Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Quatorze lettres de Mathilde Wesendonk

La bibliothèque libre.
Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome secondp. 227-258).


Appendice.


14 Lettres
de
Mathilde Wesendonk
à
Richard Wagner.


(24 Juin 1861 — 13 Janvier 1865).


1.

Je vous ai plaint souvent par ces temps de chaleur, car je sais qu’il fait suffocant alors à Paris. Je crois bien volontiers que vous fuyiez vers le Bois de Boulogne, seulement on le paie toujours cher. Sur la « colline verte », il fait très beau maintenant, et les soirées de clair de lune sont incomparables. Depuis longtemps nous n’avons eu pareil été ; cela vous procure des sensations bizarres, et l’on craint d’aller se coucher, de peur que, le lendemain, le temps ne vienne à changer. La semaine dernière, nous avons fait une petite excursion avec les enfants à Baden-Weiler, le manoir patrimonial des princes de Zehringen. C’est à une heure de chemin de fer de Bâle : l’aspect de la contrée est déjà celui du petit pays badois un peu plus loin. De beaux noyers, des bois, des collines, des pâturages et, à l’arrière-plan le ruban d’argent du Rhin. Tels seront à peu près les traits de votre pays futur. Riant, silencieux et solitaire — presque trop solitaire, je crains, en ce qui concerne les relations avec des personnes de sentiments raffinés, d’intelligence éprise d’art. En ce sens, vous êtes gâté par Paris. Lessing est une nature réservée, je dirais même trop discrète, dont la plus grande passion est la chasse. Schirmer est tout à fait l’homme de la nature. Le grand-duc ? Vous devez le connaître mieux que moi. Nos princesses allemandes sont, pour la plupart, élevées trop strictement à et pour la maison ; elles apprennent à faire le ménage, c’est-à-dire à économiser leur argent de poche, et nous touchent par leurs dehors simples et sans prétentions. La grande-duchesse, cependant, présente certaines caractéristiques, qui disposent en sa faveur. Au Römerbad, à Baden-Weiler, est accroché à la muraille, dans un cadre d’or, son portrait, à côté de celui du duc, tandis que les régents précédents doivent se contenter d’un modeste cadre noir. D’ici à cinquante années, le jeune couple prendra place, lui aussi, dans le cadre noir, tandis qu’une nouvelle étoile brillera dans le cadre d’or, et que l’aïeul aura tout à fait disparu. C’est un symbole du Temps. Samedi passé, il y avait un concert à Notre-Dame. Papa Heim dirigeait, sans être le moins du monde à la hauteur de sa tâche. Schmidt, de Vienne, chanta un air de la Création.[1] Voix magnifique, qui, même dans ses dernières vibrations, restait claire et distincte… Il doit faire un excellent Roi Henri. Aussi je me réjouissais de voir sa taille vigoureuse, qui semble résistante au moins. Il chante continuellement, tantôt ici, tantôt là ; mais ses programmes sont effroyables, conçus pour flatter les goûts d’un public tout ordinaire. On donna aussi quelques fragments d’Orphée et Eurydice de Gluck, qui me firent grande impression. Superbe est le passage où Orphée descend dans l’Orcus, et où les esprits infernaux lui crient, d’une voix tonnante : « Non ! non ! » Les accords de la harpe interviennent au milieu de cela avec une telle noble tendresse, qu’ils nous enseignent à croire au triomphe final du Beau. Je voudrais bien voir l’œuvre entière. Madame Wille était venue au concert également et logeait chez nous. Elle m’a chargé de beaucoup de compliments pour vous. Je l’ai enchantée avec l’Or du Rhin. Le dimanche matin, nous déjeunâmes sur la terrasse du nord, et parlâmes beaucoup de vous. Pour prendre le repas avec nous viennent Keller, le Dr Wille, Köchly et sa femme, et la vieille demoiselle Ulrich, dont vous vous souvenez encore probablement. Son originalité nous plaît beaucoup… Je bavarde et bavarde : peut-être cela fait-il plaisir à l’ami, qu’on lui rappelle au moins le bon temps d’autrefois. Il sait beaucoup de choses, mais ce qui est gris et triste, Dieu merci, il ne le sait pas encore. Flux et reflux, lumière et ombre, telle est la jeunesse. Des situations d’esprit, telles que vous les indiquez dans votre dernière lettre,[2] « le Gris »[3] ne les connaît pas. D’ailleurs, nous savons qu’elles passent, et cela nous console. Tandis que je suis ici à écrire, au balcon, les Alpes flamboient des plus tendres rougeurs crépusculaires. Si je pouvais en dérober un rose reflet et vous l’insuffler dans l’âme !

