Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 1

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 75-82).
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LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER


Rapports de la rhétorique et de la dialectique. — Utilité et rôle de la rhétorique.

I. La rhétorique se rattache à la dialectique[1]. L’une comme l’autre s’occupe de certaines choses qui, communes par quelque point à tout le monde, peuvent être connues sans le secours d’aucune science déterminée. Aussi tout le monde, plus ou moins, les pratique l’une et l’autre ; tout le monde, dans une certaine mesure, essaie de combattre et de soutenir une raison, de défendre, d’accuser.

II. Les uns font tout cela au hasard[2], et d’autres par une habitude contractée dans leur condition. Comme ces deux moyens sont admissibles, il est évident qu’il y aurait lieu d’en diriger l’application et de considérer la cause qui fait réussir soit une action habituelle, soit une action spontanée. Or tout le monde conviendra que cette étude est le propre de l’art.

III. Aujourd’hui, ceux qui écrivent sur la rhétorique n’en traitent qu’une mince partie[3]. Les preuves ont seules un caractère vraiment technique, tout le reste n’est qu’un accessoire ; or ils ne disent rien de l’enthymème, ce qui est le corps de la preuve. Le plus souvent, leurs préceptes portent sur des points étrangers au fond de l’affaire.

IV. L’attaque personnelle (διαβολή), l’appel à la pitié, l’excitation à la colère et aux autres passions analogues de l’âme ont en vue non l’affaire elle-même, mais le juge. C’est au point que, si l’on faisait pour tous les jugements ce qui se fait encore aujourd’hui dans quelques cités, et des mieux policées, ces rhéteurs n’auraient rien à mettre dans leurs traités.

V. Parmi tous les hommes, les uns pensent que les lois doivent prononcer dans tel sens[4], et les autres, en admettant l’appel aux passions, interdisent tout ce qui est en dehors de l’affaire, comme on le fait dans l’Aréopage ; et c’est là une opinion juste. Il ne faut pas faire dévier le juge en le poussant à la colère, à la haine, à la pitié. C’est comme si l’on faussait d’avance la règle dont on va se servir.

VI. De plus, il est évident que, dans un débat, il faut montrer que le fait est ou n’est pas, ou bien a été ou n’a pas été, et ne pas sortir de là. Est-ce un fait de grande ou de faible importance, juste ou injuste, voilà autant de points que le législateur n’a pas déterminés ; il appartient au juge lui-même de les connaître et ce n’est pas des parties en cause qu’il doit les apprendre.

VII. Il convient donc, par-dessus tout, que les lois, établies sur une base juste, déterminent elles-mêmes tout ce qui est permis et qu’elles laissent le moins possible à faire aux juges. En voici les raisons. D’abord, il est plus facile de trouver un homme, ou un petit nombre d’hommes, qu’un grand nombre qui soient doués d’un grand sens et en état de légiférer et de juger. De plus, les législations se forment à la suite d’un examen prolongé, tandis que les décisions juridiques sont produites sur l’heure, et, dans de telles conditions, il est difficile, pour les juges, de satisfaire pleinement au droit et à l’intérêt des parties. Enfin, et ceci est la principale raison, le jugement du législateur ne porte pas sur un point spécial, mais sur des cas futurs et généraux, tandis que les membres d’une assemblée et le juge prononcent sur des faits actuels et déterminés, sans laisser d’être influencés, souvent, par des considérations d’amitié, de haine et d’intérêt privé, ce qui fait qu’ils ne peuvent plus envisager la vérité avec compétence, mais que des sentiments personnels de joie ou de peine viennent à offusquer leurs jugements.

VIII. Si, sur tout le reste, nous le répétons, il faut laisser le moins possible d’arbitraire au juge, c’est à lui qu’il faut laisser décider si tel fait a existé, existera, existe, oui ou non, attendu que le législateur n’a pu prévoir cette question.

IX. S’il en est ainsi, c’est, on le voit, traiter un sujet étranger à la cause que de déterminer d’autres points, comme, par exemple, qu’est-ce que doit contenir l’exorde, ou la narration, ou chacune des autres parties d’un discours ; car ces moyens ne tendent à autre chose qu’à mettre le juge dans tel ou tel état d’esprit. Mais, sur le chapitre des preuves oratoires, ils n’expliquent rien, et pourtant c’est par les preuves que l’on devient capable de faire des enthymèmes.

