Revue pour les Français Mai 1906/IV

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LES

PRÉCURSEURS DE LA PUISSANCE ANGLAISE


(Suite et fin)



ii. — CROMWELL


Ce nationalisme insulaire perdit les Stuarts qui ne surent point y sacrifier et éleva Cromwell, habile à s’en faire le champion.

L’acuité des disputes religieuses d’alors nous masque la prédominance en toutes choses de ce sentiment. Jacques ier ne redouta pas d’entraîner l’Angleterre dans la guerre de Trente ans pour défendre les droits de son gendre l’Électeur palatin Frédéric, devenu roi de Bohême en 1619. Ce Frédéric était bien le chef des calvinistes allemands mais c’était le point de vue dynastique qui primait chez le roi d’Angleterre toute autre considération. Si zélé protestant qu’il fut, Jacques songeait à sa famille avant de songer à ses sujets. Avec Charles ier, ce fut pire encore ; il guerroyait par vanité royale pour se donner du prestige, pour consolider sa couronne. L’Angleterre se sentait un jouet dans sa main ; dès le principe, il exista entre le peuple et le souverain un malentendu profond ; là encore la question religieuse ne se dressait qu’en façade. La reine était plus impopulaire à cause de sa race que de son culte : on lui reprochait d’être française plutôt que d’être catholique ; il est vrai qu’elle n’avait pas encore demandé de subsides au pape et que ses efforts pour convertir son époux ne s’étaient point ébruités. S’il y avait eu sur le trône une seconde Élisabeth, catholiques, puritains, anglicans, presbytériens auraient pu vivre en assez bonne harmonie. Mais les Stuarts n’étaient pas des « insulaires ». Sans cesse ils regardaient au delà des frontières pour y chercher des exemples ou des amitiés ; on devinait qu’à la première occasion ils provoqueraient une intervention armée. Dès 1646, Mazarin pour cette raison prévoyait la république et s’en alarmait. Or ce ne fut pas une république qui vint, ce fut un soldat populaire à qui l’on demanda d’incarner l’Angleterre nationale bien plus que de consolider l’Angleterre protestante. Aussi Cromwell se montra-t-il à la fois tolérant et belliqueux.

Pendant les premières années de son règne — car il régna vraiment sous des titres divers, ses troupes bataillèrent en Irlande puis en Écosse, cependant que ses vaisseaux donnaient la chasse aux royalistes qui occupaient Jersey, Man, les Scilly et quelques ports d’Irlande. On peut alléguer que cette guerre-là était nécessaire, qu’il s’agissait de rebelles à dompter, d’un régime nouveau à établir. Mais, à partir de 1652, ce régime, déjà reconnu par l’Espagne, l’était également par la France. Mazarin avait mis les pouces et son envoyé reçu en audience solennelle avait déclaré que « l’union qui doit exister entre deux États voisins ne dépend pas de la forme de leurs gouvernements ». Rien à craindre, par conséquent de l’étranger ; d’autre part, la réorganisation intérieure commencée en 1648 (avant même la mort de Charles ier) par l’épuration du Parlement était sur le point d’être achevée. Pourquoi donc faire la guerre à la Hollande puis deux ans après à l’Espagne et puis au Danemark ? La difficulté n’était pas de trouver des motifs de querelle ; on en trouve toujours. La difficulté était d’en trouver de bons ; il n’en existait pas. Que signifie cette mission remplie par Blake dans la Méditerranée à la tête de vingt cinq navires ? Il menaça Naples, força le pape et le grand duc de Toscane à lui payer des indemnités pour quelques dommages causés à des marchands anglais ; après quoi, il bombarda Tunis et termina par des démonstrations belliqueuses devant Venise, Malte, Toulon et Marseille. Cromwell prépara ensuite l’attaque de Saint-Domingue et imposa un traité à Jean iv de Portugal.

Notons qu’en 1649, les Portugais du Brésil irrités contre les Hollandais les chassaient de chez eux. C’était une belle occasion d’intervenir et d’acquérir des débouchés avantageux et des territoires importants ; Cromwell n’y songea pas malgré qu’il se préoccupât de ne point laisser chômer sa flotte où parfois se manifestaient des tendances royalistes. L’échec de l’expédition de Saint-Domingue l’irrita ; il en fit mettre les chefs en prison, comptant pour peu de chose apparemment le fait de s’être emparés de la Jamaïque au retour. Il songeait, semble-t-il, à cette Ligue protestante que l’on reproche à Élisabeth de n’avoir point su organiser ; pour y parvenir, non content d’avoir fait alliance avec la Suède, il entama des négociations avec les cantons helvétiques acquis à la réforme. Certes, le Protecteur était un protestant convaincu et, lorsqu’il se posait en champion armé, en archange du protestantisme, il était sincère. Cela n’allait pas cependant jusqu’à s’abstenir de faire la guerre aux Hollandais protestants ou de s’allier, plus tard, à la France catholique.