Je suis heureuse d’apprendre que vous allez à Weimar. Liszt est, après tout, l’homme qui vous est le plus proche. Ne vous laissez point gâter l’appréciation que vous avez sur son compte. Je connais une belle parole de lui : « J’apprécie les gens d’après ce qu’ils sont pour Wagner. » En ce qui concerne Vienne, voyons si la destinée nous sera favorable. Nous y songeons volontiers. J’ai eu pour la première fois des nouvelles de la princesse à Rome. Elle n’y rend visite qu’aux Nazaréens, les peintres Chrétiens, les peintres d’Église. Cela sert ses fins, et elle persévère avec une conséquence rigoureuse, quoiqu’elle doive s’ennuyer cordialement. À part Cornélius et Overbeck, il y a peu de jouissances à trouver là ; évidemment, je veux dire parmi les artistes vivants. Et maintenant encore une prière, que vous exaucerez bien, à l’occasion. Je viens de recevoir un petit album pour photographies, et depuis je possède diverses photographies de connaissances, du format carte de visite, comme mon portrait. En quelques secondes on en obtient une douzaine. J’ai bien votre grand portrait, mais le petit album voudrait tellement en avoir un également, et la place reste libre pour qu’il vienne l’y occuper. Vous pardonnerez au petit album son caprice, n’est-ce pas ? Il patientera cependant, et l’enfant aussi : le maître ne sera pas importuné par des lettres de rappel. Qu’il exauce la prière quand l’envie lui en viendra, car, s’il devait demander seulement à l’enfant, il aurait, je le crains, par trop à faire. L’enfant tâche de se fortifier par des bains réconfortants ; mais ils entament et emportent le peu de vigueur qui lui reste. Le résultat final, cependant, doit en être bon. À présent l’obscurité arrive, les montagnes sont pâles et mortes ; le silence est d’un profond ! Que le calme, le calme, la sainte paix descende en votre cœur !

Votre
Mathilde Wesendonk.



24 Juin 61.

Matin. — La semaine dernière, le Pacha d’Égypte a été ici, pour se rendre ensuite à la terrasse de Bürkli, où, quelques minutes après, on chanta le Chœur des Pèlerins et l’Étoile du Soir. Les sonorités m’en arrivaient très distinctement. Sulzer est retourné à Winterthur, pour interrompre la cure. Tandis qu’il regardait les gravures, un doute me vint sur la puissance de sa vision ; plus tard, dans le jardin, pour distinguer les vigoureuses et grandes fleurs de pervenches, il prit des verres doubles. Cela me fut pénible, car les fleurs sont d’un bleu clair et se détachent nettement sur le vert savoureux des feuilles. Encore mes amicales salutations ! Voilà cette fois du vrai bavardage !

2.

Vos dernières lignes[4] m’ont beaucoup attristée. Longtemps je demeurai sans pouvoir y répondre. La pensée de notre rencontre à Vienne m’était devenue si familière, m’était finalement devenue une assurance. Pendant tout un temps, je n’y avais pas ajouté foi, puis celle-ci me vint, pour s’en aller ensuite. Ce qui est remis dans la main de l’avenir est peut-être perdu pour nous momentanément, peut-être à jamais. L’instant nous appartient ; mais qui sait donc ce que la Mère ténébreuse porte dans son sein à notre intention ? Comprenant bien les affres de l’enfantement d’un Tristan, je n’avais dans l’esprit pour ce moment qu’une entrevue. Si nous avions su que vous ne restiez plus que peu de temps à Vienne, nous aurions certainement avancé notre arrivée. Il n’en devait pas être ainsi ! Mais j’en ai perdu le sommeil, maintenant. Nous voulons surprendre les secrets de la Mère, là où elle est encore éveillée, à Venise. Lundi prochain, Otto et moi nous partons pour cette ville. Nous n’y resterons pas longtemps ; dans quinze jours ou, tout au plus, dans trois semaines nous revenons. Ce nous sera un réconfort avant le commencement du sommeil hivernal, tel que je l’attendais de Vienne. Quoique la vie, de temps à autre, semble être une idylle, le regard perspicace y découvrirait bientôt la matière d’une tragédie. La myopie réciproque des humains les sauve de la conscience ; « contempler » n’apporte pas la souffrance, « être », toujours. Vous, qui adorez Schopenhauer, vous devriez savoir cela ! Ainsi les hommes qui « contemplent » beaucoup et ne « sont » rien jouissent du plus grand bonheur ! Et, en somme, il s’agit « d’être heureux », n’est-ce pas ? Être grand, être bon, être beau, cela ne suffit pas à l’homme ; il veut être heureux aussi ! Etrange marotte ! Il me semble, que quiconque est grand, bon ou beau n’a plus besoin de l’appareil fatigant et illusoire du reste ! Mais qu’est-ce que je sais de cela, moi ?

