Revue littéraire — 30 avril 1843

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THÉÂTRES.

La quinzaine qui vient de s’écouler a été féconde en émotions littéraires. Deux évènemens dramatiques annoncés depuis long-temps ont eu lieu coup sur coup, une tragédie qui soulève les plus graves questions de la poétique, et une nouvelle étude de Mlle Rachel. Ou a joué à l’Odéon la Lucrèce de M. Ponsard, et aux Français la Judith de Mme de Girardin.

Le succès de Lucrèce a été complet ; il est certain que, dans cette pièce, on trouve toujours de fortes études, et souvent un charme de langage auquel nulle oreille ne peut être insensible. Cette poésie antique est éternelle, et ses destinées sont merveilleuses. Toute œuvre qu’un de ses rayons anime exerce soudain un indicible attrait ; c’est à elle qu’il faut donner toutes les épithètes rassemblées autour du nom de Vénus. Elle est victorieuse, elle est féconde, elle fait aimer, victrix, alma, dulcis. M. Ponsard a été assez heureux pour recueillir quelques gouttes du philtre dont s’enivra André Chénier. Outre la saveur précieuse qu’il doit à ce rare bonheur, son drame renferme un parfum d’honnêteté et de travail qui a été et qui méritait d’être également goûté. Oui, quelle que soit la destinée réservée à M. Ponsard, dès aujourd’hui on peut le dire, il a fait une œuvre digne de l’intérêt et de l’appui publics ; certes, c’est avec une joie sincère que nous lui donnons cet éloge. Mais autour de lui quelques enthousiasmes ont éclaté dont les élans nous sont suspects. À son sujet, l’on a prononcé légèrement des noms que doivent accompagner toujours le recueillement et le respect ; on a évoqué, pour en faire un cortége à son char de triomphe, des ombres augustes qu’il ne faut pas imprudemment déranger des demeures sacrées de leur gloire. Sans ébranler en rien nos sympathies, qui resteront inviolablement acquises à l’auteur consciencieux de Lucrèce, ces manifestations bruyantes nous ont fourni matière à réflexion. Est-ce bien, nous sommes-nous demandé, quand il y a de semblables engouemens dans l’air, qu’un jugement impartial et sérieux peut être prononcé ? Serions-nous sûrs d’échapper à des influences si vivement ressenties autour de nous ?

Ce qui donne un intérêt extrême à l’apparition de M. Ponsard, mais ce qui doit en même temps mettre en garde contre ce qu’il pourrait y avoir d’excessif dans le succès de son drame, c’est la situation littéraire au milieu de laquelle il se produit. Quoiqu’elle ait fait de généreuses tentatives et certainement laissé dans nos lettres des monumens dont on appréciera un jour la réelle grandeur, la révolution romantique, comme toutes les révolutions du reste, a trompé nombre des espérances qu’on avait fondées sur elle. Elle a fait quantité de mécontens, et ces mécontens se joignent aujourd’hui à ceux qui ont été ses vaincus. Avant même que la pièce nouvelle eût été jouée, les bruits qu’on avait répandus sur ses tendances lui avaient fait de nombreux partisans. Voulez-vous une preuve des enthousiasmes qu’elle avait excités d’avance, la voici. Un homme d’un esprit charmant et facile s’est avisé d’un tour qui rappelle ceux dont s’amusait la société de Grimm, de Diderot et du baron d’Holbach. Pour éprouver les admirations préconçues, il se met à écrire en se jouant une scène d’une tragédie sur Lucrèce. Un consciencieux écolier, préservé par ses professeurs du contact de la muse romantique avec autant de soin qu’en mettait Joad à sauver Éliacin du souffle de Baal, aurait certainement signé les vers échappé à cette amusante verve. Aussitôt son fragment terminé, notre homme le fait imprimer dans un journal. Alors a lieu une scène qui rappelle celle qui, au retour des Bourbons, s’est passée dans quelques petites villes royalistes : la milice bourgeoise est sous les armes, les rues sont semées de fleurs, les maisons pavoisées de drapeaux ; les jeunes filles, avec des ceintures blanches et des bouquets que l’on prendrait pour des gerbes, vont aux portes de la ville où l’on a élevé un arc de triomphe. Tout à coup un carrosse arrive ; une tête se met à la portière. Voilà le roi ! Vive le roi ! Tous les cœurs sont émus ; quelques vieillards se souviennent d’avoir vu l’auguste personnage qu’ils ont sous les yeux. Un grand nombre de voix s’élèvent pour dire : Quelle grace ! quelle majesté ! Pourrait-on méconnaître le caractère empreint sur ce visage ? C’est Henri IV, c’est Louis XIV qui est devant nous. Le carrosse renferme un des valets de chambre de sa majesté Louis XVIII. Les serviteurs passionnés de la tragédie classique ont fait un accueil de cette espèce au fragment publié avant l’œuvre qu’ils attendaient. On a raconté ce tour quelque part avec une indignation puritaine d’un effet assez bizarre et surtout très inattendu. Certes, quand l’humeur franche, généreuse et même bienveillante de celui qui a imaginé cette plaisanterie, ne serait pas fort connue, ce n’est point ce trait qui autoriserait personne à mettre en doute sa loyauté. C’est une mystification ingénieuse qu’un grand nombre de dupes a le droit de trouver mauvaise, mais que nul ne peut sérieusement blâmer. Le seul effet qu’elle pouvait produire, c’est celui qu’elle a produit sur nous, l’effet de provoquer l’attention à faire tous ses efforts pour distinguer ce qu’il y a de faux et ce qu’il y a de sincère dans les manifestations qui entourent les débuts du poète nouveau.