La vérité, c’est qu’en Cromwell il faut voir avant tout un chef militaire ; la guerre était un rouage essentiel de son système. C’est ce qu’exprime fort bien un mot de Blake aux officiers de marine placés sous ses ordres. Comme ces derniers s’inquiétaient de ce qui se passait à terre : « Nous n’avons pas, leur dit-il, à nous occuper des affaires d’État mais à empêcher les étrangers de se jouer de nous ». Vraie parole de soldat qui dut s’échapper des lèvres de plus d’un Français durant les campagnes de la révolution. Animée d’un esprit pareil, une armée de métier est redoutable. Turenne qui, en 1658, eut celle-là sous ses ordres par suite de l’alliance récemment conclue, en fut émerveillé. « J’ai vu les Anglais, écrivait-il à Mazarin ; ce sont les plus belles troupes qu’on puisse imaginer ».

Mais à quoi sert cet admirable instrument ? Voici que, la même année, Cromwell meurt. Il faudrait à son fils des talents exceptionnels pour hériter du pouvoir d’un parvenu. Prince royal d’un trône incontesté, Richard pourrait se maintenir à la hauteur de sa tâche ; fils du Protecteur, cette tâche l’écrase. En quelques mois, la Restauration est accomplie et l’édifice cromvellien s’effondre. Or, cent cinquante ans plus tard, Bonaparte sera pour la France un Cromwell qui réussit. Entre ces deux hommes, les contrastes sans doute sont presque aussi nombreux que les rapprochements mais l’esprit dans lequel ils conçoivent leur œuvre est identique. L’un et l’autre aiment l’ordre et la force et veulent réaliser l’ordre par la force. Ils prétendent organiser le bonheur et la vertu et se croient investis à cet effet d’une mission providentielle. Les régimes établis par de tels chefs peuvent être féconds en victoires mais ils entravent forcément l’individualisme et détruisent l’élasticité nationale. Surgissant après les longues démoralisations d’un Louis XIV et d’un Louis XV, après les crimes et les horreurs d’une révolution sanguinaire, Bonaparte, servi d’ailleurs par un génie exceptionnel, exécute son plan et marque la nation française d’une empreinte profonde. En Angleterre, les secousses ont été bien moindres et, par delà le règne agité de Charles Ier et le règne insignifiant de Jacques Ier, c’est la figure d’Élisabeth qui se dresse comme le palladium de la monarchie bienfaisante et prospère. Le parlement de plus est une institution déjà robuste et traditionnelle ; il faudrait beaucoup d’épurations successives pour en venir à bout. Cromwell n’a pas le génie d’un Bonaparte et il a moins de temps devant lui : dix années seulement qu’il emploie activement à reprendre son œuvre, à la parfaire, à la remettre d’aplomb. Successivement Lord général avec une assemblée de notables puritains, Protecteur concentrant les pouvoirs, césar gouvernant par le moyen de ses majors généraux, penchant enfin vers une sorte de royauté à demi-constitutionnelle, il cherche avant tout à « organiser » l’Angleterre. Mais l’Angleterre ne se laisse pas organiser et sa résistance épargne les sources de sa grandeur future et en réserve la possibilité.

Pourtant ce n’est pas impunément qu’un peuple remporte des victoires sur les champs de bataille et possède des troupes dont un homme de guerre comme Turenne peut dire que ce sont les plus belles du monde. Le militarisme britannique est né et désormais il faudra compter avec lui. L’existence du sentiment militaire au sein des sociétés anglo-saxonnes est un fait que les analystes ont presque constamment négligé de prendre en considération dans leurs travaux sur l’Angleterre moderne et sur les États-Unis. L’attachement aux libertés constitutionnelles et la poursuite infatigable de la richesse ne doivent pas masquer la force d’un sentiment qui, pour ne se manifester que de façon occasionnelle et temporaire n’en existe pas moins constamment à l’état latent. Tel est le résultat de l’ère cromwellienne.


