Revue littéraire — 30 novembre 1843
L’histoire des genres en littérature a des hasards étranges, d’inexplicables destinées : rien, par exemple, semble-t-il plus naturel, plus facilement accessible, dès l’abord, dès le début de toute culture intellectuelle, que la forme du roman ? Elle se prête à tout, aux inventions les plus simples comme aux fables les plus compliquées, à l’expression élégiaque des sentimens comme aux plus dramatiques émotions, aux satires de l’esprit observateur comme aux caprices de la fantaisie ; on dirait qu’elle se présente d’elle-même. En apparence, c’est le cadre le plus aisé : chacun l’a sous la main. Écrire les évènemens qu’on a vus, c’est se faire historien ; écrire les évènemens qu’on a rêvés, c’est être romancier. L’histoire pourtant ne se rencontre guère au commencement des littératures, et le roman à son tour est un produit extrêmement tardif des civilisations les plus avancées, un genre tout nouveau, qui a conquis, seulement depuis deux siècles, le rang éminent que des œuvres comme celles de Cervantes et de Le Sage lui assignent désormais dans l’ordre des compositions de l’esprit. Le drame et le poème sont presque aussi vieux que le monde : avec l’épopée, vous avez aussitôt Homère ; avec le théâtre, vous touchez à Sophocle : là, les chefs-d’œuvre se rencontrent dès le premier pas ; la gloire du roman, au contraire, est une gloire d’hier.
Qu’on trouve un essai de roman dans l’Odyssée, qu’on disserte sans fin sur les fables milésiennes, qu’on fasse obstinément de Pétrone et d’Apulée les prédécesseurs directs de Richardson et de l’abbé Prévost, très bien ; je ne vois qu’un innocent dilettantisme d’académie savante, qu’une bonne aubaine aux fureteurs pour enchâsser curieusement leurs conjectures et leurs textes ; c’est la joie, c’est le triomphe d’un Ménage ou d’un Huet de se jouer à l’aise en ces allégations érudites. Mais les bonnes gens, les humbles lecteurs, comme nous, que ne touchent guère ces délicatesses des faiseurs de dissertations, appellent tout simplement les choses par leur nom, et, prenant la dénomination de roman dans le sens vulgaire, ne l’appliquent qu’à ces écrits de date plus récente auxquels s’est volontiers complu l’imagination des modernes. Sur ce point, les tentatives des anciens, les tentatives même du moyen-âge n’ont été, en somme, que de médiocres essais : littérature bonne tout au plus pour défrayer les loisirs de l’Académie des Inscriptions, qui oublie si volontiers qu’elle est aussi l’Académie des Belles-Lettres. Cela est vrai pour la Grèce, car le vulgaire n’est qu’à grand’peine attiré aujourd’hui vers les vieux romans byzantins par cette naïveté charmante que Longus a retenue de la plume d’Amyot ; cela est vrai pour le moyen-âge, car le gros des lecteurs ne garde précisément le souvenir des romans de chevalerie que par le roman même qui, les rendant à jamais ridicules, fut le premier et parfait modèle d’un genre qu’on peut dire inconnu jusque-là, et dont Rabelais lui-même n’avait donné qu’une fantasque ébauche : on a nommé le Don Quichotte. D’ailleurs, quand deux ou trois exceptions vraiment remarquables pourraient être notées à travers les siècles, ce n’est pas avec Daphnis et Chloé, ce n’est pas avec le Petit Jehan de Saintré qu’on pourrait constituer sérieusement l’histoire d’un pareil genre et la faire remonter arbitrairement dans le passé. Le roman (pourquoi hésiter à le dire ?) est la gloire la moins contestable, la plus originale de l’ère nouvelle : qu’on veuille bien ne point l’oublier, c’est un roman qui, presque à lui seul, a donné la popularité à la littérature espagnole et en a fait une des grandes littératures de l’Europe moderne. J’insiste à dessein sur l’importance croissante de ce genre, demeuré trop longtemps secondaire, parce que c’est cette importance précisément qui nécessite les sévérités de la critique, et qui justifie son insistance pleine de regrets à l’égard de plusieurs écrivains d’aujourd’hui engagés, selon elle, dans des voies périlleuses pour leur talent, périlleuses pour cette forme charmante du roman, chaque jour gâtée et compromise. Ce n’est pourtant pas l’exemple des maîtres, des maîtres les plus récens et les plus illustres, qui là-dessus a manqué à nos contemporains. Chez les peuples, en effet, qui nous entourent, n’est-ce pas pour le roman que semble avoir été tressée depuis long-temps la plus belle couronne de gloire ? Voici l’Allemagne : Werther, Wilhelm, Meister, ne sont-ils pas les titres les plus universellement acceptés du génie de Goethe ? Voici l’Angleterre : Walter Scott n’est-il pas le digne rival de ce Byron, qui, cédant aussi aux instincts de son temps, a appliqué le cadre du roman aux inspirations de la poésie ? Enfin, voici la vieille patrie de Boccace, l’Italie, veuve de ses gloires : est-ce qu’elle n’étale pas avec orgueil aux yeux distraits de l’Europe son titre de prédilection, les pages animées de son Manzoni ? En France aussi, en France plus qu’ailleurs, le roman semble être privilégié ; long-temps la littérature en a fait son enfant gâté : tendresse de vieux parens pour le dernier venu de la famille !
Considérez plutôt si l’histoire de ces succès du roman n’est pas une histoire exceptionnelle ! Prenez au hasard un autre genre, le premier venu, et voyez si, à travers les destinées et les phases diverses de la littérature française, ce genre n’a pas eu tour à tour ses victoires, ses défaites, son règne, ses intervalles. Que devient l’éloquence religieuse après Massillon ? Que devient la comédie après Molière ? S’il y a encore réussite çà et là, ce n’est plus qu’une exception, une niche faite en passant à la fortune. Tout, au contraire, favorise jusqu’au bout le roman : les révolutions littéraires, au lieu de le ruiner, l’enrichissent ; il gagne à toutes les banqueroutes intellectuelles, et il se trouve à la fin que ce parvenu, long-temps dédaigné, survit aux plus puissans et rajeunit avec les années, tandis que les autres se rident. Je n’exagère rien. Depuis trois cents ans, il n’a guère eu que de bonnes chances : comptons plutôt. À peine y a-t-il deux ou trois ouvrages du XVIe siècle que tout le monde lise encore : eh bien ! l’un de ces ouvrages est un roman bouffon, le Gargantua. Plus tard, dès que la perfection se montre dans les lettres, on a aussitôt des chefs-d’œuvre de ce côté, et le roman français entre dans la plénitude de sa gloire avec la Princesse de Clèves ; l’ère de Louis XIV se clôt à peine, qu’il triomphe de nouveau et avec éclat dans Gil-Blas. Pour lui, le XVIIIe siècle n’aura que des couronnes : Candide, Manon Lescaut, Paul et Virginie, peintures immortelles où l’ironie dans son amertume, la passion dans ses entraînemens, les sentimens du cœur dans leur pureté charmante, sont à jamais fixés sous le pinceau des maîtres. La révolution elle-même, tout en coupant court au mouvement poétique, n’arrêta pas le roman dans sa glorieuse carrière. Adèle de Sénange a été écrite en pleine terreur. L’empire, à son tour, qui frappa la littérature tout entière de stérilité et d’impuissance, n’atteignit pas non plus ce genre heureux que tout jusque-là avait épargné : René, Corinne, Adolphe, sont des créations véritables. En notre époque même, confuse et incertaine, où une vitalité si réelle est mêlée dans les lettres à tant de causes de dépérissement, c’est le roman encore qui, avec la poésie lyrique, laissera les monumens les plus durables, quelques-unes de ces œuvres peut-être qu’épargnera la main du temps. Si profond, en effet, que soit le dégoût général que ne manqueront pas de laisser tant d’excès intellectuels, une dispersion à ce degré fâcheuse du talent, un emploi à ce point coupable des plus belles facultés, l’avenir, soyons-en assurés, accordera une notable place au roman contemporain. Certes, plus d’une page restera où se liront les noms quelque peu disparates qui ont signé Colomba, Valentine, Thérèse Aubert, Volupté, les Caprices de Marianne, Stello, Notre-Dame de Paris. Quelles que soient, en effet, les inégalités qui déparent plusieurs de ces œuvres brillantes, à quelque destinée contraire d’immobilité, de progrès où de décadence que semblent réservés ces talens si divers, il y a assurément dans ce groupe d’élite plus d’un front sur lequel demeurera l’auréole.
