Revue littéraire - 14 juin 1843
Il est à craindre que le roman ne périsse à notre époque pour avoir régné d’une façon trop exclusive. Du temps de Mme de Sévigné, la classe de lecteurs à qui la frivolité est le plus permise, c’est-à-dire le public même des femmes, se reprochait des heures passées à s’attendrir sur de feintes douleurs et de chimériques aventures. Les plus languissantes duchesses, les plus pétillantes marquises, avaient leur opinion sur les pamphlets théologiques et tenaient à honneur de lire tous les livres d’histoire qui n’étaient pas écrits en latin. C’est après s’être éclairées sur la grace suffisante, que de belles dames dont les amours entraînaient cependant encore les escalades et les duels, se permettaient de prêter l’oreille aux plaintes de Mandane et aux soupirs de Cyrus. Aussi le roman ressemblait alors au lutin qui se glisse le soir, entre le rouet et le prie-dieu, dans la chambre des filles. Armé de toutes les séductions des êtres maudits et des choses défendues, craint et adoré, il apportait les accens d’un monde d’ardentes délices, où l’on souhaitait en tremblant d’être ravi. De nos jours, le roman a perdu tout le piquant attrait de ses mystérieuses allures ; il marche la tête haute, et il n’est point d’intérieurs où il ne s’installe à toutes les heures du jour. C’est un amant changé en mari. Ses entretiens, que ni tuteurs, ni duègnes n’interrompent ; ses caresses, dont nul secret remords ne relève la douceur, sont d’une monotonie fatigante. Pourquoi les mœurs en sont-elles venues à ce point, qu’on laisse entrer les matins dans la famille par la porte du journal l’esprit conteur, galant et futile, qui se blottissait jadis en tapinois sous les oreillers ? C’est pour ce pauvre esprit lui-même un irréparable malheur ; il est devenu radoteur et pesant ; il profite de ce qu’on lui permet de parler à son aise pour s’étendre en discours d’une longueur cruelle. Les œuvres d’imagination de ce temps-ci se sont multipliées d’une manière effrayante, et ce n’est pas tout encore. Depuis quelques années, elles prennent de fabuleuses dimensions. Trop de romans et des romans trop longs, voilà ce qui explique la crise littéraire dans laquelle nous sommes aujourd’hui.
Ce n’est point seulement en France, c’est aussi dans presque tous les pays où il existe une littérature, que le roman se débat contre des appétits gloutons et dédaigneux qu’il a créés et s’épuise maintenant à vouloir satisfaire. En Angleterre, on rit encore des saillies humoristiques de Charles Dickens, mais l’auteur de Pelham périt par une fécondité presque égale à celle de l’auteur des Mystères de Paris ; et qu’est devenu ce conteur américain qui, séparé de nous par l’océan, trouva le moyen de jeter dans nos veillées le bruit de ses forêts ? La dernière œuvre de Cooper, le Feu follet, est un roman maritime dont la lecture est aussi ennuyeuse qu’un voyage sur mer par un calme plat. Sans intrigue, sans incidens, sans peinture de passions ou de caractères, sans rien enfin qui éveille la curiosité, flatte l’esprit ou fasse battre le cœur, ce triste ouvrage nous promène pendant quatre volumes à travers le plus long et le plus diffus des dialogues. Comment un semblable livre est-il sorti de la plume qui traça le portrait de Bas-de-Cuir ? C’est qu’en Amérique, encore plus que chez nous, le vent de l’industrie souffle sur l’art. M. Cooper s’est mis à expédier des romans en Europe comme ses compatriotes y expédient des ballots de sucre ou de coton. Nous éprouvons à constater de semblables faits une tristesse réelle. Il n’est rien dans la vie qui soit d’une mélancolie plus déchirante que de s’ennuyer avec les êtres qui vous charmaient. Dieu garde tous les gens qui aiment de bâiller à la voix qui les faisait pleurer ou sourire ! c’est un supplice affreux. Eh bien ! ce supplice, les écrivains dont la verve nous a enchantés naguère nous le font connaître en se négligeant. Ceux qui ont encore vivantes dans un coin de leur ame les fraîches et brûlantes images des Pionniers de la Prairie doivent éprouver un véritable chagrin à parcourir les pages du Feu follet. Il est un homme dont l’exemple a été funeste et qui lui-même eût perdu sans doute au régime qu’il s’obstinait à suivre un talent altéré déjà quand la mort vint le frapper : je veux parler de l’admirable romancier qui nous a donné le Monastère, Rob-Roy et Red gauntlet. Des gens qui font ou ne font point le métier d’écrire, c’est un point que nous ignorons complètement et que leur style éclaircit fort peu, ont conçu la singulière et profane idée de prolonger sous son nom l’œuvre industrielle qu’il avait malheureusement entreprise, mais que long-temps encore il eût pu conduire avec plus d’éclat que ses audacieux continuateurs. Semblables à ces marchands, qui fabriquent à Paris des vins de Chypre ou de Frontignan, des spéculateurs ont imaginé de produire et de débiter en France des romans de sir Walter Scott. Allan Cameron et Aymé Verd sont les œuvres qu’ils ont mises au jour. Qu’on nous permette de dire quelques mots de ces deux livres, quoiqu’en vérité nous ignorions presque si les produits de cette nature sont du ressort de l’examen littéraire.
On sait quel sentiment de tendre sympathie sir Walter Scott avait pour la cause des Stuarts, quoiqu’il fût lui-même protestant et orangiste. Ses héros n’ont jamais les cheveux coupés qu’à demi. Il ne faut pas qu’une vieille cornemuse écossaise joue trop près de leurs oreilles la marche du roi Charles à Worcester ou à Dunhar, car ils sont tout disposés alors à oublier, comme Waverley, qu’ils ont dans leur poche un brevet signé de Guillaume. L’auteur de Redgauntlet a le cœur si profondément imprégné d’un amour instinctif pour tout ce qui tient aux traditions chevaleresques de l’antique royauté, que ses œuvres s’élèvent et s’éclairent toutes les fois qu’elles sont traversées par la figure mélancolique de quelque rejeton des Stuarts. Cependant cet amour, malgré ce qu’il a de vif et d’impérieux, sait toujours se contenir sous un voile, et c’est là même ce qui lui donne son plus grand attrait. On sent chez le romancier étranger ce combat des réflexions positives contre les entraînemens voisins de l’illusion et de la rêverie, d’où naissent les situations émouvantes de l’ame. Les auteurs d’Allan Cameron se sont emparés du sentiment royaliste de Walter Scott sans en comprendre la grace discrète et les délicatesses infinies. Imaginez-vous Mme de Sévigné ayant réellement crié : Vive le roi ! au milieu de toute la cour, après avoir dansé un menuet avec Louis XIV, au lieu de n’avoir eu ce cri que dans sa pensée, et vous aurez une idée de la manière dont s’expriment les enthousiasmes jetés dans les pages d’Allan Cameron. Une absence complète de mesure et même de convenance dans l’admiration et les haines, voilà ce que présente ce roman apocryphe à la place de ce tact exquis, l’éminente qualité de Walter Scott, celle dont il tirait constamment des effets propres à charmer l’esprit, quelquefois même à toucher le cœur. Ni les détails de l’action, ni ceux du style, ne compensent ce défaut d’intelligence dans la conception du livre. L’action est à la fois languissante et hâtive ; le style est le seul côté par lequel les auteurs du prétendu roman de Walter Scott aient donné quelque apparence de vérité à leur mensonge : il est peu de traductions réelles qui soient plus complètement incolores. Aymé Verd, le second produit qui soit sorti de leurs ateliers, n’a pas été fabriqué avec plus d’adresse et de bonheur. Allan Cameron était une imitation de Woodstock, Aymé Verd est une imitation de Quentin Durward.