iii. — GUILLAUME


Si l’on va au fond des choses, plutôt que de s’en tenir aux apparences, on constate que la période à laquelle Cromwell a laissé son nom se termine par la victoire du parlement. Le terme de restauration appliqué au rétablissement de la dynastie Stuart est aussi impropre que celui de république sous lequel on désigne le régime précédent. Les annales postérieures de la France ont fâcheusement influencé sous ce rapport la critique historique. La France a établi une véritable république et a vu se produire une véritable restauration ; la république d’Angleterre, au contraire, ne fut qu’un césarisme inachevé et la restauration, un changement de souverain. Le principe monarchique ne grandit pas de Cromwell à Charles ii. Sans doute, la « légitimité » du roi ne fut pas étrangère à son rappel ; mais le véritable vainqueur ce fut le parlement.

Lorsque Guillaume-le-Conquérant distribua à ses grands vassaux les fiefs de son nouveau royaume, ils se trouvèrent dispersés d’un bout à l’autre du pays dans des « manoirs exigus. » Aucun, parmi eux, ne se sentit assez puissant pour pouvoir, même aidé de ses plus proches voisins, entrer en lutte avec la royauté. L’union s’imposait donc. De cette nécessité sortit le parlement et, dès le xiiie siècle, la noblesse avait eu en lui une sorte d’organe régulier chargé de défendre ses intérêts auprès du roi. Il ne faut pas, bien entendu, prendre ce mot de parlement dans le sens d’assemblée nationale. Représentatif, il ne le deviendra, à proprement parler, qu’au xixe siècle lorsque s’effacera l’oligarchie qui l’avait confisquée. En attendant il demeure l’incarnation du droit de contrôle ; il fait partie des institutions nationales et c’est pourquoi la monarchie traditionnelle quand elle vise à se passer de lui, à le comprimer, n’a pas du moins la tentation de le supprimer ; cette suppression la diminuerait. Cromwell ne pouvait avoir les mêmes scrupules. Jusqu’au xviiie siècle l’existence du parlement ne fut menacée que deux fois ; sous Marie Tudor, parce que Philippe d’Espagne, son époux, était assez riche par lui-même pour dédaigner les subsides du peuple anglais ; après la mort de Charles ier, parce que le pouvoir passait aux mains d’un soldat aux instincts césariens. Maître de l’État, appuyé sur une armée fidèle, Cromwell devait forcément verser dans l’abus de la centralisation et du régime administratif. Les césars sont tous les mêmes ; dès qu’ils cessent de faire la guerre, ils sont en quelque sorte obligés d’organiser la paix et cette organisation ne peut se faire que par le fractionnement indéfini et la réglementation minutieuse ; une institution parlementaire est impropre à vivre sous le césarisme.

Les membres des chambres britanniques s’en rendaient compte lorsqu’en 1688 ils imposaient à Guillaume d’Orange de renoncer à entretenir une armée sans leur permission. La révolution de 1688, à cet égard, fut le remplacement, non point de celle de 1649, mais bien de la restauration de 1659. Le parlement acheva de se mettre à l’abri des atteintes ultérieures. Toutefois, le souci de limiter le pouvoir royal ne fut pas la cause dominante de l’événement ; encore moins le désir de rendre incontestée la suprématie de la religion réformée. Il y eut autre chose.

Un mouvement de chaude et enthousiaste sympathie avait accueilli le retour de Charles ii. On ignorait qu’il ramenât par devers lui les éléments d’une corruption morale propre à gangrener rapidement les hautes sphères anglaises. Un tel résultat ne pouvait être prévu et, sur aucun des points qui touchaient aux préoccupations présentes de l’opinion, il ne devait s’élever de dissentiments entre le souverain et son peuple. Charles ii, notamment, n’était enclin ni à la bellicosité, ni à l’intolérence. Sa femme, une princesse de Bragance, lui avait apporté, outre une dot de cinq millions et demi, Tanger et Bombay. Il vendit à la France Dunkerque, qui coûtait fort cher et ne servait pas à grand chose. Il ne prolongea pas la lutte contre la Hollande au-delà du nécessaire ; les succès qu’il y remporta furent atténués par le coup de main de 1667 lequel amena les Hollandais jusque dans la Tamise ; le traité de Breda n’en stipula pas moins la cession à l’Angleterre de New-Amsterdam, devenue New-York. En religion, Charles ii inclinait vers le scepticisme. Il n’insista pas pour faire adopter par le parlement sa déclaration d’urgence et consentit à ratifier le Test act qui le privait de choisir des conseillers parmi les dissidents. Jacques, son héritier, était catholique mais les filles de Jacques étaient protestantes et avaient épousé Guillaume d’Orange et Georges de Danemark ; les intérêts anglicans n’étaient donc point menacés. Alors d’où vinrent le malaise et l’inquiétude qui, très vite, se firent jour et prirent, dès 1678, un caractère aigu ?… De ceci : que la nation eut conscience que son chef n’était qu’à demi insulaire ; en quoi elle ne se trompait pas.

