Revue pour les Français Mars 1907/V

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Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 591-596).

L’ESPRIT PUBLIC AU CANADA[1]



Les temps ne sont pas encore très lointains où le Conseil Privé d’Angleterre faisait afficher sur tous les murs du Royaume-Uni une proclamation dans laquelle la province d’Ontario était qualifiée « cette ville », où, dans une des cités les plus intellectuelles des îles britanniques, un orateur, félicitant un Canadien de marque sur la signature du traité de Washington, émettait l’espoir que, la question de l’Alabama se trouvant désormais réglée, rien dans l’avenir ne viendrait plus troubler les relations de l’Angleterre avec le Canada. À cette époque, bien des Anglais cultivés croyaient que les Canadiens avaient la peau rouge. L’ouverture de la province canadienne du nord-ouest a dissipé en partie ces erreurs ; pourtant un homme d’État anglais déclarait encore récemment que l’Angleterre ne possédait qu’une seule frontière continentale, celle de l’Inde septentrionale.

Mais les Canadiens ne sont pas gens de rancune. À l’heure présente il est certain qu’aucun ne songe plus à briser les liens qui rattachent son pays à la métropole ou à entrer dans la confédération américaine. La question d’une annexion éventuelle du Canada n’est d’ailleurs pas posée davantage aux États-Unis. Sans doute quelques politiciens américains se sont déclarés partisans des revendications de l’Irlande contre l’Angleterre, mais, ce faisant, ils n’avaient d’autre but que de recueillir l’appoint des voix irlandaises pour mieux assurer leur élection. En fait, au point de vue purement politique, le Canada et les États-Unis ne songent ni à unir leurs destinées ni à partir en guerre l’un contre l’autre.

Lorsqu’on soulève un coin du voile qui dérobe à nos yeux l’avenir du Canada, il faut se rendre compte que le pouvoir politique aux États-Unis s’est concentré dans le Sénat. Or, le Sénat comprend autant de membres des petits États que des États les plus importants ; dès lors on y discute principalement des questions d’intérêt particulier et il semble également impossible d’y concevoir et d’y poursuivre un grand dessein. D’autre part, n’y a-t-il pas lieu de supposer que l’ouverture du canal de Panama, en facilitant les relations entre le Mexique et les États-Unis, attireront ceux-ci vers le sud ? Enfin les agissements du Japon sur le Pacifique semblent aussi de nature à détourner du Canada les pensées du gouvernement américain.

Aussi bien, pour se rendre compte de ce que peut être un jour le Canada, ce n’est pas sa carte politique qu’il convient de considérer, mais sa géographie physique. Ce qui caractérise le Dominion, c’est l’existence de quatre régions territoriales très étendues et séparées les unes des autres par de vastes espaces ou des obstacles naturels considérables. Au contraire, ces quatre régions sont intimement rattachées au pays qui borde leur frontière méridionale. De la sorte les rapports sont très peu nombreux entre les habitants des quatre régions ; n’était le tarif prohibitif des États-Unis, à peine existerait-il entre eux de relations commerciales.

Au contraire, nous voyons la province d’Ontario demander son charbon à la Pensylvanie, tandis que la Nouvelle Écosse expédie le sien à la Nouvelle Angleterre. En fait, et sur une grande échelle, une fusion s’établit entre les habitants du Canada et les citoyens d’Amérique. On compte au sud de la frontière du Dominion 1.200.000 Canadiens ; dans le Massachussets seul se trouvent 150.000 Franco-Canadiens. Parallèlement, un contre courant américain monte dans la province du nord-ouest : les églises échangent leurs prêtres ; les champs de chasse sont les mêmes, les mêmes aussi les sites de villégiature estivale. Les Canadiens lisent les journaux et périodiques américains ; la monnaie américaine a cours partout sauf dans les administrations d’État. New-York est la Bourse du Canada. Les mariages sont fréquents entre gens des États Unis et du Canada. Les seules barrières qui se dressent entre les deux pays sont les limites politiques et les lignes douanières. L’esprit est le même ; la forme des institutions gouvernementales est à peu près semblable. Conclusion : aucun élément de discorde entre les deux pays voisins et des points de contact nombreux.

Quel est l’état d’esprit de la colonie à l’égard de la métropole ? À un certain moment les Canadiens ont estimé que la mère-patrie ne soutenait pas leurs droits — ou ce qu’ils considéraient comme tels — avec une énergie satisfaisante, notamment dans les questions de délimitation territoriale. On ne peut non plus cacher que certains hommes politiques canadiens ont embrassé avec une chaleur bien vive la cause des Irlandais réclamant le Home rule. Récemment Sir Wilfrid Laurier, premier ministre du Dominion, membre du conseil privé, a souhaité publiquement la bienvenue au nationaliste irlandais Fenian qui venait de faire à New-York une profession de foi retentissante, a assisté à une réunion organisée par lui, a provoqué en sa faveur un vote de remerciements et a souscrit à la caisse de son parti.

Les Canadiens ne témoignent pas non plus d’un très vif enthousiasme pour la Fédération impériale dont on n’a jamais pu définir clairement le but, ni le fonctionnement, ni les pouvoirs.

