Revue pour les Français Avril 1907/IV

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Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 617-627).

LES ÎLES PHILIPPINES EN 1907



« La bataille de Manille et l’annexion des Philippines nous ont placé au premier rang pour la domination du Pacifique ; poursuivons-y bravement notre œuvre et nous deviendrons bientôt la première puissance, non seulement du Pacifique mais du monde entier ».

Ces paroles, prononcées par un diplomate américain en séance solennelle de la Société nationale de géographie de Washington, justifieraient suffisamment l’opportunité de cette étude. Un pays à propos duquel une puissance telle que les Etats-Unis exprime d’aussi brillants espoirs mérite sans doute d’être connu. Celui-là en est digne, en soi, à bien d’autres égards : sa nature, ses populations, sa géographie, son histoire en ont fait l’un des plus intéressants et des plus attrayants qui soient au monde.

Un archipel squelette

Au moment d’écrire cet article, nous avons placé sous nos yeux un planisphère sur lequel se détache, en jaune clair, le petit groupe des Philippines. Le hasard d’un mouvement brusque vient de déplacer notre atlas : nous voyons à présent la carte en diagonale et nos regards la parcourent du sud-ouest au nord-est. Considéré suivant cette direction, l’archipel jaune nous apparaît sous la forme très nette d’un squelette d’animal antédiluvien. Ses différents organes — tête, bassin, pattes, etc., — sont absolument caractérisés. Toutes les îles qui le composent semblent les parties nécessaires d’un même corps : en retrancher une quelconque ou y ajouter quelque voisine romprait immédiatement cette unité d’aspect voulue par la géographie, respectée par l’histoire.

Environnées de mers profondes dont les abîmes dépassent 4.000 et 6.000 mètres, les Philippines, d’ailleurs, semblent parfaitement isolées. En réalité, elles se rattachent directement — par un même piédestal sous-marin — aux pays d’alentour, et, par leurs ramifications, à l’Asie et à l’Océanie continentales. Elles font partie de ce chapelet d’îles volcaniques qui, commençant avec les Kouriles, traverse le Japon, Formose, les Philippines, les Célèbes, les Moluques, etc., pour aboutir à la Nouvelle-Zélande. Toutes ces terres ont la même origine et se sont trouvées séparées, emiettées par les mêmes influences.

L’archipel des Philippines possède encore aujourd’hui douze grands volcans en pleine activité. Les frémissements du sol n’y discontinuent pas et le sismographe de l’observatoire de Manille est perpétuellement en mouvement ; nulle part, sans doute, ces convulsions du sol n’ont causé de tels bouleversements. Inutile, pour le vérifier, de remonter loin dans le passé : nous savons qu’en 1627 une haute montagne disparut ainsi subitement ; quelques années plus tard, la mer s’ouvrait passage à travers l’île Mindanao, immergeant de vastes plaines désormais converties en lacs ; en 1814, une ville fut ensevelie : en 1856 naquit une colline de 250 mètres de haut ; en 1863, en 1880, plusieurs villes — dont Manille — furent quasi-ruinées ; chaque année enregistre un désastre en quelque partie de l’archipel.

Le groupe se compose de 3.141 îles dont la superficie totale — 395.000 kilomètres carrés — est supérieure à celle de l’Italie. Son extrême déchiqueture en réduit malheureusement la surface utile. Plus de 2.700 îlots couvrent moins de 25 hectares[1] ; 1.473 n’ont pas même reçu de nom ; 342 îles seulement sont habitées. Deux d’entre elles, Luçon et Mindanao — la tête et l’arrière-train du squelette — ont une superficie considérable, respectivement égale à 105.000 et 93.000 kilomètres carrés[2]. Neuf autres îles — Samar, Negros, Panay, Paragua, Mindoro, Leyte, Cebu, Bohol et Masbate — dépassent 2.500 kilomètres carrés[3]. Le reste ne compte guère que pour grossir en bloc le chiffre de l’étendue totale.

