Revue pour les Français Avril 1907/III

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Imprimerie A. Lanier (2p. 611-617).

L’HELLÉNISATION DE ROME



C’est proclamer une vérité longtemps méconnue, mais devenue aujourd’hui presque banale que de mettre en relief la double conquête de Rome et de la Grèce l’une sur l’autre, la première matérielle, la seconde mentale. Les Romains soumirent les Grecs ; cela, on l’a toujours su ; c’est un fait pour ainsi dire tangible ; après quoi le monde latin s’imprégna d’hellénisme ; cela, nos pères l’avaient oublié ; c’est un fait plus subtil, encore que l’évidence s’en impose à toute critique un peu serrée. Du reste, les Anciens en avaient eux-mêmes instruit la postérité. Cicéron et Horace pour ne mentionner que les autorités les plus hautes s’expriment à cet égard de façon très nette. Il existe des liens étroits entre la Grèce, la République romaine, l’Empire romain et l’Empire byzantin. Ces liens, c’est l’hellénisme qui les constitue ; il y a là comme un vaste circuit embrassant près de vingt siècles de l’histoire humaine et l’on peut même se demander si le circuit est terminé, car l’hellénisme vit toujours et une période de conquêtes pourrait bien se rouvrir pour lui dans l’avenir. Laissant de côté ces vastes perspectives, nous voudrions nous borner à présenter en ce moment quelques réflexions sur la première portion du circuit, c’est-à-dire sur les rapports entre la Grèce et la République romaine : sujet fort important qu’a longuement traité l’éminent historien allemand Mommsen dans le dernier volume de son Histoire romaine et auquel d’autre part, M. Gaston Boissier, le savant académicien français a consacré l’an passé la dernière année de son cours au Collège de France. Ces deux historiens dont les points de vue et les méthodes diffèrent si complètement se sont donc accordés pour placer au faîte des monuments élevés par eux l’étude d’un phénomène social dont la portée leur apparaît très considérable. Cette coïncidence est à elle seule un enseignement.

Le préceptorat grec commença de bonne heure pour Rome. Il commença de façon involontaire et inconsciente bien entendu, et du fait des deux peuples. L’un, le peuple grec était grand colporteur de marchandises et d’idées ; l’autre, le peuple romain était dépourvu d’invention et d’imagination, ambitieux pourtant de dominer. Dans ce contraste, il faut chercher, n’en doutons pas, la puissante origine d’un contact qui ne cessa plus et d’en sortir en somme toute la civilisation présente.