Charles ii, pour débauché qu’il fut, n’en avait pas moins de l’envergure mais son intelligence et son énergie l’entraînaient vers une œuvre contraire au sentiment de son peuple. Il voulait reprendre à son profit l’entreprise de Cromwell et la reprendre en s’inspirant des exemples de Louis XIV. En une page saisissante, Seeley oppose l’état d’esprit du roi et celui des sujets : ceux-ci, enfermés dans les horizons étroits et brumeux des querelles idéologiques et des méfiances insulaires, celui-là captivé, ébloui par l’éclat de la monarchie française qui rayonne sur tout le continent. Cette monarchie était encore basée sur l’édit de Henri IV et sur la pratique d’une sage tolérance. Mais, d’autre part, Charles II savait « que le courant de la pensée européenne se dirigeait vers le catholicisme ; » il voyait le parti huguenot décliner en France, l’illustre Turenne abjurer de son plein gré, Port-Royal enfin réaliser au sein du catholicisme cette austérité grave dont le protestantisme se prétendait seul capable. De tout cela, les Anglais ne retenaient rien ; leur roi rêvait d’un régime où tous les cultes s’associeraient pour contribuer à la gloire de sa couronne ; eux ne voyaient que l’éternel papisme dont Henri VIII et Élisabeth leur avaient inoculé l’effroi. Ce rapprochement d’avec les monarchies continentales, cette rentrée en Europe, ils n’en voulaient à aucun prix. Inconsciemment leur insularisme s’insurgeait et l’impopularité de Charles s’augmentait de la popularité posthume de cette Élisabeth à laquelle il ressemblait si peu.

Bien que lui-même catholique, on ne saurait dire que Jacques II ait voulu établir dans son royaume la suprématie catholique ; il souhaitait seulement lui assurer des droits égaux à ceux des autres églises. Mais rien n’indiquait qu’il eût renoncé à se prévaloir, à l’occasion, des stipulations imprudentes de ce traité de Douvres signé par son frère en 1670 et dont les articles, tenus trop peu secrets, contenaient une promesse d’appui de la France pour l’établissement de la monarchie autoritaire en Angleterre. Jacques II, plus encore que Charles II, admirait Louis XIV et son admiration croissait à mesure qu’elle était moins justifiée ; Louis XIV, en effet, l’année même de l’avènement de Jacques, avait révoqué l’Édit de Nantes, organisé les Dragonades et multiplié les preuves de sa violence et de son fanatique orgueil. Jacques était son humble disciple bien plus que celui du Pape. Non seulement Innocent II qui régnait alors mais l’empereur et le roi d’Espagne lui-même étaient enclins à la tolérance ; Rome craignait par dessus tout le catholicisme insolent et quasi schismatique de Louis XIV. C’est ainsi que, chose bien étrange, l’expédition de Guillaume fut élaborée dans des pourparlers auxquels prirent part non seulement les États de Hollande et la ville d’Amsterdam mais encore le grand électeur, le duc de Brunswick et les représentants des Habsbourg et du Souverain pontife.

Assurément ce qui s’est passé en France en 1830 a fortement contribué à accréditer la légende du libérateur appelé par les Anglais pour les délivrer du droit divin et y substituer le libéralisme constitutionnel. Que tel ait été le résultat final, la chose est claire ; il y a d’autant moins à s’en étonner que la maison d’Orange était, si l’on peut ainsi s’exprimer, rompue à la pratique d’un pareil régime ; seule au monde elle pouvait, à cette époque, fournir un souverain qui ne crut pas décheoir en acceptant que son pouvoir fut limité par les droits de ses sujets et contrôlé par leurs mandataires. Mais cette besogne, Guillaume la fit par surcroit, le plus souvent inconsciemment et, à de certains moments, semble-t-il, contre son gré. Ce n’était pas pour cela que l’Europe l’avait poussé ; elle voyait en lui l’ennemi de Louis XIV et ce point de vue primait tout le reste.