Toutes les îles sont accidentées et montagneuses, dominées par le volcan Apo (3.140 m). Leurs côtes, très découpées, développées sur une longueur double du littoral des États-Unis, offrent à la navigation un nombre incalculable d’abris et d’excellents ports. L’archipel est abondamment irrigué par de nombreux lacs et cours d’eau. Son climat est varié, non seulement en raison des différences de latitude et d’altitude, mais surtout par l’action des courants aériens. D’une façon générale, on distingue deux saisons : l’une pluvieuse, l’autre sèche. Chaque année, au moment du changement des moussons, s’abattent sur le pays de violents cyclones — 21 par an en moyenne de 1880 à 1898 — qui causent de graves perturbations atmosphériques et entraînent de terribles accidents de mer.

La température est pour ainsi dire égale en toute saison pour un même lieu : à Manille, par exemple, elle oscille entre 25°8, moyenne minima du mois le plus frais (décembre), et 30°2, moyenne maxima du mois le plus chaud (mai). Cette remarquable régularité n’est pas sans exercer quelque mauvaise influence sur la santé et le caractère des populations sédentaires. Heureusement le climat est assez varié d’un lieu à un autre et les habitants qui peuvent se déplacer ont ainsi l’occasion de détendre leur organisme et de retremper leur énergie.

La population indigène : sauvages et civilisés

La population des îles Philippines atteignait au dernier recensement (1903) 7.635.426 habitants ainsi classés : 6.987.686 indigènes civilisés ; 647.740 indigènes sauvages ; 14.271 blancs — dont 8,135 Américains et 3.888 Espagnols ; 42097 jaunes — dont 41.035 Chinois et 921 Japonais.

Les indigènes civilisés appartiennent à la race malaise : ils sont de la même famille que leurs voisins de Java, de Bornéo, de Sumatra, et forment avec eux un groupe ethnique d’environ 40 millions d’âmes. Mélangés avec les aborigènes, avec les anciens immigrés hindous, avec les Espagnols, avec les Chinois, influencés par le milieu, ils se sont modifiés suffisamment pour acquérir une physionomie propre en conservant les caractéristiques essentielles de leur race. La nation philippine née de leurs œuvres est aujourd’hui l’une des mieux douées, des plus considérées de l’Extrême-Orient. Elle se subdivise en huit principales tribus : celles des Visayans, des Tagals, des Ilocanos et des Papamgans sont les plus importantes. Tous sont chrétiens, protestants en petit nombre, catholiques en majorité. Leurs mœurs témoignent de beaucoup d’amabilité et de douceur ; ils sont hospitaliers, honnêtes, sobres, dociles, un peu dissimulés peut-être, très attachés à leur famille, par-dessus tout joueurs passionnés. Volontiers progressifs et curieux mais indolents, ils semblent mieux doués pour les études intellectuelles que pour les travaux manuels ; ils possèdent à un remarquable degré le don des langues : malgré l’absence de tout encouragement à l’instruction de la part des autorités esgagnoles, 45 % d’entre eux savent lire et écrire ; grâce aux efforts contraires de l’administration américaine, il est sûr que la génération qui vient ne comptera presque plus d’illettrés.

À côté de ces Malais d’origine, race supérieure, les indigènes « sauvages » demeurent nombreux : près de 650.000. La plupart ont toujours vécu à l’écart des sociétés civilisées ; ils n’ont jamais été soumis à l’Espagne et mènent encore de nos jours l’existence primitive du temps où leur pays nous était inconnu. Presque tous vivent dans les montagnes, à l’intérieur des îles, répartis en de nombreuses tribus.

Les plus frustes d’entre eux sont les Aetas ou Negritos, race aborigène au teint noir, de très petite taille, au nez plat, aux lèvres épaisses, aux cheveux noirs très crépus. Ils sont chétifs et en pleine dégénérescence : leur nombre s’affaisse tous les ans : leur race est condamnée.