Quand il plaisait au romancier écossais de faire quitter à son imagination les noires cimes de ses montagnes ou les vertes plaines de l’Angleterre pour l’envoyer se jouer sur les rians coteaux de notre pays, il montrait une connaissance beaucoup plus étendue et plus profonde de la France que les Français qui viennent d’usurper son nom. Aspects de lieux, observations de mœurs, rien ne rappelle dans Aymé Verd cette merveilleuse plume, qui valait à elle seule le pinceau d’un peintre de paysage et celui d’un peintre d’intérieur. De même que ce livre n’est écrit, pour ainsi dire, dans aucune langue, puisque son style, ainsi que celui d’Allan Cameron, se borne à vouloir imiter le style des traductions, de même il semble construit sur une action qui ne se passe dans aucun pays. Aussi ne nous arrêterons-nous point plus long-temps sur deux productions de cette nature. Aymé Verd et Allan Cameron n’ont d’autre importance que de constater ce funeste mouvement d’industrie qui semble vouloir de plus en plus devenir le caractère honteusement distinctif de la littérature contemporaine. Ces deux ouvrages, qui, au point de vue de l’art, n’exciteraient, s’ils avaient été offerts au public avec franchise et bonne foi, que l’indulgent sourire qu’attirent certaines imitations maladroites des grands maîtres sur les lèvres d’un connaisseur ; ces deux ouvrages, présentés sous le nom de sir Walter Scott avec toute l’impudeur de la spéculation moderne, éveillent au fond du cœur une sorte d’indignation. Rien ne sera-t-il maintenant à l’abri de cet esprit insolent et dévastateur qui, pour accomplir ses desseins, se défait de tout généreux respect ? Un malencontreux éditeur n’essayait-il pas, il y a quelques jours, de commettre ce grossier sacrilége, d’achever l’œuvre la plus délicate qui soit jamais sortie des mains de Byron, une œuvre dont des doigts de fée risqueraient d’altérer les contours, en un mot le poème de Don Juan ? Ainsi que l’on fait pénétrer dans les retraites verdoyantes d’un parc, à travers les fiers peupliers et les saules rêveurs, la ligne brutale d’un chemin de fer, on envahit, pour y entreprendre de bruyans travaux, le domaine paisible et sacré où repose la mémoire d’un poète. Horace meurt en disant qu’il a élevé un monument d’airain à la postérité. Des spéculateurs, pour débiter les moellons qu’ils tirent de leurs carrières, couronneront le sommet de l’élégant édifice d’un chapiteau de plâtre. Voilà qui est intolérable. Nous nous sommes élevés bien des fois contre ceux qui abusent de leur propre renommée ; que doit-on penser des gens qui compromettent dans leurs manœuvres commerciales des réputations étrangères ?
Les auteurs d’Allan Cameron et d’Aymé Verd nous ont fait connaître un genre de spéculation nouvelle ; M. Frédéric Soulié nous ramène aux spéculations ordinaires de la littérature industrielle. Le Château des Pyrénées, l’un de ses plus récens ouvrages, est tout simplement un roman fort long (il se compose de cinq volumes), qui semble écrit pour le public des théâtres du boulevard. Ce château des Pyrénées, ainsi qu’on le suppose sans peine, est tout rempli de terreur et de mystère. Il a des cachots où jamais autre lumière que celle des torches et des lanternes sourdes n’a fait glisser de rayon ; il a des tourelles qui frappent au loin l’esprit du voyageur d’une impression plus funèbre que les longs bras du gibet, et enfin il renferme sous le pavé humide de ses cours des souterrains regorgeant de pierreries et d’or comme une caverne des Mille et une Nuits. Jugez de l’action elle-même d’après les lieux où elle se passe. Dès le premier volume, les prisonniers, les juges et les assassins entrent en scène et se gourmandent dans des dialogues mêlés de bruits de chaînes, et interrompus par des coups de poignard. Entre tous ces hommes effrayans, dans ces épaisses ténèbres, apparaissent çà et là quelques blanches héroïnes cherchant contre des violences de toute nature un refuge au pied des crucifix. Puis on voit des enfans abandonnés, des bergers qui ne se doutent pas qu’ils sont fils de princes, des princes cachés sous des habits de bergers. Quatre volumes tout entiers contiennent les efforts désespérés que font ces mystérieux personnages pour débrouiller les inextricables énigmes de leurs destinées ; enfin, au dernier chapitre du tome cinquième, la mort fait avec sa faux ce qu’Alexandre fit avec son épée ; elle dénoue en les coupant tous les nœuds qui unissent ces êtres divers les uns aux autres. La tombe s’ouvre également pour le traître et pour l’homme vertueux, pour la femme pure et pour la femme coupable. La toile baisse au moment où finit ce long drame sur un nombre prodigieux de cadavres dont chacun porte les marques d’un genre différent de trépas. Mais à présent, pourquoi tous ces gens-là se sont-ils tués ? Quels intérêts, quelles passions remplissaient leur cœur de si profonds désespoirs et de si implacables haines ? Pourquoi, pendant le cours de ces cinq volumes, les hommes ont-ils rugi, les femmes ont-elles pleuré ? Voilà ce qu’il nous serait très difficile d’expliquer. Le critique Geoffroy qui faisait sur le théâtre de Racine comparé à celui d’Euripide des dissertations très ingénieuses et très savantes, allait quelquefois, pour obéir aux nécessités de son métier, entendre un de ces interminables mélodrames dont l’obscurité est traditionnelle sur la scène des boulevards. Un jour qu’il avait été assister à une de ces représentations excentriques, au lieu de l’analyse de la pièce il écrivit simplement en rentrant chez lui pour son article du lendemain quelques bribes de l’étrange prose qui avait frappé ses oreilles. Je crois que rien ne pouvait donner une idée plus exacte du mélodrame dont Geffroy voulait rendre compte que ces citations, par cela même qu’elles avaient de décousu. Qu’on nous permette d’appliquer un instant au roman de M. Soulié le procédé dont s’est servi avec succès le critique du Journal de l’Empire. Un des personnages du Château des Pyrénées s’adresse à deux vieillards dont l’un vient de lui déclarer qu’il est son père : « Vous êtes, leur crie-t-il, deux vieux scélérats. — Misérable ! dit Pastourel. — Monsieur, fit d’Auterive avec colère, il se sert de termes peu séans, mais il a raison… — Il a raison, s’écria Barati, ton fils a raison, Giacomo… — Tu devrais savoir, malheureux enfant, reprit Pastourel, que personne ne sort d’ici sans ma volonté ; ébranle si tu peux cette porte,… appelle du fond de cette salle d’où personne n’entendra tes cris… Vous êtes armés, messieurs, et je le suis aussi. Voulez-vous essayer à qui demeurera la victoire ? Commençons, et la faim vengera dans quelques jours le vaincu de son vainqueur… Pendant ce temps, Barati s’était baissé et avait ramassé le pistolet que lui avait arraché d’Auterive mais, au moment où il se dirigeait vers lui, la lampe s’éteignit tout à coup, un bruit horrible et sinistre se fit entendre, la salle parut s’ébranler, et un silence absolu, des ténèbres profondes régnèrent dans cette salle. »
Nous déclarons qu’après avoir lu en conscience tous les chapitres dont se compose le volumineux roman de M. Soulié, nous sommes à peu près dans la situation d’esprit où doivent être ceux qui viennent de lire ce fragment. Nous sommes sûr d’avoir assisté à un drame des plus effrayans, mais ce drame a obstinément gardé pour nous le secret de ses terreurs. Quoique M. Soulié se soit autrefois essayé avec assez de succès, dans le Lion amoureux et dans Un Rêve d’amour, à l’étude des sentimens intimes, à Dieu ne plaise que nous voulions l’engager à quitter ses histoires pleines de combinaisons et d’intrigues pour des récits comme ceux de Mme de Duras ou de Mme de Souza ! On se moque avec raison de ces critiques qui auraient conseillé au Caravage de peindre des bergères et à l’Albane de faire des brigands. L’auteur des Mémoires du Diable, sur le théâtre et dans le roman, peut faire mouvoir de fortes machines, et c’est là une qualité qu’on aurait grand tort de traiter dédaigneusement. Toutefois l’esprit de combinaisons ne peut pas exempter un écrivain qui aspire à faire une œuvre de quelque valeur, de soin et de clarté dans le style. La négligence toujours croissante que met M. Soulié à écrire ses interminables ouvrages a fini par empreindre d’un sceau tout-à-fait vulgaire un talent que sa nature ne garantissait pas assez de la trivialité. La forme et le fond sont tellement inséparables dans le monde de l’art, que les altérations du style se communiquent bien vite à la pensée. Le Château des Pyrénées appartient sous tous les rapports à la grande famille des œuvres de la littérature populaire. Il s’adresse à ce public épris du fracas et des ténèbres qui exige de ses poètes ce qui asservit le vulgaire aux tyrans, c’est-à-dire qui leur demande d’inspirer la terreur et de s’entourer d’un mystère que nul œil ne peut percer.