Cette anecdote toute récente fait voir à quels excès de duperie les préventions peuvent conduire, elle n’a rien à démêler avec la partie sérieuse du succès et surtout avec le talent réel de M. Ponsard ; en voici une plus ancienne qui, moins applicable encore à l’auteur lui-même de Lucrèce, continue à montrer ce qu’il y a d’éternellement chimérique et frivole dans les engouemens, quelle défiance légitime ils peuvent inspirer. « Vous rappelez-vous, dit Fréron dans son Année littéraire, une certaine tragédie d’Antipater qui fit tant de bruit en 1772 ? L’auteur, M. Portelance, se voyait mis du premier coup au-dessus des Corneille, des Racine, des Crébillon et des Voltaire. Il y avait tous les jours vingt carrosses à sa porte ; c’était à qui pourrait l’avoir à souper, on se le disputait, on se l’enlevait, on se l’arrachait. Si, dans ce délire épidémique, il eût fait imprimer son fameux coup d’essai, il en aurait peut-être vendu dix mille exemplaires ; mais on lui donna le conseil perfide de le faire jouer. Un terrible coup de sifflet désenchanta l’auteur, les enthousiastes et les comédiens. »

Le dénouement de l’histoire nous dispense de répéter combien nous sommes loin de vouloir établir un rapprochement entre M. Ponsard et M. Portelance. Mais quoique, plus excusables depuis que la pièce est jouée, ceux qui font maintenant à l’auteur de Lucrèce une hécatombe de toutes les gloires de notre scène risquent encore de ressembler par certains points aux séides de l’auteur d’Antipater. Du reste, en triomphant après de pareilles explosions d’enthousiasme, la tragédie nouvelle a fait preuve d’une constitution robuste. Elle avait à supporter des embrassemens qui auraient pu l’étouffer. Ainsi, de toute façon, nos premiers sentimens nous portent pleins d’espérances au-devant du poète qui est annoncé. Nous craignons seulement de manquer nous-même d’un calme dont l’absence nous frappe chez tous les esprits. Et puis d’autres considérations nous arrêtent encore dans l’expression d’une opinion formelle. Les qualités qui recommandent la pièce de M. Ponsard ne sont pas certainement de celles qu’un premier coup d’œil permet d’apprécier. Ce qu’un homme a mis des années à écrire ne peut guère se juger en quelques jours. La grande épreuve d’une œuvre de la nature de Lucrèce, c’est une lecture attentive et complète pour formuler un jugement définitif, il faut donc attendre que la tragédie de l’Odéon ait quitté la lice bruyante où on l’applaudit chaque soir pour prendre place sous la forme docte et paisible du livre sur la table de l’écrivain. Dès à présent ce que nous croyons pouvoir dire, c’est qu’heureusement pour M. Ponsard ces gens qui répondent maintenant dans les lettres à ce qu’étaient sous la restauration certains émigrés, ces hommes qui déplorent tous les mouvemens accomplis dans l’art et ne songent qu’à nous ramener en arrière, se sont étrangement trompés en le prenant pour le messie de leur religion éteinte. Le génie dont il s’est le plus inspiré, c’est celui que l’école nouvelle, même au milieu de ses écarts, n’a jamais cessé de respecter, c’est-à-dire le génie qui a produit le Cid, Don Sanche et Nicomède. Nous pensons aussi que les belles études faites sur l’antiquité par Shakspeare ont préoccupé M. Ponsard. Ce qui nous intéresse et nous plaît dans Lucrèce, c’est justement ce mélange dans lequel toute une école dramatique a son avenir, des pensées fortes et saines où s’alimente l’ancienne poésie française avec les pensées plus ardentes et plus orageuses d’où naissent les inspirations de notre poésie moderne. Seulement, jusqu’à quel point ce mélange a-t-il été heureux, et quelle part y a prise l’originalité du poète, cette qualité dans laquelle réside seul le génie, c’est ce que la critique doit craindre d’affirmer prématurément, mais ce qu’il est de son devoir de chercher en conscience et de dire avec sincérité.