Dans la poésie purement lyrique, la littérature française de notre âge l’emporte évidemment sur les écrivains des deux derniers siècles : ainsi la strophe de Lamartine a plus de souffle que celle de J.-B. Rousseau, et l’éclat nous frappe plutôt dans les Feuilles d’Automne que dans les odes de Lamotte ; il faudrait être pessimiste pour préférer une stance de Chaulieu à un couplet de Béranger. Là est notre conquête la plus sûre, conquête vraiment glorieuse, et qui suffira sans doute à sauver notre renommée, que tant de folles ambitions et tant de chutes risqueraient certainement de compromettre aux yeux de l’histoire littéraire. On peut le dire avec assurance, le roman aussi nous fera honneur. Sur ce point, si nous n’avons pas dépassé ceux qui sont venus avant nous, ceux qui ont pour eux l’avantage de la chronologie, nous les avons au moins continués dignement, nous avons repris leurs traditions avec originalité, avec succès ; ce n’est pas tout-à-fait comme au théâtre.
Il est toujours habile de garder ses avantages : de là, selon nous, la nécessité d’un contrôle sévère et continu à l’égard de la poésie lyrique et du roman. Là est le danger aujourd’hui, parce que là était la gloire hier. Par malheur, à cette grande rénovation poétique qui s’était annoncée avec tant d’éclat, il y a vingt ans, et qui déjà même avait élevé plus d’un glorieux monument, succèdent, depuis quelques années, un calme, une atonie, qui ne sont ni sans dégoût ni sans désenchantement. Il faut bien le dire, une décadence marquée (quoique passagère, on doit l’espérer) a envahi bien des talens, entre les plus hauts comme entre les plus humbles, tandis qu’en revanche les monotones tentatives des débutans n’ont pas cessé d’expirer obscurément dans la banalité de l’imitation ou dans les efforts d’une originalité impuissante. À coup sûr, ce n’est pas afficher des goûts misanthropiques et singuliers que de préférer les Méditations à la Chute d’un Ange, ou, pour prendre un exemple moins considérable, les Iambes aux Rimes Héroïques. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait point d’exceptions, des exceptions même très éclatantes ; mais, en somme, et sans toucher davantage aux noms propres, on peut dire que la plupart de nos poètes sont loin d’être dans leur phase ascendante. Ce résultat général est incontestable. Aussi, le devoir devient chaque jour plus impérieux pour la critique de se montrer à cet endroit inflexible et vigilante. Puisque les belles inspirations lyriques qui ont fait l’honneur des lettres sous la restauration semblent aujourd’hui toucher à leur déclin, l’heure des complaisances est passée. Il importe d’avertir à temps les talens vrais, et de leur montrer les voies perfides où ils s’égarent ; il importe de repousser sans pitié ceux qui n’ont que les faux airs et les prétentions du génie. Là, peut-être, est le seul remède. Combien ne serait-il point triste, je le demande, d’être entraînés à la suite d’une réaction inintelligente et mesquine, mais légitimée en partie par les excès et l’intempérance d’aujourd’hui ! combien ne serait-il pas triste d’être à la fin ramenés vers ces procédés factices, vers cette poésie brillantée et de convention, dont on pouvait croire le régime à jamais fini !
C’est la même chose, c’est bien pis encore pour le roman. Le roman, qui, en faisant naguère les délices de nos loisirs, faisait aussi la gloire de notre littérature, se compromet de plus en plus par toute sorte de déportemens, lesquels s’affichent avec d’autant plus d’impudence, qu’on les signale avec moins de rigueur. Ici, qu’on le remarque, ce ne sont plus seulement, comme pour la poésie, des instincts mauvais de l’esprit, des causes purement morales qui pervertissent le talent : il n’y a plus seulement à dénoncer la vanité qui traîne après elle la négligence, l’obstination que suit forcément la bizarrerie, tous les leurres enfin qui accompagnent le dédain des conseils et la substitution fatale de l’improvisation à la sobriété et aux patiens labeurs. D’autres et de plus fâcheux élémens de décadence, des raisons d’abaissement bien autrement intimes et beaucoup trop souvent personnelles, auraient besoin d’être signalés en détail aux sévères jugemens du public. C’est là, il en faut convenir une grande et très sérieuse difficulté pour ceux qui jugent : en mêlant de si près le faste et le bruit de leur vie au tumulte de leurs œuvres, en confondant sans cesse l’homme avec l’écrivain, en faisant leurs compositions tout-à-fait solidaires de leur biographie, certains romanciers ont fait des appréciations littéraires et de l’art du critique une tâche véritablement délicate et épineuse. Si l’on voulait être tout-à-fait vrai, si on voulait chercher expressément la cause secrète de telle accumulation besogneuse de livres médiocres, le motif de tel avortement continu, de telle chute prématurée, il faudrait trop fréquemment toucher aux personnes et introduire dans la scrupuleuse exactitude des comptes rendus certaines insinuations bonnes pour les pamphlets. Avec les poètes, du moins, on n’a pas à sortir des nobles sphères de l’esprit ; le vertige de l’amour-propre peut les perdre, mais ce n’est là, après tout, que l’exagération d’une qualité réelle et qui n’est pas sans noblesse, le sentiment de la dignité. Ici, sans compter ces perfides suggestions de la vanité qui ont bien aussi leur part, il faudrait de plus accorder une place très notable à des motifs fort peu littéraires. Derrière l’orgueil, en effet, se cachent les intérêts du métier, et sous la fécondité de l’auteur je devine les calculs de l’industriel. Par leur nature même, on le comprend, ces sortes de remarques ne peuvent être que très générales : la politesse veut que chacun n’ait à se les appliquer que dans les monologues de sa conscience. C’est l’affaire du public d’ailleurs de faire les lots.
Il est arrivé au roman ce qui arrive aux conquérans : le succès l’a perdu. Quoi qu’on en puisse dire dans certaine préface, ce n’est pas encore un lieu commun de déplorer la pernicieuse influence exercée par la publicité quotidienne et fragmentaire des journaux sur les œuvres d’imagination ; quand ce sera un lieu commun, comme il est évident que les lieux communs sont vrais, le public, par son indifférence, forcera bien les écrivains à abandonner cette forme mauvaise, ce gaspillage organisé, cette dilapidation régulière des facultés inventives. L’engouement une fois passé, on sera unanime à reconnaître que nos avertissemens, que nos redites, si l’on veut, étaient légitimes. Mon Dieu ! Cassandre n’avait la prétention d’être ni amusante ni variée, mais était-ce sa faute ? On est bien forcé de se répéter devant l’aveuglement et l’obstination.