D’un autre côté, en Angleterre, on fait grand cas du contingent fourni par le Canada dans la guerre sud-africaine, sans bien se rendre compte que la majorité de ceux qui s’enrôlèrent étaient de ces gens qu’on rencontre dans les colonies plus qu’ailleurs et dont l’esprit inquiet est facilement gagné à la perspective d’aventures militaires. D’ailleurs la métropole, qui s’étonne des droits de douane qui frappent les produits anglais à leur entrée au Canada, n’a jamais voulu lever l’embargo sur le bétail canadien. Enfin, en se retirant du continent américain en tant que puissance militaire, en s’en remettant à la doctrine de Monroë pour la défense du Canada, l’Angleterre a considérablement diminué la résistance du lien politique qui retenait sa colonie au moment même où la solidarité de race allait s’aflaiblissant sous l’influence de l’immigration sans cesse croissante. Il faut en effet s’en rendre compte : si l’on retranche les catholiques irlandais qui, d’ailleurs, ne sont pas anglophiles, il n’y a que la moitié de la population qui soit britannique.

Toutefois la séparation politique, si elle venait à se produire, n’entraînerait pas à sa suite la séparation parallèle du cœur. Au contraire la « friction » qui existe actuellement disparaîtrait avec le lien politique, et l’amertume de l’heure présente se dissiperait aussitôt. L’Angleterre gagnerait même à une séparation politique une influence morale qu’elle ne possède pas actuellement dans les conseils du « continent occidental ».

Entre autres choses léguées aux colonies par la mère patrie était le système du gouvernement par deux grands partis d’opinions opposées alternant au pouvoir. Mais aujourd’hui les partis ne sont plus que des factions uniquement occupées de se pourvoir et de caser les leurs. À une session récente, l’opposition à une mesure inconstitutionnelle s’est évanouie au bruit répandu que le gouvernement proposerait une augmentation de traitement pour les deux chambres, un traitement pour le chef de l’opposition et une fournée de pensions. Si un esprit indépendant s’élève pour protester contre de pareils agissements, les deux factions se mettent bien vite d’accord pour le priver de son siège. Malgré l’introduction par le gouvernement de semblables pratiques, il faut bien se souvenir qu’en fait et en droit le vrai gouvernement siège à Londres, puisque là sont situées la dernière cour d’appel, le commandement militaire et la source de toutes faveurs. Il faut se rappeler aussi que la constitution en vigueur n’a jamais été soumise à la nation et constater enfin que l’appareil gouvernemental est un appareil de luxe infiniment trop cher pour le pays, qui se trouve « beaucoup trop gouverné » par un gouverneur général, par les lieutenants de ce gouverneur, par les chambres législatives du Dominion et des provinces.

En tout ceci, que faut-il penser de l’avenir du Canada ? L’immigration, surtout dans les incomparables terres à blé du nord ouest, amène les éléments les plus divers : Islandais, Galiciens, Suédois, Allemands, Russes, Italiens, Américains… et le flot monte si rapidement que l’élément britannique n’y représente plus que cinquante pour cent de la population totale. D’autre part, il semble bien que les Français se sont montrés, au cours de ces dernières années, plus jaloux que par le passé de conserver intacte leur nationalité. Ils arborent le drapeau tricolore que certains d’entre eux voudraient remplacer par un emblème du Sacré Cœur entouré de fleurs de lys. Ce qui assura leur fidélité à la couronne d’Angleterre à l’époque de la guerre d’indépendance, c’est la haine que professaient leurs prêtres à l’égard du puritanisme, haine qu’ils tournèrent ensuite contre la France révolutionnaire. Un Te Deum en l’honneur de Trafalgar fut chanté à la cathédrale catholique de Montréal.

À cette époque et hier encore, les prêtres étaient gallicans. Aujourd’hui les jésuites prédominent. Ils sont parvenus, grâce au vote des catholiques, à faire rétablir en leur faveur la dotation supprimée lors de la dissolution de leur ordre en 1773. Québec est demeurée très française : elle n’aurait pas voté pour le contingent lors de la guerre sud-africaine et ne prendrait certainement jamais part à une guerre contre la France. Les sympathies des Canadiens français se sont manifestées au moment de la révolte des métis français dans le nord-ouest. Cependant le clergé, si longtemps omnipotent, commence à perdre son influence. Les franco-canadiens qui vont en grand nombre travailler dans les fabriques de la Nouvelle Angleterre en rapportent des idées républicaines. Leur race est toujours prolifique car les prêtres encouragent les jeunes gens à contracter mariage de bonne heure. Ils ont chassé les Anglais des terres situées au sud du Saint-Laurent, ils avancent dans la partie orientale de la province d’Ontario et au nord de la ligue du Canadian Pacific. Ils aspirent à s’étendre dans le nord-ouest, mais il n’est pas probable qu’ils y réussissent. Ce sont des gens simples, aimant la famille, laborieux, arriérés en matière d’éducation et d’hygiène. Mais ces rejetons de la France des Bourbons « sont comme un iceberg dans une mer tiède[2]. »

L’immigration américaine, de plus en plus considérable, jouera un très grand rôle dans l’avenir du Canada. Elle amène des hommes qui ne seront certes pas des impérialistes et n’accepteront pas de se priver de commercer avec les États limitrophes pour le plus grand profit de l’Angleterre ; ils ne peuvent manquer d’exercer une énorme influence politique dans un avenir très rapproché.

Il est certain qu’il y a en tout ceci des éléments de séparation future et les hommes d’État britanniques qui jadis considéraient l’émancipation des colonies comme un fait nécessaire se montrèrent avisés.


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  1. Cet article a été écrit d’après une étude publiée par H. Goldwin Smith dans la Contemporary Review de mars 1907.
  2. Les lecteurs de la Revue pour les Français ne manqueront pas de remarquer combien cette conclusion est peu en accord avec ce qui précède.