Humilité chinoise

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Collectif
Humilité chinoise
Revue pour les Français1 (p. 156-157).

HUMILITÉ CHINOISE



Nous achevions le café, sur la terrasse de l’Astor House quand on nous annonça la visite de M. Tsang Pao Young, riche banquier d’Hankow auprès duquel nous nous trouvions très recommandé. Il avait pensé nous être agréable en organisant un grand dîner en notre honneur, et venait nous inviter.

« Je suis honteux, dit-il, d’oser vous recevoir dans ma maison. Elle est si petite, si misérablement meublée ! Vous y mangerez de mauvaise cuisine et vous trouverez en détestable société : mes amis les plus distingués sont encore bien indignes de vous plaire. Hélas ! la Chine est loin de valoir l’Europe, et vous devez nous trouver bien inférieurs. »

Un Européen nouveau venu en Chine eût accepté sans enthousiasme cette invitation « à s’ennuyer et à s’empoisonner ». Pour nous qui connaissions déjà les exigences de la politesse chinoise — elle consiste essentiellement à s’humilier soi-même en exaltant les mérites d’autrui — nous demeurâmes persuadés que M. Tsang ne pensait pas un mot de ce qu’il avait dit et qu’il n’en fallait rien retenir. D’ailleurs, nous avions visité déjà sa « petite » maison : c’était une des plus belles habitations de la cité ; et nous savions aussi par notre interprète, un fin lettré doublé d’un fin gourmet, qu’on y mangeait… délicieusement. Nous acceptâmes avec empressement, en remerciant M. Tsang de l’honneur qu’il nous faisait.

Le lendemain soir, nos chaises à porteurs nous posaient à sa porte. Après les présentations d’usage et les excuses répétées de notre hôte, on nous introduisit dans la salle à manger, somptueuse et spacieuse. La table, jonchée de fleurs rares, était ornée de menus rédigés en chinois et en français : Jambon. — Huîtres. — Poisson jaune. — Poulet à l’huile. — Œufs conservés. — Filaments de poisson. — Pousses de bambou. — Crevettes salées. — Soupe au poulet et nid d’hirondelles. — Requin à la sauce. — Crevettes en boule. — Poulet. — Poisson bouilli. — Œufs de pigeon. — Canard laqué. — Macaroni à la crevette et au poulet. — Riz. — Le tout accompagné d’eau-de-vie chinoise, de vins français et de Champagne de grand cru.

Les convives valaient le dîner. Plusieurs d’entre eux parlaient anglais, avaient voyagé et nous tinrent une conversation spirituelle et curieuse. De charmants bambins, richement vêtus — les petits Tsang — firent le tour de la table, offrant à chacun de nous un éventail. On but énormément.

Et comme, en nous retirant, nous remercions — en toute sincérité — notre hôte du succulent dîner qu’il nous avait offert et du plaisir que nous avions éprouvé en compagnie de ses convives, M. Tsang Pao Young prit un air attristé et nous fit dire par l’interprète qu’il « s’excusait du plus profond de son cœur de nous avoir manqué de respect en nous offrant une réception aussi médiocre et un aussi pauvre repas. »