Devenu, à la longue et par l’abus, une sorte d’habitude pour le lecteur, autorisé d’ailleurs par le bon accueil qu’on lui faisait de toutes parts, le roman peu à peu s’est cru tout permis. Cette forme facile se prêtait à tous les caprices, à toutes les prétentions : toutes les prétentions, tous les caprices s’étalèrent à leur aise dans le roman. On se l’explique : chaque passion trouvait là un cadre commode pour se glisser, à l’aide du déguisement, jusqu’au public, et surprendre ainsi sa paresse. On eut donc tour à tour des romans socialistes et des romans néo-chrétiens ; en un mot, la philosophie qui n’eût pas eu de lecteurs sous forme de livre, les religions qui n’eussent pas trouvé un adepte sous forme d’évangile, les prédications contre le mariage et la famille qui, à l’état de sermons, n’eussent pas rencontré un auditeur, tout cela se fit roman. — Est-ce que nos charmans héros d’autrefois auraient disparu pour jamais ? — Il me semble vraiment que je n’en reconnais plus un seul. Panurge lui-même disserte sur la réforme pénitentiaire, Sancho raisonne à perte de vue sur l’émancipation de la femme, et Pangloss a quitté son rôle d’optimiste pour celui de poète incompris ; voici Julie qui s’échappe des bras de Saint-Preux pour fonder une religion, et c’est Virginie, je crois, qui développe en personne devant Paul une théorie complète du divorce. Aspirations mystiques, déclamations humanitaires, amplifications sociales, rien n’y manque. Mais, par hasard, n’auriez-vous pas l’indignité de préférer à tout ce beau jargon le moindre couplet de la chansonnette de Mignon ? Je soupçonnerais même volontiers que l’oncle Tobie vous en dit davantage à lui seul, rien que quand il siffle, devant les boulingrins de son fidèle Trim, son refrain de lili burello.
Soyons juste d’ailleurs ; depuis que l’industrie a mis l’imagination en coupe réglée, depuis que la mode des feuilletons-romans a forcé les faiseurs de nouvelles à déchiqueter leurs compositions en fragmens, et à supprimer, comme des longueurs, les développemens de caractères et de passions ; depuis qu’il leur a fallu éparpiller l’intérêt plus régulièrement et à petites doses à travers ces chapitres isolés qui doivent être jetés successivement en pâture à la curiosité distraite de l’abonné ; depuis ce jour, on en doit convenir, les déclamations philosophiques ont tenu beaucoup moins de place, et le mélodrame peu à peu a gagné du terrain sur le socialisme. Dans ces derniers temps, la philanthropie n’a plus guère été de mise que comme un vernis de précaution, comme un couvert commode qui autorise au besoin les récits les plus risqués. Pour cela que faut-il ? De l’habileté et assez d’assurance pour jouer son rôle sans broncher. Mettez sur l’Arétin une couverture de missel, pénétrez dans les infamies du bagne sous l’habit d’une sœur de charité : la mystification sera complète, mais elle vous réussira. Que l’art soit avili par vos tableaux sans nom, que le cœur se gâte devant vos peintures complaisantes du vice, qu’importe ? Un peu de sensiblerie sociale jetée sur le tout suffira pour attendrir les plus sévères. Tout le secret est de dénouer dans le bureau d’une caisse d’épargne le drame qui commence dans un mauvais lieu. Faites aboutir Faublas à Vincent de Paule, et la gageure sera gagnée.
Il y a là, au surplus, toute une méthode de composition qui voudrait être considérée à part ; il y a là un genre véritable qui a besoin d’être saisi isolément, et dont le succès très réel mérite d’être spécialement étudié. On y reviendra quelque jour à loisir. Aujourd’hui nous voulons seulement toucher quelques mots de certains romans nouveaux qui se rapportent à des noms depuis long-temps accueillis par la vogue, et que la vogue aujourd’hui délaisse. Naguère encore, quand on interrogeait les échos de la publicité populaire, quand çà et là, par curiosité, on s’enquérait des succès les plus récens de la littérature bruyante du jour, c’était de l’auteur des Mémoires du Diable ou de l’auteur du Père Goriot qu’il était aussitôt question. Ces deux écrivains régnaient en maîtres sur le trône du feuilleton, et se partageaient presque exclusivement le privilége de la réclame complaisante. Devenus les fournisseurs de profession, les pourvoyeurs en titre auxquels le bas de chaque journal en renom devait forcément avoir recours, M. de Balzac et M. Frédéric Soulié ne reculèrent pas devant cette tâche laborieuse. Ils laissèrent leur nom servir d’enseigne à toutes les entreprises de librairie, à toutes les spéculations de la presse quotidienne. Il fallait s’étourdir singulièrement sur le résultat pour accepter ainsi l’étrange monopole qui donnait le droit et imposait en même temps le devoir exclusif d’amuser, à heure fixe et sans répit, les loisirs d’un public blasé. Chacun s’en tira à sa manière, chacun déploya dans tout leur jeu son agilité et ses ressources. On l’avouera, c’était une lutte insensée. À un pareil métier, les natures les plus puissantes, les mieux douées se fussent bientôt perdues : qu’aurait pensé Rome d’un gladiateur qui tous les jours eût voulu descendre dans le cirque ? L’athlète le plus robuste succomberait à des combats toujours renouvelés, sans intervalle et sans repos. Le public lui-même devait bientôt se lasser de voir ainsi les mêmes joûteurs occuper incessamment l’arène. Qu’est-il arrivé en effet ? Peu à peu, cette puissance d’émotion grossière, mais saisissante, qu’on avait reconnue dans les Deux Cadavres, ce don de peindre avec relief les caractères et de mettre à vif les nuances qui avait plu dans Eugénie Grandet, en un mot, les qualités inhérentes à ces deux talens s’effacèrent, pour ne plus reparaître qu’à de très rares intervalles. Partout la précipitation laissa son empreinte funeste. Le style, qui hier était à peine suffisant, devint incessamment incorrect ; péniblement surchargé, il déguisa l’extrême négligence sous des airs maladroits d’affectation. Le fond, ainsi qu’il était naturel, ne répondit que trop à cette forme hâtive et plus prétentieuse à mesure qu’elle était moins soignée ; au lieu de fables vraiment dramatiques, où les évènemens servissent de cadre aux passions et aux sentimens, l’imagination épuisée crut remplacer la vérité de l’ensemble par la complication des plans, et l’exactitude des nuances par une choquante crudité de détails. Le crayon ne marquait plus : on crut qu’il suffirait d’appuyer. C’est ainsi que sont nées ces compositions inextricables et mal conçues, où tout se confond, le bien avec le mal, la beauté avec la laideur ; œuvres maladives, où l’action s’enchevêtre péniblement et où rien ne peut finir que par des moyens extrêmes et des combinaisons désespérées. En effet, on va jusqu’au dernier volume comme on peut et sans s’inquiéter des embarras qu’on se crée ; on s’aventure à tout hasard, en ayant la précaution d’allonger le récit par des conversations, par des descriptions, par des incidens ; puis, quand l’heure de terminer arrive, on se débarrasse tant bien que mal de ses personnages, en mariant celui-ci, en empoisonnant celui-là, en assassinant un troisième, le tout sans raison, sans logique, sans vraisemblance. L’épée d’Alexandre est une ressource commode pour les dénouemens difficiles.
Si peu littéraires évidemment que finissent par devenir des œuvres entassées de la sorte, au jour le jour, et selon le hasard des exigences de la vie et des promesses mercantiles, il faut bien pourtant que la critique intervienne encore çà et là, quand ce ne serait que pour constater l’état des choses ; il y a là d’ailleurs des résultats statistiques qui ont leur prix pour l’histoire des lettres. Où en sont maintenant arrivés ceux qui alimentaient naguère la curiosité publique ? Leur situation mauvaise, leur déclin d’aujourd’hui, le silence qui se fait peu à peu autour de leurs noms, n’ont-ils pas précisément pour cause la situation trop brillante, les succès exagérés d’hier ? Enfin, n’est-ce pas le public lui-même, en dernière analyse, qui fait justice de ses engouemens, de ses propres caprices, des abus qu’il a encouragés ? Voilà des questions qui ne sont pas sans intérêt, et qu’on ne saurait résoudre qu’en dressant de temps à autre les comptes de cette littérature secondaire. Il y a quelques années encore, M. de Balzac et M. Frédéric Soulié demeuraient les tranquilles possesseurs de cette royauté du roman vulgaire. Une première invasion, qui date déjà de long-temps, dut inquiéter d’abord, assez sérieusement, les deux chefs avoués de la milice du feuilleton : ce fut celle de M. Alexandre Dumas. On peut dire au préalable que M. de Balzac (je laisse un instant à part M. Frédéric Soulié) était avant tout un romancier, tandis que M. Dumas était avant tout un dramaturge ; mais les succès du dramaturge faisaient envie au romancier, et les succès du romancier ne laissaient plus de repos au dramaturge. De là ces malheureuses tentatives au théâtre, comme Vautrin et Quinola ; de là aussi cette énorme accumulation de romans de toute espèce qu’a signés M. Dumas, et dans lesquels on trouve à la fois tant d’esprit et tant de remplissage, tant de souples ressources et si peu de scrupules. Quel a été, en somme, le résultat le plus clair de cette rivalité, ou, pour mieux dire, de cette concurrence dans le feuilleton et sur la scène ? En bonne conscience, chacun n’a-t-il pas perdu, et beaucoup perdu, à ce jeu ? Dans ces prodigalités sans mesure, dans cette dispersion sans relâche, l’habile dramaturge n’a-t-il pas compromis pour le drame ce même talent que l’habile romancier compromettait pour le roman ? À lire les derniers volumes de M. de Balzac, à entendre ces vaudevilles et ces mélodrames que M. Dumas ne craint plus de risquer sur les scènes du boulevard, il faudrait plus que de l’optimisme pour se refuser à le reconnaître.
