Aller au contenu

Revue pour les Français Juillet 1906/VII

La bibliothèque libre.

LE JAPON JUGÉ PAR UN JAPONAIS



L’Empire du Soleil levant, un vol. Paris, Hachette et Cie, 1900, par le baron Suyematzu. Traduit de l’anglais par la Princesse de Faucigny-Lucinge.



Le baron Suyematzu poursuit avec zèle la tâche qu’il s’est tracée de faire apprécier son pays par l’opinion européenne. L’accomplissement de cette tâche nous vaut d’intéressants travaux.

L’Empire du Soleil levant comprend trois parties principales. Dans la première, intitulée « Avant la guerre », l’auteur constate que depuis cinquante années la Russie n’a jamais manqué une occasion d’affirmer son hostilité à l’égard du Japon qui en aurait beaucoup souffert sans l’appui amical que lui prêta maintes fois la diplomatie britannique. Ainsi la guerre de Mandchourie et l’alliance anglaise ont des causes lointaines et profondes qui dominent toute l’histoire récente de l’Extrême Orient. Cet exposé rétrospectif est très précis.

La seconde partie « Une nation en transformation » est la plus captivante. Le baron Suyematzu insiste beaucoup sur ce fait que les idées européennes avaient pénétré au Japon bien avant la Restauration : sa transformation fut, par conséquent moins précipitée qu’on ne se le figure habituellement chez nous. C’est la thèse même que nous avons soutenue dans cette Revue au cours d’un article sur le Japon tel qu’il est.

Le baron Suyematzu avoue, d’ailleurs sans restrictions, ce que le Japon doit à l’Europe. Son opinion vaut d’être soulignée et opposée aux allégations ridicules de certains journaux japonais qui répandent dans le peuple, là-bas, des idées contraires. « Nous ne sommes pas un peuple de grande imagination, écrit-il, dans un chapitre suggestif sur le Caractère japonais. On nous caractérise comme une nation d’imitateurs. On dit que nous avons imité la Chine autrefois, l’Europe aujourd’hui. Il y a là une grande part de vérité : nous n’en éprouvons pas de honte… Nous avons reconnu combien votre civilisation était supérieure à la nôtre. Nous avons imité l’Europe en tout ce qui nous a paru avantageux pour notre pays. »

On sait gré à l’auteur de cette humilité à laquelle ne nous avaient pas habitués la fréquentation de ses compatriotes. Loin de diminuer à nos yeux les mérites du Japon, elle les précise, et le lecteur, conquis par la probité de l’écrivain, a foi en lui lorsqu’il assure que son pays méritait depuis longtemps cette initiation au progrès. « Le Japon a pensé et senti de lui-même depuis bien des siècles, écrit-il, et si l’on n’a pas une perception très vive de cette vérité, il est impossible de comprendre ce qu’est le Japon. » C’est absolument vrai. Vous ne saurez jamais rien du Japon actuel si vous ignorez son passé. Le baron Suyematzu nous l’explique longuement dans plusieurs chapitres qui traitent de la morale, des religions, des arts, des lettres, etc… Habitués que nous sommes à entendre parler du Japon par des voyageurs qui ne savent pas faire abstraction de leur mentalité d’Européens pour le juger impartialement, nous apprécions immensément ce témoignage original d’un Japonais sur son pays.

Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’auteur nous entretient de la Chine et des Chinois, des rapports du Japon et de la France, et termine par des réflexions infiniment sages sur les relations futures de l’Orient avec l’Occident et le péril jaune. « Il ne peut pas, dit-il, y avoir de péril jaune sous la forme d’expédition militaire. Cette affirmation est fondée sur la nature même de la civilisation orientale, sur les caractères spécifiques de la Chine, sur la disparition de l’ancien esprit belliqueux parmi les races tartares et mongoles… La Chine est essentiellement pacifique. Le Japon pourra lui donner des conseils en ce qui concerne le développement de son industrie, de son commerce, et même de ses institutions publiques, mais le Japon connaît trop bien la nature et le caractère chinois pour ne pas savoir où il doit s’arrêter… »

Quant au péril économique imaginé chez nous par une catégorie de personnes hypnotisées par des statistiques plus ou moins inexactes sur lesquelles des légendes s’entassent, « il faudra des siècles pour que le Japon puisse présenter seulement l’apparence d’une prospérité industrielle menaçante pour l’Europe. Qu’est, en effet, la puissance économique du Japon comparée à celle des grandes nations d’Occident ! Une fraction infime… » Et le baron Suyematzu assure que si les Occidentaux veulent bien en mettre un peu du leur en « cessant de mépriser les Orientaux comme une race inférieure » et en les traitant justement, « l’Orient et l’Occident s’entendront parfaitement ». C’est, dit-il, son vœu très sincère, et il souhaite que l’exposé de ses convictions « puisse contribuer à établir et à cimenter » ces relations amicales.

Il est sûr que si tous les Japonais parlaient un langage aussi raisonnable et aussi modéré l’Europe en serait bientôt conquise. La haute influence qu’exerce en son pays le baron Suyematzu nous permet d’espérer qu’il aura des imitateurs et que son heureuse initiative sera suivie d’effets utiles.


Séparateur