Un autre groupe de « non-civilisés » est connu sous le nom de Moros, tiré par les Espagnols de moor, maure, musulman. Il compte 277.547 individus, musulmans, tous pêcheurs et pirates, jadis fort redoutés des « civilisés » de là-bas, aujourd’hui encore insoumis. À côté d’eux, les Igorotes sont 211.520, peuple de petite taille, au teint brun jaunâtre, aux cheveux noirs et lisses, ainsi bien différents des Negritos. On a remarqué parmi les Igorotes certaines tribus — les Bontoc, par exemple — organisées à la façon républicaine : elles n’ont pas de chefs et sont administrées par un conseil d’anciens décoré du nom musical d’« igtoug-toukou ». Leurs institutions sont empreintes de libéralisme ; elles tiennent en grande faveur la curieuse coutume de l’« olag » ou mariage à l’essai.

Viennent ensuite par ordre d’importance numérique les Bukidnons, les Bubanos, les Négritos — mentionnés par nous les premiers pour leur qualité d’aborigènes et qui sont seulement 23.000, les Mandayas, etc… Toutes ces peuplades constituent un intéressant terrain d’études ethnographiques et anthropologiques mais leur influence a toujours été et demeure absolument nulle sur le développement du pays. Ces non civilisés sont, pour les Philippines, un poids mort qui, d’ailleurs, tend à diminuer soit par l’extinction de certaines races, soit par l’assimilation de certaines autres. Elles ne sont pas autrement gênantes car l’archipel est très loin de se trouver surpeuplé : la densité de sa population n’excède pas 26 habitants par kilomètre carré !

Les citadins sont rares aux Philippines : à peine un million d’individus vivent dans les villes : le reste est réparti en une multitude de villages dont la population moyenne est seulement de 500 habitants. Leurs maisons sont construites en bambou, recouvertes de chaume. La plupart sont agriculteurs ; la propriété est morcelée à l’extrême : plus de la moitié des exploitations sont inférieures à un hectare et 80 % des fermes sont cultivées par leurs propriétaires. La pêche vient au second rang dans les occupations ; les métiers manuels sont relativement rares et surtout exercés par les femmes. En somme la population mène une vie facile et heureuse ; les riches sont rares mais les pauvres sont presque ignorés — on en compte à peine 1 sur 10.000 habitants, contre 12, aux États-Unis — ; les besoins sont restreints, aisément satisfaits.

Il est à remarquer que les criminels sont, aux îles Philippines, presque aussi peu nombreux que les miséreux : 8 pour 10.000, contre 13 aux États-Unis et 49 en France. Les aliénés sont au contraire nombreux : 220 par 100.000 habitants, ce qui peut s’expliquer, dans une large mesure, par l’action énervante des continuelles secousses du sol.

La population semble en voie d’accroissement normal. La proportion de gens mariés y est très forte et le taux des naissances (47.9 pour 1.000) dépasse celui de tous les pays du monde. Malheureusement la mortalité, due principalement aux fréquentes épidémies de choléra, est considérable : elle se chiffre en moyenne par 37,9 pour 1,000 ; elle a atteint le taux extraordinaire de 63,3 pour 1.000 pendant l’année 1902-1903.

La valeur intrinsèque du pays

La principale valeur des îles Philippines a toujours été représentée par l’agriculture. Ses terres sont riches en éléments fertilisants, productives d’une végétation puissante. On y trouve à l’état naturel un grand nombre de plantes textiles, tinctoriales, comestibles, oléagineuses, des gommes, des résines, des fourrages, et quantité d’arbres fruitiers. Elles conviennent aux plantes de la zone tempérée aussi bien qu’à celles des tropiques. Elles sont susceptibles à la fois de culture et d’élevage intensifs.

Les forêts couvrent d’immenses espaces évalués à plus de 20 millions d’hectares. Elles représentent 70 % de la superficie de l’archipel. Leurs espèces sont variées à l’infini. Depuis le bambou et le palmier jusqu’au bois de fer et à l’ébène, elles possèdent toutes sortes d’essences convenables pour l’ébénisterie, le plaquage, la charpente, les constructions navales, etc. Leur contenance, estimée par le Bureau forestier américain à cent milliards de pieds cubes, représente une valeur approximative de quinze milliards de francs. L’exploitation de ces forêts est facilitée par la grande abondance de cours d’eau qui les joignent et permettent le transport par flottage.

