Revue pour les Français Août 1906/III

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L’ANGLICANISME À SON POINT D’ARRIVÉE



La division des églises chrétiennes en trois groupes principaux : catholique, protestant, orthodoxe — a cessé depuis quelque temps déjà d’être exacte. En effet, le groupe anglican (avec son annexe transatlantique qui porte la dénomination d’église « épiscopalienne ») ne saurait être confondu avec aucun de ces trois groupes. Les anglicans ne ressemblent guère aux orthodoxes ; ils ne ressemblent pas du tout aux protestants. Et s’ils ont parfois donné l’impression d’un retour possible au bercail catholique, cette impression toute superficielle et passagère ne résiste pas à un examen sérieux de la question. La vérité c’est que l’anglicanisme a lentement évolué pendant tout le xixème siècle vers un terme qu’il a récemment atteint et qui lui confère désormais ses caractères essentiels. Cette évolution était fatale. En effet, par ses formes, la religion anglicane se trouvait être devenue anti-anglaise, situation qui, évidemment, ne pouvait se perpétuer. Mais d’autre part, elle fut devenue anti-anglaise dans le fond si en évoluant elle eût marqué des tendances à se rapprocher de Rome. Les Anglais par leur tempérament, leurs goûts, leurs habitudes d’esprit ont besoin d’une religion qui soit à la fois solennelle et nationale. Ils ont souhaité que la leur recouvrât les aspects pompeux dont les circonstances l’avaient peu à peu dépouillée, mais ils ne pouvaient permettre que pour les recouvrer elle fut conduite à perdre son caractère national. Telle est la double signification des efforts obscurs, des pensées contradictoires, des ardeurs incohérentes par lesquelles depuis cent ans, s’est traduit le mouvement religieux en Angleterre. La question a été compliquée par le fait de l’existence de groupements protestants et catholiques très vivaces et résolus, les premiers à tenter d’enrayer le mouvement dit ritualiste, les seconds à tenter de le détourner vers eux.


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Gladstone écrivait un jour, en évoquant des souvenirs de jeunesse, ces lignes suggestives que M. Thureau-Dangin a citées dans ses remarquables études sur le ritualisme anglican : « Nos offices étaient probablement sans pendant dans le monde par leur vulgarité. » Il aurait pu ajouter : nos clergymen n’avaient sans doute point leurs pareils pour l’égoïsme et la paresse. L’excès de mal provoqua la réaction. Quelques jeunes clergymen en furent les premiers artisans. L’amour de Dieu et du prochain les animait ; ils étaient anxieux de rendre au culte son prestige et de réveiller la piété des fidèles. Se borner à constater qu’ils rétablirent l’usage des ornements et la plupart des cérémonies symboliques de la messe, ce serait ne mentionner que la moitié de l’œuvre accomplie par eux. Leur vie austère, leur zèle apostolique, leur soif de dévouement exercèrent dès le principe une action considérable sur des populations qui avaient perdu l’habitude de voir le clergé pratiquer de telles vertus. Ils se suscitèrent par là de nombreux et enthousiastes disciples parmi les travailleurs et les humbles. En haut lieu, au contraire, on se moqua d’eux et on les chargea d’opprobres et de calomnies. Il était dès lors immanquable qu’ils tentassent de s’unir pour se fortifier les uns les autres et faire triompher leur cause. Ainsi naquirent ces sociétés plus ou moins secrètes qui s’appelèrent la Société de la croix et la confrérie du Saint-Sacrement et qui, vers le milieu du siècle apportèrent un élément inattendu dans le conflit des aspirations religieuses. Bientôt, à ces groupements plus ou moins mystiques se superposa — à ciel ouvert et très pratique en ses dessins — l’english Church Union fondée à la suite des troubles qui avaient éclaté dans certaines paroisses des quartiers pauvres de Londres. L’English Church Union visait à défendre par tous les moyens la liberté des novateurs.

