Revue littéraire - 31 mai 1839

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LITTÉRAIRE.

§. I. — ROMANS ET POÉSIES.

Les genres se sont bien multipliés dans le roman, et Marmontel revenant au monde en pourrait faire une poétique à part qui s’étendrait d’Héliodore à M. Hugo, de la Princesse de Clèves à Ivanhoë. Je sais que quelques indisciplinables comme Sterne, Hoffmann ou Tieck dérouteraient volontiers les classifications, et, à le bien prendre, ne pourraient être soumis qu’au caprice, cette loi moderne qu’on ne trouve ni dans Horace, ni dans Vida, et qui sans doute eût fort scandalisé Quintilien. Du temps de Mme de La Fayette, Huet pouvait, au-devant de Zayde, traiter en quelques pages de l’histoire des romans. Moins de deux cents années nous séparent de l’évêque d’Avranches, et cependant, pour compléter son livre, il faudrait la patience d’un Paulmy ou d’un Niceron. L’histoire militaire a cet avantage sur l’histoire des littératures, qu’elle n’a pas à raconter presque toujours des défaites, à s’intéresser incessamment à des vaincus, et qu’elle peut au moins prendre le parti de ceux qui triomphent. Et, en effet, pour nous en tenir aux romans, combien peu ont survécu, combien peu surnagent sur cet abîme du passé ? Toutes les nuances pourtant avaient presque été essayées. L’ascension de Cyrano de Bergerac dans la lune remonte plus haut que les tentatives de nos fantastiques, et l’évêque de Belley, Camus, écrivait des nouvelles chrétiennes bien avant nos catholiques édifians ; enfin, de l’Astrée au Sopha, de Mlle de Scudéry à Laclos, il y a eu bien des tentatives diverses dont la plupart sont oubliées, dont quelques-unes plus heureuses se rattachent aux noms glorieux et chers de Mme de La Fayette, de Prévost et de Lesage.

On écrira sans doute un jour l’histoire de la littérature de notre temps, et le roman y aura une large part. Les membres de l’Académie des Inscriptions qui continuent dom Rivet n’arrivent, je m’imagine, qu’avec une certaine terreur à ces grandes épopées chevaleresques, à ces interminables chansons de geste qui charmaient nos aïeux, et dont nous parcourons à grand’peine l’analyse. Il en pourrait bien être ainsi dans l’avenir pour nos modernes romans, et il y aura peut-être dans cent ans des critiques assez impolis et assez mal élevés pour ne pas trouver plus d’intérêt dans la lecture des Mémoires du Diable, par exemple, que les contemporains de La Calprenède et de Boisrobert n’en trouvaient dans les poèmes du cycle de Charlemagne ou de la Table Ronde, et que nous n’en trouvons nous-mêmes dans la Clélie ou le Polexandre. Nos peintures du moyen-âge sont-elles souvent plus vraies que les compositions romaines du règne de Louis XIII ? Ducange serait-il plus satisfait des unes que Grævius pouvait l’être des autres ? J’en doute, et je n’ai pas plus confiance dans les licteurs et les édiles de l’hôtel de Rambouillet, que dans les truands, les ribauds et les archers d’invention récente.

Je ne voudrais nullement, par une dédaigneuse critique, retirer à notre temps le mérite d’un genre, dans lequel nous avons tout l’avantage. En gardant une admiration bien pardonnable, et très susceptible pour des œuvres comme la Princesse de Clèves, Manon Lescaut et Gil Blas, nous conviendrons volontiers que la forme du roman, qui envahit peu à peu sur toutes les autres branches de la littérature, acquiert en même temps plus d’importance et s’est emparée définitivement, dans les lettres, d’une place que les anciens n’accordaient pas aux fables milésiennes, mais qui devient légitime après des écrivains comme Cervantès, Richardson et Goethe. Il faudrait maintenant une bien vaste mémoire aux élèves de rhétorique, si, quand on surprend un roman entre leurs mains, ils prenaient, comme Racine, le parti de l’apprendre par cœur. Par l’importance qu’il a dans nos mœurs, le roman est donc dorénavant un cadre littéraire qui peut être placé à côté du poème et du drame. Mais la facilité extrême du genre (si difficile d’ailleurs en ses perfections), l’abondance croissante de ces productions abordables à tous les talens médiocres, devraient rendre la critique de plus en plus sévère. Il en est, nous le verrons tout à l’heure, de cela comme de la poésie ; un certain talent ne suffit plus, du moins quand on veut atteindre au-delà d’un présent bien restreint, quand on ne borne point son horizon littéraire aux vitres des cabinets de lecture, à une douzaine de réclames de journaux, à une apparition de quelques mois sur des couvertures jaunes ou roses. Sans se trop préoccuper de la postérité, il serait bon de voir un peu plus loin.

Le roman est devenu, pour la plupart des écrivains de nos jours, une composition commode, rapide, écrite et publiée en feuilletons au jour le jour, où l’action (je ne parle pas du style, on n’y songe plus) va au hasard, se déroule et s’arrête comme elle veut, au gré de cette faculté que Montaigne, s’il nous lisait, trouverait plus folle encore que de son temps. Je sais bien qu’il faut vivre et qu’on ne peut plus, de ce temps-ci, être bibliothécaire de M. le prince de Conti, ou attaché à Mlle de Montpensier ; mais l’art pur transporté ainsi tous les jours à la place occupée naguère par la critique, peut-il grandir et profiter ? En élargissant indéfiniment son domaine ne perdra-t-il pas en profondeur ce qu’il gagnera en étendue ? L’abbé Delille eût peut-être parlé ici du salpêtre comprimé dans les tubes d’acier, et dont la force s’accroît à mesure qu’on le serre davantage ; mais, sans métaphore, l’imagination mise de la sorte en coupe réglée, la diffusion prodigue du talent, le gaspillage et l’éparpillement littéraire ne demeureront-ils pas le plus triste, et je le crains, le plus notable caractère de notre littérature ? De là ces formes tourmentées et heurtées, ces aspirations bizarres et précipitées vers le paradoxe, ces ambitions inouies de réforme par l’in-octavo qu’on rencontre dans les romans modernes. Ah ! mon Dieu, si c’est là de l’originalité, je m’y perds. Vos imbroglio de mélodrames ont été dépassés il y a deux siècles dans les nouvelles espagnoles qui séduisaient Corneille ; vos confidences intimes sur l’amour, sur les nuances des sentimens ont été faites il y a long-temps par Mme de Sablé à la comtesse de Maure ; et Crébillon fils, ou Marivaux, savaient mieux comment était décoré un boudoir du XVIIIe siècle que vous ne le direz jamais. Soyons plus modestes et plus simples, et, sans nous rien interdire, tenons surtout compte de l’expression naïve des sentimens vrais. Édouard et Adolphe, le Lépreux de la cité d’Aoste ou René n’eussent pas formé d’abord vingt feuilletons, puis deux volumes, et néanmoins certaines personnes pensent qu’on les lira encore quand Arthur aura été rejoindre dans l’oubli Plik et Plock, quand il ne s’agira pas plus du Cabinet des Antiques que des œuvres malencontreuses d’Horace de Saint-Aubin. Le premier livre dont nous parlerons aujourd’hui ne se rattache que trop à ce mouvement inconsidéré, à cet abandon hâté de tout souci littéraire auquel il faut bien se résigner.


