Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 4

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 96-100).
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CHAPITRE IV

Principales propositions propres au genre délibératif.

I. Voyons, d’abord, en vue de quels biens et de quels maux délibèrent ceux qui délibèrent, puisque la délibération n’a pas trait à tout indistinctement, mais seulement aux faits dont l’existence ou la non-existence est admissible.

II. Les faits dont l’existence actuelle ou future est nécessaire, et ceux dont l’existence passée est impossible, sont en dehors de toute délibération.

III. On ne délibère même pas sur tous les faits admissibles indistinctement, car certaines choses sont naturellement bonnes et le deviennent par hasard, parmi celles qui peuvent être ou ne pas être, sur lesquelles il n’y a pas profit à délibérer. Il est évident que les sujets de nos délibérations sont ceux qui, par leur nature, se rapportent à nous, et les faits dont la première existence dépend de nous. Notre examen s’étendra, ni plus ni moins, jusqu’au point où nous aurons vu s’il nous est possible ou impossible d’agir.

IV. Énumérer en détail et minutieusement, avec les divisions spéciales, toutes les variétés d’affaires, puis donner, autant qu’il conviendrait, des définitions rigoureuses sur chacune d’elles, ce n’est pas le moment de chercher à le faire, vu que ce n’est plus du domaine de l’art oratoire, mais bien d’un art plus avisé[1] et plus positif, et que ce serait, dès à présent, appliquer à la rhétorique beaucoup plus de théorèmes que ceux qui lui sont propres.

V. Il est bien vrai, comme nous l’avons dit précédemment[2], que la rhétorique se compose d’une partie de la science analytique et de la partie morale de la politique. Elle ressemble, par certains côtés, à la dialectique, et par d’autres à l’art des sophistes.

VI. Mais, si l’on avait la prétention de voir dans la dialectique, ou dans l’art qui nous occupe, non pas des ressources, mais des sciences proprement dites, on perdrait de vue, sans s’en douter, leur nature propre en les faisant passer dans le domaine des sciences de faits établis, et non plus des seuls discours.

VII. Quoi qu’il en soit, tout ce qu’il est à propos de distinguer ici, en laissant à la science politique les spéculations qui lui sont propres, nous l’affirmerons encore une fois. Ainsi, presque tous les sujets de délibération, presque toutes les propositions que soutiennent les orateurs dans une assemblée délibérante, se réduisent à cinq chefs principaux ; ce sont les revenus, la guerre, la paix, la défense du pays, l’importation et l’exportation, enfin la législation.

VIII. Pour parler dans une délibération portant sur les revenus, on devra connaître les recettes de l’État, leur nature et leur quantité, de façon que, si quelqu’une est oubliée, on l’ajoute ; si quelque autre est insuffisante, on puisse l’augmenter. En outre, il faut connaître toutes les dépenses, pour pouvoir supprimer celle qui serait superflue et réduire celle qui serait excessive. Ce n’est pas seulement en ajoutant à son avoir que l’on s’enrichit, mais c’est encore en retranchant sur ses dépenses. Et ce n’est pas seulement d’après la pratique de son propre pays qu’il convient d’envisager cette question ; il faut aussi connaître l’expérience faite à l’étranger, pour en faire profiter la délibération ouverte sur ces questions.

IX. Sur la paix et la guerre, il faut connaître les forces de l’État, savoir quelles elles sont déjà et quelles elles peuvent être ; en quoi elles consistent ; en quoi elles peuvent s’accroître ; quelles guerres ont été soutenues et dans quelles conditions. Il faut connaître non seulement les ressources de son propre pays, mais encore celles des pays limitrophes ; savoir ceux avec lesquels une guerre est probable, afin d’être en paix avec ceux qui sont plus forts et de se réserver de faire la guerre avec ceux qui sont plus faibles. Il faut savoir, au sujet des forces, si elles sont semblables ou dissemblables[3], car il y a, selon le cas, probabilité de victoire ou de défaite. Il n’est pas moins nécessaire d’avoir considéré l’issue de la guerre, non seulement dans le pays, mais chez d’autres peuples, car les causes semblables amènent, naturellement, des résultats analogues.

X. Maintenant, sur la question de la défense du territoire, il ne faut pas ignorer en quoi elle consiste, mais connaître, au contraire, l’effectif des garnisons, leur mode de composition, les emplacements des postes de défense (chose impossible si l’on ne connaît pas le pays), de façon que l’on puisse, si une garnison est trop faible, la renforcer ; plus que suffisante, la réduire, et défendre, de préférence, les postes les plus avantageux.

XI. Au sujet de l’alimentation, il faut savoir quelle dépense elle imposera à l’État, quelle quantité de subsistances pourra être fournie par le sol, ou devra être demandée à l’importation ; quelles matières donneront lieu à l’exportation ou à l’importation, afin de conclure des conventions et des marchés dans cette vue[4]. En effet, il est nécessaire de maintenir les citoyens sans reproche à l’égard de deux sortes de peuples : ceux dont les forces sont supérieures, et ceux qui peuvent rendre des services en fait de transactions de ce genre.

XII. Il est nécessaire de pouvoir porter son attention sur tous ces points pour la sûreté de l’État ; mais il n’est pas d’une minime importance de bien s’entendre à la législation, car c’est dans les lois que réside le salut du pays. Aussi est-il nécessaire de savoir combien il y a d’espèces de gouvernements, quels sont les avantages de chacun d’eux, quelles causes de destruction ils possèdent soit en eux-mêmes, soit du fait de leurs adversaires. Or je dis « en eux-mêmes », parce que, le meilleur gouvernement mis à part, tous les autres périssent par suite ou du relâchement, ou de la tension portés à l’extrême. Ainsi la démocratie devient plus faible non seulement en se relâchant, au point qu’elle en arrive finalement au régime oligarchique, mais tout autant lorsqu’elle est fortement tendue ; de même que non seulement si l’exagération d’un nez crochu ou d’un nez camus va en s’affaiblissant, on arrive au nez moyen, mais encore, si le nez est excessivement crochu ou camus, il prend une forme telle qu’il semble qu’il n’y ait plus de narines.

XIII. Il est utile, pour travailler à la législation, non seulement que l’on comprenne quel mode de gouvernement est avantageux, par la considération des temps passés, mais encore que l’on sache quel gouvernement convient à tel ou tel État dans les pays étrangers. De sorte que, évidemment, les voyages sur divers points de la terre sont, à ce point de vue, d’une grande utilité, car c’est un moyen de connaître les lois des peuples. Pour les délibérations politiques, il est utile de connaître les écrits des historiens ; mais tout cela est le fait de la politique, plutôt que de la rhétorique. Voilà ce que nous avions à dire sur les principales connaissances que doit posséder celui qui veut pratiquer le genre délibératif. Quant aux moyens à employer pour exhorter ou dissuader sur cet ordre de questions et sur les autres, c’est le moment d’en parler.

  1. ῎Εμφρων semble signifier ici apte à juger des affaires réelles. La rhétorique s’occupe plutôt de la façon de présenter les choses dans le sens de la proposition qu’il s’agit de faire prévaloir
  2. Chap. II, § 7.
  3. Nous dirions aujourd’hui « égales ou inégales ».
  4. Πρὸς ταῦτα. Divers manuscrits et les éditions donnent Πρὸς τοὔτους « avec tels ou tels ». Buhle traduit en latin πρὸς τούτους, mais dans les notes il préféra la leçon πρὸς ταῦτα.