Dans le monde des grands hommes d’ici, il y a des changements importants. Gottfried Keller est nommé secrétaire d’État, et occupe l’ancien appartement du conseiller Sulzer, près de la chancellerie. Ainsi la pauvre mère du « vert Henri » a encore la joie de voir son fils apprécié et honoré extérieurement ! Puis Moleschott a été appelé comme professeur de sa branche à l’Université de Turin. À la fin il vivait ici tout à fait délaissé, et sans ami presque.

Et, « last but not least », votre Herwegh est nommé professeur de « Littérature comparée » à Naples. Il était temps, vu sa situation extérieure ; elle était tout près de la ruine. Peut-être qu’il sera rendu à lui-même, par le moyen d’une occupation honorable, adéquate à ses penchants favoris. Ces messieurs ici hochent la tête à cause de la légèreté de de Sanctis ; mais je suis heureux, moi, de voir que quelques grands noms sont reconnus à présent. C’est si rare en Allemagne. Les noms réputés sonnent creux, pour la plupart ; les gens seulement dont on ne parle pas ont de la valeur.

Quelles nouvelles vais-je recevoir prochainement de l’ami ? Je partage la douleur de sa récente désillusion ! Où le conduira maintenant la destinée ? Le temps viendra-t-il où il trouvera le repos sur « la colline verte » ? Espérons-le, quoique l’espoir soit pour ainsi dire nul ! Merci pour les photographies et tendre affection.

Mathilde Wesendonk.

23 Octobre 61.


3.

Je viens de lire le plan des Maîtres-Chanteurs.[5] Je le trouve excellent, et j’espère que vous en tirerez bon parti. Nombre de traits délicats y sont indiqués, et par cela vous pourrez vous épargner beaucoup d’efforts. Je bénis la reprise de ce travail ; je m’en réjouis comme d’une fête prochaine. À Venise j’aurais à peine osé formuler pareil espoir.

Vous avez détruit une joie intime que je m’étais préparée pour Noël. Le jour de mon anniversaire vous deviez recevoir une lettre — elle reste en souffrance à Vienne. Une petite caisse, renfermant quelques menues bagatelles, dont il fut question par hasard au cours de nos entretiens, devait vous causer une surprise à la Noël. J’avais travaillé avec un plaisir infini, avec une rapidité extraordinaire, des plus aisément, dans la crainte secrète d’arriver trop tard. J’attends maintenant que l’on me renvoie la caisse de Vienne.

La traduction de Cervantès est une trouvaille précieuse. Le manuscrit est-il bien authentique ? Il serait difficile d’imiter l’auteur à s’y méprendre !

Merci pour votre bonne lettre,[6] qui du moins m’apporte de votre écriture, quoique le sentiment sublime d’autrefois soit absent, et recevez les meilleurs vœux, les meilleures salutations de

votre
Mathilde Wesendonk.

25 Déc. 61.

4.

Je viens de lire la biographie de Schopenhauer,[7] et me sentis irrésistiblement attirée par son caractère, qui ressemble tant au vôtre. Un désir ancien me prit de regarder une fois dans ce bel œil inspiré, dans le profond miroir de la nature, qui est commun au génie. Nos relations personnelles s’évoquèrent à ma mémoire : je voyais le monde, grand et riche, que vous avez ouvert à l’esprit de l’enfant ; mes yeux ne pouvaient se détacher de cet édifice merveilleux ; mon cœur battait à coups pressés, de tendre reconnaissance ; et je sentais que de tout cela rien ne pourrait jamais se perdre pour moi ! Aussi longtemps que je vivrai, je lutterai pour arriver à la connaissance ; telle est votre part dans mon développement. Schopenhauer, conformément aux décrets du destin, ne devait point vous connaître ; il n’a point connu vos créations musicales non plus. « Peu importe ! » dirait-il aujourd’hui, avec un sourire « nous faisons tous deux partie de l’univers. Un regard solitaire : tel est notre destin ! » Le livre contient un excellent portrait du défunt, où la nudité crue de la photographie est embellie et rehaussée par la force intellectuelle de l’homme. Quand vous serez plus près de moi, je serai heureuse de vous passer un livre de temps à autre, sans vous occasionner d’ennuis au Ministère. Ma pauvre petite caisse m’est revenue ; je l’ai tristement mise de côté. Dès que vous serez fixé quelque part, je me faufilerai certainement jusque là, tout comme les lutins poursuivaient le pauvre paysan ![8]… Comment va la santé — et le travail ?

À vous de cœur.

Mathilde Wesendonk.


16 Janvier 62.

5.

Le lion ailé[9] sur votre table de travail s’est réveillé. La force et l’intellectualité, voilà ce qu’il symbolise. Il secoue à bas de ses membres la lourdeur des rêves ; il agite sa crinière. Cela me rend heureuse ; je ne pense à rien d’autre. Pour tout ce qui vient du dehors confions-nous au destin. L’ennemi est à l’intérieur, dans les abîmes du cœur même.

