Revue pour les Français Août 1906/IV
L’ÎLE DE CRÈTE
La Grèce est toujours en dispute avec le concert européen à propos de l’île de Crète. Elle en revendique en vain la possession. À force de négociations très laborieuses, elle avait réussi à convaincre une partie des puissances protectrices et s’apprêtait à triompher quand une décision très récente relative à l’organisation de la police, l’a de nouveau brutalement déçue. Vous connaissez tous les détails de cette querelle mais vous connaissez moins peut-être le pays qui en est l’objet et nous voulons ici, très brièvement, vous en instruire.
Point central entre les trois vieux continents, l’île de Crète, plus voisine de l’Europe, s’y rattache tout-à-fait par sa formation géologique et son aspect géographique. Elle prolonge la Grèce au delà des cent kilomètres de mer qui l’en séparent. C’est une étroite et longue terre, sensiblement égale en grandeur à la Corse, hérissée de montagnes divisées en trois groupes : les Monts Blancs, le Dicté et l’Ida dont les plus hauts sommets atteignent 2500 mètres. Leurs ramifications l’encombrent à ce point qu’on y trouve seulement une plaine digne de ce nom : la Messara. Les cours d’eau y sont rares et sans importance.
La Crète, avec cette apparence rébarbative, semble au premier abord peu favorisée de la nature. Elle apparaît bien différente au voyageur qui la pénètre, et celui-là comprend l’étonnante renommée dont a joui dans l’antiquité cette « Sicile de la Méditerranée orientale ». « Au milieu de la mer profonde, raconte Homère dans l’Odyssée, s’élève une terre riante et fertile, l’île de Crète, habitée par des hommes nombreux, population immense qui vit dans quatre-vingt dix cités et où durant neuf ans régna Minos, ami du grand Jupiter ». On l’appelait la Crète aux cent villes, hecatompolis. Fut-elle jamais le berceau de Plutus, dieu de la richesse, comme l’enseigne la mythologie ? Elle fut en tous cas le berceau de la religion, des institutions et des arts de l’Hellade, ce qui doit suffire à sa gloire.
Ses produits très variés, ses ports excellents, son climat délicieux — vanté par Hippocrate — y fixèrent de tout temps une population très nombreuse. Les témoins historiques ne manquent pas sur son sol pour affirmer son importance et sa prospérité passées. Ruines de palais, de temples, de grands travaux publics font revivre à nos yeux l’époque fameuse où la Crète de Minos exerçait sur la Méditerranée orientale une suprématie maritime incontestée. Ce temps fut sans lendemain : le caractère accidenté du pays facilitant le penchant des Grecs pour l’autonomie municipale, la Crète aux cent villes devint bientôt la Crète aux cent États rivaux qui se ruinèrent à s’entre-combattre. L’île dévastée, les Crétois s’instituèrent pirates, gens de sac et de corde, et gagnèrent à ce jeu la plus affreuse réputation. Vous connaissez le syllogisme grec habituellement cité dans nos précis de philosophie dont la majeure affirme : « tous les Crétois sont des menteurs » ? Voilà son origine.
Au premier siècle avant notre ère, Rome en fit la conquête. Sous sa domination, les rivalités intérieures cessant par force, l’île redevint prospère et constitua bientôt l’une des plus riches provinces de l’Empire d’Orient. L’arrivée des Arabes musulmans, au ixe siècle, fut le signal de sa décadence économique. Reconquise sur eux par les Grecs, elle devint possession vénitienne en 1453 et passa en 1669 à l’Empire turc dont elle est restée tributaire jusqu’à nos jours.
