Revue pour les Français Janvier 1906/VI

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Collectif
Revue pour les Français1 (p. 39-40).

BIBLIOGRAPHIE



Les périodes de fin d’années sont peu favorables au mouvement bibliographique et les chroniqueurs sont tout aux livres d’étrennes. C’est qu’en effet le livre d’étrennes s’est haussé dernièrement jusqu’aux frontières de la science et de la littérature, tandis que, de progrès en progrès, ses illustrations atteignaient les approches du grand art. La jeunesse de 1906 a été particulièrement bien traitée sous ce rapport, mais il est trop tard pour en parler.

Passant à un autre ordre d’idées, il convient de signaler en premier lieu l’achèvement de cette série magistrale que le vicomte d’Avenel a intitulée le Mécanisme de la Vie moderne et dont le tome cinquième et dernier vient de paraître chez l’éditeur Armand Colin ; il contient des études sur les grandes hôtelleries, les transports urbains, l’industrie des porcelaines et celle des tapis. M. d’Avenel a eu le double mérite de découvrir des sujets d’analyse auxquels personne ne songeait et les ayant découverts d’en rendre les aspects les plus ardus parfaitement clairs et vivants, on pourrait dire parfaitement captivants, car il est tel de ses chapitres qui présente tout l’attrait d’une tragi-comédie fin de siècle. Quand vous allez, Madame, faire vos emplettes au Louvre ou au Bon-Marché, aviez-vous une notion quelconque des rouages merveilleux d’ingéniosité et de complications à l’aide desquels de semblables établissements parvenaient à satisfaire toutes les nuances de votre goût et tout l’imprévu de vos exigences. Et vous, Messieurs, quand vous déposiez vos fonds au Crédit Lyonnais ou au Comptoir d’Escompte et que l’on vous ouvrait un compte spécial ou que l’on vous remettait une lettre de crédit, aviez-vous cherché à surprendre le secret de la machinerie perfectionnée, grâce à laquelle ces opérations se faisaient en votre faveur avec le minimum de frais et le maximum de sécurité. M. d’Avenel s’est fait le Christophe-Colomb de ces terres inconnues, bien que voisines, et quel charmant Colomb, alerte, disert et fin.

Son œuvre de plus est véritablement une œuvre de paix sociale. Elle établit péremptoirement que ces grandes galeries commerciales, que ces vastes pyramides industrielles ne sont point comme le prétendent les théoriciens, construites en porte à faux, mais qu’elles tiennent fortement à l’édifice de la civilisation ; elle montre le labeur du patron égal à celui de l’ouvrier et leurs intérêts intimement liés dans la bonne comme dans la moins bonne fortune. Quand il plaira à M. d’Avenel de prendre le train pour l’Académie, il aura beaucoup de bagages à enregistrer ; cela le différencie déjà de certains qui se sont mis en route, une valise à la main.

On ne saurait non plus laisser passer sans une mention le tome ii de l’Histoire littéraire du peuple anglais de J.-J. Jusserand paru chez Firmin-Didot. Il couvre la période s’étendant de la Renaissance à la guerre civile. Notre éminent ambassadeur aux États-Unis a fort à faire depuis qu’il a quitté le séjour paisible de Copenhague. On le réclame dans toutes les universités, à tous les banquets, à toutes les inaugurations ; il porte la bonne parole de France au besoin dans un anglais impeccable. Mais le lettré qui est en lui prélève sa part dans cette vie si remplie et c’est ainsi que se poursuit et s’achèvera cette œuvre magnifique qui prendra place dans les bibliothèques aux côtés de la fameuse Histoire de la littérature anglaise de Taine. Et beaucoup préfèrent Jusserand à Taine. Quel plus bel éloge peut-on faire d’une œuvre semblable ?

Si vous voulez vous amuser lisez le Jules Verne pour grandes personnes que M. Georges Delbruck a publié sous ce titre trompeur Au pays de l’Harmonie (Vannier, éditeur). Nous ne croyons pas beaucoup que l’harmonie puisse naître dans un haras humain comme celui dont il nous décrit les particularités un peu osées. Mais que d’imagination et d’ingéniosité dans le détail.

Et si vous aimez verser un pleur aux fins de chapitre achetez chez Calmann-Lévy, Cendres, l’exquise et désolante histoire de Sardaigne racontée par Grazia Deledda avec un talent qui va croissant sans cesse.