Presque jamais, me semble-t-il, la source de votre poésie n’a coulé aussi richement, avec autant d’originalité, que maintenant. Aussi c’est une espèce de justice envers vous-même que de donner une fois à votre humour profond et indestructible, qui forme une part si essentielle de votre caractère, tout l’essor convenable. Le divin éphèbe, avec son frère l’Amour, descendit des hauteurs de l’Olympe dans le cœur humain, et seulement là où l’un aimait à s’arrêter entrait l’autre.

Il me semble que je suis montée sur une élévation, et que mon regard s’abîme, parmi les rougeurs d’un soir merveilleux, dans l’hymne de la création !

Amitiés et adieu !

Votre
Mathilde Wesendonk.


19 Janvier 62.

6.

Je le savais bien : les rêves sont fidèles ![10] Plus la réalité se retire de nous, plus s’éveille le rêve. Que le ciel vous envoie encore bon nombre de ces rêves !

Votre
Mathilde Wesendonk.


23 Déc. 62.


7.

Veuillez joindre ces feuillets aux autres dans le portefeuille vert. Sous peu je vous écrirai. Pour le moment, je me laisse soigner comme une enfant malade et me faire du bien. Saluez le docteur pour moi !

Votre
Mathilde Wesendonk.
3 Juillet 1863.


7a.

Élu pour moi, perdu pour moi,
Cœur aimé pour l’éternité ![11]


On entend chanter les rossignols,
Lorsque les arbres portent toutes leurs fleurs ;
Mais dans les jours troubles de l’automne
Aucun oiseau ne se risque à chanter.
Les Alpes se dressent hautement vers le ciel
Avec un renoncement à jamais froid et muet.
Mais on les voit rougir profondément et hésiter.
Tandis que la déesse approche sur le char du soleil.
Oh ! n’interroge point, n’interroge jamais ;
J’ai appris à supporter beaucoup de choses, sauf une,
Mais cette seule chose, je ne puis te la dire ;
De là l’accent plaintif de mon chant.


Est-ce qu’une coupe peut contenir toute la lumière d’or du grand soleil ?
Et toi, mon cœur, toi, si petit,
Tu veux, à toi seul, contenir
Tout le bonheur du monde !
L’immensité de l’amour
Enfermé en des limites
Et toute la volupté des cieux
Dans le rêve de la vie !

________


Dans le cœur, trouble et triste,
Se plaint une douleur intense.
Abîme plein d’horreurs
Comme la mer profonde.
Et des soupirs, comme des souffles de vent
Vont et viennent sur la surface de l’onde.
Le souvenir y rayonne, doux
Comme la rougeur du soir.
Tel un esquif vogue l’espérance.
Par les désirs poussé vers la rive.
Il chancelle parmi les brisants :
Jamais sur la plage il n’atterrira.

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Lorsque la souffrance, aux ailes endeuillées.
Descend effroyablement sur l’âme.
Ton Esprit, de l’éternelle Vicissitude
Est détourné vers l’Illimité.
Lorsque de l’œil tombe le bandeau des illusions.
Et que l’Eden disparaît en de l’écume.
Que de la tombe se lèvent des ombres pâles

Et que le jour d’à présent devient un rêve,
On ne cherche plus l’être que dans le non-être ;
Toute existence devient une apparence vaine ;
De réel il n’y a que le cœur battant
Et ses souffrances à jamais affirmatives !

________


22 Mai 1863.

Une âme grande et pure
Renferme la petite fleur,
Qui de tout son être
Vit dans la lumière du soleil ;
Pour unique préoccupation elle a
Le désir d’être belle.
Quoique le rayon d’or
Baise mille corolles sœurs.
Elle ne ressent jamais le mal de l’envie.
Et accueille le rayon avec joie.
Se tourne toujours vers lui.
N’a de senteurs que pour lui.
Et, s’il vient à l’oublier tout à fait.
Ferme en silence son œil aimant.
Baisse doucement sa petite tête,
Pousse un léger soupir, se tait — et meurt.

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Ô mon cœur, combien grande serait ta peine,
Si tu étais pur comme la fleur ?
J’ai creusé une tombe ;
J’y ai déposé mon amour,
Et tout mon espoir et tous mes désirs,

Toutes mes larmes
Et tout mon bonheur, et toute ma peine.
Et, après les avoir couchés avec soin,
Je descendis moi-même dans la tombe.

________

8.