Ce qu’il y a dans une bouteille d’encre, deuxième livraison. Clotilde, par M. Alphonse Karr[1]. — Il est impossible de gaspiller plus d’esprit. Clotilde ne vaut pas Geneviève, et en voulant aborder cette fois le roman à fracas dramatique, M. Alphonse Karr a complètement méconnu la nature fine, malicieuse, enjouée, agréablement descriptive de son talent. Cependant l’imprévu, la boutade, le caprice, la raillerie dont il abuse si souvent dans ses écrits, mais qui en constituent pourtant l’originalité, et qui leur donnent un charme incontestable, tiennent encore une grande place dans Clotilde. Cette manière bizarre de faire ses livres en déshabillé, de se laisser aller négligemment à la fantaisie et au hasard de la verve, d’introduire le public dans les secrets de composition, de lui montrer les ficelles et jusqu’au dernier recoin des oripeaux littéraires, entraîne volontiers l’esprit, et le fait se prendre aux séductions d’un procédé faux et déplorable. M. Karr pousse quelquefois à bout la permission qu’on lui a depuis long-temps accordée d’être volontairement bizarre ; ainsi le dialogue entre une chouette et un rossignol, qu’il amène au milieu d’un rendez-vous d’amour de son héroïne, n’est pas plus tolérable que je ne sais quelle scène fantastique de noyés sortant tout à coup des grèves, et interrompant, on ne sait pourquoi, la révoltante réalité des dernières pages. Depuis l’Ahasvérus, nos romanciers font volontiers causer les choses et les êtres inanimés. Chez M. Quinet, cela n’est pas renouvelé d’Ésope ; mais chez M. Théophile Gautier et M. Karr, ce panthéisme de seconde main et de feuilleton devient de mauvais goût. J’aime pourtant mieux le dialogue des pièces de cinq francs dans Clotilde, que celui des fauteuils dans une Larme du Diable. Les écus de M. Karr ont prodigieusement d’esprit ; mais, en vérité, si on établissait une conversation analogue entre tous les romans publiés par M. Karr et la monnaie qu’ils lui ont produite, ne serait-ce pas un pêle-mêle de reproches mutuels, je le redoute, sur la rapide dispersion, sur l’inouie et inutile dépense de tant de verve et de tant de grace ? C’est une très belle parabole que celle de l’enfant prodigue, mais à laquelle il ne faut pas trop se fier en littérature. Si M. Karr se décidait à travailler une seule œuvre, à ne pas improviser une fois, peut-être pourrait-il laisser un de ces livres dont Manon Lescaut est l’inimitable modèle, et que, par hasard, M. de Balzac a atteint un jour dans Eugénie Grandet, comme M. Delécluze dans Mlle de Liron. Mais je crains bien sincèrement que M. Karr ne soit incorrigible. Clotilde, plus que tous ses autres écrits peut-être, porte la trace d’une incroyable précipitation, d’une rapidité de composition irréfléchie et inexcusable. C’est à peine si l’auteur, on le devine, a eu le temps de relire les épreuves. Aussi est-on choqué des répétitions de mots (voir entre autres la page 59 du tome II, ou le verbe avait revient d’une manière fatigante), des assonances mauvaises, de la prolixité inévitable des détails, et même des incorrections de langue (en imposer, pour imposer, tome Ier, page 30). M. Karr est un écrivain si exercé et si habile dans le maniement de la phrase, que, de sa part, c’est là évidemment la marque d’une composition hâtée et négligente. Il dit à un endroit que ses héros demeurent avec lui pendant six semaines. Je soupçonne bien qu’ils y restent moins encore. Presque autant vaudrait, comme Rétif de la Bretonne, aller à l’imprimerie, et au lieu de corriger des épreuves, composer soi-même ses romans en les improvisant.

Je ne sais combien de temps M. Karr a gardé dans son intimité les personnages de son nouveau livre ; mais cette fois il a bien fait de les chasser vite, car ce sont, pour la plupart, de vilaines gens. Qu’est-ce que Clotilde et Vatinel, sinon deux êtres incompréhensibles et souvent odieux, qui jettent sur toute la dernière partie du livre un caractère repoussant d’immoralité. L’auteur ne s’était guère, que je sache, complu jusqu’ici à ces descriptions physiologiques, à ces sensations effrénées et fausses, qu’avec toute l’indulgence et la facilité imaginables, il est impossible d’admettre. Arthur et Alida sont aussi de très détestables personnes. M. Karr réussit bien mieux à tracer des caractères ridicules, à railler les vices, à observer malicieusement les travers de la société. C’est donc seulement dans les caractères secondaires du roman, dans M. de Sommery, vieux voltairien très crédule, dans Reynolds, excellent garçon qui se croit obligé d’être fat, dans Zoé, qui demande à un cinquième acte de drame le bonheur qu’elle finit par rencontrer tout simplement dans le mariage, qu’on retrouve le talent léger et caustique de M. Karr. Il y a encore des mots charmans et très méchans dans Clotilde. Je n’en citerai que deux : « Nos premières années sont comme des pères prodigues, elles déshéritent les dernières. » — « Le mariage sans amour, c’est le jour sans l’aurore. » Il faut vraiment du courage pour être sévère envers M. Karr. Toutefois je veux finir comme j’ai commencé et redire à l’auteur ce que la critique ne cesse de lui répéter, ce qu’il est trop malin pour ne pas sentir lui-même : pourquoi gaspiller tant d’esprit ? Mais j’entends d’ici M. Karr me rire au nez, et redire le dialogue des pièces de cinq francs dans Clotilde.