Il semble que certains romanciers aient pris à tâche de se défaire de la critique en la mettant hors d’haleine par la rapidité de la course où ils l’engagent sur leurs traces. Il n’y a plus d’intervalles entre leurs œuvres. Ces impitoyables conteurs ne donnent point à leur auditoire un moment pour respirer après leurs récits. Une série d’aventures est à peine terminée qu’une autre série commence. Vous entendez encore murmurer à vos oreilles le dernier soupir d’une héroïne qui est sacrifiée ou d’un traître dont on fait justice, qu’une autre héroïne et un autre traître exigent toute la sollicitude de votre intérêt, toutes les forces de votre attention. Presqu’en même temps que le Château des Pyrénées, M. Frédéric Soulié faisait paraître deux romans qui, réunis l’un à l’autre, composent cinq nouveaux volumes. L’un de ces ouvrages, le Bananier, aspire à être une étude des mœurs américaines ; l’autre, les Prétendus, veut être une peinture du monde. Il n’est personne qui n’ait présente à l’esprit quelque description d’un de ces festins de la Rome des Césars, où l’on s’efforçait de réunir sur une table tout ce que le monde entier pouvait offrir de rare et d’inconnu. Pour ces convives qu’à leur attitude nonchalante on croirait ne devoir descendre jamais des lits de pourpre où ils sont étendus, des esclaves nus ont plongé au fond des flots, des hommes armés ont parcouru les profondeurs des forêts. Nos romanciers sont obligés de traiter le public dont ils veulent satisfaire les innombrables et bizarres appétits de la même façon que les amphitryons du temps de Caligula et d’Héliogabale traitaient leurs hôtes. Il faut qu’ils lui servent des mets qui le flattent, et, s’il se peut, le surprennent par la diversité des lieux qu’ils rappellent et des images qu’ils évoquent. Hier ils ont été battre les forêts de la Bohême pour revenir avec une histoire de brigands et de vieux châteaux, aujourd’hui ils vont à Newcastle où à Philadelphie pour rapporter un récit de fabriques et d’ouvriers, demain ils visiteront les campagnes qui entourent Paris et Londres, afin de surprendre quelque chronique de villas et d’élégans. Pour que l’esprit ne s’épuise pas à toutes ces excursions et ne finisse point par devenir comme un voyageur blasé qui voit chaque pays qu’il parcourt à travers les noires vapeurs du spleen, il faut qu’il s’y livre avec réserve, en attendant l’heure où l’y entraînent ses seuls instincts. Pressés toujours par des nécessités implacables, les conteurs en titre du public n’apportent point cette retenue dans leur besoin de pérégrination. Leur imagination, éternellement en marche, occupée sans cesse à chercher des aspects nouveaux, se fatigue vite, et n’aperçoit bientôt plus sur tous les objets qu’une même teinte ingrate et uniforme qu’elle est condamnée à reproduire.
Ainsi M. Soulié, en transportant un de ses drames dans les paysages du Nouveau-Monde, ne présente pas à nos yeux une nuance qui les avertisse qu’ils errent sur un horizon inaccoutumé. Vous avez ri quelquefois aux expositions du Louvre de ces peintures désignées au livret sous cette inscription : Plaine de la Mitidjah, que vous aviez prises d’abord pour des vues de la plaine Saint-Denis. Le Bananier rappelle ces tableaux. Si parmi ses personnages ne figurait pas un grand nombre de nègres, ce roman pourrait aussi bien se passer sur la lisière du bois de Romainville que sur les confins des forêts vierges où s’étalent encore dans une splendeur intacte les primitives merveilles de la création. Le fils d’un négociant du Hâvre a fait un voyage au canton de Matouba, dans la Basse-Terre, pour épouser la fille du correspondant de son père. Ce jeune homme, nommé Clémenceau, est sollicité en faveur des nègres par un sentiment que l’auteur appelle une philantropie d’épicier. Si nous nous sommes résigné à écrire cette expression, c’est qu’elle suffit, nous en sommes convaincus, pour donner une idée complète du livre dans lequel elle se trouve, si complète qu’elle nous dispense même d’une plus ample analyse. On peut juger de la manière dont M. Soulié doit développer une passion qu’il désigne par des termes de cette nature. Et les argumens dont se sert M. Clémenceau pour soutenir ses utopies, et ceux que tous les personnages qu’il rencontre emploient pour détruire ses illusions, toutes les dissertations dont ce roman abonde portent un même caractère de fastidieuse et je dirais volontiers d’irritante vulgarité. Quand les écrivains doués de l’imagination la plus élevée, de la plus mordante verve, de la plus entraînante éloquence, viennent échouer presque tous dans cette périlleuse entreprise du roman social, on peut facilement comprendre quels résultats a obtenus la tentative de M. Frédéric Soulié. Je ne sais point, même en pensant au livre immortel de Cervantes, s’il pourrait exister un récit romanesque aux proportions assez vastes et assez puissamment combinées pour contenir cette grande question de l’esclavage, qui tient encore incertaine à l’heure qu’il est la conscience des nations civilisées. Mêlées aux intrigues que forge l’auteur du Château des Pyrénées, et surtout traitées dans la langue qu’il manie, imaginez-vous ce que deviennent des idées qu’auraient pu soulever à peine l’enthousiaste bon sens d’où naquit Don Quichotte, le triomphant esprit qui créa Candide.
Les Prétendus, entièrement différens dans leur sujet du Château des Pyrénées et du Bananier, ont un rapport intime avec ces deux œuvres dans la trivialité de leur forme. Une veuve, la marquise d’Houdailles, riche de deux cent mille francs de revenu et belle comme une fille de quinze ans obligée de se passer de dot, vient faire un séjour de quelques semaines à la campagne auprès de son frère, M. Ménier. Ce frère est marié, à telle enseigne même qu’il est atteint du genre de fléau qui appartient exclusivement à l’hymen : M. Ménier, qui a épousé une demoiselle comme George Dandin, a le même sort que le gendre de Mme de Sotenville. Sa femme, Claire de Perdignan, entretient depuis nombre d’aunées une liaison qui commence presque à devenir respectable avec le comte de Cancelle. Voilà où est le nœud de l’intrigue. Ce comte de Cancelle a aimé autrefois la marquise d’Houdailles avant son mariage, et, pour qu’il ne retourne pas à ses anciennes amours, il faut que la veuve se réengage bien vite dans une nouvelle union. C’est ce que comprend Mme Ménier ; elle convoque donc, aussitôt qu’elle apprend l’arrivée de sa belle-sœur dans son château, toute une armée de prétendus. Or, cette armée a le grand inconvénient d’entourer des yeux les plus clairvoyans et des oreilles les plus subtiles, des oreilles et des yeux d’amans, l’intérieur de M. Ménier. Ce qui avait été pendant huit ans un mystère se découvre en quelques jours. On sait que M. de Cancelle aime les deux belles-sœurs et reçoit les faveurs de l’une d’elles :
Laquelle des deux est l’infame ?