Votre lettre volumineuse[12] vient m’écraser le cœur de tout son poids aujourd’hui ; croyez, mon ami, ce que je vous dis ! Mais je ne m’irrite point pour les soucis que vous m’apportez de la sorte, car je compatis volontiers à vos souffrances. Tout mon être se sent ennobli de pouvoir souffrir avec vous. Si tristement que me regardent ces lettres, quand je demande quel est leur sens, elles me deviennent chères et amicales, quand je me dis qu’elles ont été écrites « par lui » et « pour moi ». Mon ami, je le crains, vous pourriez me dire beaucoup de mauvaises choses, que je ne vous en voudrais pas !

Ô homme « abandonné de la joie » — une expression que je découvris un jour dans Walther von der Vogelweide et que j’appliquai tout de suite à vous, au plus profond de mon cœur. Quiconque pourrait vous aider devrait être très heureux ! J’éprouve le vertige, en songeant à toutes les choses écœurantes qui vous entourent. Le Destin est votre débiteur, à part quelques beaux moments, qui ressemblent au « bon » dangereux, décrit par vous si merveilleusement, et qui vous tombent en partage plus fréquemment qu’à tout autre. Je sais cela, et j’en suis affligée du plus profond de mon âme ; je n’ai aucune parole de consolation banale, parce que je n’entrevois pas l’espérance qu’il puisse en être jamais autrement. Je n’ai pas besoin de vous dire combien je souffre en vous voyant courir par le monde pour donner des concerts. Et même si le ciel retentissait des applaudissements de la foule, ce ne serait pas une compensation adéquate à votre sacrifice. Le cœur saignant, je suis vos soi-disant « triomphes », et j’en arrive à être presque amère, quand on veut me les représenter comme des événements heureux. Je sens alors combien peu on vous connaît, c’est-à-dire combien peu on vous comprend, et que moi — je vous connais et vous aime ! Le pouvoir d’un seul être représente bien peu de chose en regard de l’Hydre aux mille têtes qui s’appelle le Monde ! On lui donnerait tout le sang de son cœur, sans lui arracher le moindre amour. Il en est ainsi et il en a été ainsi dès avant nous !

Le portefeuille et la lampe ne doivent pas être une charge pour « l’Asile » ; ils deviendront « voyageurs » comme vous, si vous le quittez un jour. Est-ce que la difficulté de se défaire de cet « Asile » serait donc tellement grande, au cas où, plus tard, c’était votre intention ? Avez-vous acheté ou seulement loué ? Est-ce que le séjour à proximité de Vienne ne vous est point utile et désirable sous le rapport artistique, ne fût-ce que pour la bonne musique ? Mon cœur vous rappelle bien toujours vers la Suisse ; mais ce cœur est égoïste, et ne doit pas être écouté. Est-ce qu’un « asile » en Suisse, en dehors du premier « Asile », serait impossible ? Mes larmes ont défendu jusqu’ici l’« Asile » contre l’intrusion d’autres locataires ; mais je désespère de pouvoir obtenir davantage pour l’avenir. Quant au mouvement musical à Zurich, il existe un orchestre permanent de 30 exécutants, qui peut être utilisé comme noyau ; il assure le service du Théâtre, de la louable Société de Musique et de nombreux « Garten-Concerten, »[13] sous la direction d’un certain Fichtelberger, qui massacre les symphonies de Beethoven à la sueur de son front. Papa Heim (lequel appartint naguère au clan des mécontents) fait partie, maintenant, du comité et trône comme un bon prince ayant le sentiment de sa récente dignité, c’est-à-dire trouve tout excellent. À côté de cette Société existe et fait florès le quatuor Heisterhagen et Eschmann ; la place de Schleich est occupée par un jeune homme, apparemment bon musicien, du nom de Hilpert. Si vraiment vous avez l’intention de nous donner le plaisir d’une audition musicale sous votre propre direction, je vous propose de revenir à la « colline verte » pour quelque temps, de vous faire soigner par l’enfant, et puis de parler du reste. Vous ne me dites rien de votre travail, sinon que le portefeuille se remplit. Et je vous laisserais prendre le thé dans un service étranger ? Cruel, avare, me ravir le bonheur de vous en envoyer un autre ! Ne savez-vous pas que combler vos petits désirs est mon unique consolation pour vos lettres si pénibles, et que vous pourriez bien me la laisser !

Quand je serai de retour à Zurich, j’élèverai un petit chien, et dès qu’il m’aimera fidèlement, vous l’aurez. C’est entendu, n’est-ce pas ?

Dimanche matin je pars, peut-être pour quelques jours, pour Hombourg, où Otto a besoin d’une « cure de silence » ; vers la fin de la semaine prochaine nous comptons être de retour. Dans le courant du mois prochain, si vous ne pouviez pas venir en Suisse, nous viendrons à Vienne ou ailleurs. Je passe sur votre accident, puisque. Dieu merci, vous êtes sauvé ! Il se fait tard. Je vous écris en hâte : mais je ne pouvais garder le silence ; j’étais atterrée. Puissiez-vous vous sentir le cœur plus léger, quand vous recevrez ceci. Mes bien dévouées amitiés ! Je suis et reste, en toute fidélité,

votre
Mathilde Wesendonk.