X. Aussi, bien que la même méthode s’applique indifféremment au genre délibératif et au genre judiciaire, et que l’éloquence de la tribune soit plus belle et plus politique que celle qui s’occupe des contrats, ils ne disent rien du premier genre et s’appliquent tous à traiter de l’art de plaider. Cela tient à ce que, dans les harangues, on a moins d’intérêt, avant d’en venir au fait, à toucher des points étrangers à la cause et qu’il s’y trouve moins de place pour la malignité que dans une plaidoirie, l’intérêt étant plus général. Lorsqu’on prononce une harangue, l’auditeur est juge dans sa propre cause, et l’orateur n’a pas à faire autre chose que de lui montrer comment les choses sont telles que les présente l’auteur de la proposition. Dans les affaires de procédure, cela n’est pas suffisant, et, avant d’arriver au fait, il faut s’emparer de l’esprit de l’auditeur, car les juges prononcent sur des intérêts qui leur sont étrangers ; n’ayant en vue que leurs goûts personnels, et prêtant l’oreille aux plaidoyers pour le plaisir qu’ils y trouvent, ils se livrent aux deux parties en cause, mais ils ne font pas office de juges. Aussi, en beaucoup d’endroits, je l’ai dit plus haut, la loi défend-elle de rien dire en dehors de l’affaire. Mais là (dans le genre délibératif), les juges observent assez bien cette règle.

XI. La méthode, en matière de rhétorique, repose évidemment sur les preuves. La preuve est une démonstration (car si nous admettons une preuve, c’est surtout lorsque nous supposons qu’il y a eu démonstration). D’autre part, la démonstration oratoire c’est l’enthymème, qui est, en résumé, la preuve par excellence ; or l’enthymème est une sorte de syllogisme, et il appartient tout aussi bien à la dialectique, prise dans son ensemble ou dans quelqu’une de ses parties, d’examiner tout ce qui se rattache au syllogisme. Il ressort de tout cela que celui qui pourra le mieux approfondir l’origine de la construction du syllogisme sera le plus capable de faire des enthymèmes, surtout s’il sait, de plus, sur quels objets portent les enthymèmes et en quoi ils diffèrent des syllogismes logiques. En effet, la considération du vrai et celle du vraisemblable dépend d’une seule et même faculté et, en même temps, les hommes sont naturellement aptes à recevoir une notion suffisante de la vérité ; la plupart du temps ils réussissent à la saisir. Aussi, à l’homme en état de discerner sûrement le plausible[5], il appartient également de reconnaître la vérité. Ainsi donc, on vient de voir que les autres rhéteurs traitent de la matière sans avoir égard à la cause et tendent plutôt à dévier vers le genre judiciaire.

XII. La rhétorique est utile, d’abord, parce que le vrai et le juste sont naturellement préférables à leurs contraires, de sorte que, si les décisions des juges ne sont pas prises conformément à la convenance, il arrive, nécessairement, que ces contraires auront l’avantage ; conséquence qui mérite le blâme. De plus, en face de certains auditeurs, lors même que nous posséderions la science la plus précise, il ne serait pas facile de communiquer la persuasion par nos paroles à l’aide de cette science. Un discours scientifique tient de la doctrine, ce qui est (ici) d’une application impossible, attendu que, pour produire des preuves et des raisons, il faut s’en tenir aux lieux communs, comme nous l’avons déjà dit dans les Topiques[6], à propos de la manière de parler à la multitude. Il faut, de plus, être en état de plaider le contraire de sa proposition, comme il arrive en fait de syllogismes, non pas dans le but de pratiquer l’un et l’autre (le non vrai et le non juste), car il ne faut pas conseiller le mal, mais pour ne pas ignorer ce qu’il en est, et afin que, si quelque autre orateur voulait discourir au détriment de la justice, nous soyons nous-mêmes en mesure de détruire ses arguments. À la différence des autres arts, dont aucun n’arrive par le syllogisme à une conclusion opposée, la rhétorique et la dialectique sont seules à procéder ainsi, l’une et l’autre supposant des contraires. Toutefois, les matières qui s’y rapportent ne sont pas toutes dans les mêmes conditions, mais toujours ce qui est vrai et ce qui est naturellement meilleur se prête mieux au syllogisme et, en résumé, est plus facile à prouver. De plus, il serait absurde que l’homme fût honteux de ne pouvoir s’aider de ses membres et qu’il ne le fût pas de manquer du secours de sa parole, ressource encore plus propre à l’être humain que l’usage des membres.

