Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre II/Chapitre 10

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 222-225).
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CHAPITRE X


De l’envie.


I. On voit aisément quels motifs suscitent l’envie, quelles personnes nous font envie et dans quel état d’esprit sont les envieux ; s’il est vrai que l’envie est la peine que l’on éprouve à la vue d’un succès en fait de choses que nous avons considérées comme avantageuses par rapport à ceux d’une condition semblable à la nôtre, non pas eu égard à notre intérêt, mais à leur intérêt, à eux. En effet, on aura un sentiment d’envie vis-à-vis de personnes qui sont, ou paraissent être nos semblables.

II. J’entends par « nos semblables » ceux qui le sont par la naissance, les liens de parenté, l’âge, la profession, la considération, les moyens d’existence. Ceux-là seront envieux qui ont toutes sortes de biens, ou peu s’en faut ; c’est pour cela que ceux qui font de grandes affaires et qui ont du bonheur sont enclins à l’envie : ils s’imaginent toujours que ce qu’on acquiert leur appartient.

III. De même ceux qui obtiennent des distinctions exceptionnelles à quelque titre particulier, et principalement pour leur sagesse, ou pour leur bonheur. Les ambitieux sont aussi plus portés à l’envie que les gens dépourvus d’ambition. De même encore ceux qui affectent d’être des sages, car leur ambition est tournée du côté de la sagesse ; et, d’une manière générale, ceux qui recherchent la renommée en quelque chose sont envieux par rapport à cette même chose ; et encore les gens d’un petit esprit, car tout leur semble d’une grande importance.

IV. Quant aux motifs de l’envie, nous avons déjà parlé de ceux qui sont des avantages[1]. Les travaux dans lesquels on recherche la renommée ou les honneurs et pour lesquels on a soif de gloire, les événements heureux qui nous arrivent, presque tout cela laisse une place à l’envie et, principalement, ce qui est un objet de convoitise, ou ce que nous croyons nous être dû, ou encore les choses dont la possession contribue quelque peu à augmenter notre supériorité, on à diminuer notre infériorité.

V. On voit clairement aussi à qui l’on porte envie : nous l’avons expliqué du même coup ; c’est-à-dire que l’on porte envie à ceux que rapprochent de nous le temps, le lieu, l’âge, le genre de renommée. De là, ce vers :

La parenté connaît, elle aussi, le sentiment de l’envie[2].

L’envie atteint encore ceux avec qui l’on est en rivalité, car on est en rivalité avec ceux dont nous venons de parler, tandis que ceux qui existaient il y a des centaines d’années, ou qui surviendront dans l’avenir, ou qui sont morts, personne n’est en rivalité avec eux, pas plus qu’avec ceux qui habitent aux Colonnes d’Hercule, ni ceux qu’une grande différence, en plus ou en moins, sépare de nous ou des autres. Voilà pour les objets d’envie et pour les envieux de cette sorte.

VI. Mais, comme on est en compétition avec ses concurrents, avec ses rivaux en amour, et, d’une manière générale, avec ceux qui convoitent le même objet que nous, il en résulte, nécessairement, que ce sont surtout ces sortes de personne qui excitent l’envie. De là le proverbe : « Potier contre potier[3]. »

VII. De même à ceux qui atteignent promptement leur but portent envie ceux qui l’atteignent avec peine ou ne l’atteignent pas du tout.

VIII. À ceux encore dont les acquisitions ou les succès sont un reproche pour nous ; c’est le cas de ceux qui nous touchent de près ou sont dans une condition semblable à la nôtre, car on sent bien que c’est par sa propre faute que l’on n’obtient pas le même avantage, et cette pensée, en causant du chagrin, fait naître l’envie.

IX. De même à ceux qui possèdent ou se sont procuré tels biens qu’il nous eût été convenable de posséder, ou que nous possédions jadis ; c’est ce qui fait que les vieillards portent envie aux jeunes gens.

X. Ceux qui ont fait de grandes dépenses pour une œuvre portent envie à ceux qui ont obtenu le même résultat à peu de frais.

XI. On voit clairement aussi de quoi se réjouissent les gens de cette sorte, quelles personnes leur font plaisir et dans quel état d’esprit ils se trouvent. En effet, s’ils s’affligent de ne pas être dans telle condition donnée, ils se réjouiront d’être mis dans cette condition par des motifs contraires. Par conséquent, si l’auditoire est dans cette disposition d’esprit et que ceux qui prétendent inspirer la pitié et obtenir ce qu’ils demandent soient des gens tels que nous l’avons expliqué, il est manifeste qu’ils ne réussiront pas à exciter la pitié de ceux qui disposent de leur sort.


  1. Chap. IX, § 3.
  2. Le scoliaste attribue ce vers à Eschyle.
  3. Hésiode, Œuvres et Jours, vers 25.