[Schwalbach], 9 Août 1863.

Être heureux, souffrir ensemble, il nous reste donc beaucoup encore !

9.

23 Sept. 63.

Depuis trois semaines déjà, Otto souffre d’une fièvre rhumatismale et d’une inflammation des muscles. Je le soigne nuit et jour, sans arriver jusqu’ici à un résultat favorable. Sa maladie est douloureuse et susceptible de nombreuses alternatives d’amélioration et d’aggravation ; elle sera, je le crains, de longue durée. Demain Griesinger sera appelé en consultation ; j’espère dans sa science. Vous comprenez, mon ami, la raison de mon silence dans ces conditions. Votre désespérance[14] m’a vraiment glacé le cœur. Je sentais que je ne pouvais vous être d’aucun secours. Il fallait me dire que tous les dons de la nature, et les plus beaux, sont gaspillés en pure perte, si le vide succès extérieur ne vient pas les couronner ! À eux seuls ils ne sont rien, et quiconque en a l’avantage sur leî autres n’a que celui d’être plus misérable. Devoir songer à cela, à propos de vous, me donna presque de ramertume. Ma religion et ma foi (qui font un, à vrai dire) ne s’occupent que de la chose en elle-même. Je ne comprends réellement pas comment l’on peut mépriser et rechercher ensemble le résultat extérieur, c’est-à-dire le succès. Seul, le sage, me paraît-t-il, qui ne veut rien du monde, a le droit de le mépriser ; l’autre, qui en a besoin, devient, déjà par le simple contact, complice, et ne peut être son juge. Vous êtes conscient et complice au plus haut degré. Vous arrêtez au passage avec empressement chaque nouvelle illusion, sans doute pour effacer de votre cœur le désenchantement des déceptions antérieures, et personne ne sait mieux que vous qu’il n’en résultera rien, qu’il ne peut rien en résulter jamais. Mon ami, à quoi tout cela aboutira-t-il ? Cinquante années d’expérience ne suffisent-elles pas ? Le moment ne devrait-il pas arriver, où vous seriez parfaitement d’accord avec vous même ? Aujourd’hui j’ai reçu votre bon émissaire,[15] qui me fit infiniment de bien, et j’ai de nouveau foi en votre retour. Combien je serais heureuse de pouvoir vous procurer un séjour vraiment paisible et confortable ! L’automne en Suisse est parfois très beau ; même en hiver on est très bien ici chez soi. Si, le ciel nous en garde, la maladie d’Otto se prolongeait au-delà des prévisions, vous serait-il possible de passer la Noël avec nous ? Dans l’entre-temps j’espère de tout mon cœur, pour vous et pour nous, que cela pourra être plus tôt.

Affectueuses salutations de la part de

votre
Mathilde Wesendonk.



10.

Votre lettre d’hier, à laquelle vous vous référez, ne m’est point parvenue, malheureusement ; mais je vous remercie pour celle d’aujourd’hui.[16]

J’espère vous voir bientôt à Zurich, avant ou après les représentations de Carlsruhe. Notre malade va, de jour en jour, mieux. Le début de la maladie date déjà de huit semaines, il est vrai, et les forces ne reviennent que lentement. Nous espérons toutefois que cette crise amènera un changement salutaire et durable dans l’état de santé d’Otto, qui déjà depuis longtemps laissait à désirer ; les médecins nous confirment dans cette espérance.

Au revoir — sérieusement, cette fois — et cordiales amitiés de

votre
Mathilde Wesendonk.

20 Oct. 63.


11.

27 Oct. 63.
Cher ami !

La pensée de vous revoir bientôt chez nous m’occupe de plus en plus ; ce me sera une vraie fête pour mon cœur de vous voir installé le mieux possible. Je crois que notre intérieur possède les éléments d’une véritable intimité, sans gêne ni autre sacrifice pour aucun de nous. La vie est une science — dit un spirituel français — qu’il faut apprendre. De même que sur les vagues de la mer le calme parfois intervient, de même que le ciel est parfois sans nuages, ainsi il y a des moments dans la vie humaine, où la Destinée retient sa respiration. Dieu veuille nous accorder l’un de ces moments !

Ce que je désire si ardemment est en même temps si peu de chose, que vous en sourirez peut-être. C’est de vous voir au moins une fois l’an chez nous, familièrement, pour que vous connaissiez chaque coin de la maison, et que les enfants ne vous deviennent pas étrangers.