Ceux-ci avaient-ils la loi pour eux ? la loi civile, on pouvait en disputer, mais pour la loi religieuse, c’était hors de doute. Il suffit d’ouvrir le Common prayer book pour saisir avec une clarté qu’aucun autre document historique ne saurait produire la nature exacte du changement accompli par Henri viii. L’orgueilleux monarque ne modifia que tout à fait accessoirement le catholicisme traditionnel de ses sujets. Il se borna à substituer son autorité à celle du pape. Il était roi ; il se fit pontife. Il fut schismatique, en somme, et point hérétique. Il éveilla, en matière religieuse, cette jalousie nationale qu’Élisabeth devait développer par la suite et qui se traduisit, en fin de compte, par l’anti-papisme le plus violent. No popery, à bas le papisme, devint le cri de ralliement du nationalisme britannique. À la faveur de ce schisme, la Réforme prospéra ; ses doctrines absolues séduisirent ceux qui professaient avec le plus d’énergie la haine des influences romaines, mais la majorité demeura attachée au Common prayer book encore que les cérémonies dont il contenait le détail liturgique tombassent une à une en désuétude. Puis survint — pour des causes multiples que nous n’avons pas à étudier ici — une époque matérialiste et grossière pendant laquelle on peut dire que tout sentiment religieux, vraiment digne de ce nom, parut sombrer en Angleterre. Réduit en esclavage par l’État et par la grande propriété foncière, l’Anglicanisme tomba au rang misérable où Gladstone se souvenait encore de l’avoir vu. Pourtant, dans cette Angleterre si avilie religieusement, deux groupes demeuraient respectables ; d’un côté, d’honnêtes protestants formés en communautés rigides et dont le puritanisme s’accentuait en proportion de la corruption environnante ; de l’autre, le petit noyau des catholiques romains, fortement trompés par la persécution et obstinément fidèles à leur culte. Le peuple, quand il commença d’éprouver l’obscur besoin d’une épuration, eut souhaité inconsciemment d’emprunter aux uns leur indépendance, aux autres leur cérémonial. Ce qui l’écartait de ces derniers, c’était Rome, c’était la silhouette abhorrée du prêtre italien, chef despotique de l’Église universelle. Il en résultait les revirements et les contradictions auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure ; une émeute éclatait un jour dans une paroisse parce que le desservant se hasardait à revêtir un surplis et, le lendemain, dans la paroisse voisine, on applaudissait au relèvement d’un autel orné de lumières et de fleurs. Le Common prayer book aidant, les figures des saints, dont la mémoire s’y trouve honorée, unirent par réapparaître en mosaïques et en vitraux jusque dans les cathédrales doyennes. Mais cela ne se fit point, bien entendu, sans luttes ni tempêtes.


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Le principal adversaire du mouvement, celui dont les maladroites attaques lui apportèrent le renfort, après tout le plus précieux, ce fut lord Shaftesbury. Quelle qu’ait pu être, en cette affaire, la sincérité de ses sentiments personnels, lord Shaftesbury se montra l’agent des intérêts particuliers de la Chambre Haute, le représentant d’une caste nantie pour laquelle le bas clergé constituait le plus commode, en même temps que le plus prestigieux des instruments de domination. L’erreur du noble lord fut de s’imaginer qu’on pouvait avoir raison d’une effervescence morale et désintéressée en votant des lois ou en faisant intervenir des assemblées laïques. On ne saurait dire lequel des deux fut le plus ridicule à voir d’une chambre des Lords occupée à discuter les détails du culte ou de la « cour des arches », vieille juridiction à demi oubliée, délibérant gravement sur le degré d’orthodoxie d’un clergyman. En rivalité avec l’English Church Union, s’était fondée la Church Association, destinée à rechercher les mécontents prêts à poursuivre leurs curés, au besoin à les susciter, en tous cas à les subventionner. Plusieurs procès s’engagèrent. L’activité de Lord Shaftesbury en alimenta longuement les débats. Lui et ses partisans se réjouirent fort des premières condamnations obtenues par leur labeur ; ils ne comprenaient point qu’ils travaillaient tout simplement à transformer les ritualistes en champions de la liberté de conscience. C’est ce qui advint finalement. Ceux-là même qui étaient le plus éloignés des pratiques ritualistes se révoltaient à l’idée qu’un homme put, au xixe siècle, être emprisonné à cause d’une formule par lui introduite dans le cérémonial du culte ou d’un vêtement dont il avait jugé à propos de se revêtir.

L’un des plus curieux effets de cette persécution absurde fut de rendre du prestige et de la vie à toute la hiérarchie anglicane. On vit se réunir de véritables conciles dans lesquels, après avoir fait bande à part, l’épiscopat finit par s’aboucher avec le bas clergé dans un esprit de conciliation évangélique tout à fait nouveau. L’autorité de l’archevêque de Cantorbury en tant que primat de l’église anglicane se trouva restaurée. « Seigneur, écrivait dans son journal, l’évêque de Londres Tait, l’un de ceux qui avaient commencé par se laisser entraîner à la remorque de lord Shaftesbury, Seigneur, enseigne-moi à m’élever aux grandes réalités et à ne pas me laisser influencer par des objets petits et vulgaires. Donne-moi la vraie charité et l’impartialité. » Ce noble désir commençait de germer dans les cœurs. On était loin de l’ancien anglicanisme déchu et grossier qu’évoquait Gladstone.


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Les ritualistes allèrent trop loin. Certains exaltés poussèrent les réformes très au-delà de ce que désiraient leurs ouailles. Ils furent soutenus en raison de leurs vertus personnelles et de l’attachement respectueux qu’ils avaient su inspirer autour d’eux bien plus que par suite d’une adhésion explicite et raisonnée aux doctrines qu’ils professaient. Des excentricités se produisirent et l’on s’aperçut alors que l’autorité centrale faisait et ferait toujours défaut. Voit-on une « sacrée congrégation des rites » se réunissant au palais de Lambeth sous la présidence de l’archevêque de Cantorbury et, la séance finie, allant prendre le thé dans le salon de sa femme ? Cette considération de l’absence totale d’un pouvoir régulateur du détail détermina passablement de conversions au catholicisme. Il y en eut de sensationnelles. On vit même un curé auquel on cherchait noise se convertir avec ses vicaires et nombre de ses paroissiens. Mais ce Romeward movement n’eut jamais l’importance que certains chroniqueurs lui ont attribuée et l’ont pourrait aussi dresser une liste d’anglicans qui ayant été jusqu’au catholicisme en sont revenus ; il y en a plus qu’on ne pense.