Au cours de ces fortunes diverses, la population crétoise est constamment demeurée grecque. Ceux-là même qu’on y appelle Turcs sont en presque totalité des Grecs convertis à l’Islam sous l’action des persécutions. Essayez de parler turc en Crète, on ne vous comprendra pas : la langue est grecque ; le type est grec. Ce qui n’a pas empêché les renégats d’oublier leur ancienne origine et d’exercer sur leurs frères, chrétiens obstinément fidèles, l’oppression la plus tyrannique. En faveur auprès des autorités, ceux-là ont obtenu des privilèges, des titres, et, devenus tout-puissants dans l’île, ont institué l’affreux régime connu sous le nom de suprématie des beys crétois. Un helléniste Français, Georges Perrot, qui a vécu en Crète vers le milieu du dernier siècle et recueilli de première main des témoignages précieux sur cette époque nous en a transmis les détails horribles. « Aucun chrétien, dit-il, n’était maître de sa terre ni de sa maison, ni de sa femme et de ses filles. Il suffisait pour lui ravir tout ce qui fait aimer la vie du caprice d’un mahométan. » « Il est difficile d’imaginer à quels excès s’emportait communément cette fantasque et violente tyrannie partout où elle n’était point retenue, comme dans les districts montagneux de l’intérieur, par la crainte muette des embuscades et des nocturnes vengeances. » Et Perrot nous conte de longues anecdotes où s’étalent les assassinats, les rapts et les débauches considérés comme « jeux de prince » et naturellement impunis.
À ce régime la Crète s’appauvrit au point de ne plus donner de revenus. La Porte qui ne s’était pas émue des crimes fut touchée de ce déboire. Elle envoya en Crète un gouverneur énergique, Hadji Osman Pacha, chargé de remettre à la raison les beys Crétois. Il ne trouva rien de mieux que de fournir aux chrétiens eux-mêmes les moyens de se défendre et même de se venger. Exaspérés par de longues années de souffrance, ceux-ci en usèrent avec rage et férocité. Des flots de sang musulman coulèrent, jusqu’au jour où la disgrâce du gouverneur remit le pouvoir entre les mains des beys qui en abusèrent de nouveau jusqu’au soulèvement général de 1821, signal de la guerre de l’indépendance hellénique. Ce soulèvement dura neuf ans, au cours desquels la Crète fut le théâtre d’épisodes sanglants, à la fois grandioses et sauvages, dont quelques-uns, qu’on eût dit évoqués de la guerre de Troie, furent inspirés d’un héroïsme antique. Tout cela en vain pour les chrétiens puisqu’en 1830 les traités consacrant l’indépendance du royaume de Grèce restituèrent l’île de Crète à l’empire ottoman.
Depuis cette époque les Grecs Crétois sont restés presque constamment en posture d’insurrection. Les soulèvements de 1858, 1866, 1889, 1896 et 1905 en sont la preuve. À présent qu’ils ont l’avantage sur leurs ennemis et sont tirés du joug des Turcs, ils ne se déclarent pas satisfaits et réclament avec insistance l’annexion de leur île à la Grèce. Ils l’obtiendront assurément dans un prochain avenir et nul ne contestera qu’ils aient bien mérité de leur patrie.
L’histoire si troublée de la Crète n’a pas naturellement favorisé son développement économique. Ses populations, occupées à des luttes incessantes, ont longtemps délaissé leurs travaux.
Les principales richesses de l’île sont agricoles : en première ligne les plantations : olivier, oranger, vigne, citronnier, etc… ; puis les cultures : céréales, coton, cochenillier, mûrier, etc… ; enfin l’élevage : moutons, chèvres, bétail, chevaux.
La pêche des éponges, sur la côte est, occupait jadis beaucoup de monde, procurant à ses exploitants de gros profits. L’industrie locale consiste en manufactures de savon, tanneries, fromageries, exploitations séricicoles et préparation d’un excellent vin connu sous le nom de malvoisie de Candie. Le commerce extérieur de la Crète a dépassé 24 millions de drachmes en 1904, ce qui est relativement important pour un territoire d’aussi faible étendue.
Une preuve évidente de la richesse du sol crétois, c’est qu’en dépit des agitations l’île n’a jamais cessé d’abriter une population nombreuse. Cette population dépasse aujourd’hui 300.000 habitants parmi lesquels se trouvent 270.000 chrétiens. Si nous en croyons les anciens auteurs, elle était dans l’antiquité de 1.200.000 âmes, de 750.000 au Moyen-Âge. Faisant la part de l’exagération et prenant ce dernier chiffre comme maximum atteint au cours des siècles passés, nous avons constaté qu’il correspond à une densité de 87 habitants par kilomètre carré, supérieure à celle de la France.
Ces considérations n’ont pas échappé à la Grèce. On comprend d’autant mieux qu’elle s’énerve de l’opposition des puissances qui l’empêchent d’annexer cette terre considérée par elle, avec raison, comme un fragment de son héritage.