Mignard et Rigaud, par M. Paul de Musset[2]. — Les deux peintres qui donnent leur nom à ces volumes nous ont laissé les portraits de beaucoup de personnages célèbres de leur temps, et, devant les figures gracieuses ou sévères qui nous restent d’eux, on peut se croire tour à tour dans les jardins de Ruel après un dîner d’Anne d’Autriche, ou à Versailles pendant un grand lever de Louis XIV. M. Paul de Musset a voulu écrire pour l’esprit ce qu’en leur temps Mignard et Rigaud avaient peint pour les yeux, et il a fait poser devant lui quelques-unes des têtes les plus originales du XVIIe siècle, quelques-unes de ces figures esquissées d’un crayon si ferme par Tallemant des Réaux et Saint-Simon. De là le titre donné à cette série de portraits, à ces dessins légers, aimables et sans prétention, dont une fantaisie habilement ménagée anime, sans la détruire, l’exacte réalité. Pour conserver mieux encore la couleur du temps, l’auteur s’est efforcé de garder la langue du xviie siècle, non celle de Varillas ou de Dangeau, mais celle qu’employait Patru au barreau, celle qu’écrivaient Pellisson et Mme de Motteville, celle que devaient parler au Marais Mme Cornuel, à la cour Mme de Montausier. Pour mieux dire, on croirait souvent feuilleter des pages de Mme de Launay dans lesquelles une main habile aurait introduit quelques formes rajeunies du temps de Voiture ; car, pour le talent de raconter simplement, pour la pente facile du récit et du style, pour la touche légère, cela sent quelque peu aussi son XVIIIe siècle, et à la rigueur aurait pu être écrit sous M. le régent. Ce ne sont là sans doute que des bluettes, mais des bluettes agréables à lire, où l’esprit court vite et sans façon comme la plume de l’auteur, où on rencontre, non point les héros fantasques, bizarres, imaginaires de nos modernes, mais des bourgeois, mais des grands seigneurs, mais des femmes jolies et aimables, comme il y en avait au bon temps. Point d’inégalités capricieuses d’imagination, pas de saveurs factices ; nulle part l’ame blasée du lecteur n’est chatouillée par des moyens exagérés, nulle part l’auteur ne tente ces hasards de style, de pensée et d’action qui fatiguent vite chez nos prolixes romanciers.

Quand M. Paul de Musset est quelque peu soutenu par l’intrigue de son sujet, rien n’est plus amusant, plus gai et d’une lecture moins compliquée et plus attachante que ses petites nouvelles. Le Cheval de Créqui, histoire un peu leste peut-être, mais bien dans la manière du temps, les charmans récits des aventures de Mariamé et de la fortune de Chamillart, sont surtout à distinguer. Dans les autres morceaux où ne se mêle point quelque galante rencontre ou quelque épisode d’amour, M. Paul de Musset garde sans doute tous les avantages de son esprit preste et habile à mettre en scène ; mais l’intérêt, quoique toujours éveillé, ne se soutient plus au même degré, à moins qu’il ne soit tout-à-fait question d’originaux bizarres, comme le duc de Coislin ou le maréchal de Gassion. Ces biographies, ingénieusement arrangées, ne sont certes pas, malgré l’exactitude de la couleur, de nature à suffire historiquement et à satisfaire les érudits, et je ne sais, d’un autre côté, si pour les lecteurs mondains ces simples portraits ne gagneraient pas à devenir un peu plus romanesques. Dès qu’on n’est pas tout-à-fait vrai, et qu’on sait, comme M. Paul de Musset, garder le ton et la mesure, l’imagination pourrait, sans grave inconvénient, se mettre plus à l’aise. Peut-être est-ce là une ridicule objection ? Comme Midas, je laisse passer un coin de l’oreille du pédant. Après tout, il ne s’agit pas de notices académiques, et si j’ai à reprendre aux galanteries un peu multipliées de Mlle Paulet, cette lionne, comme la nomme Des Réaux, cette rousse au teint blanc, comme l’appelle Somaize ; si les bonnes fortunes de Patru, ce huguenot de grande vertu, pour parler avec Costar, me paraissent aussi un peu nombreuses ; si le touchant amour de Gombaud pour Anne d’Autriche me semble invraisemblable dans ses détails ; si enfin l’hôtel de Rambouillet, qui m’apparaît là d’ailleurs avec la fraîche tenture du cabinet bleu, dérange un peu mon idéal, qu’importe ? Ce sont là des préoccupations d’historien littéraire qui sait trop son Ménage et son Vigneul-Marville. Ce que j’aime vraiment moins et avec quelque raison, c’est le récit des farces de Rénevilliers et de Fontenay. J’aurais sans doute très mauvaise grace à trouver immorales quelques aventures amoureuses, quelques données comiques qui, pour être un peu vives et gaies, sont mille fois moins répréhensibles que les situations passionnées et factices des compositions actuelles. Seulement, au point de vue littéraire, cela n’a plus aussi bien sa couleur. Où eût-on raconté, sous Louis XIII, les tours de ces deux mauvais sujets ? Ce n’eût pas été, à coup sûr, dans les salons de Mme de Rambouillet ou même aux samedis de Mlle de Scudéry. Guy Patin eût pu en parler à la table de Naudé, mais il n’en eût pas lu le récit, et je ne vois guère que Colletet et Saint-Amant qu’une pareille lecture eût charmés.

M. Paul de Musset écrirait, à notre sens, d’excellentes comédies, et il s’y devrait essayer. Ses dialogues sont vifs, nets, spirituels ; il tourne habilement les situations difficiles, et plusieurs de ses nouvelles d’aujourd’hui seraient de charmans motifs pour la scène. En attendant, et comme son frère, il s’est borné jusqu’ici à un spectacle dans le fauteuil. Nous sommes convaincus que ses lecteurs ne s’y endormiront point. C’est ce qui n’arrive pas toujours aux habitués de nos théâtres.