La révolution s’accomplit en six semaines, facilitée par l’indifférence de la nation, indifférence à laquelle se mêlait un peu de mauvaise humeur contre Guillaume, tant à cause de sa qualité d’étranger qu’en perspective de la guerre avec la France, résultat inévitable de son accession au trône anglais. L’Irlande par contre se déclara en faveur de Jacques. La situation du nouveau roi était donc assez critique ; il s’en tira par son énergie. Il prononça la dissolution du parlement que déchiraient de violentes querelles entre whigs et tories, puis à la tête d’une armée composée en grande partie de mercenaires continentaux, il passa en Irlande et remporta la victoire de la Boyne qui contrebalança heureusement l’effet produit par le succès de la France à Beachy Head et sa mémorable victoire de Fleurus sur les Hollandais. Deux ans plus tard, la bataille de la Hague vint fort à propos consolider le pouvoir encore chancelant de Guillaume. Enfin, le traité de Ryswyck termina en 1697 cette période de troubles intérieurs mais n’amena pas ce que les Anglais avaient espéré : la paix, le licenciement de l’armée et un gouvernement économe. Une guerre commençait qui allait durer près de cent cinquante ans, coupée çà et là par de rares périodes de repos. On les eût fort surpris en leur disant que cette guerre ne serait point imposée à la nation mais bien consentie par elle. Rendue d’abord nécessaire par les agressions de Louis XIV, elle devint par la suite utile au commerce britannique ; on la poursuivit par intérêt ; plus tard le point d’honneur et l’esprit belliqueux réveillé la prolongèrent au-delà de tout motif jusqu’à ce qu’enfin un second Louis XIV parut qui menaçait lui aussi l’indépendance et la fortune de l’Angleterre et contre lequel celle-ci mena une véritable lutte pour la vie.

Tels furent donc les résultats de l’œuvre des « précurseurs ». D’abord ce que nous avons appelé les trois germes : l’esprit insulaire issu du long règne d’Élisabeth, de ses méfiances et de son orgueil, qu’elle a si bien enseignés à ses sujets — puis l’esprit cromwellien qui est, si l’on peut ainsi dire, une forme insulaire de l’esprit militaire — enfin l’esprit constitutionnel né des efforts honnêtes de Guillaume mais aussi des sages réflexions de l’esprit public ému de tant de changements, de tant de révolutions, de tant de hasards et désireux de s’attacher coûte que coûte à quelque chose de fixe et de solide.

Il y eut d’autres résultats encore. La nation anglaise finit par s’éprendre de la mer et du commerce. Elle y était destinée par la nature et, du jour où la découverte de l’Amérique transportait de la Méditerranée dans l’Atlantique le centre des échanges fructueux, ce destin devenait inéluctable. Malgré cela, un siècle s’écoula encore avant qu’elle prit conscience de sa vocation et sir Walter Raleigh put écrire à la fin du règne d’Élisabeth « Les Hollandais viennent trafiquer chez nous avec 500 ou 600 vaisseaux tous les ans et nous en envoyons à peine 30 ou 40 chez eux ; ils trafiquent avec toutes les places de France et nous avec cinq ou six seulement ». Aux Lombards et aux Hanséates qui s’étaient partagés avec les Hollandais le commerce européen, le Portugal, l’Espagne et la France s’étaient peu à peu substitués. Or le Portugal avait des intérêts continentaux, l’Espagne était liée à l’Italie et à l’Autriche, la France ne pouvait se désintéresser de l’Allemagne. Quelle différence entre leur situation et celle de l’Angleterre ayant un énorme développement de côtes, des ports naturels, des rivières aux larges embouchures, et… pas grand chose à faire chez elle ! En dehors même des traditions ancestrales des Vikings que l’on s’étonne de trouver si complètement oubliées, de tels avantages eussent dû fournir des moissons de navigateurs. Il n’en était rien. Des navires, ils ne sentaient pas le besoin d’en acquérir et c’est un spectacle étrange que celui du puissant roi Henri V obligé de s’adresser aux Hollandais et de leur emprunter une flotte pour transporter ses troupes en France. Le souverain capable des vastes desseins et de tels efforts ne songeait même pas à préserver ses villes maritimes et les laissait se garder toutes seules.