Les richesses minérales du sous-sol sout encore assez mal connues. De sérieuses indications permettent de les estimer à une valeur considérable. La houille se présente abondamment en de nombreux gisements et sous des qualités diverses : il est sûr que les Philippines sont appelées à devenir l’un des principaux fournisseurs de charbon de l’Extrême-Asie. Le fer se trouve presque partout. On connaît d’importants gisements de cuivre. L’or existe en filons et à l’état alluvionnaire. On rencontre enfin çà et là le platine, l’étain, le mercure, le plomb, le soufre, le pétrole, l’albâtre, etc. Bref, l’archipel possède en produits naturels du sol et du sous-sol d’incommensurables ressources.

Cette richesse intrinsèque est relativement aisée à mettre en valeur. La configuration géographique des Philippines est favorable à l’exploitation et au transport des produits. Elles possèdent une situation géographique admirable par rapport aux pays d’alentour, à proximité immédiate d’immenses marchés de distribution et d’approvisionnements tels que la Chine et l’Australie. Elles sont bien placées pour devenir un des principaux entrepôts du commerce de l’Extrême-Orient. Abondamment pourvues de combustible et de certaines matières premières, elles peuvent devenir aussi un centre industriel. À tous points de vue, elles apparaissent exceptionnellement douées pour acquérir une prospérité économique de premier ordre.

L’œuvre des Espagnols

Les Espagnols ont pris possession des Philippines en 1542. Magellan les avait découvertes en 1521 et leur avait donné le nom d’îles Saint-Lazare : Lopez de Villalobos leur donna celui de Philippines en l’honneur du roi Philippe ii, alors au début de son règne.

On sait comment les Espagnols entendaient autrefois la colonisation. Pour eux, les colonies étaient de simples proies destinées à l’enrichissement de la métropole ; les indigènes étaient considérés en masse comme des sauvages bons à spolier. Sous leur régime de monopoles et d’oppression, les Philippines se développèrent anormalement.

Affamés de richesses, les administrateurs se contentèrent malheureusement d’exploiter les populations sans exploiter le pays lui-même. Ils ne comprirent jamais comment leurs intérêts coïncidaient précisément avec l’éducation des indigènes et la mise en valeur du pays. Ils se désintéressèrent également de l’une et de l’autre. Nous ne pouvons pas ici en témoigner par de nombreux détails. Bornons-nous donc à constater les résultats acquis lorsque les Philippines, en 1899, cessèrent d’appartenir à la couronne d’Espagne après trois siècles et demi de domination.

Une grande partie des territoires étaient encore inexplorés : les Espagnols n’avaient jamais cherché à les connaître. Les moyens de communication intérieure étaient inexistants. Nul ne s’était préoccupé d’améliorer les conditions de la navigation en relevant l’hydrographie des côtes : tout était concentré sur Manille et pourtant, même son admirable port n’avait jamais été l’objet des travaux nécessaires et se trouvait totalement dépourvu d’outillage. Ignorant les véritables richesses de l’archipel, on s’était naturellement peu préoccupé d’en tirer parti : les forêts et les mines restaient inexploitées ; l’industrie était primitive ; l’agriculture demeurait dans l’entance. Quant aux populations, elles se trouvaient maintenues, autant que l’avaient permis leurs tendances naturelles, dans une saine ignorance du progrès : leur instruction était médiocre et leur éducation, purement religieuse. On voulait à tout prix qu’elles demeurent de simples outils entre les mains des blancs : cette prétention les avait à la fin exaspérées. Le commerce se chiffrait en moyenne par 100 millions par an vers la fin du xixe siècle, représenté principalement à l’exportation par l’abaca (chanvre de Manille), le sucre, le coprah, le tabac, à l’importation par le riz, la farine, le charbon, etc. Sur ce chiffre, la part de l’Espagne était presque nulle, inférieure à 4 millions de francs !