Est-ce ma sœur ? Est-ce ma femme ?
dit M. Ménier, en s’appliquant les deux vers d’une ballade qu’une fatalité singulière l’a poussé à chanter à la fin d’un repas. Tous les prétendus sont aussi intéressés que lui à résoudre la question qu’il se pose. La catastrophe qui amène le dénouement les aide puissamment à obtenir cette solution. Claire de Perdignan, dans un accès de fureur jalouse, se tue et tue son amant. Un des prétendus convoqués épouse la marquise d’Houdailles. Quant à M. Ménier, il y avait dans son existence un fait que nous n’avons point révélé plus tôt, parce qu’à ce fait comme à l’expression que nous tirions tout à l’heure du Bananier, il aurait fallu suspendre toute analyse. Le mari de Claire se consolait des coquetteries de sa femme envers les autres et de ses duretés envers lui par un commerce avec Catherine. Or, Catherine, vous frémissez d’avoir compris, Catherine était une cuisinière. La fille des Perdignan est à peine descendue au tombeau que sa servante prend sa place. M. Ménier, que le romancier représente comme un modèle de délicatesse et d’honnêteté, fait succéder à son ignoble adultère un mariage plus ignoble encore. Il tire de la cuisine ses honteuses amours pour les produire à la lumière des cierges sacrés qui brûlent sur le maître-autel de l’église. Il est une classe de lectrices auxquelles le roman de M. Frédéric Soulié plaira infiniment sans doute, et, à vrai dire, c’est cette classe, qu’il n’est pas besoin de désigner, que le romancier semble avoir eue toujours en vue dans son style. Une seule citation peut suffire à justifier de la façon la plus complète ce qu’il paraîtrait peut être y avoir de trop sévère dans notre jugement. Un jeune gentilhomme, le vicomte Victor de Perdignan, un des prétendus de la marquise d’Houdailles, prie son oncle de lui épargner des plaisanteries sur une maladresse qu’il vient de commettre à l’égard de la belle veuve. En définitive, s’écrie-t-il, je suis bien sûr de triompher de mes rivaux. Ceci est une traduction préalable ; citons maintenant dans son langage l’auteur que nous voulons faire connaître. « Ah ! mon oncle, dit Victor, ne m’asticotez pas… Je vous le répète, je les enfoncerai tous dans le dix-septième dessous. » Quelles réflexions ajouter après une semblable phrase ! Si M. Soulié n’y prend point garde, son nom pourra s’entourer peut-être d’une popularité semblable à celle qui environne certains noms qu’on ne doit point écrire dans ce recueil, mais comme eux, il devra pour toujours être effacé de la liste des noms littéraires.
M. de Balzac, quoique son talent soit certainement d’un ordre beaucoup plus élevé que celui de M. Frédéric Soulié, a, parmi le bagage de romans nouveaux avec lequel il se présente en ce moment au public, une œuvre qui s’adresse à peu près aux mêmes instincts que le Château des Pyrénées. Le Château des Pyrénées est un mélodrame des boulevards, la Ténébreuse affaire est un procès de cours d’assises. L’un de ces livres nous fait songer aux chaînes de carton, aux cachots de toile, aux brigands à longue barbe et vêtus de rouge ; l’autre, plus hideux parce qu’il est plus vrai, nous fait respirer l’air échauffé des salles d’audience et prendre le honteux plaisir que les passions auxquelles manquent les luttes du cirque viennent, dans les sociétés modernes, demander à l’asile de la justice. M. de Balzac, qui récemment nous a découvert, dans une préface, le rôle de législateur qu’il jouait à l’insu de son siècle en publiant César Birotteau, l’Illustre Gaudissart, et tant d’autres ouvrages où se trouveront écrites, à ce qu’il nous assure, les lois d’une société à venir ; M. de Balzac a toujours eu avec le code et les tribunaux une querelle personnelle. Sa joie est de nous montrer tout ce qu’ont fait de victimes les institutions sociales qu’il aspire à réformer. La Ténébreuse affaire n’est pas autre chose qu’une de ces funestes erreurs dont aucune mesure législative ne pourra jamais préserver la justice des hommes, mais que rendent heureusement fort rares des précautions intelligentes et nombreuses. Dans une préface très longue et très obscure, l’auteur de la Comédie humaine nous insinue que son livre repose tout entier sur des faits réels. Celui qui remplit le personnage de traître dans ce drame judiciaire en trois volumes, l’ancien intendant Malin, devenu, par la grace de Bonaparte, sénateur et comte de Gondreville, aurait passé, il y a quelques années, au repos de la vie éternelle d’un repos provisoire au fond d’un des fauteuils du Luxembourg. L’auteur de la Ténébreuse affaire aurait reçu des lettres de différens personnages saisis d’étonnement aux révélations contenues dans son œuvre, il aurait même soutenu une discussion qui nous eût semblé fort désagréable avec des amis ou parens de l’ancien sénateur accusant ses récits d’être mensongers. Cette préface est-elle un artifice de romancier, ou bien se lie-t-elle, pour quelques hommes instruits de secrets que nous n’avons nulle envie de connaître, à un véritable scandale ? Malgré les efforts de l’auteur pour donner à ses ouvertures un air de vérité, les idées que nous nous sommes formées sur la dignité de l’écrivain nous font pencher pour la première hypothèse. Au reste, qu’il soit entièrement tiré de la vie réelle ou qu’il ait pris naissance au pays de l’imagination, le roman de M. de Balzac éveille un intérêt d’une nature exactement semblable à celui qu’excitent toutes les causes renfermées dans les fastes criminels. La critique littéraire doit donc se borner à blâmer l’ensemble de cet ouvrage, dont les détails ne sont point de sa compétence.
Honorine n’a rien de commun avec ce premier roman. C’est un livre éclos tout entier, au contraire, d’une soudaine aspiration vers l’idéal. « Idéal, idéal, fleur bleue dont les racines fibreuses plongent au fond de notre ame… on ne peut t’arracher sans faire saigner le cœur, sans que de ta tige brisée suintent des gouttes rouges… » M. de Balzac a cela de singulier, qu’avec un fonds d’idées naturellement rabelaisiennes, il a toujours éprouvé un faible pour le langage et quelquefois pour les sentimens des filles de Gorgibus. Un jour cette invocation, dont il a fait une épigraphe placée en tête d’Honorine, s’est présentée à son esprit, et il a revêtu de son style le plus maniéré l’étrange histoire que voici : un conseiller d’état, désigné seulement sous le nom du comte Octave et appartenant à la famille de ces grands hommes politiques qui, dans les romans de M. de Balzac, exercent une influence occulte sur les destinées de la France, a pris pour femme une jeune fille, belle, spirituelle et bien née, qu’il met tous ses soins à rendre heureuse. Or, un jour la comtesse Octave disparaît en adressant à son mari la moins consolante des lettres d’adieu, car elle lui apprend qu’elle vient de livrer son corps à un séducteur qui, depuis long-temps, s’était emparé de son ame. En pareil cas, le plus débonnaire des époux ne peut s’empêcher de ressentir quelque dépit contre sa femme. Le comte Octave, qui est un homme tout exceptionnel, se borne à faire un examen de conscience, c’est-à-dire à se demander, en repassant tous les actes de sa vie, comment il a pu mériter la disgrace que le ciel lui envoie. Cet examen lui apprend qu’il est sans reproche. Vous pensez peut-être alors qu’il va se venger par le dédain, ou du moins par l’oubli de celle qui l’a si cruellement outragé. Point du tout ; le comte, il est vrai, n’a jamais eu aucun de ces torts que les lois de la société, ou même les règles du monde, peuvent prévoir et réprouver, il a toujours été galant, empressé, tendre ; mais, après bien des réflexions, il découvre qu’il ne possède pas ce qui pouvait seul faire le bonheur d’une femme passionnée et rêveuse.