L’Homme et l’Argent, par M. Émile Souvestre[3]. — Au fond d’une vallée de Bretagne, un simple ouvrier est parvenu, à force d’économie, de conduite et d’invention, à établir et à faire prospérer un moulin à papier qui lui procure une honnête aisance. Bientôt cette position est menacée. Une rencontre fortuite introduit dans sa maison un jeune homme qui n’est que momentanément en Bretagne, et qui passe pour y être venu faire ses études. La grace, le bon goût, l’intelligence et les sentimens élevés de M. Élie de Beaucourt ont éveillé dans le cœur d’Anna de secrètes affinités. Ils s’aiment déjà sans se l’être dit mutuellement, sans se l’être avoué à eux-mêmes. Mais il est rapporté à Anna que cet homme, à qui la maison hospitalière a été ouverte avec une si généreuse confiance, n’est qu’un spéculateur qui veut élever une concurrence, et qui vient traîtreusement, sous le masque d’une amitié désintéressée, surprendre les secrets de la fabrication. Elle devrait en avertir son père, mais elle s’est plutôt sentie prête à pleurer. À la première rencontre, une noble franchise lui fait aborder les explications directes avec M. Élie de Beaucourt. Celui-ci, pour toute réponse, dépose dans les mains de la jeune fille quelques lettres qu’il vient d’écrire, et-lui recommande de les communiquer à son père. Élie était en effet envoyé par son oncle, banquier à Paris, pour préparer l’établissement d’une papeterie dans ce coin de la Bretagne ; mais il ne s’agit plus pour lui désormais que de détourner ce funeste projet. La jeune fille se garde bien d’aller faire naître, dans l’ame de son père, même pour les dissiper à l’instant, les mauvaises pensées dont elle vient de soulager la sienne.

Ces détails ont beaucoup de vérité, de charme et de fraîcheur sous la plume de M. Souvestre. Il importe fort peu, il est vrai, dramatiquement parlant, qu’un industriel vienne faire concurrence à un autre industriel et le réduire à la faillite. Toutes ces questions de caisse et de bilan, si apitoyantes qu’elles soient d’ailleurs, peuvent-elles en effet suffire au nœud d’une action, et ont-elles droit de cité dans les domaines de l’invention poétique. M. Souvestre, quoique rétif de parti pris à ces objections, en est si bien pénétré instinctivement, qu’il a employé un art très souple à relever, par un mouvement de passion, l’intérêt qu’il devait présumer attaché suffisamment à chacun des mouvemens de la fortune de son héros. Il y a un cœur de père et deux cœurs d’amans qui nous font retrouver l’homme, ses passions, ses souffrances, au milieu de cette lutte entre deux fabriques, entre deux sacs d’argent inégaux. Si le fabricant n’avait pas d’enfant, ou si Anna n’aimait pas, le sujet resterait tout entier, c’est-à-dire que nous aurions encore la lutte de l’homme contre l’argent ; mais où serait l’intérêt ? La partie inutile de ce livre, selon nous, est donc celle dont M. Souvestre a voulu précisément faire la partie utile, dans le sens qu’il attache à ce mot. Heureusement il a marié fort étroitement ces deux portions ensemble. La réflexion peut les séparer, mais l’émotion passionnée de la lecture se laisse aller à les confondre.

Le caractère du banquier Gaillot est tracé par l’auteur avec fermeté. C’est un de ces hommes d’argent qui sauvent les apparences par l’habileté, et pour lesquels conscience, affections, honneur, rien n’existe, sinon comme matière à spéculation. Ce M. Gaillot, mécontent de la manière dont Élie de Beaucourt entre dans ses vues, vient lui-même en Bretagne. Repoussé par l’honnête industriel qui refuse de lui vendre sa fabrique, il ne tarde pas à accomplir ses sinistres projets. La position d’Élie devant le père d’Anna, qui voit de jour en jour grandir à sa porte l’atelier rival, devient extrêmement délicate. Combien Anna regrette alors de n’avoir pas montré à son père ces lettres qui disculpaient Élie et dont Élie voulait que le vieillard prît connaissance ! Aujourd’hui il n’est plus temps, et Anna doit se résigner à voir l’homme qu’elle aime soupçonné d’une trahison infâme. Cette situation est fortement maniée par M. Souvestre, et, à partir de ce moment, les évènemens s’enchaînent avec un pathétique qui montre quelle intelligence l’auteur a de ce ressort et avec quelle facilité il le fait jouer.

Le grand mérite de ce roman est dans la mise en œuvre ; au point de vue littéraire, le sujet péchait par la base, et cependant l’auteur est parvenu à nouer, dans un réseau très serré, une série de développemens qui soutiennent vivement l’intérêt. Le style est parfois un peu négligé. On sent la hâte du travail et on pourrait relever certaines formes abstraites de langage qui appartiennent à une phraséologie dont la mode passera avec quelques engouemens modernes. Si M. Souvestre voulait se soumettre à puiser ses ressources dramatiques, non dans les questions d’économie politique, mais dans le jeu naturel et spontané des seules passions, nous ne doutons pas que l’essor poétique de sa pensée ne pût s’élever à un niveau où il lui sera bien plus difficile d’atteindre tant qu’il ira demander l’inspiration à des sources où l’inspiration se trouve rarement.

Adélaïde, mémoires d’une Jeune Fille, par Mme Augustin Thierry[4]. — Ce livre repose sur une donnée très peu compliquée, et, à dessein, l’auteur a voulu intéresser moins par l’invention de la fable que par l’analyse fidèle des sentimens et le relief des caractères, par l’exécution enfin. La conception du roman est fort délicate, quoique extrêmement naturelle ; c’est l’histoire naïve, sans prétention, saisie et rendue avec réserve dans ses détours, d’une passion qui garde long-temps ses illusions d’avenir et ses espérances de réciprocité, mais qui, désenchantée brusquement, et réduite à accepter la résignation, accable et détruit l’être qu’elle avait long-temps animé et éclairé de sa flamme. La critique doit distinguer dans le livre de Mme Augustin Thierry deux faces principales : d’abord le développement d’un amour de jeune fille, dont l’auteur a voulu traduire, dans toute leur simplicité, les transformations psychologiques et les nuances passionnées, puis les caractères qui, au second rang et derrière l’héroïne, servent comme de canevas à l’action.