Mais tenons-nous au roman. Les derniers volumes échappés à la plume de M. de Balzac et de M. Frédéric Soulié suffiraient à nous convaincre, dès le premier regard, que ces inépuisables conteurs d’autrefois en sont maintenant aux expédiens, et cherchent en vain à déguiser l’épuisement de leur imagination, à renouveler par l’effort cette source désormais tarie. Il y a eu au moins, dans le retentissement qui s’est fait autour des Mystères de Paris, un résultat suprême qu’on ne saurait contester : c’est la substitution de M. Eugène Sue à M. Soulié et à M. de Balzac sur le trône du roman-feuilleton Il faut d’abord constater ce changement de dynastie ; il faut enregistrer le sort des vaincus, sauf à dire demain notre avis sur le vainqueur, sauf à ranger plus tard à sa vraie place le dernier venu de ces suzerains de papier, dont l’empire est aussi capricieux, aussi durable à peu près que le sont les fantaisies de la curiosité publique et les bizarres engouemens de la mode. On ne serait pas édifié d’ailleurs sur cette petite révolution, que le titre même des plus récens écrits de M. de Balzac et de M. Soulié suffirait à attester la chose. D’eux-mêmes, en effet, ils semblent en convenir, d’eux-mêmes ils courbent le front devant ce maître nouveau, qui s’avance en triomphateur, porté sur le pavois du feuilleton par un journal grave, qui, jusque-là avait prétendu diriger et contenir l’opinion, au lieu de se mettre simplement à sa remorque. Voyant que M. Sue était applaudi de la foule, et tenait haut la bannière bariolée des Mystères de Paris, M. de Balzac et M. Soulié ont renoncé subitement à tout amour-propre, et les voilà aujourd’hui qui viennent humblement recevoir l’investiture des mains du nouveau monarque. L’abdication semblera à tous évidente et complète. Le croirait-on ? c’est sous le titre collectif de Mystères de la Province qu’ont paru et le dernier roman de l’auteur des Scènes de la Vie parisienne et le dernier ouvrage de l’auteur des Mémoires du Diable. Il faut voir là, sans contredit, le plus grand succès qu’ait encore obtenu M. Sue. Mettre ses rivaux à ses pieds, les voir vêtus de ses couleurs, parés de sa cocarde, enrôlés à sa suite, quoi, je le demande, de plus significatif ? Rois hier, sujets aujourd’hui, nous venons à peine à temps pour noter ce changement de règne. Avant de régler nos comptes avec le vainqueur, qu’on nous permette au moins d’ensevelir les morts ; ce sera vite fait. Mais ne sommes-nous point trop sévère à l’égard de M. Sue ? Aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de lui en vouloir. Voilà que M. de Balzac, M. Soulié et leurs collaborateurs des Mystères de la Province ne savent pas obtenir tous ensemble la vingtième partie du succès qu’enlève à lui seul M. Eugène Sue. Ce contraste frappant est après tout le résultat le plus clair, le moins contestable de la réussite des Mystères de Paris. Vraiment, c’est bien quelque chose.
Rosalie est le contingent fourni par M. de Balzac aux Mystères de la Province.
Rosalie, on ne saurait le dissimuler, est l’une des compositions les moins heureuses de l’auteur de la Peau de Chagrin. C’est, je crois, ce malappris de Dassoucy qui, dans son langage d’antichambre, comparait l’œuvre poétique de Corneille à ces poissons dont le milieu est exquis, mais dont les gourmets doivent couper résolument la tête et la queue. En effet, on supprime d’un côté Mélite, de l’autre Agésilas, pour garder Cinna. Certes, M. de Balzac aurait mauvaise grace à se formaliser du rapprochement : c’est même à sa modestie de juger si la comparaison est possible, si elle est convenable ailleurs que sur ce point particulier. Pour nous, on le devine, nous ne voulons maintenir qu’une seule chose, la similitude de deux destinées littéraires qui s’achèvent précisément de la même façon qu’elles ont commencé. M. de Balzac a eu d’abord ses temps barbares : il a maintenant son bas-empire, un bas-empire qu’à distance on confondra volontiers avec ses temps barbares. À vrai dire, je soupçonnerais presque Rosalie d’être un secret plagiat de M. de Balzac sur lord R’hoone, sur M. de Viellerglé, ou mieux encore sur ce trop célèbre Horace de Saint-Aubin, dont je ne sais quelle malencontreuse métempsychose d’amour-propre exhumait naguère les chefs-d’œuvre oubliés ?
C’est à Besançon que se passe la médiocre histoire délayée en deux volumes, sous le nom de Rosalie, par M. de Balzac. Et d’abord, on est transporté dans une de ces maisons de province comme la plume de l’auteur les sait peindre, avec une si merveilleuse vérité, avec une divination de détails qui vous fait voir les objets et entendre les personnes. Un mari nul et faible qui passe sa vie à tourner des ustensiles dans son atelier d’amateur, une mère revêche, coquette et dévote, une jeune fille insignifiante et timorée devant sa mère, tel est l’intérieur de la famille Watteville, famille riche, économe, et dont un fat suranné du lieu, un vrai lion de province, M. Amédée de Soulas, convoite à petit bruit l’héritière. Jusqu’ici, tout est au mieux, et nous ne sortons pas de la vraisemblance. Voici cependant qu’un beau jour débarque à Besançon un avocat inconnu, M. Savaron. M. Savaron est tout bonnement un ambitieux déçu, lequel vient, loin de Paris, chercher la fortune qu’il a manquée sur un théâtre plus brillant. Dans les premiers temps, on ne s’occupe guère du nouvel avocat ; mais une cause importante arrive enfin, où il parle avec éloquence, et où son beau talent éclate aux yeux de tous. Bientôt il n’est question que de Savaron dans tout l’arrondissement : c’est l’homme nécessaire. L’avocat alors publie une revue, et tout le monde s’abonne à sa revue ; c’est une réussite complète : les dossiers et les causes abondent dans son cabinet ; aucune affaire importante ne se règle sans qu’il y soit appelé ; enfin on est unanime a lui offrir la députation.