Le malheureux manquait d’idéal. Il n’avait pas au fond du cœur la fleur bleue d’où suintent des gouttes rouges. Comment s’étonner après cela de ne pas avoir été aimé ? Pénétré dès lors d’une profonde humilité en songeant à ce qu’il y a eu jusqu’à cet instant d’insuffisant dans son amour, et d’une fougueuse admiration en pensant aux instincts d’enthousiasme impatient qui ont entraîné sa femme, il sent naître en lui, pour celle dont il a été abandonné, le plus aveugle des dévouemens. La comtesse Octave s’était enfuie avec un homme dont l’ame cachait peut-être une fleur bleue, mais renfermait à coup sûr des sentimens infiniment moins solides que celle du conseiller d’état. Ce triste personnage abandonne sa maîtresse parce qu’elle n’a pas eu la précaution d’emporter, ainsi que cela se pratique dans un enlèvement sagement médité, une cassette pleine de pierreries. « Le misérable, dit le comte dans un transport d’indignation à un honnête jeune homme auquel il raconte ses mésaventures, le misérable laisse la chère créature enceinte et sans un sou ! » Heureusement le mari est là pour servir de providence à la femme que délaisse l’amant. Sans se faire connaître, en employant les moyens secrets que sa haute position dans l’état met à son service, il entoure de soins de toute sorte la chère créature. Il obtient à prix d’or, de l’un des plus habiles accoucheurs de Paris, qu’il se déguise, pour aller la délivrer, en petit chirurgien de faubourg. La comtesse, après avoir mis au monde un enfant qui ne vit pas, veut, malgré les propositions de secours que le comte lui fait faire par des intermédiaires, soutenir son existence à l’aide d’un travail manuel. Cependant, comme on se l’imagine, une femme qui a quitté son mari par amour de l’idéal ne peut se livrer qu’à un travail choisi et délicat. Elle prendra l’état de prédilection de tous les romanciers qui se décident à rendre actives les blanches mains de leurs héroïnes, elle sera fleuriste. Le comte Octave n’a pas plutôt appris cette résolution que les commandes viennent en foule trouver la belle comtesse. Il n’est pas de jours où on ne lui demande des fleurs, et toutes ses fleurs lui sont payées aussi cher que si ses doigts les avaient cueillies dans le jardin des fées. L’amant Sylphe, de Marmontel, n’est qu’un ignorant et un lourdaud, en matière d’attentions galantes, à côté de ce mari invisible. Des revendeuses à la toilette vont proposer pour quelques louis, à la comtesse Octave, des cachemires qui, offerts par un amant ou par un époux, pourraient rétablir ou troubler la paix d’un ménage. La sollicitude du conseiller d’état s’étend jusqu’aux plus petits détails de cette existence, qu’il occupe toutes les facultés de son esprit à embellir. Il entend que les jouissances gastronomiques ne fassent pas plus défaut à sa femme que celles de la parure. Pendant de l’accoucheur dont nous venons de parler, une émule féminine de Vatel, qu’on a déterminée à cacher sous le voile de l’incognito une célébrité appréciée par tous ceux qui connaissent les annales des dîners politiques, a été attachée à la fleuriste. Faut-il parler maintenant de la maison qu’habite la noble ouvrière ? C’est un charmant pavillon auprès d’un jardin avec des boudoirs tendus de soie et des salons dorés. Rien ne maque à cette féerie qu’un beau prince sortant tout à coup d’un buisson de roses pour se déclarer l’auteur de toutes ces merveilles. Malheureusement le conseiller d’état se rend la justice qu’il ne peut pas jouer le rôle d’un beau prince, surtout vis-à-vis de sa femme. Il est bien dur cependant d’appliquer le principe évangélique du secret à des bienfaits d’une semblable nature. Et, d’ailleurs, le comte Octave sait-il si sa femme, en apprenant les ruses ingénieuses de sa délicate passion, ne trouvera point que la fleur bleue commence à pousser dans son ame et à y jeter d’attrayans parfums ?
Après de longues hésitations, il se décide à user d’un stratagème aussi bizarre que périlleux pour arriver à reconquérir celle qu’il a jadis possédée. Il détermine son secrétaire, jeune homme d’un caractère honnête et d’une intelligence distinguée qu’il avait déjà pris pour confident de son patient amour, à s’aller loger sous un nom d’emprunt dans la maison qu’habite la comtesse. Ce secrétaire, dont le visage est beau et expressif tâchera d’intéresser la fleuriste par un air d’indifférence et de mélancolie dû à de mystérieux malheurs ; quand il aura capté sa confiance, au lieu d’user de ce résultat pour faire réussir une entreprise personnelle, il abordera en vertueux serviteur la partie la plus délicate de sa mission. Il fera peu à peu apparaître l’ombre du mari et se retirera dès qu’on en sera venu à souhaiter que cette ombre se change en réalité. Le jeune homme se met avec ardeur et dévouement à cette singulière tâche. C’est alors que commence la partie ténébreuse de ce roman et que, pour employer l’expression d’un philosophe, nous nous égarons entièrement dans les souterrains de la psychologie. Quelle serait, pour me servir encore d’un terme philosophique, quelle serait, d’après les données du sens commun, la conduite que devrait tenir Honorine ? Il semble qu’une fois la confiance établie entre elle et le beau messager, elle n’ait que deux partis à prendre, l’un, dont on s’étonnera sans doute qu’Octave ne se soit pas plus effrayé, de faire une nouvelle expérience de l’amour avec le négociateur de son mari ; l’autre, celui qui comblerait tous les vœux du conseiller d’état, de retourner simplement auprès d’un époux dont elle connaît maintenant les trésors de délicatesse. Il est possible qu’en définitive Honorine arrive à une de ces résolutions, mais elle ne les prendra jamais l’une ou l’autre que d’une façon incomplète, avec toute sorte de réserves, et amenée à ce résultat par la série des scènes les plus compliquées qui puissent se passer au fond du cœur. Honorine, en apprenant la conduite de son mari, sent une souffrance aiguë au lieu de transports de reconnaissance et de tendresse. À chaque proposition qui lui est faite au nom de l’honnête magistrat, elle pousse un cri de désespoir. « Je l’estime, je le respecte, je le vénère, il est bon, il est tendre, mais je ne puis plus aimer… Je suis les pieds dans les cendres de mon Paraclet. » Voilà quelle est sa réponse. Il faut dire aussi que le regard mélancolique du négociateur est pour quelque chose dans sa répugnance à repasser le seuil de la maison conjugale. Cependant après mille marches, mille détours dans le domaine de la passion qui exigeraient, pour être expliqués et compris, une carte de l’ame semblable à celle du Tendre, elle se décide un jour à rejoindre son époux, mais elle le rejoint la mort dans le cœur. Le pauvre homme, malgré tous ses soins, n’a pu faire naître en lui la qualité que sa femme cherchera toujours. Dévorée par le besoin de l’idéal, elle meurt d’une maladie de langueur après quelques années passées en apparence au sein de la plus complète félicité.
Ce qui est encore plus bizarre dans ce roman que la donnée psychologique sur lequel il repose, c’est le style dans lequel il est écrit. Si le XVIIIe siècle a eu un langage déclamatoire, au moins le bon sens qui triomphait alors l’avait purgé du phébus. Le phébus a reparu de nos jours, comme bien d’autres choses à la fois surannées et puériles dont on pouvait se croire délivré. Je ne m’imagine point que les voûtes de l’hôtel Rambouillet aient jamais entendu un langage d’une affectation plus étrange que celui d’Honorine. Grace cependant aux protestations persévérantes faites par des intelligences d’élite dans quelques régions littéraires et dans quelques régions sociales, le faux et détestable goût qu’un caprice avait ressuscité touche à la fin de son règne. Le livre même dont nous parlons est la preuve de cette révolution heureuse. Honorine produit sur l’esprit le même effet que certaines gravures d’il y a dix années. C’est cette femme incomprise de 1830, sur qui tout est devenu banal jusqu’à la plaisanterie. La soif de l’idéal, il faut l’espérer, n’est pas éteinte au fond des ames ; sans cette aspiration vers un bien infini, il n’existe pas plus de qualités littéraires que de qualités sociales ; le génie a les ailes brisées comme la vertu. Mais qu’il faut se garder de confondre ce sentiment précieux et fécond avec l’inquiet et stérile malaise qui usurpe trop souvent sa place ! L’une de ces passions inspire les généreuses actions et les nobles pensées, l’autre en tarit la source. L’une se traduit en paroles abondantes et souples, l’autre parle une langue difficile et maniérée. À cette dernière considération surtout, il est permis de croire que ce n’est point le véritable amour de l’idéal qu’on respire dans Honorine.