La pièce de Mme de Girardin n’exige point, pour être appréciée avec vérité, tant de méditations prudentes et de préparations consciencieuses. Il est permis d’avoir sur Judith, quand on l’a entendue une fois, l’opinion la plus arrêtée. Mme de Girardin a renouvelé la tentative de Mme Deshoulières, et cette tentative a eu, dans ce siècle-ci, le même sort qu’au XVIIe siècle. L’auteur de Napoline a maintenant son Genséric tout comme l’auteur de l’élégie sur les prés fleuris de la Seine. Nous croyons que toute femme qui voudra aborder le théâtre, eût-elle déployé ailleurs plus de force, sinon plus de facilité et plus de grace que Mme Deshoulières et Mme de Girardin, arrivera aux mêmes résultats que ces deux aimables poètes. Qu’on se souvienne de Cosima ! Si jamais il y eut dans l’art œuvre virile, c’est la tragédie. Il faut à l’auteur tragique, avec la passion du poète, la sagacité profonde du moraliste et la puissance de l’orateur. On sait quelle forte nature était la nature de Corneille, et par combien de laborieuses études l’ame plus molle de Racine avait été trempée. Si vous ne connaissez ni les méditations ardentes d’Alfieri, ni la familiarité austère de Machiavel avec les grands historiens de l’antiquité, renoncez au laurier d’Eschyle. Une tragédie naît au fond d’un cabinet d’étude, entre un Homère et un Tacite, non pas dans un boudoir, entre un clavecin et un métier à broder.

Le Genséric de Mme Deshoulières avait l’inconvénient de rappeler un peu le Childebrand de l’Art poétique. C’est un héros tiré de ce malheureux pays des Goths, auquel nul poète dramatique ne put jamais acclimater le public des théâtres. La Judith de Mme de Girardin, pour des raisons d’une autre nature, n’était pas une héroïne moins difficile à faire accepter. Le livre de Judith est assurément le plus étrange de la Bible. Les protestans, qui sont très chatouilleux en matière de morale, l’ont relégué parmi les livres apocryphes. Bayle et Voltaire se sont divertis aux dépens de la veuve de Manassé ; ils l’accusent d’avoir eu pour Holopherne des complaisances dont l’ombre de son époux dut être fort irritée, malgré ce qu’il y avait de sacré dans leur but. Don Calmet défend avec beaucoup de vivacité la vertu de la pieuse Israélite. Il est difficile de savoir d’une façon positive ce qui s’est passé sous la tente du général assyrien ; or, par cette incertitude même, l’imagination est autorisée à supposer entre Holopherne et Judith une action qui rend presque impraticable l’introduction de ces deux personnages sur la scène. S’il faut en croire Mme de Girardin, qui s’est fondée du reste sur un verset de la Bible, on était très léger à Ninive ; les situations équivoques y faisaient naître la raillerie ; on ne doit pas s’attendre à trouver moins de légèreté à Paris que dans la capitale de Nabuchodonosor. Il y a quelque chose de malencontreux dans le choix d’un sujet de tragédie qui d’avance appelle le sourire sur les lèvres. Le sourire ne doit pas être traité avec dédain ; je ne sais rien qu’un poète de bon sens doive plus hésiter à braver. Aussi, tous les auteurs dramatiques qui se sont jusqu’à présent essayés sur Judith étaient d’assez médiocres esprits. Sous ce rapport, Mme de Girardin se détache entièrement de leurs rangs ; mais, dès qu’on l’oublie elle-même pour n’examiner que son œuvre, elle semble bien près d’y rentrer.

