Revue pour les Français Juillet 1906/V

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L’AMÉRIQUE AUX AMÉRICAINS[1]


Les transformations de la doctrine de Monroë

Si l’on voulait écrire un historique complet des transformations que subirent au cours du dernier siècle les déclarations premières de Monroë relatives à l’attitude des États-Unis à l’égard de l’Europe, il faudrait entrer dans le détail de toutes les relations extérieures de la grande république américaine, et une pareille étude est incompatible avec le cadre de cette Revue. Aussi devons-nous borner notre examen à quelques-uns des épisodes les plus intéressants auxquels ont donné lieu les rapports de l’Ancien et du Nouveau Monde, et nous ne croyons pas qu’il soit possible d’en trouver de plus suggestifs que la question de l’Orégon en 1845, la guerre franco-mexicaine, et le conflit anglo-vénézuélien de 1895.

En 1845, on désignait sous le nom d’Orégon une large bande de territoire compris entre les Montagnes Rocheuses et l’Océan pacifique et couvrant ce qui constitue actuellement la Colombie britannique, les États de Washington, d’Orégon et d’Idaho. Les États-Unis basaient leurs prétentions à la possession de ce territoire sur des titres divers : explorations de Gray sur la rivière Colombia en 1792, acquisition de la Louisiane, découvertes de Lewis et de Clark de 1804 à 1806, établissements fondés à Port Hall et Astoria en 1808 et 1811, traité de 1819 aux termes duquel l’Espagne avait renoncé à la contrée située au nord du quarante deuxième parallèle. En 1824 la Russie, comme on l’a vu dans notre précédent article, accepta de reconnaître comme possessions des États-Unis toutes les terres situées au sud du 54° 40′ de latitude nord. L’Angleterre protesta aussitôt et d’un commun accord il fut admis que les États-Unis et la Grande-Bretagne exerceraient une souveraineté conjointe sur la contrée disputée. Mais à mesure que les ressources de l’Orégon furent mieux connues, le désir des Américains d’y être souverains incontestés s’accrut. Aux élections présidentielles de 1844 le parti démocratique réclama « tout l’Orégon ou rien » ; Polk prit pour plate-forme « le cinquante-quatrième degré ou la guerre » et fut élu. Il entreprit aussitôt des négociations dans ce sens, affirmant dans son discours inaugural que le droit des Américains était clair et incontestable. Mais l’Angleterre ne se laissa pas intimider, et la résolution de recourir aux armes pour trancher le différend se manifesta d’un bout à l’autre des États-Unis. C’est alors que Polk invoqua la doctrine de Monroë. Il reprit cette affirmation que « les continents américains, en raison de la situation libre et indépendante qu’ils ont acquise et qu’ils ont su conserver, ne peuvent plus désormais être considérés comme des territoires ouverts à la colonisation future d’aucune puissance européenne ». Il ajouta que la conjoncture actuelle était bonne pour affirmer de nouveau ce principe auquel il donnait son entière adhésion. Mais il faut immédiatement observer que le principe invoqué portait à faux, car l’Orégon n’était pas res nullius : c’était un territoire que l’Angleterre réclamait comme sien en vertu de droits antérieurs et non une contrée qu’elle prétendait pour la première fois, en 1845, ouvrir à ses colons, et Monroë lui même avait déclaré n’élever aucune objection contre les colonies actuelles des puissances européennes. Aussi Polk avait pris soin d’ajouter au mot colonie le mot souveraineté. Ainsi la doctrine de Monroë revêtait un caractère plus restrictif. Ce fut d’ailleurs sans grand effet, car le gouvernement américain accepta la transaction proposée par l’Angleterre et qui consistait à prendre le quarante-neuvième parallèle comme limite des deux souverainetés.

La guerre du Mexique est un fait trop connu de notre histoire pour que nous nous y arrêtions longuement. Mais, considérée en se plaçant au point de vue de la doctrine de Monroë, l’attitude du gouvernement américain fut remarquable en ce sens que, contrairement à Polk, en 1846, le secrétaire d’État Seward n’invoqua jamais la fameuse doctrine dans sa correspondance avec le gouvernement français, et, tout en s’inspirant sans cesse des précédents, n’y fit pas la moindre allusion. Après avoir déclaré, au début de l’incident, que les États-Unis entendaient « laisser la nation mexicaine décider des destinées du Mexique » et bien qu’il en arrivât en 1863 à menacer d’en appeler aux armes si la France ne retirait pas ses troupes, il basa sa conduite politique sur la théorie générale du droit des nations américaines de choisir la forme de leur gouvernement et sur l’hostilité que manifestait la France vis-à-vis des États-Unis en prétendant établir sur leurs frontières un gouvernement à la fois étranger et despotique, Seward, affirme un historien américain, sentait sa position assez forte pour ne point invoquer la doctrine de Monroë. Dans la presse, on avait réclamé une affirmation nouvelle et énergique de la doctrine et le Congrès avait répondu par un vote unanime à cet appel de l’opinion sans que l’exécutif répondit à ces vœux, mais il n’en fut pas moins fidèle au grand principe « l’Amérique aux Américains ».