Honorine a sa contre-partie véritable dans Dinah Piédefer, le dernier ouvrage de M. de Balzac. Ces deux livres représentent les deux côtés qu’offre l’esprit de ce romancier. De l’un s’élèvent les odeurs mystiques du Lys dans la Vallée, de l’autre les exhalaisons malsaines et nauséabondes du Grand Homme de Province à Paris. Ce qui les unit par un lien commun, c’est le sentiment dans lequel réside le caractère distinctif de l’auteur, c’est-à-dire un curieux amour de détails de l’existence intimes jusqu’à en être quelquefois honteux. Dinah Piédefer est une satisfaction que M. de Balzac a voulu donner sans doute à ce besoin d’études scabreuses par lequel s’est signalée l’œuvre principale de ses débuts, la Physiologie du Mariage ; c’est aussi une tentative faite pour répandre de nouveau, au dehors, une malheureuse passion dont nombre de ses écrits portent déjà les marques, cet orgueil douloureux qui chez lui se traduit en haine contre tous les hommes et toutes les choses par lesquels ses prétentions sont réprimées.
Dinah, la nouvelle héroïne de M. de Balzac, est un personnage de la même nature que Mme de Bargeton. C’est une de ces femmes supérieures des petites villes que l’auteur des Illusions perdues, se plaît et excelle à peindre. Elle a épousé un propriétaire du Berry, M. de la Baudraye, que sa fortune met à la tête de la société de Sancerre. M. de la Baudraye, est-il besoin de le dire ? n’a rien qui puisse répondre aux instincts de sa femme. Il n’a pas d’autre passion que cet amour du sol qui, chez les gens de la campagne, devient un sentiment aussi exclusif, aussi impérieux, quelquefois même aussi farouche que l’amour de l’or chez les trafiquans des villes. Avec un semblable mari, Dinah doit chercher une distraction. Le préfet, M. de Chargebœuf, le receveur des contributions, M. Gravier, et le procureur du roi, M. de Clagny, constituent à eux trois les seules formes sous lesquelles cette distraction puisse se présenter ; or, nulle de ces formes n’est séduisante. M. de Chargebœuf est le type de ces fonctionnaires qui, jeunes encore et célibataires, font planer au-dessus de toutes leurs pensées, même de celles qui devraient être les plus désintéressées et les plus ardentes, l’espérance d’un riche mariage et d’un prochain avancement. M. Gravier a le tort d’avoir chanté des romances et de les avoir chantées sous l’empire. Quant à M. de Clagny il appartient au corps plus respectable que conquérant de la magistrature ; il a des sourcils d’une épaisseur effrayante, et sollicite un cœur du ton dont il solliciterait une tête. Aussi Dinah fait des vers et attend. Or, un beau jour Sancerre voit arriver dans ses murs deux des célébrités qu’elle se glorifie d’avoir données à Paris, Lousteau le critique et le docteur Horace Bianchon. On juge de la manière dont Dinah accueille les deux illustres enfans de Sancerre. Elle qui regarde Paris comme un Éden dont elle et exilée, elle n’a pas assez de prévenantes caresses pour ceux qui lui apportent des accens de la patrie de son ame. Bianchon, que les femmes occupent infiniment moins que la science, laisse à Lousteau les profits de l’enthousiasme qu’inspirent les traditions parisiennes. Au bout de quelques mois, le journaliste se sépare de la belle provinciale ; mais l’amour ne s’est point borné à enfoncer ses traits dans le cœur de Dinah, il a eu des résultats d’une nature beaucoup plus matérielle que ceux qui sont exprimés par cette innocente métaphore. Un matin, Lousteau voit arriver dans une chambre de garçon où traînent un chapeau de grisette, des cigares à demi fumés et des pages griffonnées d’articles, la reine de Sancerre, Mme de la Baudraye, qui se jette à son cou et lui révèle un secret aussi mal accueilli par les amans qu’il est bien reçu par les maris. La passion qui a pris son essor sous les grands chênes du parc de la Baudraye vient s’abattre à l’entresol d’une maison parisienne. Encore si elle ne mettait qu’un être de plus dans l’étroite cage où elle va s’enfermer ; mais Lousteau est menacé d’être père. C’est à cet endroit du livre de M. de Balzac que commence une série de scènes blessantes qu’on lit avec un véritable malaise, et parfois même de sérieux mouvemens d’indignation. Le romancier qui, dans un appétit irrésistible de nouveauté, s’est imaginé récemment d’explorer des pays d’où doivent également s’écarter les pas et les yeux des honnêtes gens, n’a jamais présenté à ses lecteurs plus répugnante peinture que celle de l’intérieur de Lousteau. Fielding a presque gâté son charmant roman de Tom Jones en faisant accepter à son héros une sorte de salaire pour ce qui doit être le plus étranger en ce monde à toute considération d’intérêt. Dancourt, avec tout le charme de son dialogue amusant, léger et moqueur, n’a pu empêcher son chevalier à la mode d’inspirer un sentiment de mépris qui paralyse l’effet des saillies les plus joyeuses par l’action glaciale du dégoût. Il n’est point de style éloquent ni de style enjoué qui puisse anéantir ce qu’il y aura d’éternellement révoltant dans le tableau d’un homme qui tire les ressources de son existence du nécessaire ou même du superflu de la femme dont il est aimé. Je ne sais rien, après le spectacle d’un affront supporté par une ame avilie, dont soit plus cruellement offensé l’honneur, c’est-à-dire la pudeur virile. Eh bien ! le roman de M. de Balzac nous peint dans ses détails les plus abjects cette honteuse situation. Ce sont les secours que Mme de la Baudraye doit à un héritage récemment recueilli qui font vivre le journaliste. À la peinture d’un cœur dégradé le romancier en joint une autre non moins hideuse, celle d’une intelligence agonisante. Lousteau appartient à cette triste classe d’écrivains qui, à force de remplacer par des inspirations factices l’inspiration réelle qu’on puise dans l’amour du beau et dans la conscience du bien, flétrissent leur talent et finissent par le rendre stérile. Le travail est devenu chez lui une souffrance, chaque pensée lui coûte une lutte douloureuse contre une indolence plus tyrannique de jour en jour. Alors il a recours à une de ces bassesses que rend insupportables à la pensée l’odieux mélange du ridicule et du pénible. Il imagine d’exploiter le cerveau de celle dont il vide déjà la bourse. C’est à Dinah, qu’on appelait autrefois la Sapho de Sancerre, qu’il s’en remet du soin d’écrire ses articles ; puis, tandis que cette femme s’attèle, pour le faire vivre, au joug qu’il n’a plus la force de traîner, il se livre à une existence d’obscures débauches ; toutes les nuits, il revient trouver, l’haleine imprégnée des odes de l’orgie, sa maîtresse, dont une veille laborieuse a fatigué l’esprit et le regard. Il arrive cependant une heure où Mme de la Baudraye s’aperçoit qu’elle est si souvent obligée de rougir pour celui qui est l’objet de son dévouement, que ce dévouement lui devient impossible. Par suite d’un calcul d’intérêt et d’un changement de situation qu’explique complaisamment le romancier, M. de la Baudraye, dont le caractère n’est pas un des moins choquans du livre, consent à reprendre sa femme. Dinah, établie à Paris dans un riche hôtel par son mari, qui vient d’être créé comte et de faire ériger un majorat en faveur du fils de Lousteau, parvient, au bout de quelques mois, à rentrer en grace avec le monde. Comme le monde même, elle a presque oublié son ancien amant, lorsqu’un soir que, belle et parée, elle se dispose à partir pour le bal, elle voit entrer dans son salon le journaliste, qui, pressé par ses créanciers, vient demander l’aumône à son ancienne maîtresse. Alors, par un monstrueux caprice, Dinah, au lieu de secourir l’homme qu’elle a aimé avec une main pudique et un cœur rendu à la chasteté par la souffrance, se jette de nouveau et subitement dans les bras de ce misérable. Cette fois seulement, la liaison qu’elle renoue avec Lousteau n’aura même plus, pour se faire pardonner, les témérités généreuses d’un dévouement qui se montre tout entier et au grand jour ; elle sera cachée par l’hypocrisie. Mme de la Baudraye reste femme du monde et femme vertueuse, se fait nommer dame de charité, se met de toutes les quêtes et conserve un secret commerce avec son indigne amant. C’est à cet endroit de son existence que se termine l’histoire de Dinah. Il n’est pas un seul des ouvrages de M. de Balzac où se montre d’une façon plus saisissante et plus complète que dans ce dénouement l’attraction continuellement ressentie par l’auteur de la Physiologie du Mariage pour les irritantes saveurs de la corruption.
