grands siècles. Nul autre recueil déjà n’offre une lecture plus instructive, plus pleine de vues ingénieuses et de finesses érudites ; par l’ensemble, enfin, c’est un grand et durable monument élevé à nos gloires intellectuelles. Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes, qui est depuis long-temps déjà la patrie littéraire de M. Sainte-Beuve, connaissent la plupart de ces morceaux, et sont habitués à y retrouver le poète aimé, avec son art quelquefois raffiné, et aussi le critique spirituel et plein d’ame. La Revue ne s’est jamais abstenue de caractériser les talens auxquels elle devait le plus ; autrement il lui eût fallu se taire sur plusieurs des premiers écrivains de ce temps-ci. Le grand ouvrage que M. Sainte-Beuve prépare sur Port-Royal, et dont son prochain retour d’Italie hâtera, nous l’espérons, l’achèvement, nous sera une occasion naturelle de classer aussi à sa place, et dans la série de nos portraits, un des écrivains dont s’honore le plus la moderne littérature. Qu’il nous suffise de dire aujourd’hui que les deux derniers volumes des Critiques de M. Sainte-Beuve auront, comme les précédens, le succès sérieux et sans fracas qu’obtiennent les bons livres. Les convenances littéraires veulent que nous n’en disions pas plus, et qu’à propos d’un livre né de la Revue, on ne nous soupçonne point de ne mettre que de l’amitié là où il y a avant tout sympathie pour un grand talent.
Allemagne et Italie, par M. Edgar Quinet[2]. — L’Allemagne et Italie a la même origine que les Portraits, et les lecteurs de ce recueil connaissent à l’avance les deux remarquables volumes de M. Edgar Quinet. Les principaux morceaux écrits, depuis 1830, par M. Quinet, sont là, recueillis dans leur ordre logique, et on y peut saisir les nuances diverses et les très notables progrès de ce ferme et puissant prosateur. Dans les fragmens qui se rapportent à l’Allemagne, et qui, composés à des dates très diverses, sont ici rapprochés, il est facile de saisir la vaste courbe qu’a suivie son talent, et nous n’avons pas besoin de dire que nous préférons de beaucoup ce qu’il a écrit plus récemment. Les premiers morceaux sans doute ont toute la fougue, toute l’élévation d’une imagination jeune, ardente et non contenue ; c’est souvent un hymne qui tourne au verset biblique, une course rapide à travers des steppes éblouissantes, à travers de riches plaines dont on n’aperçoit qu’à la hâte les grands paysages. On sent que le temps doit venir pour calmer ce talent qui a le goût de l’élan hasardé et du cirque, qui préfère trop le bourdonnement d’une ruche emportée sur l’aile des vents au travail solitaire de l’abeille industrieuse, les sphères infinies et reculées de l’idéal à la triste et nécessaire poésie de la réalité. Dans ces études ardentes et qu’une si haute philosophie caractérise, se retrouvent déjà bien des pages sereines et écrites avec une admirable ampleur de style. M. Quinet a surtout le sentiment des grandes choses, des grandes destinées, des grands contrastes, des grands tableaux. Le sphinx oriental accroupi dans la solitude des déserts du vieux monde, la végétation désordonnée des forêts primitives, les songes ouvrant doucement leurs portes dorées pour laisser apparaître les syrènes voluptueusement assoupies de la vie italienne et les vagues ondines de la poésie allemande, Rome et les maremmes, les civilisations et les systèmes qui s’entrechoquent et tombent, l’aspiration d’un avenir meilleur, le spectacle éternel de la vie dans la mort, c’est là surtout ce qu’on retrouve dans la prose forte et colorée de M. Quinet.
Dans les morceaux qui se rapportent aux dates les moins récentes, M. Quinet est séduit par les brillantes synthèses. Quelquefois l’idée générale qu’il énonce est vraie au fond, mais devient douteuse parce qu’il la mène brusquement à toutes ses limites, à ses extrémités les plus reculées, et, pour ainsi dire, aux sommités particulières des moindres détails. Quelquefois aussi M. Quinet prend pour des résultats déjà absolus et sûrs ce qui n’est encore qu’en germe, et, par ses transitions rapides, il tient peu de compte du travail lent des esprits, de leur morcellement successif et de cette espèce d’incubation intellectuelle que les idées doivent subir avant de se produire dans les sociétés. Mais si, dans quelques-uns de ces morceaux écrits de 1830 à 1834, M. Quinet faisait une part un peu large à l’humanité ; si l’auteur poétique d’Ahasvérus reparaissait un peu trop dans le critique ; si enfin il donnait aux poètes des conseils humanitaires, des conseils dont a trop profité M. de Lamartine, un merveilleux bon sens, au milieu de ces hasards de pensées, présageait déjà chez M. Quinet cette voie sérieuse, plus contenue, plus vraie, qu’il a suivie avec éclat dans son article sur la philosophie allemande, et dans son travail si élevé et si éloquent sur le livre du docteur Strauss. Les hypothèses de Wolf et de Niebuhr étaient admirées, mais souvent contredites ; Vico était appelé un titan qui agite sur leurs gonds d’ivoire les portes des songes, et il était dit que les vertus cosmopolites dispensent le plus souvent de la pratique. La terminologie volontairement obscure de la philosophie allemande n’avait pas non plus séduit M. Quinet, et, plus que personne, il s’était moqué de ces abstractions béantes et creuses, de ces chimères sur le concret et le subjectif, tenture pédante et scolastique jetée sur le vide de la pensée.