Le conflit anglo-vénézuélien, qui passa à l’état de crise aiguë en 1895, tirait son origine d’un traité conclu en 1814 entre la Grande-Bretagne et les Pays-Bas par lequel la première acquérait les établissements de Demerara, d’Essequibo et de Berbice. Depuis cette date, la ligne de démarcation entre ces établissements et les territoires vénézuéliens donna lieu à des discussions constantes entre leurs possesseurs respectifs. En 1895, la rupture paraissait imminente. C’est alors que le président Cleveland intervint, par la déclaration suivante, dans son Message du 2 décembre : « La politique traditionnelle et bien établie du gouvernement des États-Unis est nettement opposée à tout accroissement territorial et violent des possessions d’une puissance européenne sur le continent américain ; cette politique est aussi bien fondée en principe qu’elle est bien justifiée par des précédents nombreux. En conséquence, les États-Unis sont obligés de protester contre l’accroissement du territoire de la Guyane britannique établi contrairement aux droits et à la volonté du Venezuela. » Le Président concluait en proposant de soumettre à un arbitrage la solution du conflit. Toute la correspondance qui fut alors échangée entre le secrétaire d’État Olney et lord Salisbury n’est qu’une discussion de la doctrine de Monroë, celui-ci prétendant que ladite doctrine n’avait aucun rapport avec le conflit présent, que créée pour résoudre jadis un certain ordre de faits — ceci est historiquement vrai — elle n’avait plus de raison d’être, que ni les intérêts ni la sécurité des États-Unis n’étaient menacés et que dès lors l’ingérence du gouvernement américain dans la dispute anglo-vénézuélienne n’était aucunement justifiée. Olney, au contraire, reprenant le texte même de Monroë, soutenait le droit des États-Unis d’intervenir, et, élargissant la doctrine primitive, il déclarait « qu’une union politique permanente entre un État européen et un État américain était contre nature », que les intérêts « de l’Europe étaient absolument inconciliables avec ceux de l’Amérique », que « les États-Unis étaient en fait souverains de ce continent et que leur volonté avait force de loi sur toute matière qui impliquait leur intervention », enfin qu’« ils étaient les maîtres de la situation ». L’Angleterre finit par accepter l’arbitrage : le tribunal rendit sa sentence le 3 octobre 1899 et trancha la question par un compromis.

Comme on l’a vu au cours de cette étude, les déclarations premières de Monroë ont été singulièrement amplifiées et élargies, et, de ses réponses, destinées à résoudre des cas déterminés, on a fait dans la suite un corps de doctrine et un principe de politique générale. Que le nom de Monroë soit invoqué, comme le firent Polk et Cleveland, qu’il soit passé sous silence comme le préféra faire Seward, il est certain que l’opinion publique considère que la politique extérieure du pays, au moins en ce qui concerne les relations des territoires américains avec les puissances étrangères, est et doit être dirigée par la doctrine de Monroë. La formule « l’Amérique aux Américains » résume admirablement dans l’esprit populaire l’essence de la doctrine, et c’est sous cette forme qu’elle s’est répandue dans le monde. Les diplomates, gens d’opportunisme par excellence, et les hommes politiques, qui portent le poids des responsabilités, invoquent le nom de Monroë ou le passent sous silence suivant le procédé qui leur paraît le meilleur pour la solution du conflit qu’ils ont à régler, mais dans le fond, et au point de vue pratique, c’est ce qu’il y a d’intéressant à retenir, homme de la rue et ministre sont d’accord pour réduire de plus en plus au minimum et pour écarter définitivement à la longue toute intervention étrangère dans les affaires et sur le sol de l’Amérique. L’un et l’autre y sont puissamment aidés par l’autorité magique d’un nom, autorité qu’on peut discuter, sans doute, mais dont on ne peut nier l’influence très efficace.


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  1. Nous nous sommes servi pour cette étude de l’ouvrage de Henderson, American diplomatic questions, et de l’ouvrage de Bushnell Hart, Foundations of American foreign policy.