Voilà, direz-vous, un parleur qui fait assez vite son chemin en province : la fable pourtant n’a rien encore qui puisse décidément choquer ; ayez patience. Cette petite fille de tout à l’heure qui baissait les yeux si timidement et sur l’intervention de laquelle vous ne comptiez guère, cette petite fille va faire des siennes. Prenez garde, c’est une héroïne très délurée sous ses airs craintifs : il en faut tout attendre. Mlle Rosalie de Watteville n’a jamais échangé, il est vrai, le moindre mot avec M. Savaron ; cependant elle a entendu tant de fois, dans les salons de sa mère, l’éloge du brillant avocat, qu’une vive sympathie éclate en son cœur. Rosalie ne cherche pas à réprimer cette passion naissante ; elle se dit tout simplement qu’il serait assez agréable de pouvoir considérer de son jardin les fenêtres de celui qu’elle aime, et voilà aussitôt notre belle enfant qui persuade à son père de faire bâtir un kiosque au milieu de ses parterres. Innocente ruse, recette excellente, n’est-ce pas, pour faire ses regards complices de ses affections ? Après tout, je ne vois pas grand mal à cela, et la supercherie n’a rien encore de bien criminel ; mais lorgner les jalousies lointaines d’un appartement, voir une ombre passer, puis la lampe s’éteindre après une longue veille, assurément c’est là un bonheur insuffisant pour une ame qui s’abandonne d’elle-même au délire d’une passion sans frein. Aussi Rosalie s’aperçoit-elle bientôt que le moyen est insuffisant. Que faire donc ? et quelle stratégique combinaison réussira à attirer un roturier comme M. Savaron dans les aristocratiques salons de Mme de Watteville ? Rien n’est plus simple vraiment. Il s’agit d’un avocat : ayons un procès. Rosalie, qui a l’oreille de son père, lui persuade de plaider ; naturellement M. de Watteville prendra le meilleur organe du barreau, et de la sorte M. Savaron aura ses entrées.
Une fois en si beau chemin, la jeune fille ne s’arrête pas. Il y a dans la vie de l’homme qu’elle poursuit à travers tous les obstacles, quelque chose de mystérieux qui l’inquiète, un secret qu’elle veut à tout prix pénétrer. Pour un pareil but, tous les moyens seront bons. Rosalie a précisément découvert qu’une intrigue galante existe depuis quelque temps entre Jérôme, le domestique de Savaron, et Manette, la femme de chambre de sa mère. Aussitôt viennent les menaces, les promesses, et l’innocente enfant corrompt, sans plus de façon, le valet de chambre de celui qu’elle continue d’aimer plus que jamais sans qu’il s’en doute. Dès-lors, les lettres que reçoit, les lettres qu’écrit Savaron, sont remises furtivement à Rosalie, qui les ouvre sans scrupule. La conduite inexplicable, l’étrange destinée de l’avocat, se révèlent alors à Mlle de Watteville avec leur vraie cause et dans leurs plus intimes détails. Le secret, c’est que Savaron aime, c’est qu’il est aimé. Durant un voyage fait autrefois en Italie, une femme belle, adorable, pleine de passion, s’est rencontrée devant lui, et, comme un poète, il lui a voué sa vie à jamais. Toutefois il reste un petit inconvénient : la duchesse d’Argaiolo n’est pas libre, et il faut attendre patiemment la mort d’un vieux mari podagre, avant que l’union projetée puisse s’accomplir. Depuis onze ans, Savaron a quitté la duchesse ; depuis onze ans, leur correspondance d’amour n’a pas été interrompue un moment. L’épreuve n’a coûté ni à l’un ni à l’autre, et tous deux demeurent fidèles comme au premier jour. Après avoir échoué plusieurs fois dans ses projets d’ambition, l’infatigable avocat qui, le jour où elle sera libre, veut pouvoir offrir à sa maîtresse un nom, la fortune, une grande position, l’avocat Savaron est venu tenter encore une fois la lutte sur un autre terrain. C’est en vue de la députation qu’il s’est établi en province, et il touche presque à l’accomplissement de ses désirs. La connaissance dérobée de ces secrets ne fait qu’enflammer la jalouse passion de Rosalie ; plus elle se réjouit des lettres brûlantes qu’on lui livre, plus son exaltation redouble. L’élection de Savaron comme député de Besançon était assurée, on était à la veille du vote, quand un billet d’Italie arriva, qui annonçait la mort subite du duc d’Argaiolo. Dans cette décisive conjoncture, Rosalie n’hésita point : elle supprima désormais les lettres des deux amans, et, simulant l’écriture de l’avocat, elle écrivit à la duchesse comme pour rompre, sous le premier prétexte, une liaison qui avait résisté à tant d’épreuves. Quelques jours se passèrent de la sorte dans le silence ; Savaron était en proie à de mortelles inquiétudes. Enfin il apprit par le journal que la duchesse d’Argaiolo venait d’épouser en secondes noces le duc de Rhétoré. À ce coup inattendu, le député de demain quitta brusquement Besançon et n’y reparut jamais. Bientôt après, Mlle Rosalie de Watteville, apprit que M. Savaron avait fait ses vœux à la Grande-Chartreuse. L’impitoyable fille ne se crut pas encore assez vengée : sachant que la duchesse était alors à Paris, elle entreprit le voyage exprès pour remettre elle-même à sa victime les lettres supprimées par elle, et qui établissaient que ce n’était point là une perfidie d’amant, mais une vengeance de rivale. À son retour, Mlle de Watteville fut mutilée par l’explosion d’un des bateaux à vapeur de la Loire. Aujourd’hui triste, défigurée, pleine de funèbres souvenirs, elle vit dans la solitude. Devenue veuve, la mère de Rosalie vient d’épouser M. de Soulas, dont sa fille naguère avait refusé la main.
J’ai voulu, par une première analyse, laisser au lecteur son libre jugement. Voilà où en est tombé M. de Balzac. Non-seulement ce ne sont plus des caractères, des sentimens, des mœurs véritables qu’il peint, mais son imagination est même à bout de ces vulgaires combinaisons du drame par lesquelles il est si facile à un écrivain exercé de renouveler l’intérêt qui faiblit. Une duchesse qui attend la mort de son mari pour épouser un inconnu qu’elle a rencontré en voyage ; un avocat de Paris qui va s’établir dans une ville de province qu’il n’a jamais vue, afin de s’y faire nommer député ; une jeune fille qui corrompt la fidélité d’un domestique, qui vole des lettres, qui fait un faux et qui enfin tue moralement deux personnes pour se venger d’un amour qu’elle ressent seule et que sa victime ignore : tels sont les étranges héros de Rosalie. Jamais l’auteur d’Eugénie Grandet n’était à beaucoup près descendu si bas, et il se trouve, par malheur, que la pauvreté de la mise en œuvre correspond trop bien à la bizarre insignifiance de la conception. Le style est lourd, épais ; il n’a plus rien de la fraîcheur des premières années, il sent la fatigue, il trahit incessamment l’effort. C’est M. de Balzac lui-même qui, dans son langage choisi, compare certains talens éreintés à ces ténors qui ont baissé d’une note et que lésinent dès-lors les directeurs de théâtre. L’allusion semble transparente : elle n’échappera certainement qu’à M. de Balzac. Quand on est un maréchal de France littéraire, c’est un fâcheux dénouement que de devenir l’obscur collaborateur des Mystères de la Province, et, dans cette concurrence collective faite à M. Sue, de n’avoir pas à détacher de la grande œuvre de la Comédie humaine une autre page que la laide histoire d’une petite fille qui est voleuse par dépit et faussaire par haine amoureuse. Décidément, je crois que le ténor a baissé d’une note.
L’ambition de peindre la société tout entière et de construire à lui seul une œuvre qui, dans son ensemble, corresponde à l’humanité même, telle est toujours l’idée fixe que poursuit M. de Balzac, telle est la chimère à laquelle il tient chaque jour davantage ; c’est sa recherche de l’absolu, et on serait très mal venu à ne pas la prendre au sérieux. Pour ma part, je serais seulement curieux de savoir à quel type, à quel caractère humain correspondra, dans cette classification générale, le personnage de Rosalie : le plus sage peut-être serait de la ranger au chapitre des rêves, entre les créations purement fantastiques. — Dans David Séchard, il n’y a plus de mythe, et le but auquel a visé M. de Balzac est infiniment plus clair : c’est tout bonnement l’histoire, la vieille histoire du génie incompris. Déjà M. de Vigny, dans son éloquent plaidoyer de Chatterton, avait voulu nous intéresser aux secrètes souffrances d’un poète, d’un homme qui, selon la foule, ne savait faire autre chose qu’aligner des lignes noires sur du papier blanc. M. de Balzac tente de raffiner là-dessus et nous montre les misères de l’inventeur dans une autre sphère, à un degré inférieur. L’inventeur, cette fois, n’écrit plus sur du papier, mais il fait du papier, et nous n’en sommes pas moins tenus d’admirer, sans mot dire, la hauteur de son génie. On fait, dit-on, là-dessus un vaudeville, une parodie qui pourra être spirituelle, et qui s’appellera : David Séchard ou les Souffrances du Papetier.