Un instant, il nous est venu une pensée à laquelle nous avons failli nous arrêter. Mme de Girardin, dont tout le monde connaît la verve facile et l’humeur enjouée, n’aurait-elle point fait par hasard quelque gageure qui expliquerait sa tragédie ? N’aurait-elle point parié, par exemple, à propos de l’épigramme de Racine sur la Judith de Boyer, qu’elle écrirait un drame où figurerait un Holopherne vraiment digne d’être pleuré ? Holopherne est le héros de sa pièce :

Il est noble, il est jeune, et son courage brille.

Il a l’horreur du sang qu’il est obligé de verser ; dès qu’il est seul, il se livre à des aspirations mélancoliques vers la vie champêtre. Il aime Judith avec une tendresse plus chevaleresque encore que celle d’Orosmane pour Zaïre, je crois même qu’il en est aimé. Voici, du reste, en peu de mots, la façon dont a été comprise l’action biblique.

Judith, au premier acte, répand les consolations et les bienfaits dans Béthulie assiégée. Les chefs de la tribu ont tant de confiance en elle, qu’ils tiennent leurs conseils en sa présence. C’est à un de ces conseils qu’est amené Achior, ce chef des Ammonites dont Holopherne punit si rudement la Les discours d’Achior éveillent dans l’ame de Judith une soudaine inspiration ; elle se recueille, interroge le ciel, entend la voix de Dieu qu’accompagnent même quelques roulemens de tonnerre, et sort de cette ardente extase décidée à frapper le grand coup qui doit délivrer Israël. Guidée par Achior, elle va se rendre dans le champ d’Holopherne. Plus de vêtemens de deuil ; qu’on lui apporte ses parures ; il faut qu’elle soit belle, puisqu’elle veut séduire. La toile se baisse sur une apostrophe qu’elle adresse au Seigneur pour lui demander d’augmenter l’éclat de ses charmes.

Au second acte, nous sommes dans un des appartemens de la tente d’Holopherne, la plus élégante de toutes les tentes. Holopherne pense à Judith, car il la connaît déjà, quoiqu’elle n’ait pas encore franchi l’enceinte de son camp ; toujours enclin à une rêveuse galanterie, il allait se cacher derrière des arbres pour la contempler des heures entières tandis qu’elle priait dans le jardin des Tombeaux. Lorsqu’on vient lui annoncer son arrivée, il s’élance au-devant d’elle comme un poète de vingt ans au-devant d’une femme dont la robe blanche l’a fait rêver. Devenu tout à coup gémissant comme un agneau perdu, il trouve, pour exprimer son amour, des paroles si tendres, que la belle juive en est émue. On se souvient du vers de Virgile sur Didon écoutant la parole d’Énée : « La mémoire de Sichée s’effaçait peu à peu de son ame. » Manassé est bien près d’avoir le même sort que l’époux de la reine de Carthage. Aux discours de la passion la plus vive et en même temps la plus délicate, Holopherne mêle les offres les plus généreuses. Si Judith le veut, il rendra la liberté à tous les captifs hébreux, il lèvera même le siége de Béthulie. Pendant tout le cours de cet acte, la conduite du général assyrien est tellement irréprochable, que tous les spectateurs se demandent avec Judith, au moment où une seconde fois la toile est sur le point de se baisser, pourquoi faut-il donc qu’il périsse ? Le troisième acte, qui est le dernier de cette tragédie, à laquelle on ne peut point refuser, par exemple, le mérite de la brièveté, renferme la partie de la pièce la plus curieusement attendue, cette fameuse scène sur laquelle la Bible a laissé tant de mystère. Mme de Girardin semble d’abord avoir franchement accepté la situation. Voici une table chargée de mets et d’amphores ; Holopherne prend place à côté de Judith. Jusqu’où l’exactitude biblique va-t-elle nous conduire ? C’est la question que chacun se pose, quand une pensée assez singulière, mais qui lui est peut-être inspirée par le Seigneur, s’éveille dans l’esprit d’Holopherne ; il quitte la salle du festin pour se retirer dans la partie de sa tente où il repose ; seulement il a soin, en s’éloignant, de faire promettre à Judith qu’elle ira le rejoindre à minuit. La farouche Israélite demande alors à son Dieu un miracle qui certainement réclame toute la puissance divine : elle lui demande de faire descendre sur les paupières d’un homme que quelques instans seulement séparent d’un bonheur qu’il paierait de sa vie, le plus épais des sommeils. Après cette prière, elle s’arme d’un glaive, puis reparaît bientôt, ce glaive teint de sang. Le prodige a eu lieu : Holopherne était endormi, elle l’a égorgé sans que ses yeux se soient rouverts.