Le style est loin de racheter, dans Dinah Piédefer, la choquante intimité des détails où nous fait entrer à chaque instant le sujet. Le déshabillé du langage y est souvent aussi complet que celui de la pensée. M. de Balzac n’est pas encore parvenu tout-à-fait au même point que M. Soulié, mais nous ne doutons point qu’il n’y arrive en peu de temps. Lui aussi, comme romancier, manque de cette distinction native qui pourrait seule paralyser l’influence des habitudes mercantiles. Ce milieu entre l’affectation et la vulgarité dans lequel réside le naturel, c’est-à-dire ce qui constitue le ton des bons livres comme celui de la bonne compagnie, lui est complètement inconnu. Lorsque ce n’est point Mlle de Scudéry qu’il rappelle, on ne peut dire à quels écrivains il fait songer. La forme de Dinah Piédefer est donc continuellement défectueuse ; quand à ce qui regarde le fond même, ce livre renferme, on doit le reconnaître, deux parties bien distinctes. Dans la première, on retrouve, quoique très affaibli, le talent incontestable de M. de Balzac pour les peintures de la vie de province. L’auteur d’Eugénie Grandet est le seul de nos romanciers qui puisse donner un caractère mélancolique et railleur à des observations d’habitude empreintes d’un sceau vulgaire, qui sache trouver une sorte de mystérieuse poésie pour le salon aux ornemens de mauvais goût où le curé fait un boston avec des douairières, tandis que le procureur du roi débite des complimens plus empesés, plus raides que sa cravate, à une femme de trente ans toute lamartinisée, pour créer un mot qui serve de pendant au jean-paulisé d’Hoffmann. Tant que Dinah reste à Sancerre, le roman a de l’intérêt et quelque grace ; mais une fois l’héroïne à Paris, le charme disparaît, on ne rencontre plus, dans ces pages qui tout à l’heure faisaient sourire, que des révélations dont on rougit, et un fiel dont on se lasse. L’amour-propre de M. de Balzac a été tellement meurtri, qu’il a maintenant acquis un gonflement excessif et une sensibilité douloureuse. Voilà tout le secret de l’amertume qu’on trouve au fond de chaque nouvelle tentative littéraire que fait l’auteur de Quinola et de Vautrin. Le public, chez qui ce sentiment constant de haine ne peut éveiller nulle sympathie, l’a repoussé dans deux drames tués de leur chute, et, il y a quelques mois, dans un pamphlet mort par suite d’abandon. M. de Balzac ne veut point profiter de ces leçons successives ; toute la bile qu’il ne peut plus déverser ailleurs, il la met aujourd’hui dans le roman. La préface de la Comédie humaine ne renferme pas plus d’épigrammes acerbes contre la critique que Dinah Piédefer. Encore, nous ne nous servons du mot épigrammes que pour employer une expression polie et littéraire, car c’est injures qu’il faudrait dire. M. de Balzac transporte dans une autre arène les procédés qu’au XVIe siècle et même, à ce qu’il paraîtrait, au nôtre, ont les champions qui s’engagent dans les tournois théologiques : de sorte qu’en définitive il y a dans le roman de Dinah un mauvais goût d’une nature différente, mais dont le lecteur a le droit d’être tout aussi blessé que de celui qui triomphe dans Honorine.
Jusqu’à présent, il ne s’est point trouvé sous notre plume de noms nouveaux : excepté les faux ouvrages de Walter Scott, nous n’avons examiné que les produits des pourvoyeurs habituels du public. Il est cependant, au milieu des œuvres que hasardent ceux autour desquels la lumière ne s’est point faite encore, deux livres qui se recommandent l’un par d’aimables qualités, l’autre par des traces de consciencieuse étude : le Beau d’Angennes, de M. Auguste Maquet, Édouard Aubert, de M. Alfred Leroux. Le Beau d’Angennes est un roman d’une facile lecture, et, ce qui nous semble un fort grand mérite, n’annonçant aucune autre prétention que celle d’amuser. M. d’Angennes est un gentilhomme du temps de Louis XV, aussi bien tourné que M. de Létorière ; mais les graces de sa personne lui sont funestes, au lieu de lui être utiles. Il a le malheur de captiver en même temps Mme de Saint-Prie, la maîtresse du duc de Bourbon, et Mme de Pléneuf, la mère de Mme de Saint-Prie. La fille et la mère sont presque d’une égale beauté ; le malheur ne serait donc point très grand, s’il pouvait cultiver à la fois les deux liaisons que lui vaut sa bonne mine. C’est, hélas ! ce qui est impossible. Ces deux femmes sont animées l’une à l’égard de l’autre d’une intraitable jalousie. Après une série d’aventures, sa double intrigue, qui avait commencé par deux brevets de capitaine expédiés à son adresse le même jour, finit par deux lettres de cachet qui amènent chez lui à la même heure un détachement de gardes françaises et une escouade de mousquetaires. En faisant résistance aux soldats, il reçoit un coup d’épée qui l’affranchit de la Bastille, mais prive le service du roi et celui des belles d’un des corps les plus charmans qu’ait jamais renfermés un des élégans uniformes du XVIIIe siècle. De l’invention et de la rapidité, voilà ce qui donne de l’attrait à ce livre. Ce qui manque encore à M. Auguste Maquet, et ce qu’il est bien à désirer cependant de voir pénétrer dans le roman, c’est cette force de pensée et de langage due à l’étude au moins autant qu’à la nature, d’où naissent toutes les qualités de l’écrivain, même la légèreté. Le Beau d’Angennes est une composition où il y a de la facilité, mais de la faiblesse. M. Maquet a placé son action dans le XVIIIe siècle, et rien dans les paroles que prononcent ses personnages n’indique qu’ils portent la poudre, qu’ils vivent au temps des petits soupers et du bon plaisir. Sans entraver un roman de considérations sociales et de détails historiques, on peut et l’on doit, quand ce roman se passe à une autre époque que la nôtre, chercher à le faire constamment sentir par une étude savamment cachée du temps que l’on a choisi. Si vous me transportez au XVIIIe siècle, sachez me mettre dans cette atmosphère pleine d’un chaud parfum de volupté que je respire en lisant le Sopha et les Liaisons dangereuses. Que chaque regard dont s’éclairent les yeux humides de la présidente, chaque sourire qui relève aux deux coins la bouche mignonne de la marquise, chaque mot qui tombe des lèvres paresseuses du chevalier, soient un regard, un sourire, un mot, que le pinceau de Boucher aurait pu me peindre et la plume de Laclos me transcrire. Ce qu’on peut craindre pour M. Auguste Maquet, qui est encore à l’époque féconde des débuts, mais dont le Beau d’Angennes n’est pas le premier, ni je crois même le second roman, c’est qu’il ait pris, dans des travaux faits avec négligence et peut-être déjà trop nombreux, quelques-unes de ces habitudes de précipitation qui perdent la littérature actuelle. Nous sommes persuadé cependant que le temps des études heureuses et des rapides progrès est bien loin d’être passé pour lui.