Tout cela est très naturel. Outre que le sentiment national qui éloignait de Rome les Anglais n’a rien perdu de sa force et que s’il s’est atténué dans ses expressions il demeure, en réalité, très vivace[1], plusieurs obstacles infranchissables se dressent entre les deux églises. Le premier c’est l’usage de la confession. La confession que prévoit d’ailleurs le common prayer book peut s’entendre de façons très différentes selon qu’elle est libre ou sacramentelle. La confession libre existe plus ou moins dans toute religion. Quel ministre d’un culte quelconque n’a point reçu les confidences d’une âme meurtrie par la vie ou rongée par le remords et — les ayant reçues — n’a point cherché à apporter à cette âme les consolations désirables ? Toute autre est la confession sacramentelle, laquelle prescrit des confidences complètes et périodiques. Celle-là, on le conçoit, ne peut exister qu’avec un clergé voué au célibat. Le clergé anglican est-il disposé à renoncer en masse à la vie de famille pour adopter le célibat ? Poser la question c’est la résoudre. Un second obstacle provient de l’interprétation si variée du dogme eucharistique. Rien n’est plus large dans l’église anglicane. Un sacristain qui nous faisait naguère visiter un sanctuaire renommé nous disait le plus naturellement du monde : « le présent desservant ne croit pas au saint sacrement mais son prédécesseur y croyait ». Et parmi les communiants il y en avait assurément du temps de l’un comme du temps de l’autre, qui « croyaient » et qui « ne croyaient pas ». Ainsi l’eucharistie anglicane s’étend du symbolisme le plus vague à la présence réelle la plus complète. Il serait impossible aujourd’hui de faire fusionner ces croyances et ces incroyances si enchevêtrées les unes dans les autres. Enfin le clergyman anglais malgré qu’il soit soumis à la juridiction épiscopale est accoutumé à une liberté d’interprétation et d’exécution des règlements ecclésiastiques qui serait tout à fait incompatible avec le catholicisme. Il lui faudrait, pour y entrer, renoncer à un privilège tellement acquis qu’il ne se rend peut-être pas bien compte lui-même à quel point cette renonciation lui coûterait.

Et puis, encore une fois, la nation ne demande rien de pareil. Cette race qui apprécie que, sous leurs perruques d’un autre âge, ses magistrats jouissent d’une indépendance individuelle considérable, qui professe le respect absolu d’une constitution politique antique et indéterminée, qui sait interpréter avec aisance la législation la plus touffue de l’univers, cette race désirait une religion en rapport avec sa mentalité. Pour cette raison elle ne saurait laisser dépouiller ses clergymen de toute liberté ni consentir à l’établissement d’une autorité centrale trop minutieuse — même si cette autorité pouvait revêtir un caractère national, à plus forte raison du moment qu’elle devrait s’exercer du dehors. L’anglicanisme en est à son point normal comme hiérarchie et comme centralisation ; il ne saurait aller au-delà. Il a réalisé en même temps le maximum de solennité dont son cérémonial pourra s’accommoder et ceci restera sans doute acquis. Un peuple qui aime à voir son souverain revêtir l’hermine n’est point pour se choquer de ce qu’un évêque se coiffe d’une mitre et il serait très singulier que toute pompe fut réservée chez lui aux choses laïques et cessât de se manifester devant les parvis des cathédrales.

Tel qu’il est aujourd’hui, l’Anglicanisme apparait certainement un peu frêle, d’une architecture gracieuse mais peu robuste avec beaucoup de porte-à-faux et quelque incohérence de style. Pour se convaincre qu’il peut très bien durer ainsi, il suffit de regarder les autres édifices de la cité britannique. La plupart ont le même aspect. Or ils ont duré et se présentent à nos yeux exempts de lézardes. Combien, sur le continent, de bâtisses plus récentes qui déjà menacent ruine ! Et, somme toute, il répond du moins à un des besoins généraux de l’heure présente celui qui existe à rechercher en religion la cohésion cultuelle avec une dose minimum d’abdication de la part des consciences individuelles.


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  1. Wilberforce l’évêque d’Oxford n’écrirait plus aujourd’hui que « tout ce qui est romain est une puanteur pour ses narines » expression d’une véhémence d’autant plus surprenante que ce prélat se montra plus indulgent aux innovations ritualistes, mais il est probable que sa pensée se traduirait avec d’autres mots, d’une manière identique.