Je me suis toujours efforcée de tenir en éveil chez eux le souvenir de notre vie en commun, et aujourd’hui encore ils ne connaissent « l’Asile » que sous ce nom : « le jardin de l’oncle Wagner ». La pensée de le voir passer en d’autres mains m’était pénible. Maintenant seulement je suis rassurée, parce que la petite maison a été incorporée au reste, et est considérée comme appartenant à la grande propriété, par le fait de la création d’un jardin potager etc, mais surtout parce que les chambres du rez-de-chaussée ont été aménagées pour les études de Karl et le logement de son précepteur. De cette façon, la petite maison tombe sous ma garde spéciale, et je suis à même de la sauvegarder de la ruine ou de la négligence. J’ai à peine besoin de vous dire que même cela déjà me procure une certaine joie mélancolique. Vous savez par vous-même quelle satisfaction le cœur recherche en ces choses, qui ne sont rien en elles-mêmes, et que la foule si légèrement traite de « futiles ». Pour le cœur tout est important ici ; il demeure toujours idéaliste, et le monde n’a point de prise sur lui. Il s’ouvre au moyen d’une clef d’or, et s’échappe quand le monde s’imagine l’avoir bien dans la main.

J’espère recevoir bientôt des nouvelles de vous et de vos projets. Les beaux jours merveilleusement purs de l’automne sont passés maintenant, et le froid hiver est devant la porte. À l’intérieur, cependant, tout devient chaud et clair. La guérison d’Otto se poursuit à souhait, et je compte que bientôt les dernières traces de la maladie auront disparu. Ayez bon courage aussi, et aimez fidèlement

votre
Mathilde Wesendonk.


12.

Au « Cheval Noir », à Prague,[17] je vous envoie mes amitiés. J’ai lu, hier, votre brochure, et dus en rire : elle me semble tout ironie. Envoyez moi donc de là-bas le programme de vos représentations. La dernière chose que je reçus de Prague, portait l’épigraphe de la symphonie de Faust. Beaucoup de choses dans la vie humaine sont vouées à l’oubli, très peu sont inoubliables. Mais d’après celles-ci se calcule finalement la valeur de l’existence sur terre.

« Être ou ne pas être », telle est la question ici aussi. À l’Existence est infligée la Croix.

Je voudrais bien aller à Carlsruhe ; mais Otto n’a pas encore repris toutes ses forces. Il est faible encore, et nous devons lui éviter la moindre émotion. Peut-être sera-t-il possible, toutefois, de venir vers le 14. Lui-même en témoigne le désir.

Recevez mes meilleures amitiés maintenant, et préparez-vous pour le portefeuille vert. J’espère que nous réussirons à vous procurer le repos. Amenez, si vous le voulez, l’un de vos fidèles, Bülow ou Cornélius : il sera le bienvenu.

J’espère que la « colline verte » vous redeviendra chère un jour !

Votre
Mathilde Wesendonk.

Dimanche soir (Nov. 1863.)


13.

La moindre nouvelle de vous, cher ami, est une pensée de vous à moi et, comme telle, la plus chère salutation que puisse désirer mon cœur ! Ma gratitude vous est donc acquise pour toute communication, si courte qu’elle soit ![18] Nous n’avons plus besoin que de telles communications, comme un lien invisible pour nous conduire à travers la vie, en face de l’immensité du monde sentimental, auquel nous appartenons. Le nœud de la mystérieuse Filandière qui unit les fils de nos destinées est indéliable ; on ne peut que le rompre. « Savez-vous comment cela advint ? — »

Je comprends votre désespoir, votre épuisement, et sais ce qu’il vous en coûte d’aller en Russie. Je ne trouve nulle part de ressources à votre intention ; j’ai beau me creuser la tête, impossible d’aboutir. Alors je me tais, plutôt que de vous illusionner de vides espoirs, auxquels je ne crois pas moi-même. C’est le plus triste sort de l’humanité de voir un mal sans pouvoir l’extirper. Il est né avec nous, et nous le traînons à contre-cœur, comme une maladie contagieuse. Cela me fit du bien de savoir que vous aviez Mme von Bissing à Löwenberg et à Breslau. Heureux ceux qui font du bien ici-bas ! Ils sont vraiment les seuls à connaître la félicité !

L’amie vient de me quitter. Elle avait passé la nuit ici : nous nous remémorâmes des heures très belles, inoubliables !

Le petit Enfant-Jésus y était aussi. Il disait qu’il voulait aller à Vienne, pour orner le logis de l’ami. Je trouvais cela très bien, et j’aurais voulu partir avec lui sur-le-champ. Mais le petit Enfant-Jésus jouit de certains privilèges en ce monde ; je le priai donc d’aller trouver qui il fallait, et lui donnai encore sa signature. Maintenant il vous prie de lui faire bon accueil !

Les enfants sont dans la plus vive attente. L’arbre sera allumé dans la salle à manger, entouré de l’auréole raphaëlesque. Cela produit un bel effet.