L’histoire de ce Séchard n’est pas longue à dire. C’est un imprimeur d’Angoulême, qui néglige son métier pour poursuivre la découverte commencée d’une papeterie économique, laquelle fera révolution dans l’industrie. La femme de Séchard, Ève, une créature dévouée, aimante, pleine de foi dans son mari, la seule qui croie à son génie, à sa prédestination, à l’avenir, Ève fait des efforts sublimes d’activité et de résignation. Tandis que Séchard cherche la pierre philosophale dans son mystérieux atelier, elle dirige l’imprimerie, elle invente mille expédiens pour prévenir la ruine de la maison. Mais les évènemens sont plus forts qu’elle ; une faillite est imminente. Les frères Cointet, imprimeurs d’Angoulême et rivaux cupides de Séchard, ont juré sa ruine et veulent à tout prix s’emparer du trésor qu’il est sur le point de trouver. Enveloppé par eux dans un réseau d’affaires, de procédures, de poursuites, d’arrestations, le malheureux inventeur finit par les associer à sa découverte, qu’ils exploitent à son détriment, et avec laquelle ils gagnent des millions. Séchard, à la fin, content d’une légère indemnité, se retire avec sa femme dans un petit domaine qu’il vient d’hériter, et se console de ses déconvenues passées en faisant des collections d’entomologie.
Il n’y aurait certainement pas là matière à deux volumes, si M. de Balzac n’avait trouvé moyen, comme lui-même le dit ailleurs, de « faire de la copie » sur autre chose. L’auteur de David Séchard disperse, à travers les chapitres de son roman, de longs fragmens qui seraient mieux à leur place dans la collection des manuels-Roret. Ainsi, il y a tour à tour une théorie complète de l’art du papetier, un exposé étendu des travaux de l’imprimeur, et enfin une histoire très détaillée et très érudite de la saisie et de la contrainte par corps, laquelle ferait honneur à l’huissier le plus expert. La mise en pages et le protêt, le collage en cuve et le compte de retour, les rapports de la coquille avec le grand-raisin et la différence du billet à ordre avec la lettre de change, sont expliqués, commentés, à l’aide des terminologies spéciales. M. de Balzac montre, en particulier, sur les commandemens, les significations, les constitutions d’avoués, les saisie-arrêts, une science étendue, et qui paraît avoir été puisée dans des documens authentiques. Il y a même des pièces probantes à l’appui, lesquelles sont insérées tout au long et semblent avoir été copiées sur des originaux. David Séchard figurerait utilement dans la bibliothèque de Clichy.
Ève est la seule figure intéressante du roman, parce qu’elle est la seule honnête. L’auteur, pour peindre ce touchant caractère, a retrouvé souvent son pinceau délié d’autrefois. Quant aux personnages secondaires, ils sont tellement faux, qu’on n’en saurait accepter aucun. L’impudente et sèche friponnerie de l’avoué Petit-Claud est par trop révoltante : l’ambition, dans son intérêt même, sait ne pas se rendre si odieuse. Séchard le père, ce vieux ladre intraitable, qui vole son fils et qui l’espionne pour lui dérober sa découverte, choque aussi par l’extrême invraisemblance. Déjà, dans le Père Goriot, M. de Balzac avait montré à nu ce qui peut se glisser d’égoïsme dans l’amour paternel : la reproduction d’aujourd’hui n’est qu’une copie chargée, une caricature de ce premier type, lequel déjà était exagéré. M. de Balzac, au surplus, ne se met guère maintenant en frais d’invention. Il reprend, on le sait, ses vieux personnages et se contente de leur couper une basque d’habit et de leur mettre un peu de rouge. Ici encore, nous avons l’éternel Lousteau et l’éternel Lucien de Rubempré, le journaliste et le poète. Il paraît que c’est aujourd’hui le tour des poètes d’être exécutés par M. de Balzac. Dans le roman de David, Lucien, le frère d’Ève, devient la grande cause de ruine pour la maison Séchard : c’est que, dévalisé par une actrice, le grand poète avait fait de faux billets et tiré à vue sur son beau-frère. Séchard paya, pour ne pas déshonorer son nom. Venu à Angoulême, dans le dernier dénûment, au moment même de la déconfiture de sa famille, Lucien retrouve là son ancienne maîtresse, cette Louise de Nègrepelisse que nous avons déjà vue cinquante fois, qu’hier encore nous rencontrions sous le nom de Mme de Bargeton, et qui aujourd’hui trône dans les salons d’Angoulême comme légitime épouse de M. le comte Sixte du Châtelet, préfet du département. Lucien veut renouer avec Louise ; mais il faut des habits pour aller à la préfecture, et tout membre de l’Académie qu’il est, Lucien n’en a pas. Il écrit donc en toute hâte à ses amis de Paris, et aussitôt Nathan lui envoie une canne, Florine une chemise, Des Lupeaulx une montre d’or. Nous retrouvons là, par correspondance, tout ce monde ignoble de coulisses et de petits journaux, que M. de Balzac avait cru faire vivre dans son Grand Homme de province à Paris. Le paquet, par malheur, arrive trop tard. Séchard, que Lucien voulait sauver, se trouve arrêté, et Lucien alors, en son désespoir, quitte subitement Angoulême, décidé à se noyer dans le premier étang venu. Il allait le faire quand se rencontra là fort à propos un vieux diplomate espagnol, le jésuite Carlos Herrera, que Lucien n’avait jamais vu, mais à qui il se mit cependant à raconter sa triste biographie. Herrera, en trois mots, eut guéri notre homme du suicide, en lui exposant le système de Machiavel ; cette théorie de la politique et de la dissimulation une fois expliquée, le bon jésuite, sans doute comme exemple, comme application immédiate, ouvrit le fond de son cœur à Lucien, envoya quinze mille francs à Séchard, et emmena, on ne sait où, dans sa berline, le poète de Rubempré, à titre de secrétaire et de futur héritier.
Voilà comment se termine cette histoire parasite de Lucien, laquelle s’enchevêtre (on ignore comment et pourquoi) à travers des détails techniques qui s’enchevêtrent fort mal eux-mêmes dans une histoire décousue et sans intérêt. M. de Balzac croit avoir montré le Génie et le Dévouement, David et Ève, persécutés par la société ; en réalité, il n’a réussi qu’à mettre un niais honnête et une femme naïve au milieu d’une bande de fripons. Conçu sans proportions, composé sans méthode, écrit sans naturel, ce livre est le digne pendant de Rosalie. Pour exprimer cette idée que, dans un salon, une femme promène ses yeux sur ceux qui l’entourent, M. de Balzac dit « Elle jette un regard de circumnavigation. » C’est là le style habituel du livre : un Cyrano, doublé de Scudéry, n’eût pas parlé autrement.
L’auteur de David Séchard dit, à propos de son roman : « Celui-là est déjà le préféré. » Ce n’est là, il faut le croire, qu’un caprice de père pour son dernier né. Selon nous, M. de Balzac eût beaucoup mieux fait de reporter ses sympathies sur une œuvre un peu antérieure, je crois, et dans laquelle, à côté des plus grossiers défauts de sa manière, se retrouve çà et là le talent du maître, quelque chose de cet art exquis de l’observateur qui nous charmait autrefois. Les Deux Frères n’ont pas encore un an de date ; mais, dans ce genre de littérature, c’est là presque de l’histoire ancienne. Aussi n’en dirons-nous qu’un mot.
