Revue pour les Français Mai 1906/II

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Collectif
Revue pour les Français1 (p. 171-176).

BENJAMIN FRANKLIN



La vie de Benjamin Franklin offre une ample matière à l’étude du moraliste, du savant et de l’historien. La dignité de son existence tant publique que privée et les règles de conduite auxquelles il sut constamment se soumettre après qu’il les eût lui-même établies ; sa méthode, ses recherches et ses découvertes scientifiques ; la part éminente, et parfois prépondérante qu’il prit aux grands événements dont l’Amérique du Nord fut le théâtre au dix-huitième siècle présentent, au triple point de vue éthique, scientifique et historique un intérêt de premier ordre. Sa vie donne l’image la mieux achevée peut-être de ce que l’alliance harmonieuse et ininterrompue de la théorie et de la pratique, de la pensée et de l’action peut produire. Franklin ne croyait pas qu’il suffit à un moraliste de rédiger des préceptes pour avoir épuisé sa mission ni à un savant d’édifier une théorie pour être quitte avec sa tâche. Pour lui, la Tour d’ivoire ne peut servir de demeure qu’à l’orgueilleux ou qu’à l’égoïste. Il considérait que l’accomplissement du devoir n’est définitif, ou pour mieux et plus justement dire, que le devoir n’est tout le devoir, qu’à la condition de transformer le précepte en exemple et la théorie en pratique. Selon lui, morale et science ne peuvent trouver l’expression intégrale de leur valeur que dans leurs applications. Quel que soit l’objet de son activité, la pensée n’est que le préambule de l’action et, sous le contrôle de la loi morale, il appartient à la volonté de réaliser les données de l’intelligence. Il en résulte que Franklin nous apparaît au premier chef comme un homme d’action. Et vous saisissez ce trait dominant aussi bien dans les ressorts de sa vie intérieure que dans les manifestations de sa vie publique et privée.

Ce n’est pas, d’ailleurs, que la vie de Franklin n’offre aux regards du moraliste aucun sujet de blâme mais les fautes que le « Docteur » a commises, ses errata, comme il les appelait, sont des fautes de jeunesse, et sa conscience ne connut de repos que le jour où il les eut entièrement et amplement réparées. À dix-neuf ans il prend la résolution — et la tient jusqu’à sa mort — de n’agir qu’avec vérité, sincérité et intégrité. Il soumet quotidiennement sa conscience au contrôle des règles qu’il s’est librement tracées et, pendant plus de soixante ans, il observera sans une défaillance cette discipline austère. À cet exercice de chaque jour, son énergie morale acquiert une incroyable détente. Il est maître de lui dans le sens le plus étendu de ces mots et toujours prêt pour l’action immédiate. On peut, en la retournant, lui appliquer l’expression de Malebranche : il n’est pas agi, il agit. Chose curieuse dans un homme si jeune, l’ardeur morale ne procède pas chez lui de croyances religieuses. Il a déjà beaucoup lu et, les lectures éveillant en lui l’esprit critique, il ne croit pas à la révélation suivant la formule chrétienne ; de ce côté il est très libre ; mais l’observation des lois de la nature et la constatation de l’ordre du monde l’amènent à affirmer Dieu dans son intelligence et dans sa conscience ; il conclut de l’harmonie physique de l’univers à la nécessité de l’harmonie morale chez l’individu. Il est religieux philosophiquement, nous serions presque tenté de dire scientifiquement.

Telles sont la moralité supérieure et la supérieure énergie de cet homme, celle-ci constituant sa faculté maîtresse. Considérez en outre que le milieu où il vit, milieu d’hommes chez qui le sens, la pratique et la passion de l’effort sont portés au plus haut degré, assure au développement de cette aptitude naturelle qui est la caractéristique décisive, nous n’osons dire la différence spécifique de la race, un entraînement constant ou, comme on dirait aujourd’hui un état de condition parfaite en tout temps. Considérez encore que le moment où Franklin paraît sur la scène a vu se produire l’une des crises les plus considérables de l’histoire du monde ; donnez pour instrument à ce caractère sans reproche et à cette volonté sans peur une intelligence merveilleusement déliée ; appliquez ce rare ensemble au bien public dans des conjonctures particulièrement importantes et vous comprendrez comment cette nature d’exception, favorisée par l’harmonie du milieu et de la race, par l’opportunité du moment, a pu jouer, non seulement sans faiblir, mais encore avec une autorité toujours croissante, un grand premier rôle dans l’évolution de l’humanité.