Tel est, brièvement exprimé, le bilan de la domination espagnole et voilà qui explique comment les Philippines en étaient arrivées à devenir pour l’Espagne une lourde charge et à lui procurer beaucoup plus de déboires que de profits.

L’œuvre entreprise par les États-Unis

Possesseurs des îles Philippines, les Américains ont dû consacrer leurs premiers efforts à les reconquérir sur les indigènes du parti séparatiste insurgé sous la direction du fameux chef Aguinaldo. Ce dernier, qui avait aidé les Américains à combattre les Espagnols, se tourna contre ses alliés dès qu’ils prirent la place des vaincus. Il réclamait pour son pays une république indépendante ; il fallut mener contre lui une véritable guerre qui dura jusqu’en 1901. À ce moment, les indigènes se mirent d’accord avec le gouvernement dans une pensée d’intérêt commun : les premiers s’engagèrent à faciliter le rétablissement de l’ordre, l’étude et la mise en valeur du pays ; l’autre leur accorda en retour une participation directe à l’administration locale et la promesse formelle d’un régime autonome. Ce régime a été énoncé dans la Constitution qui doit entrer en vigueur à la fin de cette année. Les engagements, de part et d’autre, ont été loyalement tenus et déjà les îles Phlipipines se trouvent ramenées sur le chemin de la fortune où la Nature les dirigeait et d’où les avait écartées l’action dépressive de l’Espagne.

Le premier acte de l’administration civile américaine fut d’établir un inventaire complet des ressources du pays : c’est l’œuvre du recensement ou Census commencé en 1903 et achevé en 1905. Sa publication, qualifiée en Amérique de « révélation », a permis au public de se faire une idée très exacte de la situation actuelle des Philippines. Le gouvernement s’en est aussi bien inspiré pour élaborer son programme.

Nous avons souligné plus haut la capacité de production du sol. Les cultures les plus rémunératrices avaient été jusqu’à présent le chanvre, le tabac, le sucre, le café, ces deux derniers produits ayant énormément perdu de leur valeur marchande depuis quelques années : les Américains y ont introduit avec succès nos céréales, en particulier le blé. Les méthodes et les instruments de culture utilisés par les agriculteurs indigènes n’avaient pas varié depuis des siècles ; ils ignoraient jusqu’à présent la valeur des engrais, le bienfait d’une irrigation bien distribuée : on s’efforce de leur faciliter l’emploi des méthodes nouvelles qui permettront à la fois d’intensifier la production et d’augmenter la surface cultivée qui n’atteint pas même aujourd’hui la moitié de la surface cultivable. On s’occupe également d’améliorer les pâturages et d’y acclimater le bétail, les mules et les chevaux d’origine américaine. Bref, on travaille à aider la nature qui n’avait jusqu’alors rien produit que spontanément. À ce point de vue, les résultats acquis sont déjà splendides : les exportations agricoles ont monté de 71 millions de francs en 1899, à 137 millions en 1902 et à 167 millions en 1903.

Même effort parallèle pour la mise en exploitation des richesses forestières et minières. Les plans des forêts ont été relevés avec soin, leurs essences cataloguées et les abattages commencés ; plusieurs scieries fonctionnent depuis 1902. La production minérale, presque nulle en 1899, a déjà beaucoup augmenté ; dès à présent, la houille suffit à la consommation locale et fournira bientôt un gros appoint à l’exportation.

Le gouvernement n’a pas témoigné moins d’empressement à favoriser le développement industriel, perfectionnant les industries anciennes — tissages, pêcheries, tabacs — et s’occupant de la création d’usines nouvelles. Les Américains prétendent ici trouver en la personne des indigènes une excellente main-d’œuvre ; ils pensent à utiliser la présence du charbon et du fer, abondants et de bonne qualité, pour établir dans l’archipel un centre d’industries métallurgiques pour lequel ils prévoient d’importants débouchés.