Adélaïde est une créole, jeune, orpheline, sans fortune, élevée en France, comme Ourika ; mais elle est blanche et de plus spirituelle, aimante et jolie. Et qui donc obscurcirait pour elle les horizons de la félicité ? Elle n’est point mariée comme la princesse de Clèves ; la couronne de sa jeunesse n’est pas fanée comme celle d’Ellénore, dans Adolphe. Qui s’opposerait au bonheur qu’elle rêve, et auquel, timidement d’abord, elle associe dans sa pensée un jeune officier de marine, M. d’Artevalle, qui, d’un couvent de Paris où elle avait passé toute sa jeunesse, a été par hasard chargé de la ramener en province, chez son tuteur. Ce sentiment, qu’Adélaïde laisse se développer en elle avec toute la naïveté et toute l’imprudence inexpérimentée d’un cœur adolescent, devient bientôt une passion profonde, concentrée, qui s’abuse et compte, avec l’imprévoyante espérance de la jeunesse, sur un retour trop désiré. Mais les vœux de l’être aimé s’adressent à une autre, et ce n’est qu’au dernier et fatal moment qu’Adélaïde apprend le mariage de M. d’Artevalle avec Clémentine, la fille de son tuteur. Ce coup la brise, et la jeune fille, trop faible pour résister à la chute rapide et inattendue d’une affection qu’elle avait pu croire partagée, s’affaisse et s’éteint sous le poids d’un sentiment plus fort qu’elle, et toujours resté secret. C’est au détail et à l’analyse de cet amour caché qu’est consacré le récit de Mme Augustin Thierry, et l’auteur a rempli, avec une habileté bien ménagée, ce cadre que sa simplicité même rendait plus difficile. La critique cependant croirait laisser périmer ses droits, si elle ne trouvait pas toujours quelque chose à redire. Reprocherai-je à Mme Thierry l’indifférence de d’Artevalle ? Mais si cette inattention prolongée de sa part m’impatiente un peu contre lui, cela prouve seulement qu’Adélaïde ne m’eût pas trouvé aussi indifférent. Puisqu’en imagination je me mets volontiers à la place d’un d’Artevalle plus prompt à deviner une pareille affection et même à la prévenir, l’objection que je voulais faire s’efface vite par une satisfaction d’amour-propre. Cet amour qu’Adélaïde me paraissait concevoir et s’avouer un peu trop vite, et que j’eusse préféré dès l’abord plus mystérieux et plus furtif chez une jeune et gracieuse pensionnaire, ne peut plus que me satisfaire du moment où j’entre pour ma part dans les passions du drame.

Il y a dans le Voyage autour de ma Chambre un charmant chapitre où M. Xavier de Maistre raconte ses angoisses quand, au milieu de ses lectures, il prend en esprit le rôle de Cléveland, de Werther ou de Clarisse. En définitive, on ne peut se substituer ainsi qu’aux héros pour lesquels on sympathise, et justement parce que j’eusse aimé Adélaïde, il m’est bien permis d’en vouloir un peu à d’Artevalle. Je suis bien sûr que les femmes partageront cet avis, quand ce ne serait que par amour-propre. Est-ce à dire que l’indifférence de d’Artevalle soit inadmissible ? Malheureusement non ; et, je le crains, bien des jeunes femmes retrouveront dans cette histoire un de ces drames vrais, naïfs, peu compliqués, qui n’ont pour théâtre que le cœur, mais qui suffisent néanmoins à toutes les péripéties de la passion, et quelquefois, hélas ! à rompre une frêle existence.

Plusieurs caractères sont ingénieusement tracés dans le livre de Mme Augustin Thierry, et je ne rappellerai que M. Laurenty, bel esprit de province, qui, cédant toujours à sa femme, coquette impérieuse et spirituelle, ne s’en venge que par des bons mots, et Marie-Rose, cette pauvre esclave noire, pleine de franchise et de dévouement, dont la bonté apparaît mieux auprès de l’ame sèche et froide de Clémentine. Il y a, dans Adélaïde, intention évidente de réaction contre les imbroglio sanglans et exagérés des romans modernes, et à cette volontaire et extrême simplicité du plan répondent une grande sobriété de métaphores et une élégance châtiée de style. La proportion naturelle et convenable des détails, l’exacte vérité des sentimens exprimés, des observations fines de cœur et d’esprit, un ton contenu et qui laisse doucement la poésie s’exhaler elle-même de la tristesse des choses, donnent à cette œuvre un caractère harmonieux, qui demeure et dont on se souvient après la lecture.

Premiers chants, poésies par M. Louis de Ronchaud[5]. — Les poètes ont toujours eu deux priviléges dont ils abusent quelquefois, celui de maudire leur siècle, et celui d’annoncer très haut leur gloire à venir. Par malheur pour eux, il y a moins de vérité souvent dans leurs prophéties que dans leurs anathèmes. M. de Ronchaud a eu le bon goût de ne point se donner à lui-même le baptême du poète, comme cela se fait d’ordinaire, et il ne malmène pas trop son siècle. C’est à peine si à un endroit notre époque est traitée de barbare, et si l’auteur affirme, ailleurs, qu’il craint peu les dangers de la route, qu’il a su prévoir les dégoûts poétiques, et qu’il ne dit pas au monde ce qu’il attend, parce que ce monde frivole jetterait une parole dédaigneuse à ses rêves éclatans. Je ne veux pas insinuer que ce soit là de la prudence, mais je préfère, à coup sûr, la modestie convenable de cette demi-confidence à de plus ambitieuses assertions. La poésie de M. de Ronchaud a du nombre, de l’élégance, une certaine mélodie rêveuse ; elle se distingue par la sincérité des sentimens, la sérénité calme de l’émotion, une manière correcte et de bonne venue qui ne sent pas l’effort. Mais ces qualités précieuses ne semblent pas soutenues par le fonds même. Le paysage n’a point de caractère propre, rien ne l’anime, et le rayon qui l’éclaire tombe attiédi sur un site uniforme. Il y a, certainement, du talent poétique dans tous ces vers ; mais un certain reflet terne et effacé domine. C’est une lampe qu’on devine mal derrière l’albâtre trop épaissi. Je veux bien accepter l’horizon du poète, et son vallon me suffirait. À la rigueur, il n’est pas besoin des cèdres avec leurs fronts séculaires, du mugissement de la vague sur la grève, de la foudre dans les échos des montagnes ; mais le cristal de votre lac est bien dormant, le parfum de vos fleurs s’évapore avant de venir à nous, et nous sentons à peine cette brise qui, dans vos vers, agite la cime des grands arbres. Plus la poésie moderne veut fixer les nuances difficiles et non saisies encore du sentiment, plus il faut qu’elle arrête la pensée sous une expression nette, décidée et non flottante. Quelques pièces, entre autres le Roman, méritent d’être mises à part pour la simplicité gracieuse. Il y a de l’étendue et de l’élévation dans les morceaux intitulés Peut-être et l’Océan, mais l’œil s’y perd vite et s’y noie comme en un horizon brumeux de poésie.