Retracer la vie de Franklin en rappelant son apprentissage, ses débuts et sa fortune d’imprimeur, son rôle comme fondateur de bibliothèques et de société philosophique, ses états de service comme fonctionnaire, même ses découvertes scientifiques, commencer cette énumération au début de sa carrière pour la terminer à sa mort, en un mot en poser le record, évoquerait dans l’esprit de nos lecteurs la banalité chronologique du dictionnaire ou le discours d’inauguration pour statue de grand homme, double écueil à éviter. Aussi bien, ce qui nous intéresse c’est moins ce qu’il a fait que ce qu’il a été et nous ne voulons toucher à ce qu’il fit que pour mieux dégager ce qu’il fût, c’est-à-dire avant tout et par dessus tout un homme d’action.

Rendons à Franklin cet hommage qu’avant de devenir et de demeurer notre ami fidèle et constant, il fut pour nous un adversaire avisé et tenace et qu’avant d’être passionnément Américain il fut Anglais avec passion. On sait avec quelle ardeur il poussa le gouvernement de la métropole à ouvrir et à rouvrir les hostilités contre la France et l’on sait aussi avec quelle intrépidité, la lutte une fois commencée, il la soutint. Car il avait bien compris que, maîtresse du continent américain du Canada aux bouches du Mississippi, la France, enserrant les colonies naissantes entre les Alléghanys et la mer, déciderait un jour de leur sort. Un cercle d’enveloppement menaçait de se refermer peu à peu qu’il fallait briser sans délai. Il y appliqua toutes ses forces vives. Dès le début de la guerre de la succession d’Autriche, il organise en Pensylvanie et exerce un corps de dix mille hommes ; il signe avec les Six nations un traité qui assure à la colonie la sécurité de ses frontières du côté de l’intérieur. Mais la paix de 1748 rétablit le statu quo ante bellum. Tout est à refaire. Prévoyant que le combat à venir sera définitif et instruit par l’expérience passée, il conçoit le plan de réunir étroitement ensemble dans un même faisceau les Treize colonies. Il veut faire masse de leurs forces et de leurs ressources contre l’ennemi commun. Mais le congrès assemblé sur son initiative à Albany n’aboutit pas. Sept colonies seulement y sont représentées. Les éléments du bloc rêvé ne fusionnent pas. C’était pourtant une grande pensée et telle que sa réalisation en 1754 pouvait changer le cours de l’histoire. Franklin estima toujours que l’union complète effectuée alors pour la défense commune eut évité la rupture qui se produisit vingt ans plus tard. Il ne semble pas qu’il ait fait erreur. Souvenez-vous en effet que dans un sentiment étroit de particularisme, les colonies, égoïstes et avares, marchandèrent leur concours et mesurèrent leurs subsides. De cette attitude naquit au Parlement anglais et progressivement s’y développa l’idée de les taxer. Vous saisissez ici sur le vif et en partie les prodromes de la révolution et de l’indépendance.

Mais à l’heure où nous sommes, le Français est l’ennemi. Contre lui, corps et âme, Franklin se dévoue à la défense des colonies menacées. Au début de la guerre de sept ans, il fournit à Braddock les moyens de transport qui permettent d’entreprendre la marche vers la Monongahéla. La défaite du général anglais découvre la Pensylvanie et l’expose aux coups des Indiens. En plein hiver, Franklin — il est alors âgé de cinquante ans — s’avance vers le Nord-Ouest au milieu de contrées dépourvues de routes, construit trois forts, maintient les Indiens en respect et, sa besogne faite, revient à Philadelphie.

