Revue pour les Français Juillet 1906/VI

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Collectif
Revue pour les Français1 (p. 273-277).

UN LEGS ROYAL


L’État indépendant du Congo


La politique de l’État indépendant du Congo a fait l’objet de polémiques incessamment renouvelées depuis plusieurs années. Au moment où les journaux viennent de publier les détails de sa réorganisation administrative basée sur le rapport d’une commission d’enquête analogue à celle qui suivit la mission récente de Brazza au Congo français, il nous paraît intéressant d’indiquer brièvement l’exceptionnelle valeur de ses territoires.



Ouvrez un atlas centenaire à la carte d’Afrique, vous verrez au centre une tache blanche dénommée, faute de mieux, terra incognita, « terre inconnue ». On aurait pu tout aussi bien l’appeler « terre d’esclavage », car, depuis Charles-Quint, les négriers arabes servaient d’intermédiaire au monde européen pour y « chasser l’homme » et l’exporter, en troupeaux innombrables, vers les colonies du Nouveau Monde.

Les premiers explorateurs du Congo, Livingstone, Stanley, Brazza, etc., rapportèrent à l’Europe l’impression des barbaries commises et des richesses naturelles soupçonnées en ces régions, et, sous la double influence des idées humanitaires et des besoins économiques, l’Europe résolut, dans l’intérêt commun des nègres et des blancs, d’en organiser méthodiquement la pénétration. Le roi Léopold ii, promoteur du mouvement, assembla les bonnes volontés : à la suite d’une conférence internationale tenue à Bruxelles en 1876 fut fondée sous son patronage l’« Association internationale africaine », société d’études, de commerce et d’exploration. Cette entreprise fut si bien menée qu’elle aboutit en quelques années à la création d’un véritable État. La conférence de Berlin proclama son indépendance en 1885 et lui donna pour chef son fondateur le roi des Belges. Ces faits vous sont connus. Nous n’y insistons pas.

L’État indépendant du Congo constitue un domaine immense, 25 fois plus grand que la Belgique. De même que l’Égypte est un « don du Nil », il tire toute sa valeur du fleuve qui lui donna son nom. Quel est, en effet, le principal et la plupart du temps l’unique obstacle à la mise en exploitation d’un pays neuf ? La difficulté des communications. La circulation crée la vie dans l’organisme social comme dans l’organisme humain. Un pays quelconque se développe et prospère en raison directe de la facilité de son accès. À côté de régions comme l’Abyssinie, la Perse ou le Thibet, isolées du reste du monde par des barrières de montagnes escarpées, l’État indépendant paraît infiniment privilégié. Le Congo, dont le bassin couvre une superficie supérieure à sept fois la France, le relie à la mer et lui assure, avec ses affluents, plus de 15.000 kilomètres de voies navigables. De sorte que, pour pénétrer au centre de ce territoire immense, l’administration royale a dû seulement construire 400 kilomètres de chemins de fer, entre Matadi et Léopoldville, le fleuve étant ici coupé d’infranchissables cataractes. Ajoutez que, selon M. Grenfell, « pas un seul endroit du bassin du Haut Congo ne se trouve à plus de 160 kilomètres d’une escale quelconque abordable par eau », et vous reconnaîtrez que, malgré l’énormité de sa superficie, l’État indépendant n’a besoin pour établir des communications directes entre ses différentes provinces, que d’un réseau ferré peu important. Supériorité économique incalculable !

Le pays en est tout à fait digne. Sa flore est, par endroits, superbe ; ses forêts que Stanley qualifie tour à tour de « terrible sous-bois » et de « miracle de végétation », renferment quantité d’espèces précieuses, l’acajou, l’ébène, le teck, le bois de rose, le baobab géant, etc., sans compter d’infinies variétés d’arbres à caoutchouc. Sa faune est riche : éléphants, buffles, zèbres, antilopes, singes, crocodiles ; hippopotames s’y multiplient ; lacs et cours d’eau regorgent de poissons. Son sol est très fertile, susceptible à la fois des cultures les plus épuisantes et les plus délicates. Son sous-sol contient, avec d’importants gisements de fer et de cuivre, l’étain, le charbon, le plomb, le platine, l’amiante, etc… Sa population elle-même est nombreuse — 29 millions d’âmes — et présente des qualités suffisantes pour fournir une main-d’œuvre utile.