Nous croyons que cette courte analyse nous dispense de toute réflexion sur la composition du drame de Mme de Girardin. Faut-il dire maintenant quelques mots du style ? Le style n’a pas plus de force que la charpente, mais il renferme quelques détails gracieux. Mme de Girardin a fait autrefois de touchantes élégies, et l’on trouve de fort jolis vers dans son petit poème de Napoline. La scène où l’on apporte à Judith sa parure est d’une versification heureuse ; quelques-uns des soupirs d’Holopherne sont très galamment rimés. Une de nos impressions rendra peut-être mieux que toutes les considérations de l’esthétique notre opinion sur cette pièce. Que de fois, en lisant Andromaque et Cinna, nous nous sommes indigné à la pensée qu’Hermione et Émilie, Auguste et Oreste, ont été, pendant plus d’un siècle, obligés de s’affubler des modes du jour et de se frayer passage sur la scène, au milieu d’une foule de petits maîtres : eh bien ! en assistant à la Judith de Mme de Girardin, il nous semblait qu’il manquait à Judith un éventail, à Holopherne des canons, et au théâtre des banquettes chargées de marquis.

Cependant la scène du souper, toute musquée et tout incomplète qu’elle est, nous a fait soudainement concevoir la pensée d’un drame effrayant qu’un homme de génie pourrait exécuter peut-être, sinon pour la publicité du théâtre, du moins pour celle d’un livre. Envisagée du point de vue nouveau auquel nous venions d’être tout à coup transporté, Judith nous apparaissait comme un des types les plus frappans sous lesquels le fanatisme ait jamais pu se produire. N’est-ce pas la femme à laquelle aucun sacrifice ne coûte, même ceux contre lesquels se révoltent tous les instincts de la nature, pour obéir à la voix qu’elle croit entendre ; la visionnaire qui marche à travers la vie comme on marche à travers un songe, ne reculant devant nul obstacle, ne posant aucune question à sa conscience, se sentant poussée à des actions qui la font frémir par une puissance qu’elle n’essaie point de combattre ? Imaginez toutes les scènes de banquets où les poètes ont cherché à produire cet effet éternellement terrible de la mort et des régions d’épouvante qu’on aperçoit derrière elle avec le plaisir et les fantômes enchantés qui composent son cortége. Représentez-vous le repas auquel don Juan voit assister la statue du commandeur, ou ce festin de fiançailles raconté par la ballade allemande, dont les convives découvrent soudain qu’il y a au milieu d’eux l’habitant d’un sépulcre, et vous verrez que rien ne pourrait surpasser en mystérieux effroi une scène où Holopherne serait saisi au milieu de son ivresse, par un pressentiment glacial, en comprenant tout à coup pour un instant, par une lueur soudaine de pensée, le rôle de l’être assis en face de lui, de cet être qu’il a pris jusqu’à présent pour une créature vivante, pour une femme dont la chair peut tressaillir comme la sienne, et en qui ses yeux dessillés aperçoivent maintenant l’instrument implacable et sinistre de la vengeance divine.

La tragédie qui nous est un moment apparue s’est jouée constamment sous le front de l’actrice qui remplissait le rôle de Judith. Mlle Rachel a déployé de nouveau ces qualités de composition qu’elle avait montrées déjà dans Ariane, dans Marie Stuart et dans Frédégonde. L’amante passionnée de Thésée s’est transformée en une veuve chaste et fière. Le visage où coulaient des larmes ardentes, mais qui disparaîtraient bientôt, on le sentait d’avance, au sourire vainqueur de Bacchus, est devenu un visage austère empreint d’une religieuse douleur. Avec Mlle Rachel, il est entré dans ce drame imprégné d’une odeur de boudoir, un véritable parfum de poésie biblique. La Judith de Mme de Girardin est une veuve à la façon des veuves de Regnard ou de Dancourt ; elle pleure bien certainement quelque honnête président à mortier, dont l’ombre respectable sera conjurée par un sonnet de Clitandre ou d’Acaste. La Judith de Mlle Rachel nous a fait songer à l’homme des champs dont parle la Bible, à ce Manassé qui mourut au temps de la moisson des orges pour être resté trop long-temps sous l’ardeur du soleil. C’est bien la simple et grave compagne d’un de ces chefs hébreux qui tenaient comme un sceptre la faucille ou le bâton de pasteur. À la scène où elle entend Dieu qui lui commande le meurtre d’Holopherne, la tragédienne a eu de magnifiques inspirations. Il est deux mots j’irai et je frapperai qui sont sortis de sa bouche tels qu’ils se seraient échappés des lèvres d’une visionnaire. On dirait que sa voix les crie du fond des abîmes d’un rêve.