C’est le pervertissement des grands sentimens du cœur que M. de Balzac se plaît surtout à décrire. Quand dans l’art on se laisse aller aux extrêmes, les contrastes ne manquent pas de nous tenter. Dans le père Séchard, on nous avait montré tout à l’heure l’amour paternel complètement anéanti par l’égoïsme, l’avidité et l’avarice ; Agathe Bridau, dans les Deux Frères, représente au contraire l’amour maternel tendre, dévoué, sublime, mais en même temps odieux, parce qu’il a des préférences. Il y a un vers magnifique dans les Feuilles d’Automne qui réfute tous ces sophismes raffinés sur l’amour maternel :
Cela dit tout, et M. de Balzac ne nous intéressera jamais à une mère, si bonne qu’elle soit, qui choisit entre ses enfans. Et où croyez-vous qu’aillent les préférences d’Agathe ? Est-ce au meilleur, au plus vertueux, à celui qui ne la quitte point ? pas le moins du monde. Le penchant pourtant s’expliquerait mieux, s’il en était ainsi. C’est, au contraire, le fils qui la déshonore, et qui tare son nom, c’est celui-là auquel elle revient toujours avec prédilection. Joseph est un peintre, Philippe un militaire ; le peintre est l’idéal du dévouement, de la persévérance, de la résignation ; Philippe est l’idéal du vice, de l’ingratitude, des sentimens les plus bas. Le premier débute obscurément, comme un génie patient ; le second commence avec éclat, comme un esprit violent et décidé à tout. On est à la fin de l’empire, et Philippe, très jeune encore, est déjà colonel. Mais la restauration arrive, qui lui rend les loisirs et avec les loisirs les mauvais penchans. Peu à peu Philippe Bridau devient un tapageur de café, un joueur éhonté, un escroc sans foi ni loi qui fait des trous à la lune. Se laisser nourrir par une danseuse, dérober l’argent de son frère et vendre les tableaux de prix qu’on lui a confiés pour les copier, réduire sa famille à la misère, faire mourir de douleur une vieille tante qu’il dépouille, voler la caisse du journal dont il est caissier, ce sont là des jeux pour Philippe. Cette vie de désordre et de honte se continuait depuis longtemps, quand le colonel, compromis dans une conspiration bonapartiste, fut envoyé à Issoudun, sous la surveillance de la police. Là commence une autre histoire. Philippe a précisément à Issoudun un vieil oncle nommé Rouget, le type du célibataire, tel que l’a chanté Béranger. Rouget est sous l’absolue domination de sa gouvernante Flore Brazier, laquelle a installé chez son maître, en qualité de majordome, un ancien sous-officier, ou, pour parler comme M. de Balzac, une sorte de chenapan, nommé Max, dont elle a fait son amant. Flore et Max convoitent la riche succession du bonhomme, qu’ils accaparent, qu’ils isolent, pour s’en rendre plus complètement maîtres. Philippe pourtant entreprend de détrôner l’amant de Flore, et de gagner l’héritage. Après une longue lutte, après mille complications et mille incidens, il tue Max en duel et fait épouser Flore à son oncle. Bientôt l’oncle meurt, Flore est héritière, Philippe l’épouse à son tour, et le voilà millionnaire. Revenu à Paris, il abandonne sa femme et la laisse périr de faim : pour lui, il devient général et se lance résolument dans le plus haut monde. Son frère a besoin d’un léger secours, il le lui refuse ; sa mère mourante le demande, il ne daigne pas se rendre à l’invitation. La malheureuse Agathe n’est éclairée qu’à cette heure suprême, et la bénédiction maternelle qu’elle donne à Joseph est sa seule malédiction envers Philippe. Plus tard le général Bridau est tué en Afrique, et son frère, dont le nom est devenu célèbre dans la peinture, devient l’héritier de sa fortune.
Après ce qu’on vient de lire, il paraîtra peut-être difficile d’expliquer les éloges que je donnais tout à l’heure au livre de M. de Balzac. Où trouver, en effet, une fable dont les repoussans détails s’encadrent dans un ensemble plus faux et plus invraisemblable ? où rencontrer des tons plus crus, des couleurs plus tranchantes ? Et cependant, quelque contradictoire que cette opinion doive tout d’abord paraître, il faut dire que les Deux Frères rappellent quelquefois l’ancienne et bonne manière de M. de Balzac. Que l’ensemble répugne, que le plan soit inacceptable, que les caractères soient impossibles, je l’accorde ; on ne saurait pourtant disconvenir de la frappante vérité des détails. Je crois voir un tableau qui, considéré à distance et dans son unité, paraîtrait grossier, chargé, plein de disparates. Mais approchez, prenez une loupe, il y a des coins achevés, des endroits parfaits, des nuances saisies avec art. Ce qui n’empêche pas l’œuvre assurément d’être, en définitive, une ébauche informe où beaucoup de talent s’est perdu.
On voit où en est arrivé M. de Balzac. Merveilleusement doué pour l’observation, il s’est jeté hors de sa voie ; toutes les gloires l’ont successivement tenté, et, dans cette aspiration universelle, son talent, sa délicatesse de touche, ont peu à peu disparu. Au lieu de se contenter de son rôle, au lieu d’être un peintre de la vie domestique et de la réalité bourgeoise, il a transporté dans le roman des ambitions d’encyclopédiste ; on l’a vu tour à tour reproduire les gravelures de Rabelais et le mysticisme de Swedenborg ; on l’a vu emprunter maladroitement à Voltaire sa défense des Calas, chercher à la scène le pendant de Figaro, et afficher enfin dans ses contes les prétentions les plus exorbitantes de législateur, de savant, de philosophe, de publiciste. Aussi le néologisme des écoles, le pédantisme des érudits, le patois des socialistes, ont tour à tour trouvé accueil dans ses livres. De là les résultats déplorables qui sont maintenant visibles aux yeux de tous. Le vertige industriel a fini ce que l’esprit de chimères avait commencé. L’auteur de Louis Lambert, d’Eugénie Grandet, de la Recherche de l’Absolu et de tant de compositions ingénieuses qui ont amusé notre temps, se survit maintenant à lui-même. Les avertissemens réitérés de la critique ont été impuissans, et nous commençons à désespérer d’une obstination que rien ne semble devoir ébranler désormais.
La destinée de M. Frédéric Soulié ressemble à s’y méprendre à celle de M. de Balzac ; j’avoue cependant quelle m’inspire beaucoup moins de regrets. M. de Balzac était né pour les lettres : il avait les instincts de l’écrivain, toutes les prédispositions du talent, d’un talent rare et vrai, auquel il n’a manqué que la sobriété, la règle, la discipline : cette vocation, cette aptitude directe, ne me paraissent pas aussi natives, aussi originelles chez M. Frédéric Soulié. Il y a infiniment de choses, j’en suis convaincu, que M. Soulié eût faites avec autant de goût, avec autant de prédilection qu’il fait de la littérature. Le talent, en effet, de l’auteur des Mémoires du Diable est surtout un talent extérieur : sa force bien souvent n’est que de la brutalité ; c’est par la terreur, par le mystère, par l’inconnu, qu’il cherche, qu’il réussit à éveiller la curiosité ! Quand je le lis en simple lecteur et que je m’abandonne à lui, c’est bien plutôt de mes sens qu’il s’empare que de mon esprit. M. Soulié n’a jamais rien compris aux délicatesses littéraires ; le parfum léger de la Muse, l’agrément, ce je ne sais quoi d’acquis que je n’essaierai pas de définir, mais qui se rencontre chez les vrais écrivains et qui vous arrive au détour d’une période, comme une bouffée de senteur venue des buissons au tournant d’un bois, tout cela est absolument étranger à M. Frédéric Soulié. Naguère encore M. Soulié avait l’art incontestable de surexciter incessamment l’intérêt par l’inattendu des combinaisons, par l’émotion du drame, par un certain entraînement de conteur rapide et inépuisable. Aujourd’hui l’excès, le perpétuel contact avec le public, ont amené la lassitude ; et quelles forces, en effet, pourraient suffire à cet interminable voyage, à ce pèlerinage sans fin, auxquels les romanciers de nos jours se sont condamnés comme Ahasvérus ? Le talent de M. de Balzac s’est vicié et gâté par une complication de maladies longues et difficiles à décrire ; chez M. Soulié, ce n’est rien autre chose que l’épuisement produit par l’extrême fatigue.