Il est impossible de voir deux destinées littéraires s’annoncer d’une façon plus différente que celle de M. Maquet et celle de M. Leroux. Édouard Aubert est l’opposé d’un mousquetaire ; c’est un garçon honnête et religieux qui sacrifie toutes les jouissances de sa jeunesse aux scrupules de sa conscience. Le roman de M. Leroux n’a pas été précédé par d’autre œuvre que par le sincère et enthousiaste recueil de vers qui doit être dans les bagages de tout homme de vingt ans d’une constitution morale bonne et généreuse au moment où il entre dans la vie. M. Leroux a franchement produit au jour, il y a, je crois, une année, ses jeunes poésies, et maintenant il lance dans le public un roman qui prouve que son talent commence à mûrir et que son ame est toujours candide. Une pauvre famille de Bretagne a employé des économies laborieusement acquises à l’éducation d’un enfant sur qui reposent ses espérances et son orgueil. Cet enfant, Édouard Aubert, devient un homme intelligent et instruit, mais nul soin n’a pu faire naître en lui un germe que le ciel n’y avait pas déposé, le germe de ce génie victorieux dont les ailes peuvent seules faire franchir au fils du pauvre les abîmes qui séparent les régions où il est né des régions auxquelles il aspire. Édouard Aubert reconnaît vite son impuissance. Arrivé à cet instant plein d’angoisses de la vie où l’on décide soi-même de sa destinée, il comprend qu’il n’y a point pour lui moyen de parvenir avec honneur aux lieux d’où sa condition l’éloigne. Son talent n’est pas de force à le porter aux cimes qu’il a un instant entrevues, et son front rougit à la seule pensée de l’aide honteuse que pourrait lui offrir l’intrigue. Quel part prendra-t-il donc ? Une ressource encore pourrait rester à son amour-propre, celle de maudire la société qui le condamne à languir dans des rangs infimes ; mais cette triste ressource, son bon sens et sa droiture lui défendent d’en user. Édouard Aubert, après la douleur inséparable de la fatale découverte qu’il a faite dans son propre cerveau, se résigne courageusement. Il supportera la médiocrité de son intelligence, comme il s’était habitué à supporter celle de sa fortune. Il quittera Paris, où n’a rien à faire celui que l’ambition abandonne, et, de retour dans son pays natal, il mettra au service d’un petit nombre des lumières qui auraient été perdues s’il avait voulu s’obstiner à les faire briller pour tous. Ce qui rend cette résolution douloureuse au suprême degré et fait tout le sujet du roman, c’est qu’une autre ame que celle d’Édouard a rêvé la gloire pour le nom dont l’obscurité va s’emparer. Aubert était aimé par une jeune fille noble et riche qui lui a cruellement appris combien mentent les poètes quand ils prétendent que le génie se trouve dans un sourire ou dans un regard. Jamais sourire et regard n’ont exercé plus de puissance sur un cœur que ceux dont s’illuminent la bouche et les yeux d’Hélène n’en exerçaient sur le sien, et son esprit est resté stérile. Il a la force d’apprendre à celle dont il est aimé le parti que lui dicte son honneur. Dût-il, par ce spectacle, faire succéder un mortel dédain à la passion qu’il inspirait, il lui montre la plaie de son impuissance. Tout ce qu’il pouvait redouter arrive. Hélène s’attache à un autre homme qu’elle épouse, et il ne lui reste plus pour intérêt dans sa vie que la résignation à pratiquer. Je me trompe pourtant, il n’est point de sentiers si désolés de l’existence où ne se rencontre encore parfois quelque fleur inespérée dont le parfum saisit tout à coup. Au fond du pays où il s’est confiné, Édouard trouve le dévouement et bientôt l’amour d’une paysanne de seize ans à la nature noble et intelligente, qui avait été la compagne de son enfance. Il conçoit la pensée de se consacrer à Madeleine, dont il s’est fait le précepteur. Après l’avoir aimée d’une affection presque paternelle, il a senti sa jeunesse se réveiller avec toute sorte de doux frissons et de tendres murmures auprès d’une fille fraîche et jolie dont ses cheveux rencontraient sans cesse la joue rosée. Mais un prêtre, homme austère et âgé, dans lequel Édouard a une confiance absolue, par qui, aux plus ardentes années de sa vie, il s’est toujours laissé diriger, lui persuade que son caractère, empreint d’une trace ineffaçable de mélancolie, ne fera point le bonheur de Madeleine, qu’il vaut beaucoup mieux pour la jeune fille qu’elle épouse le fils d’un riche fermier des environs, dont l’humeur et les habitudes seront plus en harmonie avec son éducation primitive. Édouard se laisse persuader, et, saisi d’une maladie soudaine après ce second sacrifice, il meurt de la mort calme et édifiante que sa vie avait préparée. On voit qu’aucune donnée ne peut être plus morale que celle de ce livre. Nous croyons même que la couleur puritaine y est un peu exagérée : le premier sacrifice d’Édouard Aubert peut se comprendre ; son dernier a sa source dans un sentiment de vertu si éthéré, qu’il échappe presque à l’intelligence. Il aurait pu, ce nous semble, en matière d’amour, s’en rapporter plus à lui-même qu’à son bon ami le curé. On ne saurait trop prendre garde à cette exagération, qui détruit tout l’effet des idées auxquelles elle se mêle. C’est une chose mauvaise et regrettable sans doute que l’irritation produite dans l’esprit des hommes par une perfection de cœur trop complète ; mais enfin, puisque cette irritation a lieu, puisqu’elle constitue un fait qu’il est impossible de méconnaître, il ne faut point aller trop rudement à l’encontre. Cependant, comme en ce moment nos romanciers ne nous prodiguent point les Grandisson, le roman de M. Leroux, avec son héros si parfaitement vertueux, peut exciter l’intérêt qu’éveille une chose rare, sinon une chose nouvelle. Ce qui, dans ce livre, peut aussi paraître piquant, c’est le soin extrême avec lequel il a été composé, et la brièveté de l’histoire qu’il contient : Édouard Aubert ne forme qu’un seul volume. Si le style de M. Leroux est parfois un peu raide et déclamatoire, malgré ses prétentions à une simplicité excessive, il est habituellement correct, et, par l’arrangement soigneux des mots aussi bien que par les sentimens qu’il exprime, il donne toujours une idée honnête de celui qui l’a écrit.
À des titres différens, M. Leroux et M. Maquet doivent être encouragés. Que l’un et l’autre suivent les routes contraires où la nature de leurs esprits semble vouloir les entraîner, et que tous deux cependant cherchent leur moyen de succès dans un même sentiment, l’amour désintéressé et sérieux de la carrière qu’ils ont choisie. Le moment est propice aux sérieuses tentatives. Mais quels sont les talens qui remplaceront les talens qui maintenant s’épuisent, c’est encore un mystère. Il est à coup sûr pourtant des règnes qui vont expirer. Des symptômes rassurans annoncent que le public se lasse enfin d’une littérature qui n’a son principe dans aucune passion généreuse. Si nous voulions, et nous en aurions peut-être le droit, faire parler les chiffres dans une question que tant d’écrivains cherchent à rendre une question commerciale, on verrait que la valeur matérielle de certaines œuvres est descendue au même niveau que leur valeur morale. Désirons avec ardeur qu’il arrive enfin au roman une de ces bonnes fortunes que depuis quelque temps on se met à espérer pour le théâtre. Il serait triste de voir disparaître, même pour un instant, un genre de littérature qui s’accorde si bien avec les facultés merveilleusement intelligentes et observatrices qu’ont reçues comme un caractère distinctif les hommes de notre époque. Ce qui nous manque, c’est la patience. L’ame s’enivre de l’activité qui se découvre et s’organise dans les puissances de la matière. On veut que partout la vie circule avec plus de vitesse, que la pensée ainsi que le corps augmente la rapidité de sa marche. À ceux-là seulement qui sauront calmer cette fièvre, l’art décernera ses palmes. L’esprit est glorieux et divin par cela même que ses lois n’ont rien à démêler avec celles qui régissent les choses. Il a son mouvement éternel et uniforme, comme celui de l’être dont il émane, qu’il ne doit chercher ni à précipiter ni à ralentir sous peine de le briser. Dans le domaine terrestre, livrons-nous au plaisir de traverser plus vite que nos pères les plaines des flots et les longues routes ; mais, dans les régions de l’esprit ne pensons pas à marcher plus rapidement que Descartes ; dans celles du cœur, ne songeons point à nous avancer d’un pas plus rapide que l’abbé Prévost et Jean-Jacques.