Les débuts de Rome, que des légendes rétrospectives tentèrent d’embellir, furent vraisemblablement des plus modestes et n’attirèrent point l’attention des Grecs. Entre ceux-ci et les Latins la similitude de race pouvait exister bien que la chose soit discutable, mais la sympathie spontanée sans laquelle une telle similitude demeure un sujet de thèse ethnique mais ne prend pas rang parmi les faits historiques susceptibles de conséquences certaines, — cette sympathie n’existait pas. Disons-le tout de suite : d’un côté, elle n’exista jamais. Jamais, en effet, les Grecs ne purent s’accommoder de ce qu’ils nommaient la pesanteur romaine, et l’on pressent, jusque dans les manifestations de l’enthousiasme olflciel auxquelles ils se complurent quand le césarisme romain domina l’univers, la raillerie intérieure qui, dès le principe, s’était esquissée sur leurs lèvres et s’était parfois traduite, aux heures où le vainqueur témoignait d’une plus grande tolérance, en des satires cruelles. Du côté romain, au contraire, la sympathie fut réelle, sincère et durable comme nous le verrons tout à l’heure. Du reste, ce n’est pas une des conséquences les moins curieuses de l’étude de ce grand mouvement d’hellénisation de Rome que le relief inattendu où se trouvent projetées certaines vertus romaines en regard de certains défauts grecs. Ce fut bien l’intérêt et non pas le sentiment d’une vague fraternité de race, qui poussa les Grecs à fréquenter Rome. Cette ville était, en peu de temps, devenue le centre d’une force appréciable, un noyau de travail et de résistance. Le sol rude du Latium, pénible à défricher, convoité pourtant par de turbulents voisins, forgea rapidement des soldats-laboureurs d’une grande énergie, frustes et sans poésie, âpres au gain et résolus à s’enraciner. D’autre part, en ces parages, les villes n’abondaient guère et ne pouvaient naître. Rome présenta vite l’aspect d’une capitale disproportionnée avec l’Etat dont elle était le centre et qui ne pouvait lui suffire. Il y avait du négoce à entreprendre : les Grecs y accoururent. En plus de certaines denrées nécessaires, ils apportèrent le luxe des paroles agréables et des belles statues. On s’amusa des unes et l’on admira les autres. Le romain marquait dès lors cette qualité fondamentale qu’il faut avoir toujours présente à l’esprit quand on veut sonder les causes de son œuvre et la comprendre, car elle explique le succès et l’ampleur de cette œuvre. Il possédait l’aptitude à apprécier toute invention, tout perfectionnement d’autrui, à les examiner, à s’en assimiler ce qu’il jugeait propre à lui servir. En cela, il ressemblait au Japonais de nos jours. Des circonstances survinrent, de plus, qui favorisèrent les contacts. Ainsi, la défaite des Samnites donna aux Romains une frontière commune avec les riches colonies grecques d’Italie, Tarente, Sybaris, Crotone, Métaponte devinrent leurs voisines immédiates. L’Étrurie s’était laissée pénétrer aisément. Le léger réseau de l’hellénisme s’étendait. Enfin, il y eût à Rome même des représentants qualifiés pour prêcher ses doctrines et répandre son culte.

Le premier, et probablement le plus influent par sa médiocrité même, fut un nommé Andronicos, dont M. Gaston Boissier rappelle dans ses leçons la curieuse histoire. Il était, très jeune, tombé entre les mains des Romains comme prisonnier de guerre. Esclave, son mattre n’avait pas tardé à l’affranchir et tout aussitôt, Andronicos, devenu Livius Andronicus avait ouvert une école. C’était un métier vers lequel penchaient naturellement la majorité des hellènes voyageurs. Le moindre marchand pérorait volontiers sur les choses abstraites et se trouvait toujours disposé à donner à n’importe qui un enseignement quelconque. Ce qui prouve qu’Andronicos devait être assez peu cultivé, c’est qu’il confectionna une abominable traduction de l’Odyssée, pour servir de livre de classe à ses élèves. Et cette traduction demeura en vogue jusqu’au temps d’Horace. Un si grossier vestibule était-il donc nécessaire pour initier la mentalité romaine aux beautés pures de la pensée et de l’art grecs ? Vers l’an 514, Andronicos, qui paraît du moins avoir puisé dans sa seconde patrie le sens peu hellène de la persévérance, introduisit à Rome le théâtre grec, en le déformant de façon moins cruelle et le peuple s’y intéressa. Vingt-trois ans plus tard, enfin, alors très âgé, il composait, pour célébrer les victoires récentes sur les Carthaginois, un hymne à Junon, qu’une troupe de jeunes filles chantèrent et dansèrent dans le Forum « ouvrage, dit Tite-Live, qui blesserait notre goût, mais semblait alors digne d’éloges ». Andronicos avait donc, comme le remarque M. Boissier, fait connaître successivement aux Romains l’épopée, le drame et la poésie lyrique. Il faut admettre que ce subalterne a passablement mérité de l’humanité et le royaume d’Italie s’honorerait aujourd’hui en lui élevant un bout de monument.