Il est une autre objection qui ne s’adresse pas particulièrement à M. de Ronchaud, mais qu’inspire la lecture de presque tous les recueils lyriques imprimés depuis quelques années. Est-ce assez maintenant d’avoir du talent, un certain talent poétique de rhythme et de mélodie, pour mériter une place à part ? L’ordre élevé de sentimens, rendus et peut-être épuisés par les premières productions de M. de Lamartine et de M. Victor Hugo, n’est-il pas, pour bien des lecteurs, devenu presque vulgaire ? On écrit de nos jours avec le cœur, comme au XVIIIe siècle on écrivait avec l’esprit. Est-il donc plus difficile, après tout, de composer aujourd’hui certain hymne religieux, certaine élégie harmonieuse, qu’il l’était il y a cent ans, de tourner agréablement un joli madrigal chez la duchesse du Maine ou chez le Régent ? Qu’on ne crie pas au blasphème ! Je ne veux point comparer les genres, et je me hâte de donner la préférence à nos modernes. Ce qu’il faut seulement constater, c’est que telle Méditation ou telle Orientale (je ne dis point à coup sûr les meilleures, et me tiens aux plus pâles et aux moins caractérisées) est à cette heure possible à un grand nombre. De là cette propriété commune d’un certain fonds poétique élevé et harmonieux, qui autorise chez les moindres talens d’ambitieuses assimilations avec les écrivains vraiment créateurs qu’ils n’atteignent pourtant que dans leurs parties imitables. Qu’on y prenne garde ! les débuts ont été éclatans chez nos premiers poètes, et pour quelques-uns ces débuts n’ont pas été dépassés. Les Premières Méditations, les Odes et Ballades, ont fait prendre rang immédiatement à ceux qui les avaient écrites. Dans notre situation littéraire, dans la dispersion presque complète des écoles et des systèmes poétiques, l’originalité devient donc de plus en plus nécessaire, et un certain talent ne suffit plus. Ces formes sont devenues banales et courantes, ces sentimens appartiennent au premier venu ; et, sans croire au dépérissement de toutes les sympathies généreuses, sans crier si haut à l’invasion des intérêts matériels et politiques, il nous paraît très légitime de croire que si l’on publiait de bons vers, qui eussent réellement un caractère propre, ils seraient lus du public, car la poésie ne meurt pas, puisqu’elle est au fond des hommes et des choses.

§ II. — LITTÉRATURE RELIGIEUSE.

Réflexions et prières inédites, par Mme la duchesse de Duras[6]. — Oui, l’auteur des quelques lignes qui précèdent ce petit recueil posthume a raison ; les ames qui ont souffert ont des signes auxquels elles se reconnaissent, et elles trouveront ici l’accent de leur patrie. Ce volume est un legs simple et touchant, composé de pages charmantes, et profondément chrétiennes, échappées à l’heure de la prière et de la tristesse, au déclin des illusions, et laissées par une des femmes les plus distinguées de notre âge, par celle dont les purs et rares écrits ont marqué avec honneur dans la littérature de la restauration. Ce ne sont plus là de gracieuses fictions, ce n’est plus la légende exceptionnelle, mais si vraie, d’Ourika, ou la ravissante histoire d’Édouard, si souvent relue. Ce monde enchanté a disparu ; et dans ces réflexions qui vont au fond même des choses, au fond des réalités de la vie, et qu’on croirait écrites par un Vauvenargues chrétien, la tristesse seule a demeuré, la vraie tristesse d’une ame qui n’a plus de joie que parce qu’elle peut adorer à leur divine source les perfections demandées vainement à la créature. Pour ceux qui en seraient encore aux illusions, pour ceux-là aussi qui auraient vu se dépeupler le monde idéal du bonheur rêvé, mais qui seraient cependant disposés à chercher des consolations plutôt dans un scepticisme philosophique que dans la piété catholique, ces pages auront un grand charme littéraire et moral. Quant aux ames inclinées vers un christianisme attendri et compatissant, elles les auront vite devinées, sans qu’on les leur recommande. Rien d’ailleurs n’effraie par la sévérité dans ces réflexions religieuses, et le respect de Dieu n’y est pas un sentiment d’esclave, mais une soumission filiale. « La crainte de Dieu, dit Mme de Duras, ne s’inquiète pas de mériter les récompenses, tandis que la peur ne s’effraie que de mériter les châtimens. » Toute la réponse des chrétiens aux stoïques est là. L’austérité disparaît donc ici sous l’indulgence triste des pensées morales, et un certain apaisement tendre, qu’on sent n’être venu qu’après les tempêtes, charme et attire. Cette paix chrétienne si bien décrite a été, on le voit, conquise par les épreuves et les froissemens que les ames d’élite trouvent dans les sentiers de la vie. De là pour le lecteur un intérêt nouveau, augmenté encore par les aimables souvenirs qui se rattachent à Mme la duchesse de Duras. Ces réflexions vraies et souvent profondes s’ajouteront donc désormais dans la pensée à Édouard et à Ourika et éclaireront d’une douce lumière chrétienne ces deux courts et charmans écrits. Il est bien à désirer que les œuvres de Mme de Duras soient enfin recueillies ; c’est une dette littéraire à acquitter envers une mémoire chère, envers une femme qui a su allier dans ses écrits et laisser à son nom cette grâce exquise, rappelée par M. de Lamartine dans la VIIe pièce de ses Recueillemens, et ce courage si noble en sa résignation qui se dévoue dans la vie, comme en une autre Vendée.