Les deux volumes publiés par M. Quinet, et qui contiennent ses études sur l’Allemagne et l’Italie, ses notables travaux sur les épopées, et divers articles d’art et de philosophie, sont un nouveau titre littéraire ajouté aux titres déjà nombreux de l’auteur d’Ahasvérus. Après la poésie ardente des débuts, M. Quinet devait rentrer dans les routes purement rationnelles : c’est là qu’il est à cette heure, et que de nouveaux et plus sûrs succès l’attendent. L’enseignement qu’on lui a confié à la Faculté des Lettres de Lyon, et où son talent de parole, qu’on dit très remarquable, attire un concours croissant, ne le détournera pas sans doute de ses travaux littéraires, et, pour gagner un bon professeur, nous ne voudrions pas perdre un grand écrivain. D’ailleurs la place de M. Quinet n’est pas à Lyon ; le ministre de l’instruction publique le comprendra sans doute. M. Villemain professait tout récemment encore, nous le savons, une admiration vive pour M. Quinet, et nous espérons que le grand-maître de l’Université gardera l’opinion du secrétaire perpétuel.
Les Catacombes, par M. Jules Janin[3]. — M. Janin est à coup sûr un des plus spirituels écrivains de ce temps-ci, un des plus infatigables athlètes de cette presse dévorante que chacun, selon ses goûts, peut comparer à tout ce qui est insatiable, à tout ce qui ne peut se combler, les mythologues au tonneau des Danaïdes, les enfans à l’ogre du petit Poucet. Personne plus que M. Janin n’a ainsi jeté au vent une verve plus originale, un meilleur style, plus de talent enfin ; aucun peut-être n’a gaspillé avec cet entrain facile, cette prodigalité insouciante, cette abondance quelquefois prolixe, autant de véritable originalité, une veine aussi heureuse. Il en convient lui-même sans trop de façon et avec beaucoup de charme dans sa familière dédicace à M. Burette. Pour ma part, j’avoue que presque tout ce qu’écrit M. Janin a le don de m’amuser, et que cela me dispose singulièrement à l’indulgence ; mais au nom même des principes littéraires sérieux, que M. Janin a souvent défendus avec une ardeur toujours vive et alerte, au nom de cette saine littérature à laquelle il pousse vertement les autres, on doit lui demander compte de cette dépense inouie d’épithètes parasites, de cet intarissable entassement de paroles qui a, je le sais, sa fougue séductrice, de ce train de poste enfin que ses idées courent souvent à travers champs, et qui fait éprouver aux lecteurs quelque chose du plaisir enfantin et factice des montagnes russes. On ne sait où le prendre, car il se permet tous les caprices, toutes les boutades, tous les tours de force littéraires, et cela, il faut en convenir, avec une merveilleuse prestesse. Ses phrases s’échappent promptes, nettes, rapides, en tout sens, sans savoir où elles vont, tantôt longues, tantôt courtes, quelquefois diffuses et chargées. Vous le croyez perdu ; point : tout à coup le jet revient plus limpide, plus jaillissant, plus élevé. Sa plume avait couru bien plus vite que sa pensée. Elle avait fait, la perfide, comme l’autre du Voyage autour de ma chambre, ou comme la Victoire de Béranger :
Toutefois il ne faut pas trop se plaindre de M. Janin, et la sévérité serait injuste ; car, l’avouerai-je, une fois qu’on a pris son parti sur toutes ces espiègleries, les défauts charment le plus souvent ceux mêmes qui les déplorent. On prend plaisir à ce vocabulaire inépuisable qui passe par bandes armées à la légère, un peu indisciplinées, et ravageant sans pitié le plus souvent l’ennemi légitime, mais quelquefois aussi ceux qui auraient le plus de droit aux respects et aux admirations de la saine critique.