Ce qu’Andronicos accomplissait ainsi, un peu vulgairement et sur la place publique, d’autres y travaillaient de façon raffinée au sein des familles les plus en vue de l’aristocratie. Là résidaient, temporairement ou même en permanence, des Grecs éminents chargés de l’éducation des jeunes gens, de la formation des bibliothèques, du développement intellectuel de tout un milieu. Des amitiés fortes et durables les unissaient le plus souvent à ceux qu’ils enseignaient. Ce fut le cas pour ces hommes illustres qui s’appelèrent Panætius et Polybe. Le destin cruel n’a rien laissé survivre des œuvres du « divin » Panætius. On sait seulement qu’il fut à Rome le père de la philosophie ; il l’apporta de Grèce et sut assez bien l’accommoder à l’esprit romain pour l’implanter solidement. Quand à Polybe, il résida plus de dix-sept ans dans la maison de Paul-Émile, y forma le fils de son hôte, Scipion Émilien, et y composa sa grande Histoire. C’était un partisan de la méthode expérimentale et des procédés scientifiqnes. Son cerveau clair et sans préjugés ne se payait pas de mots ; il voyageait, interrogeait, déduisait, comparait ; le surnaturel n’existait pas pour lui. Celui là ne partageait pas à l’égard des Romains les opinions intimes de ses compatriotes ; il les admirait et les aimait ; il sentait que l’âge du monde allait passer désormais par Rome et que cela durerait longtemps. Il n’apercevait pas, pour la Grèce, d’autre avenir raisonnable que de s’attacher loyalement à la fortune romaine. L’influence de Polybe dut être énorme sur la jeunesse à la fois militaire et lettrée qui se groupait autour de Scipion. Jusqu’alors, elle se préparait aux doubles devoirs du soldat et du citoyen, en menant alternativement la vie des camps et celle du forum. Polybe estimait, lui, que la simple technique du métier ne suffit pas à un chef de troupe, mais qu’il doit connaître la géographie, l’histoire, l’astronomie, la géométrie. C’était le principe d’une révolution féconde pour les armées de la République.

Dès cette époque donc, l’influence grecque s’exerçait de façon efficace dans les classes dirigeantes et le fait qu’au théâtre populaire, des expressions, des phrases entières, des proverbes, des chansons en langue grecque s’intercalaient souvent dans le texte latin montre que le peuple avait été assez façonné par le contact des Grecs pour ne pas s’étonner de ces emprunts, alors même qu’il n’en pouvait démêler le sens littéral. Ces derniers, en effet, étaient nombreux ; ils s’étaient faufilés partout ; ils servaient de secrétaires et d’entremetteurs, de maîtres d’écoles et de commis-voyageurs. Cela n’allait pas, bien entendu, sans soulever cà et là de vives protestations. Quand Ennius déclare que « Rome ne peut se soutenir que par le maintien des mœurs antiques », c’est contre l’envahissement grec qu’il se prononce. Parmi les plus véhéments adversaires de l’hellénisme, il faut compter le farouche Caton. À l’heure même où Polybe travaillait avec Scipion et ses amis, Caton faisait chasser de Rome trois philosophes qu’Athènes avait envoyés en qualité d’ambassadeurs et qui avaient trouvé très pratique d’utiliser leur séjour pour donner des leçons en public. Comment ne pas croire que de pareils incidents furent fréquents ? Mais ils ne réussirent pas à entraver le progrès de l’hellénisation parce que Rome avait besoin de la Grèce.