En travaillant ainsi à augmenter la production agricole et industrielle, l’administration américaine n’a pas manqué d’étudier les moyens d’en faciliter l’écoulement. Elle a consacré de grands efforts à développer dans l’archipel les moyens de communications. De nombreux millions ont déjà passé à la réfection des routes terrestres. Quatre lignes de chemins de fer ont été construites. Les lignes télégraphiques ont été étendues. On s’est également préoccupé d’améliorer les conditions de la navigation en étudiant l’hydrographie des côtes, en plaçant des bouées, en construisant des phares, en créant de nouveaux ports. Le port de Manille a été l’objet de travaux immenses qui en feront l’un des plus parfaits du monde : on lui a consacré douze millions et demi de francs. Entre temps, plusieurs banques ont été fondées et les opérations de crédit se sont trouvées facilitées. Résultat : le commerce extérieur a grandi en six ans dans la proportion énorme de 433 p. 100. Il se chiffrait en 1899 par 70.971.348 francs ; il a atteint 318 millions en 1905.

Quant aux populations, la nouvelle administration s’efforce de les élever et de les instruire. On a déjà beaucoup perfectionné les mesures sanitaires. Les autorités estiment que le climat des Philippines est parfaitement salubre — les statistiques du service de santé de l’armée américaine ont enregistré en 1903 4,58 % de malades aux États-Unis contre 6,62 % aux Philippines — et que le taux élevé de la mortalité provient surtout de l’absence d’hygiène.

Dans le but de préparer les indigènes au self government, on a consacré de grands efforts à leur faciliter les moyens de s’instruire. Au lieu des maigres budgets affectés à l’instruction publique sous la domination espagnole — 355.000 à 1.115.000 francs de 1893 à 1898 — le gouvernement américain lui a de suite destiné une allocation annuelle de 7.500.000 francs. Les écoles et les cours d’adultes se sont ainsi multipliés. Le nombre des journaux s’est considérablement accru. En 1899, il y en avait trois. On en compte à présent 41, dont 20 quotidiens : 24 en espagnol, 12 en anglais, 4 en langues indigènes, 1 en chinois. Les bibliothèques publiques ont aussi été enrichies de milliers de volumes.

Les Philippins, si longtemps dupes de la domination étrangère, si méfiants au début de l’occupation américaine, paraissent apprécier vivement leur nouveau régime. Nous nous souvenons d’avoir personnellement observé en passant à Manille, il y a quatre ans, l’attitude réservée de la population à l’égard des Américains : cette réserve était déjà un progrès immense sur l’hostilité des premiers jours ; rien de surprenant qu’elle se soit aujourd’hui transformée à son tour en confiance.

Il est assurément impossible de juger dès à présent l’œuvre coloniale entreprise par les États-Unis aux îles Philippines. Ayant fait l’inventaire de leurs richesses naturelles, appréciant l’avantage de leur situation géographique, observant l’admirable fortune des pays qui les environnent, ils ont manifesté en leur avenir une foi enthousiaste. Ils prétendent faire aux Philippines aussi bien — mieux peut-être — que n’ont fait alentour les Hollandais, les Anglais, les Français à Java, à Hongkong et en Indo-Chine. Leurs ambitions n’ont pas de mesure. Quoi d’étonnant, dès lors, qu’ils consacrent tant d’énergie à les réaliser ?

En présence des efforts et des sommes d’argent dépensés sans compter, certains critiques ont représenté les Philippines comme un gouffre où allaient s’engloutir leurs millions et leurs peines. Qu’il nous soit permis de remarquer que ce n’est pas en vain. Dans l’espace de quelques années, les Américains ont accompli aux Philippines une œuvre infiniment plus grande que les Espagnols en trois siècles passés. Considérant les résultats très positifs qu’ils ont acquis dans cette période préparatoire où ils s’occupent surtout de semer, nous augurons bien, pour leur colonie sinon pour eux mêmes, des temps futurs où il s’agira de récolter.


Séparateur

  1. Point de comparaison : la place de la Concorde, à Paris, mesure 8 hectares 750.
  2. Point de comparaison : le Portugal couvre une superficie de 89.000 kmq.
  3. Point de comparaison : le Grand Duché de Luxembourg couvre une superficie de 2.586 kmq.