XIII. Si, maintenant, on objecte que l’homme pourrait faire beaucoup de mal en recourant injustement à la puissance de la parole, on peut en dire autant de tout ce qui est bon, la vertu exceptée, et principalement de tout ce qui est utile ; comme, par exemple, la force, la santé, la richesse, le commandement militaire, car ce sont des moyens d’action dont l’application juste peut rendre de grands services et l’application injuste faire beaucoup de mal.

XIV. Il est donc évident que la rhétorique n’appartient pas à un seul genre déterminé, mais qu’elle opère comme la dialectique, et qu’elle est utile. Maintenant, son fait n’est pas autant de persuader que de voir l’état probable des choses par rapport à chaque question, ce qui a lieu pareillement dans les autres arts. Ainsi, le propre de la médecine n’est pas de donner la santé, mais plutôt d’agir en vue de ce résultat autant qu’il est en elle ; car il peut arriver que des gens incapables de jouir d’une bonne santé reçoivent cependant des soins efficaces. Outre cela, le propre de la rhétorique, c’est de reconnaître ce qui est probable et ce qui n’a que l’apparence de la probabilité, de même que le propre de la dialectique est de reconnaître le syllogisme et ce qui n’en est que l’apparence ; car, si le syllogisme devient sophistique, ce n’est pas en puissance, mais par l’intention qu’on y met[7]. Toutefois, dans le cas actuel (celui de la rhétorique), on sera orateur soit par science, soit d’intention, tandis que, dans l’autre (celui de la dialectique), on sera sophiste d’intention et dialecticien, non pas d’intention, mais en puissance.

XV. Essayons d’exposer la méthode (oratoire) elle-même et de dire par quels moyens nous pourrons atteindre le but que nous nous sommes proposé. Reprenons-en donc la définition à son principe ; après quoi, nous nous occuperons de tout le reste.

  1. Cp. Plutarque, De la lecture des Poètes, IV, 1. Μιμητικὴ τέχνη καὶ δύναμίς ἐστιν ἀντίστροφος τῇ ζωγραφίᾳ. L’art et la faculté d’imiter se rattachent à la peinture. — « La rhétorique n’est pas subordonnée à la dialectique ; elle lui est coordonnée (ἀντίστροφος). » [Ch. Thurot, Études sur Aristote, 1850, p. 171, et appendice 10.] Pour M. Thurot, la rhétorique « fait le pendant de la dialectique », p. 265 et ailleurs. Cp. J.-P. Rossignol, Journal des savants (sept. 1842).
  2. On dirait aujourd’hui d’instinct, spontanément ; mais nous nous sommes appliqué, en traduisant Aristote, à conserver, autant que possible, l’expression et l’image de notre auteur.
  3. Si, au lieu de πεποιήκασι que donne le plus ancien manuscrit connu (Cod. parisinus, 1743), on adopte πεπορίκασι leçon donnée à la marge de ce manuscrit et dans le texte de trois autres, sur les cinq consultés, on pourra traduire : « n’ont apporté qu’un faible secours à cet art. »
  4. Οὕτως ἀγορεύειν.
  5. Sur la signification de τὰ ἔνδοξα, voir Ch. Thurot, Études sur Aristote. 1860, p. 125. Cp. Aristote, Top. I, 1.
  6. Cp. Topic, I, 2, 4. — VIII, 2, 1, éd. Buhle.
  7. La puissance, δύναμις, c’est ici l’ensemble des ressources renfermées dans un art, indépendamment d’une application bonne ou mauvaise. L’intention, le dessein (προαίρεσις), c’est l’application de ces ressources à tel but, à telle arrière-pensée.