On raconte que nos bons aïeux les Gaulois étaient si avides de récits, si curieux d’histoires, qu’ils arrêtaient les voyageurs et les forçaient à dire quelque conte. Le feuilleton, aujourd’hui, est à peu près comme nos pères, et M. Soulié me paraît être dans la position du pèlerin dont on s’emparait pour le contraindre à raconter sa fable ou sa légende ; évidemment le fécond auteur des Mémoires du Diable est aux abois : les sujets manquent à son improvisation, la terre se dérobe sous ses pieds. Les Mémoires du Diable ont été une espèce d’effort suprême, dans lequel M. Soulié a entassé l’action, les intrigues, les imbroglios, les combinaisons sans fin. Aujourd’hui, il est, comme le lendemain d’un grand excès, dégoûté, lassé, engourdi ; les grosses machines lui sont difficiles à remuer : ainsi on l’a vu, dans la Confession générale, vouloir recommencer les Mémoires du Diable, et la gageure lui a été impossible à tenir. Voici quatre ans bientôt qu’ici même nous parlions des premiers volumes de la Confession générale, et, à l’heure qu’il est, les derniers tomes de cette inextricable histoire n’ont pas encore paru. Maintenant, M. Soulié commence et n’achève plus : c’est ce qui arrive encore en ce moment pour un roman appelé : Huit jours au château, lequel figure dans la collection des Mystères de la Province, et jusqu’ici est resté incomplet.
Il semble assez difficile de lire et surtout de juger un livre qui n’est pas fini. Cela pourtant, avec la manière de M. Soulié, n’est pas sans quelque avantage. L’intérêt au moins est tenu en suspens, et on est quitte des dénouemens vulgaires, des communes péripéties. Le champ reste libre à l’imagination du lecteur, et chacun peut prévoir et arranger la fin comme il lui plaît. Dans ses Huit jours au Château, M. Frédéric Soulié a été évidemment préoccupé de faire pièce à M. Sue, et d’opposer ses bohémiens des landes aux bohémiens des Mystères de Paris. Jusqu’à ce que la suite ait paru il est difficile de comprendre à quoi toutes ces histoires d’adultère, de meurtre et de vengeance aboutiront. Voici, en deux mots, où les deux volumes publiés conduisent le lecteur. — Mme Cros, la femme d’un banquier de Paris, part pour assister à l’ouverture du testament d’un oncle récemment mort, qu’elle avait dans le Maine. La famille une fois réunie au château, on va se promener à la lande, et là, Mme Cros fait la connaissance d’un bohémien nommé Maricou, personnage étrange, mystérieux, qui imagine de la prendre tout d’abord pour confidente et de lui demander à cet effet une entrevue nocturne. Cette incroyable entrevue a lieu, et là, Maricou raconte à la jeune femme une horrible histoire. Cet oncle de Mme Cros, qui vient de mourir, est le père du bohémien ; cette horrible Marianne qu’on a rencontrée aux landes, c’est sa mère. Marianne était à la fois la servante et la maîtresse de M. de Chevalaines. Maricou fut le fruit de cet amour. Depuis, M. de Chevalaines prit femme, et Marianne alors tua, sans plus de façon, Mme de Chevalaines et le fils que cette malheureuse venait de mettre au monde. Dès-lors, Marianne se retira dans la lande, et Maricou vécut avec elle comme un sauvage, ce qui n’a pas empêché Maricou de connaître Marie, cette sœur qu’il aime et qui ne le connaît pas, ainsi que Lucie, cette noble cousine, à qui il a donné secrètement son amour ; mais Lucie est jalouse de Marie, que son amant, M. d’Astorc, veut épouser. Dans ces conjonctures, Lucie promet de se donner à Maricou s’il la venge de M. d’Astorc ; en attendant, elle se venge elle-même de Marie en la faisant tomber dans un piége tendu par Marianne.
Ainsi on en est au second meurtre quand le second volume finit, et c’est là, ou à peu près, qu’en est resté M. Soulié. Pour ma part, je doute fort qu’on désire avoir la suite d’une si ridicule et si odieuse histoire. La Gazette des Tribunaux vraiment est mille fois plus aimable et plus intéressante. Déjà, dans le Château des Pyrénées, M. Soulié s’était inspiré plus que de raison de ces lugubres scènes de cour d’assises. Un peu de variété semblerait de mise.
Je ne sais vraiment si je dois nommer un autre roman de M. Frédéric Soulié, qui s’appelle Maison de Campagne à vendre. C’est tout simplement un médiocre vaudeville, où les fautes de français et les calembours abondent, un vaudeville distendu en volume, et qui eût été bon tout au plus pour le théâtre de M. Ancelot, membre de l’Académie française.
Un ancien fabricant de lampes a une maison de campagne à Sceaux et une nièce à marier. Marier sa nièce est son idée fixe. Il fait donc mettre une affiche de vente à son castel, dans l’espérance que quelque acquéreur se transformera en mari. Or, un beau jour, il arrive deux visiteurs coup sur coup, l’oncle et le neveu, l’oncle qui cherche une petite maison pour une actrice à laquelle il s’intéresse, le neveu qui fuit les recors que l’oncle a mis à sa poursuite. Le neveu toutefois a l’avantage ; il est en pays de connaissances, il a aimé la jeune fille autrefois, il lui a été infidèle, mais il l’épouserait volontiers, même à la condition de ne plus faire la cour aux actrices que cultive son oncle. Là-dessus commence un quiproquo, un imbroglio, qui dure pendant deux cents pages. Le neveu a pris le nom de l’oncle, l’oncle a pris le nom du neveu. Aussi, quand les recors arrivent, c’est le créancier qu’ils arrêtent. À la fin pourtant tout s’explique. Le neveu a peur des huissiers, l’oncle a peur de sa femme, le fabricant de lampes veut se délivrer de sa nièce. On en est quitte pour deux dots, et le mariage des jeunes gens a lieu.
À la rigueur, tout cela eût pu faire un petit acte assez égrillard pour une scène secondaire : M. Soulié n’en a pu tirer un volume qu’à coups de dialogue et à grand renfort de descriptions. On aurait eu un vaudeville assez drôle, on n’a qu’un trivial et piteux roman.
Tel est le bilan littéraire de nos deux romanciers les plus actifs durant ces derniers mois. Devant de pareils résultats, les conclusions ressortent d’elles-mêmes ; nous les avions indiquées d’avance, et les faits n’ont que trop justifié nos assertions. Évidemment M. de Balzac et M. Frédéric Soulié, comme la génération tumultueuse dont ils sont les représentans, perdent tous les jours du terrain. Cette popularité qui arriva à son comble avec les Scènes de la Vie parisienne et avec les Mémoires du Diable, cette popularité aujourd’hui retire d’eux son flot passager et va battre avec fracas d’autres rivages, qui bientôt seront abandonnés à leur tour. Or, la mission de la critique est de suivre le succès et de le juger ; c’est donc devant lui qu’elle doit transporter sa tente : il est clair que le danger n’est plus où il était naguère, et que la vogue s’attache à d’autres noms. C’est l’engouement des lecteurs, ce sont leurs capricieuses faiblesses qu’il importe surtout de combattre ; mais quand le public en arrive à faire justice lui-même des fantaisies maladives qui l’ont un instant égaré, notre mission est finie : le devoir nous appelle ailleurs. On le sait, la nature des réactions est d’être impitoyables, et il n’y a pas de plus cruels ennemis que les anciens amis. Aussi il serait piquant qu’un jour ceux-là même qui ont attaqué le succès exagéré d’hier fussent amenés à protester contre l’indifférence absolue de demain. Nous n’en serions pas étonné, et, dans une certaine mesure, ce rôle nous trouverait fidèle, parce qu’il serait juste.