Saluez Cornélius et souvenez vous de

votre
Mathilde Wesendonk.


21 Déc. 63.

14.

Mon ami !

Madame von Bülow me prie aujourd’hui par lettre de lui envoyer quelques-uns de vos manuscrits littéraires qui sont en ma possession. J’ai examiné tout le portefeuille, seulement il m’est impossible de me séparer de quoi que ce soit, à moins d’un désir exprès de votre part. Comme vous pouvez difficilement vous rappeler quels feuillets épars sont rassemblés dans mon portefeuille, je vous donne une liste complète, vous priant de me dire si je dois envoyer quelque chose et, dans le cas affirmatif, quoi.[19]

Je suppose évidemment que vous avez connaissance de la publication projetée de vos œuvres par Sa Majesté.[20] J’ai été très heureuse d’apprendre par la lettre de l’aimable Madame von Bülow que vous allez bien et avez rassemblé vos meilleurs amis autour de vous. Recevez mes amitiés cordiales et pensez affectueusement à

votre
Mathilde Wesendonk.

13 Janvier 1865.


Période Parisienne.
Le Freischütz.
De la Musique en Allemagne.
Caprices esthétiques : extraits du journal d’un musicien décédé.
Un pèlerinage chez Beethoven : importants souvenirs de la vie d’un musicien allemand.
Un pèlerinage chez Beethoven (fin).
Comment un pauvre musicien décéda à Paris (Nouvelle).
Une heureuse soirée.
La Reine de Chypre (Abendzeitung).[21]
La Reine de Chypre (suite).
Le Stabat Mater de Rossini (Zeitschrift f. Musik).[22]
Revue critique, Gazette musicale.
Les Fées. Grand opéra romantique en 3 actes.
Le Venusberg, opéra romantique en 3 actes. (Esquisse.)
Esquisse pour Wieland le Forgeron.
Esquisse pour le Jeune Siegfried.
Le Jeune Siegfried (poëme).
La Mort de Siegfried (esquisse).
La Mort de Siegfried I (poëme).
Préface pour la Mort de Siegfried.
La Mort de Siegfried II (poëme).
La Saga des Nibelungen.
L’Or du Rhin (esquisse).
L’Or du Rhin (poëme).
La Walküre (esquisse).
La Walküre (poëme).
Lettre à Liszt au sujet de la Fondation Goethe.
Siegfried (lettre).
À Mr von Ziegesar.
À propos d’une revue Musicale.
Période de Dresde.
Esquisse pour Lohengrin.
L’Art et la Révolution.
La Poésie etc. La Sculpture etc.
L’Art de l’avenir.
Le Génie de la Communauté.
Le Judaïsme dans la Musique.
Lettre à * * *
À la Chapelle de Dresde.
À un fonctionnaire du Ministère Public (poëme).
La Détresse (poëme).
La Réforme du Théâtre (Dresd. Anzeiger 16. Janv. 49).
Quels sont les rapports des aspirations républicaines avec la Royauté ? (Dresd. Anz.)
Artistes et critiques. À propos d’un cas spécial (ibid).
Programme pour la IXe symphonie de Beethoven.
L’Ouverture de « Coriolan » de Beethoven.
La Symphonie héroïque de Beethoven.
Ouverture « d’Iphigénie en Aulide » de Gluck. (Communication à la rédaction de la N. Z. f. M.)
Une conclusion pour l’ouverture « d’Iphigénie en Aulide » de Gluck.
Observations à propos de la représentation de l’opéra « le Vaisseau Fantôme ».
Esquisse pour les Maîtres-Chanteurs, opéra comique en 3 actes.
Discours au tombeau de Weber dans le cimetière de Dresde.
Cantate chantée devant le tombeau de Weber, le 10 Nov. 1844, à Dresde.
  1. De Haydn.
  2. Voir lettre 118.
  3. Ibidem, à la fin.
  4. La lettre à laquelle il est fait allusion (dont la date doit tomber entre celle des lettres 123 et 124) est perdue.
  5. Comparer lettre 125.
  6. Voir lettre 124.
  7. W. Gwinner : Schopenhauer pris sur le vif. Leipzig 1862.
  8. Voir lettre 23 et les allusions au « petit lutin ».
  9. Madame Wesendonk avait offert à Wagner le lion de St Marc, en forme de presse-papier.
  10. Voir lettre 134.
  11. Tristan : Acte I.
  12. Voir lettre 138.
  13. Concerts en plein air.
  14. Voir lettre 140.
  15. Voir lettre no 141.
  16. Voir lettre no 142.
  17. Voir lettre 143.
  18. Voir lettre no 144.
  19. Voir lettre no 146.
  20. Voir Glasenapp ; III, 1, 60/1.
  21. Journal du Soir.
  22. Revue musicale.