Si le style de M. Janin a eu sur ceux qui ont voulu l’imiter une déplorable influence, on ne saurait lui refuser un caractère individuel et propre. M. Janin a trop le sentiment de l’art pour ne pas regarder ceci comme un très grand, et disons un très légitime éloge, qui nous permet bien des critiques. On a vite fait le compte dans un siècle des écrivains qui ont eu un style distinct et une manière à eux. Sans doute il y a dans M. Janin toute une partie factice, de métier ; il a l’enivrement de la forme, et il prend plaisir à précipiter sans pitié ses idées dans les abîmes, comme ces esclaves que les empereurs romains jetaient aux lamproies.
M. Janin, qui a écrit d’excellentes pages de critique contre nos défauts littéraires, en a cependant lui-même gardé l’empreinte, et bien des auteurs qu’il a plus d’une fois spirituellement fustigés auraient pu lui répondre : iisdem in armis. Mais si ses défauts reviennent toujours les mêmes, ses qualités, en revanche, se transforment merveilleusement et à plaisir. Il a de l’esprit pour toutes les rencontres, pour les bonnes plutôt que pour les mauvaises passions ; il a des larmes touchantes et sincères pour les amis ou les talens enlevés trop tôt ; pour Béquet, ce sobre écrivain dont la notice est charmante ; pour Johannot et la princesse Marie, deux artistes frappés avant l’âge. Le voici, la lance en main, comme un chevalier du moyen-âge, frappant, avec une éloquence ardente, ferme et souvent élevée, les ignobles parodies de l’abbé Châtel ou les immondes écrits du marquis de Sade[4] ; puis, comme sur l’âne goguenard de Sancho, il montre au doigt les mœurs et les ridicules, il suit le Parisien dans les cloaques de sa grande cité, dans ses petits métiers, partout, jusque chez les marchands de chiens. Si vous croyez que ce sont là toutes ses promenades, vous n’êtes point au bout, et vous le retrouverez tout à l’heure faisant, sur quelque cheval de bois, comme Xavier de Maistre sur son fauteuil, le tour de l’atelier de Charlet, de la boutique de fleurs de Mme Prévost, de la prison pour dettes de Clichy.
Les Catacombes contiennent aussi plusieurs nouvelles comme la Sœur-Rose, le Mariage Vendéen, et la Comtesse d’Egmont, nouvelles quelque peu fantastiques, assez bizarrement présentées, mais pleines d’une verve spirituelle qui va toujours en avant, s’inquiétant peu, après tout, de l’histoire à raconter. Le récit vient quand il peut ; mais en attendant, l’auteur s’arrête à toutes les belles fleurs qu’il rencontre, ramasse de beaux cailloux dans tous les ruisseaux, et se perd à tous les détours des sentiers pour se retrouver bientôt. Cela impatiente quelquefois, mais on ne s’en aperçoit guère, parce que M. Janin vous fait oublier la longueur de la route, comme aux enfans qui marchent plusieurs lieues quand on les amuse à sauter les fossés. Pétrone, Apulée, Martial, seraient peut-être un peu étonnés de ce que leur fait dire M. Janin, et de cette manière leste et toute moderne de traiter les choses antiques. Mais ces récits sont, à le bien prendre, très intéressans, et je ne voudrais pas détourner M. Janin de cette admiration pour l’antiquité, qu’on aime à lui voir garder et qu’il conserve comme des dieux lares toujours chers auxquels il espère un jour revenir.
Les six petits volumes publiés aujourd’hui par M. Janin, sous le titre trop modeste de Catacombes, s’ajoutent donc aux huit tomes de Contes Fantastiques, et complètent le recueil de ses principaux articles depuis 1830 : l’ombre, sans doute, doit s’étendre sur plusieurs de ces esquisses légères ; mais néanmoins ces mélanges variés et curieux, d’une lecture attrayante et facile, demeureront comme un monument intéressant pour l’histoire des improvisations littéraires de ce temps-ci. Peut-être M. Janin aurait-il dû être plus sévère dans le choix de ses morceaux, ne pas recueillir des improvisations sur des courses de chevaux oubliées, des analyses sans intérêt de romans connus ? Ainsi dégagé de ses parties futiles et de ses longueurs, ce recueil, qui a tant de qualités vraiment littéraires, mériterait d’être mis à part. Il sera lu par tous ceux qui aiment encore l’esprit français, vif, ingénieux, coloré, et original, même en ses hasards.