L’Angleterre victorieuse peut choisir à la paix entre la Guadeloupe et le Canada. C’est l’alternative offerte par la France. La classe commerçante réclame la Guadeloupe ; elle a pour champions William et Edmond Burke. Franklin embrasse hardiment le parti contraire ; il rappelle, et le fait est exact, que le Canada dans les mains des Français a toujours empêché le développement des colonies. Quant à l’argument que la possession du Canada favoriserait l’accroissement d’une nation nombreuse et indépendante dont la force serait un jour dangereuse pour la Grande Bretagne, il répond que l’on connait par expérience l’impossibilité de réunir ensemble les colonies dans un but déterminé et que, seules, l’oppression et la tyrannie de la mère patrie pourraient réaliser ce miracle. « Les vagues ne s’élèvent que lorsque le vent souffle ». Le Canada devint terre anglaise.

Défenseur heureux du droit et de la justice dans ses réclamations contre les prétentions injustifiées des Penn, Franklin réussit d’abord dans les démêlés qui s’élevèrent entre la métropole et les colonies, à faire rapporter l’Acte du timbre, cette « folie de l’Angleterre » et cette « ruine de l’Amérique ». Mais la sagesse de Walpole avait, avec ce ministre, disparu des conseils de la couronne. L’idée de taxer les colonies est reprise sous une autre forme et de nouveau le procès s’engage. Jamais négociateur n’apporta plus de réelle sincérité ni plus de courage civique dans la défense des intérêts qui lui étaient confiés. Animé du passionné désir d’éviter une rupture, Franklin, pendant tout le débat, fut admirablement loyaliste. Mais il le fut dans la mesure où le respect du droit et de la justice pouvaient se concilier avec la fidélité due à la mère patrie. Et comme celle-ci se montra follement oppressive et tyrannique, « le vent souffla et les vagues s’élevèrent ». D’abord elles menacèrent d’engloutir l’indépendance américaine. L’oppression et la tyrannie allaient triompher. Franklin vint à Paris. L’éclat de son grand nom, la simplicité de ses manières, l’éloquence de ses paroles et la justice de sa cause, le nom de l’ennemi contre lequel il luttait, la défaite de Burgoyne à Saratoga, l’unanimité de l’opinion convertirent en alliance écrite et formelle une alliance de fait déjà manifestée par des envois d’argent et des enrôlements volontaires. La participation de la France devenait officielle. Alors la Fortune demeura constamment fidèle à la cause de la liberté. Pour briser cette alliance qu’elle sent formidable, l’Angleterre s’efforce par des concessions qu’elle juge magnanimes de reconquérir l’amitié américaine et de séparer les deux alliés. La tentative reste vaine. Fidèle à sa parole et à sa signature, Franklin repousse toutes les propositions habiles pourtant et insidieuses. L’Angleterre vaincue doit reconnaître l’Amérique indépendante. Ainsi l’union américaine que Franklin loyaliste avait préconisée au milieu du dix-huitième siècle en faveur de la métropole et contre la France, s’était réalisée vingt ans plus tard avec Franklin insurgent et avec le concours de la France ; elle avait eu pour résultat de briser le lien politique qui assurait la souveraineté de l’Angleterre et de permettre à la France d’effacer, avec les hontes de la guerre de sept ans, les clauses les plus humiliantes du traité d’Utrecht.

Dans sa double carrière de loyaliste et d’insurgent, soldat ou négociateur, Franklin a toujours répondu résolument à l’appel du devoir ; il a été un fidèle de la loi morale, non pas à la manière passive du croyant qui s’incline avec humilité devant les décrets de la Providence, mais par un acte de sa volonté consciente et réfléchie. Il a été par excellence un agent actif du bien public et en obéissant à la caractéristique de sa nature qui était d’être le plus possible, il a su être le meilleur possible. L’action ne fut pas seulement sa faculté maîtresse, elle fut aussi pour lui la forme supérieure du devoir.


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