Nous avons vu la marine anglaise naître sous Élisabeth des circonstances extérieures et non de l’instinct national. La lutte contre l’Espagne, lutte sourde et mal définie qui dure plus de quinze ans, développe les énergies et les appétits des corsaires ; la guerre navale de Cromwell contre les royalistes entretient l’institution naissante et Charles ii se trouve à la tête d’une flotte sérieuse. Ce n’est qu’en 1713, pourtant, à la paix d’Utrecht, que l’Angleterre sera reconnue pour une grande puissance navale. L’idée commerciale marche de pair, avec la même lenteur. En 1625, à l’avènement de Charles ier, un mouvement se dessine ; des publications relatives au commerce paraissent en grand nombre ; aussi les droits de douanes, qui montaient à 14.000 livres en 1590, en atteignent-ils 50.000 en 1641. La routine contribue à retarder l’essor. Tandis qu’en Hollande on peut depuis longtemps emprunter à 3 pour cent, l’intérêt de droit et de fait est, en Angleterre, de 8 pour cent. Voilà qui ne facilite pas les entreprises lointaines. Le roi lui-même n’a pour prêteur que des orfèvres et difficilement se procurerait un capital supérieur à son revenu d’une année. Guillaume d’Orange, en créant la banque, en opérant la réforme financière, en établissant le contrôle de la frappe des monnaies, prépare et facilite l’élan commercial plus encore qu’en fondant la Compagnie des Indes.

Cet élan, pour manifeste qu’il soit devenu, à l’heure où disparaît le troisième des « précurseurs », n’en demeure pas moins localisé dans une faible partie de la nation. Il y a alors trois Angleterres distinctes et presque étrangères l’une à l’autre. La première et la plus nombreuse est cette Angleterre agricole formée au lendemain de la conquête normande. Depuis que la guerre des Deux-Roses a fait disparaître ce qui restait de l’ancienne noblesse féodale, elle s’est complétée et achevée. Le gentleman farmer y a pris le premier rôle. C’est l’âge de la Merry England qu’ont chantée les poètes d’antan ; elle n’est ni paresseuse, ni inactive mais elle ne pratique ni ne conçoit le travail intense qui sera le lot de l’avenir. Depuis 1589, un rudiment d’industrie s’est superposé à l’agriculture ; les Anglais, qui ne savaient pas jusqu’alors tisser la laine de leurs moutons et la livraient aux Flamands pour la manufacturer, ont appris de ceux-ci, chassés de leur pays par les armées espagnoles, l’art de fabriquer les étoiles ; mais cette industrie demeure lente, placide et ne trouble point encore les mœurs agricoles.

La seconde Angleterre est dévorée de zèle religieux ; c’est l’Angleterre dissidente qu’un destin bien étrange convertit malgré elle en un merveilleux instrument d’essaimage lointain. Il importe de bien se rendre compte que l’Angleterre agricole et anglicane n’est point passionnée religieusement. Nous l’avons vu, à maintes reprises, témoigner à cet égard d’une singulière indifférence et cette indifférence va s’accroître au point que Montesquieu se déclarera frappé de « l’absence de foi » des Anglais et que Voltaire s’étonnera de leur « tiédeur ». Elle ne hait que le papisme, et non point parce qu’elle le juge superstitieux, mais qu’il est étranger. C’est une forme d’insularisme éveillée par Henri viii et fortifiée par Élisabeth. Voilà pourquoi la masse du peuple refuse le catholicisme. À l’endroit des dissidents, il n’existe au contraire aucune haine ; mais ceux-là sont persécutés par les dignitaires de l’église anglicane qui craignent pour les situations avantageuses qu’ils ont conquises, pour les charges dans lesquelles ils se prélassent. Et cette hostilité forme le courant qui s’en va au-delà de l’océan construire l’État puritain d’où sortira la république des États-Unis.

Enfin, il existe une troisième Angleterre, très peu nombreuse encore, mais pleine d’énergie, d’activité et d’appétit. C’est celle de ces marchands, « âpres au gain, honnêtes dans le trafic parce que la bonne foi est la condition du commerce, malhonnêtes en toutes autres choses ; peu soucieux de leur engagement avec d’autres puissances, inhumains et cruels au-delà de toute expression ». (É. Boutmy.) Ce sont eux qui, par le traité de l’Aniento conclu avec l’Espagne en même temps que la paix d’Utrecht, confisqueront à leur profit le commerce des esclaves ; ce sera la base de leur politique pendant le xviiie siècle. Ils se lancent dans la carrière « avec un orgueil effréné et une avidité insatiable ».