Une tragédie de Judith offrira toujours, aux actrices chargées du principal rôle, un obstacle qu’un grand nombre d’entre elles ne pourront jamais surmonter. « Elle était parfaitement belle, dit la Bible en parlant de la veuve de Manassé. » Plus loin on lit encore au verset 4 du chapitre X : « Dieu même lui ajouta un nouvel éclat. » Puis au verset 7 du même chapitre (nous tenons à rivaliser d’érudition avec don Calmet) : « Ils furent dans le dernier étonnement en la voyant, et ils ne pouvaient assez admirer son extraordinaire beauté. » Ainsi les livres saints prescrivaient à Mlle Rachel d’être belle. Nous trouvons qu’elle s’est fort bien acquittée de ces commandemens. Le costume sous lequel elle paraît dans la tente d’Holopherne est digne d’avoir été composé par un grand maître. Le pinceau de Paul Véronèse n’en eût pas autrement nuancé les couleurs. Pour l’acteur ainsi que pour le peintre le costume est d’une importance extrême, car une impression morale doit naître de certains plis et de certaines nuances ; or, je ne sais point ce qu’on pourrait choisir avec plus d’intelligence, comme vêtement d’une Judith, que cette robe d’un rose vif, attrayant, radieux, comme les voiles même de l’aurore, sur laquelle est jeté, dans une pensée de contraste, un manteau d’un pourpre sanglant. Ainsi vêtue, Mlle Rachel est bien l’éclatant fantôme que Dieu envoie pour perdre Holopherne. Dès les premiers pas qu’elle fait vers lui on sent la colère céleste qui s’est incarnée dans le corps d’une femme.

Vous souvenez-vous de ce chant du Corsaire où le héros de Byron attend au milieu de la nuit, au fond d’une galerie silencieuse ouverte aux brises de la mer, Gulnare sa libératrice, qui l’a quitté pour aller frapper dans son sommeil le pacha Seyd ? Quand il voit tout à coup dans l’ombre la blanche apparition qui lui apprend que le meurtre est consommé, son ame, où sont ensevelis cependant, d’habitude muets et glacés, les souvenirs de tant de crimes, s’ouvre aux mouvemens soudains d’une terreur infinie. La mort ne s’était jamais montrée à lui sous cet aspect ; il s’était accoutumé à la voir entourée d’un appareil bruyant, presque d’un appareil de fête, passant auprès de lui avec le souffle du canon et les brandons de l’incendie ; sous les traits d’une femme qui se glisse en silence dans les ténèbres vers une couche où le sommeil vient de descendre, elle lui inspire une indicible horreur. Mlle Rachel nous a fait comprendre les sentimens qu’exprime Byron. Rien de plus terrible que son retour de l’appartement d’Holopherne. Son pied silencieux comme un pied de spectre, son regard où brille une immobile clarté, son bras levé par un de ces gestes d’une héroïque hardiesse, que le peintre du Jugement dernier donne à ses archanges ; tout en elle provoque l’effroi. Il semble que l’on voie marcher un funeste songe.

Ainsi donc, quoi qu’il en soit de la valeur littéraire du drame de Mme de Girardin, Judith sera pour Mlle Rachel une création digne de prendre place à côté de toutes celles que nous lui devons déjà. Maintenant, plus que jamais, nous sommes en droit d’espérer qu’il va naître enfin des œuvres en harmonie avec le talent de cette excellente actrice. Les tentatives dramatiques ne peuvent point se produire à une époque plus favorable que la nôtre. La littérature doit hériter des passions qui se retirent de la politique. Espérons que l’activité rendue aux travaux de la scène va faire redevenir vivantes et vraies ces paroles qu’on trouve dans une épître de Voltaire placée en tête de Tancrède : « De tous les arts cultivés en France, l’art de la tragédie n’est pas celui qui mérite le moins l’attention publique ; car il faut avouer que c’est celui dans lequel les Français se sont toujours distingués le plus. »


G. de Molènes.