Sentence de Jésus-Christ, publiée par M. Augustin Soulié, d’après une édition du XVIe siècle[7]. — Les journaux ont annoncé récemment la vente d’une lame d’airain, trouvée en Italie, et sur laquelle est gravée, dit-on, en caractères hébreux, la sentence prononcée par Pilate contre Jésus-Christ. Ce diptyque serait sans aucun doute un des plus précieux monumens de l’histoire, si l’authenticité en était dûment reconnue. Mais comment arriver à une vérification exacte ? M. Isambert, disposé d’habitude à une certaine vivacité de critique lorsqu’il s’agit du christianisme, a publié, dans le Moniteur, un article étendu sur le jugement rendu par Pilate. Il cherche à prouver par ce travail que la sentence du proconsul romain n’est mentionnée nulle part dans l’antiquité. Fabricius, dit-il, et après lui M. Thilo, savant professeur de Tubingue, en ont vainement cherché tour à tour des traces dans les manuscrits et les livres imprimés depuis trois siècles, et l’Allemagne savante elle-même ne l’a pas connue. L’un des hommes de ce temps-ci qui savent le plus spirituellement les vieux livres, M. Augustin Soulié, vient de répondre à ces affirmations de M. Isambert, en réimprimant avec la plus scrupuleuse fidélité d’imitation typographique le Thrésor admirable de la sentence de Ponce Pilate, trouvée écrite sur parchemin dans un vase de marbre, en la ville d’Aquila au royaume de Naples sur la fin de l’année 1580. Les apocryphes, les écrivains légendaires ont raconté de Pilate tant de choses confuses, et tout au moins improbables, qu’il est permis, à nous sceptiques et même aux mieux croyans, de se défier cette fois du miracle. Il en est de ce texte problématique comme de la maison où est mort le juge de Jésus, et que l’on montre à la fois à Vienne en Dauphiné et à Rome, comme aussi des degrés de marbre de la scala sancta, derniers débris du palais de Pilate, et sur lesquels les fidèles se traînent à genoux. Que M. Isambert ait appliqué à cette sentence le contrôle d’une érudition sévère, qu’à l’aide des textes, des formules de la jurisprudence romaine, il l’ait arguée de faux, il était là dans sa sphère et dans tous les droits de la science ; il travaillait, comme les bénédictins, au discernement des fausses reliques. L’Évangile lui-même lui prêtait son autorité, car l’Évangile dit simplement que Pilate livra Jésus aux Juifs. Mais quand M. Isambert affirme qu’aucun écrivain ecclésiastique moderne, italien ou autre, n’a soupçonné le texte d’une sentence, on a lieu d’être surpris. Il eût en effet suffi à M. Isambert d’ouvrir Simon ou Calmet, et d’y chercher le mot Pilate ; il aurait lu l’indication ou la transcription complète de huit sentences, diversement reproduites par saint Anselme, Vincent Ferrier, Lansperg, Guillaume de Paris, l’évangile de Psicodême, Jean de Carthagène, et Andrichomius-Sempronianus. Le savant jurisconsulte, nous le savons, pouvait se dispenser à la rigueur de connaître ces écrivains qu’on n’a guère occasion de consulter dans la pratique. Mais si ses dissertations théologiques présentaient souvent des omissions de cette sorte, les érudits renonceraient vite à les invoquer comme autorité. Le sujet est grave d’ailleurs, et veut être étudié à fond. M. Isambert possède parfaitement l’histoire des jésuites et des moines, contre lesquels il a fait plus d’une campagne ; mais l’histoire des origines chrétiennes et l’exégèse présentent, si nous ne nous trompons, de plus sérieuses difficultés. La critique, en semblables matières, a besoin d’être mûrie, car elle a pour juges d’une part ceux qui doutent, et de l’autre, ceux qui veulent garder pures les traditions du passé.

Du rétablissement de l’ordre des frères prêcheurs en France, par M. Lacordaire[8]. — Parmi ceux qui de notre temps marchent, ou du moins croient marcher d’un pas plus ferme et plus rapide, vers le pôle de l’avenir, comme le dit M. Lacordaire, il en est quelques-uns qu’il faut distinguer entre tous par la pureté de l’intention, la rigueur de la foi, la pitié vive pour toutes les misères. M. Lacordaire est de ce nombre. Prêtre, il est resté fidèle à l’église, et n’a point placé son évangile sur l’autel de quatre-vingt-treize. Journaliste et prédicateur, il a combattu pour le catholicisme avec la double autorité du talent et de la conviction sincère. Mais aujourd’hui, effrayé peut-être des luttes de la presse, qu’il paraît avoir abandonnées sans retour, il se rejette, plus calme et plus mystique, dans le pur enseignement de la chaire chrétienne, et il annonce qu’il va quitter la plume pour la parole, mais la parole libre, nomade, un peu sauvage parfois, de ces frères de Saint-Dominique, qu’on nommait, au moyen-âge, la chevalerie de l’Évangile. L’apostolat, sur tous les points du pays, est, aux yeux de M. Lacordaire, le seul remède de tous les maux qui, depuis cinquante ans, ont accablé, en France, la foi et la liberté ; et pour montrer toute la puissance de la parole chrétienne et de la mission dévouée, il trace rapidement l’histoire des Frères Prêcheurs à dater de leur origine. Cet ordre fut fondé en 1216, par Dominique. Le saint voulut que ses moines restassent pauvres quand l’église tout entière était riche ; il voulut donner la science aux hommes de son temps, et ne recevoir en retour que le pain et le denier de l’aumône. Dès la première moitié du XIIIe siècle, les Frères Prêcheurs comptaient soixante couvens en Italie, en Allemagne, en Portugal, et, mieux que personne, ils contribuèrent, par leur activité et leur science théologique, au triomphe définitif du catholicisme sur les dernières traditions des hérésies gnostiques et manichéennes. Dominique est bien loin, sans doute, de Bernard, mais son influence fut grande encore sur les destinées de son époque. Les historiens contemporains en parlent comme d’un apôtre inspiré ; et les agiographes retrouvent jusque dans les faits les plus simples de sa vie, quelque chose de ces vertus surhumaines, de ce pouvoir que l’église n’accorde qu’aux plus grands amis de Dieu, et qui avait fait surnommer Bernard le Thaumaturge de l’Occident. Quand il prêche, les anges eux-mêmes viennent sonner le sermon ; les statues de la Vierge s’agitent et menacent du doigt les hérétiques ; les fleuves débordent pour engloutir les pécheurs endurcis. Les travaux sans repos de Dominique, ses vertus claustrales, qui de son temps déjà étaient une exception, expliquent d’ailleurs l’enthousiasme des écrivains ecclésiastiques pour sa mémoire. La pauvreté formait chez lui un remarquable contraste avec la cupidité des évêques ; son zèle actif faisait sortir le cloître de l’immobilité contemplative où l’avait plongé le mysticisme ; et en mêlant son ordre à tous les évènemens du siècle, il lui rendait quelque chose de ce double caractère des premiers moines de la Gaule, qui furent à la fois à Marmoutier, à Luxeuil et dans l’île de Lérins, des solitaires, des docteurs et des apôtres.