Histoire de saint Louis, roi de France, par M. le marquis de Villeneuve-Trans[5]. — L’histoire de France est encore à faire, a-t-on dit souvent. Cela est vrai ; et pourtant, ouvrez la bibliothèque du père Le Long. Quarante cinq mille ouvrages historiques, depuis César jusqu’au XVIIIe siècle, ont été écrits sur la France. Combien peu sont restés ! À voir ainsi se multiplier pour mourir tant de livres que leurs auteurs regardaient sans doute comme définitifs, il y a lieu de douter que l’œuvre se réalise jamais. Les travaux d’ensemble ou les monographies s’accumulent. Mais quelques écrivains d’élite, trois ou quatre au plus de ce temps-ci, ont pris seuls dans la science un rang supérieur et durable. Les autres, pour la plupart, s’épuisent en efforts, afin d’arriver à un oubli rapide, et leur érudition, malgré l’amour-propre, n’atteste peut-être que l’impuissance complète et bien sentie de toute œuvre originale. Quelques rares publications méritent cependant d’être distinguées çà et là, soit par l’exactitude des recherches, soit par leur ensemble et leur pensée première. Le travail de M. le marquis de Villeneuve, bien que contestable dans les points les plus saillans de ses doctrines, a des droits mérités à l’attention. Les écrits surannés du père Jean de Vernon, de Mathieu, de Balthazar de Riez, sur le vainqueur de Taillebourg, sont plutôt de la légende que de l’histoire. Mme de Sévigné disait, pour tout éloge, du travail de Fileau de la Chaise sur le saint roi, qu’il était fait avec esprit, et la louange était encore exagérée sans nul doute. Quant au livre de M. de Villeneuve, on peut affirmer, sans craindre le reproche d’erreur, qu’il a été inspiré avant tout par un enthousiasme chevaleresque : « Après Dieu, l’honneur, » voilà sa devise. Louis IX est, pour M. de Villeneuve, le saint, le héros, le roi légitime par excellence ; l’auteur aime sa sagesse, son courage, sa mort, et cet amour toujours vif se prolonge sur la lignée tout entière. Les royales infortunes, si fréquentes, et qui ne sont, dans la réalité des choses, ni plus tristes, ni plus profondes que les obscures misères de chaque jour, excitent en lui une sympathie lyrique et vive. Il les pleure à Damiette comme à Goritz. Mais la ferveur des affections, les espérances amèrement déçues de la foi politique, ont-elles toujours laissé à l’historien une indépendance entière de jugement ? Nous sommes loin de le penser. M. de Villeneuve, d’ailleurs, s’éprend trop facilement de cette poésie des vieux âges, exagérée outre mesure par l’école monarchique et religieuse. Marchangy avec ses ridicules assertions d’honnête paladin, et Dulaure avec sa mauvaise foi insigne, nous semblent tous deux des limites extrêmes, dont il faut s’écarter avec un soin pareil. M. de Villeneuve est bien loin de Dulaure, et il a grandement raison ; mais il me paraît s’être approché un peu trop près de Tristan le Voyageur. Les grandes choses, au moyen-âge, sont toujours tellement voisines de la barbarie, que l’admiration, pour rester juste, a besoin d’être constamment contenue. On pourrait dire encore que trop d’élémens dissemblables, et surtout de travaux de seconde main, ont été consultés pour la rédaction de cette histoire. M. Capefigue, par exemple, le Varillas de ce temps-ci, est invoqué, en bien des pages, près du Journal de l’Institut historique, comme une autorité sérieuse. Cela s’excuserait à peine dans les mémoires de l’académie de Pézenas. À part ces observations, l’Histoire de saint Louis se recommande par des parties estimables. L’auteur a épuisé les textes. Il donne sur l’administration, les mœurs publiques et privées du temps, des détails intéressans et peu connus, et il a le mérite d’être complet. Le récit ne manque pas de netteté, et marche presque toujours directement au but. Les pièces justificatives, rejetées sagement à la fin de chaque volume, peuvent satisfaire la curiosité la plus minutieuse, sans nuire à la forme et à la mise en œuvre. C’est là, ce nous semble, un point essentiel trop négligé par les hommes d’érudition. Qu’importent, en effet, les livres remplis de science, si personne n’a le courage de les lire ? Ils ne fournissent pas longue carrière. On pourrait même, à ce propos, consulter certains membres de l’Académie des Inscriptions, parfaitement étrangers à tout soin de style et d’art ; ils ont dû reconnaître, par l’expérience de leurs savans volumes, la vérité de cette observation.
- ↑ 2 vol. in-8o. 1839, chez F. Bonnaire, rue des Beaux-Arts, 10.
- ↑ 2 vol. in-8o, chez Desforges, rue du Pont de Lodi, 8. 1839.
- ↑ 6 vol. in-18, chez Werdet, rue de Seine
- ↑ Je trouve dans l’Almanach des Muses de 1794 un très curieux quatrain sur Marat, signé Sade, et que j’indique à M. Janin. Un pareil poète convenait merveilleusement à un tel héros :
Du vrai républicain unique et chère idole,
De ta perte, Marat, ton image console ;
Qui chérit un grand homme adopte ses vertus ;
Les cendres de Scévole ont fait naître Brutus. - ↑ 3 vol. in-8o, 1839, chez Paulin, rue de Seine, 33