Tant d’avantages n’ont pas échappé au roi Léopold. Il en a tiré un parti remarquable. Nous en trouvons la meilleure preuve dans le développement commercial de l’État : en 1886, un an après sa fondation, la valeur des produits naturels exportés n’atteignait pas 900.000 francs ; en 1894 elle était déjà de 8 millions ; en 1904 elle a atteint 51.900.000 francs.

Le Congo est le pays du caoutchouc. Depuis plusieurs années l’administration royale a consacré tous ses efforts à perfectionner son exploitation : sa production a passé de 79.000 francs en 1887 à 43.471 000 francs en 1904.

Après le caoutchouc vient l’ivoire (pour 3.800.000 francs), les noix palmistes, l’huile de palme, la résine copal, le cacao, le café, les arachides, les bois d’ébénisterie, etc…

La richesse de l’État indépendant du Congo ne fait plus de doute pour personne, pas même pour les Belges qui témoignent à présent pour leur « colonie » d’un enthousiasme égal à leur indifférence d’antan.

En 1885, le Parlement belge n’avait mis aucun empressement à favoriser les « rêves généreux » et la « politique aventureuse » du roi. L’autorisation nécessaire au cumul des deux souverainetés lui avait été donnée à regret. Mais bientôt les avis changèrent à cet égard, la Belgique fut conquise aux idées coloniales, l’État indépendant devint, pour elle, le Congo belge, et le roi tint compte de ses vœux en lui léguant, par un testament publié en 1889, la totalité de son domaine. Le Parlement s’empressa d’accepter ce legs royal et prêta désormais son concours financier au développement de sa possession future.

D’aucuns réclamèrent même l’annexion immédiate. Le roi Léopold, sans résister ouvertement à cette exigence, ne s’y est jamais prêté. On l’accuse, à vrai dire, d’avoir accaparé, là-bas, les meilleures terres dans son « domaine de la couronne » ; un publiciste Belge a prétendu qu’il en tirait 80 millions par an et qu’au lieu d’employer ces sommes à équilibrer le budget congolais, il préférait les consacrer à spéculer sur les terrains de Bruxelles, de Nice et d’Ostende. Le roi ne s’en défend pas, mais fait remarquer qu’il est parfaitement libre de disposer comme il l’entend d’un bien qu’il a créé. « Mes droits sur le Congo sont sans partage, dit-il, ils sont le produit de mes peines et de mes dépenses. Il m’importe de proclamer hautement ces droits, car la Belgique n’en possède pas au Congo en dehors de ceux qui lui viendront de moi. Sans eux, elle serait absolument dépourvue de tout titre. »

Avouez que le roi a raison. Il aurait pu ne rien donner du tout, et les Belges qui ont si longtemps refusé de l’aider sont malvenus à lui reprocher de ne s’être pas complètement dépouillé en leur faveur. Quoiqu’ils en pensent, la Belgique reste en cette circonstance l’obligée de son souverain. Elle lui est redevable d’un énorme accroissement de richesse, à ce propos comme, d’ailleurs, à bien d’autres. Profitons-en pour le remarquer.

L’action personnelle du roi Léopold ii s’est manifestée avec une si profonde habileté qu’elle a presque toujours passé inaperçue. Pour la plus grande partie du public, il est demeuré le type du souverain « qui règne et ne gouverne pas », et l’on s’occupe habituellement bien plus de ses affaires privées que de ses actes publics. Nous vous prévenons contre cette méthode. Libre à chacun d’estimer plus ou moins le caractère du roi, mais soyons justes : nous vous accordons ses défauts, concédez-nous ses qualités. Les premiers n’ont fait tort qu’à lui-même, les autres ont profité à la Belgique entière. La distinction est capitale. On n’y songe pas, généralement. C’est ainsi qu’on écorche l’Histoire…


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