Que serait-il advenu de l’une sans l’autre ? C’est un problème qu’on ne peut songer à creuser parce que les éléments d’information sont insuffisants pour permettre de le faire avec quelque certitude. Mais sans le conduire jusqu’au bout, il est aisé d’en poser les prémisses. Le grand défaut des grecs fut de ne point mettre en pratique leurs belles théories. Ils donnèrent des recettes sublimes, mais ne réussirent pas à les appliquer. Étaient-elles immédiatement applicables ? À une humanité d’élite peut-être, mais non pas à l’humanité barbare qui devait pourtant en recevoir l’héritage. La tâche de Rome fut de triturer les idées grecques, de les fixer, de les habiller, de les domestiquer, d’en faire en un mot un produit assimilable par les autres peuples encore à l’aurore de l’humanisme. D’autre part, il n’y a pas d’exemple que les vertus militaires, la capacité juridique et la juste constitution de la famille aient suffi à asseoir les destins d’une grande nation. Ce sont là à coup sûr des éléments prépondérants de force sociale, mais non pas les matériaux uniques de la construction d’un État. C’est pourquoi l’on a toujours vu les conquérants s’entourer d’hommes de lettres, de poètes, de philosophes, de musiciens et dans l’intervalle des batailles s’occuper de faire fleurir les arts et s’épanouir la pensée. Or le germe romain apparaît très pauvre à cet égard. On n’y trouve aucune trace d’une originalité quelconque. La notion du droit a bien surgi du milieu même et si nette, si solide, qu’elle domine encore, sous sa forme romaine, un grand nombre de législations contemporaines. Mais l’art, la littérature, la philosophie sont des choses entièrement apprises. Apprises de qui ? de la Grèce. Et comme Carthage à son tour a subi assez nettement l’influence grecque et qu’elle s’est affinée par ce contact dans la mesure où cela lui était possible, on se demande quelle race, la Grèce n’existant pas, aurait pu servir de précepteur à cette Rome incapable de s’éduquer seule ? Il ne serait resté pour cette besogne, en dehors de l’Inde trop lointaine, que l’antique Chaldée, la Phénicie et l’Égypte ; l’éducation eut été aussi lente qu’imparfaite. Au contraire, la Grèce existant, elle a été rapide et totale. Le maître et l’élève étaient faits l’un pour l’autre : ils se complétaient. Si la beauté grecque n’eût trouvé pour la contenir et la maintenir le moule romain, si robuste et si simple, elle se fut évaporée à travers le monde. Certes il en fut resté quelque chose mais rien de suffisant pour opérer plus tard une transformation comme celle de la Gaule, par exemple. Cette transformation et d’autres similaires furent, s’il est permis d’employer une formule inusitée, le fait de l’hellénisme romain.

Par la suite, ainsi qu’il advient en pareil cas, l’imitation de tout ce qui était grec alla de pair avec l’assimilation des idées hellènes. Probablement les premiers symptômes en étaient apparus au temps où s’alarmait l’austérité de Caton. Du reste, nous savons que celui-ci avait déjà véhémentement reproché au premier Scipion d’avoir porté en Sicile le costume grec et mené la vie grecque. Scipion Émilien, au contraire, demeurait très romain dans ses allures. Son philhellénisme se tenait dans les régions intellectuelles et ne s’abaissait point aux détails matériels. Mais par la suite, ces détails prirent le pas sur l’essentiel ; le vêtement, les manières, la forme des entretiens, choses que les usages romains avaient fixées dès longtemps et de façon assez formaliste parce que la moindre dérogation en devint immédiatement sensible, tout cela s’hellénisa. C’est alors que l’opinion populaire se rendit compte du mouvement et par là s’explique que la postérité n’ait aperçu d’abord que cette forme d’hellénisation — la seconde en date et qu’elle ait longtemps négligé la première et la plus conséquente. Qu’importerait après tout que Rome eût adopté les modes grecques si elle ne s’était pas préalablement nourrie du suc des idées grecques ? En s’hellénisant quant à la forme (très lentement du reste et non sans de fécondes résistances du vieil exclusivisme national), Rome perdit ses forces au lieu d’en gagner.

Il en est toujours ainsi lorsqu’un grand peuple renonce à ce qu’on pourrait appeler ses « traditions de détail » pour adopter des traditions étrangères. Alors que l’emprunt de doctrines d’ensemble, d’idées directrices, de principes supérieurs d’un peuple à l’autre, conduit plus souvent à de sages rénovations qu’à de regrettables déchéances, l’inverse est vrai des habitudes caractéristiques de la vie quotidienne. En y renonçant, la nation semble abandonner quelque chose de sa puissance organique. Ainsi en fut-il de Rome. La Grèce contribua de la sorte à la décadence de l’Empire, tandis que l’hellénisation intense, mentale, qui s’était accomplie au temps de la République avait préparé le ciment de la civilisation générale et décidé par là des destins favorables de l’Europe et d’une partie de l’Univers.


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