Ainsi, M. Lacordaire est dans la vérité historique, quand il place les Frères Prêcheurs au premier rang des ordres influens de l’église, et leur fondateur parmi les hommes éminens de l’histoire monastique. Dante a rendu à la piété, aux vertus de Dominique, un éclatant témoignage ; et nous reconnaissons, avec l’auteur de ce livre, qu’on ne saurait sans injustice accuser le pieux Espagnol d’avoir établi l’inquisition. On peut découvrir, dans une bulle de Lucius III, datée de 1184, la première idée de cette institution formidable, et c’est surtout sur les moines de Cîteaux que doit peser le souvenir des premiers actes de foi. Mais affirmer, ainsi que le fait M. Lacordaire, que les Frères Prêcheurs restèrent étrangers aux persécutions religieuses dans les premiers siècles de leur organisation, et qu’ils ne furent même officiellement investis du pouvoir inquisitorial que sous Philippe II, admettre que l’inquisition, en France, ne fut qu’un tribunal de paix chargé d’enregistrer des actes de repentir, c’est renouveler les déloyales assertions de Joseph de Maistre, c’est commettre une grave et volontaire erreur, c’est récuser d’incontestables traditions historiques. Si M. Lacordaire avait étendu ses recherches à la littérature séculière du moyen-âge, aux trouvères, il eût reconnu que les Frères Prêcheurs furent loin de se maintenir dans cette sphère de charité et de tolérance sans bornes, où il les fait vivre et agir, car les poètes accusent souvent leurs vues ambitieuses, leur zèle outré contre les hérétiques. Avec moins d’enthousiasme expansif et une érudition plus patiente, M. Lacordaire eût également trouvé la preuve de ce fait dans les écrivains catholiques eux-mêmes. Les historiens de l’ordre, en effet, exaltent comme une vertu l’ardeur des dominicains à réclamer l’appui du glaive séculier, quand le triomphe avait fait défaut à la parole évangélique ; et le père Longueval, dans l’Histoire de l’église gallicane, rappelle, entre autres, les six cent trente-sept condamnations prononcées par le tribunal inquisitorial de Toulouse, de l’année 1307 à l’année 1323, condamnations qui n’emportaient point toujours la peine capitale, il est vrai, mais qui entraînaient souvent, pour de légères fautes, ou même pour un simple soupçon, de longues années de captivité. Quétif et Échard, les annales de l’ordre des Frères Prêcheurs, les Monumenta conventus prædicatorum, témoignent également de ces faits. Nous ne cherchons pas à conclure de là qu’il y ait de nos jours danger pour la société à rétablir un ordre d’où sont sortis les plus redoutables inquisiteurs, car nous sommes aussi loin des passions religieuses qui allument les bûchers, que de la foi qui les fait braver. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de générosité, de courageux instincts de réforme, dans la pensée et les travaux habituels de M. Lacordaire, il convient de dire aussi que cette ardeur même le porte vite à une choquante exagération, qui se révèle dans son style, dans ses appréciations du passé, dans ses jugemens sur son époque. Il paraît redouter les haines et les persécutions ; peut-être serait-il plus juste de craindre l’indifférence. Le catholicisme est loin, sans doute, d’avoir accompli ses destinées. Mais si vifs que soient, en quelques ames exceptionnelles, les retours à la foi, il nous semble que ce triomphe absolu, rêvé avec tant de confiance par M. Lacordaire, ne saurait s’accomplir de si tôt, et que nous sommes encore loin du temps où la France sera ferme et unanime dans sa croyance, l’Angleterre catholique, et où l’Europe chantera la messe à Sainte-Sophie.

Comme le disait récemment M. Quinet, à propos du docteur Strauss, nous ne sommes point de ceux qu’une formule métaphysique console de toutes les ruines, et nous ne voudrions point nous montrer absolument hostiles à des tentatives généreuses, quand elles ne seraient que des illusions. Il nous vient bien des velléités de combattre ; mais qu’opposer après tout, si ne n’est ce triste scepticisme, si ce n’est ce doute sans élévation, qui n’a plus même la sombre poésie des vives inquiétudes, et qui inspire à la plupart des esprits de notre temps, sur les problèmes éternels de la vie, un dégoût et un dédain pratiques qui touchent à l’indifférence ? Nous n’en avons ni le désir ni le courage ; et en cette singulière confusion d’idées et de systèmes, en cette rapide dégradation des hommes les plus grands et les plus aimés, en ce morcellement impitoyable et successif de toutes les croyances, qui semblent le caractère de ce siècle, ne serait-ce pas une injustice, quand on n’a point soi-même de centre sûr, quand on ne peut rattacher ses actes à une foi suprême et profonde, ne serait-ce pas même un mal de ne toujours trouver, pour ceux qui croient sincèrement, que des objections ou des épigrammes ? Nous demanderons seulement à M. Lacordaire, en lui accordant le fonds même, pour ne pas soulever des questions préjudicielles qui voudraient des volumes et des années, nous lui demanderons si le parti extrême qu’il paraît vouloir adopter, si le vœu absolu en faveur d’un seul moyen de conversion ne sont pas un peu hâtés et inopportuns ? Les Frères Prêcheurs du XIIIe siècle nous reportent à une époque de foi bien vive et de grande poésie chrétienne. Une pareille tentative a-t-elle maintenant la moindre chance de succès, et les questions prochaines, misérables si l’on veut, qui nous préoccupent, laisseront-elles écouter davantage les sermons d’une voix éloquente et persuadée ? C’est une chose triste à dire, peut-être ; mais il se lit chaque jour en France plus de colonnes de journaux que de pages de la Bible, et M. Lacordaire, avec son chaleureux et vif talent, serait plus utile à sa cause, à la cause du catholicisme, en restant sur la brèche même et dans la lutte. Nous savons qu’il fait bon marché de sa personne, et qu’il se dévouera au besoin s’il ne réussit point. Mais, dans l’intérêt même des croyances qu’il croit devoir défendre, cette abnégation et ce sacrifice sont-ils bien entendus, et, en voulant soutenir la religion comme on le faisait au moyen-âge, faudrait-il se résigner à ne plus employer les armes de ce temps-ci ? Nous ne voulons rien prévoir d’ailleurs ; eventus belli varios.

  1. vol. in-8o, 1839, chez Desessart, rue des Beaux-Arts, 15.
  2. vol. in-8o, chez Magen, quai des Augustins, 21.
  3. vol. in-8o, 1839, chez Charpentier, rue des Beaux-Arts, 6.
  4. 1 vol.  in-8o. 1839, chez Just Tessier, quai des Augustins, 37.
  5. 1 vol.  in-8o, 1839, chez Charpentier, rue des Beaux-Arts, 6.
  6. 1 vol.  in-18, 1839, chez Debécourt.
  7. 1839, in-12, chez Téchener, place du Louvre, 12. — Cette rareté littéraire, tirée à petit nombre, a été réimprimée d’après l’exemplaire de la Bibliothèque royale, dont voici le no pour les bibliographes curieux : 2068, H. (10 G.)
  8. 1839, in-8o, chez Debécourt, 69, rue des Saints-Pères.