Richard Wagner et la France (Prod’homme, 1921)

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TABLE DES MATIÈRES





I. — Le Wagnérisme en France avant la guerre 
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II. — La Question Wagner depuis la guerre 
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RICHARD WAGNER



ET LA FRANCE





I

LE WAGNÉRISME EN FRANCE

AVANT LA GUERRE


L’histoire des rapports de Richard Wagner avec le public français, l’histoire de ses séjours à Paris et l’histoire du wagnérisme à l’époque que l’on peut qualifier d’héroïque, ont depuis longtemps été faites et bien faites. Il nous suffira de signaler, à côté des biographies partielles ou générales du maître, l’ouvrage de M. Georges Servières, Richard Wagner jugé en France[1], pour la période antérieure à 1887, et d’y renvoyer les lecteurs désireux de connaître le mouvement wagnérien, voire le mouvement préwagnérien, dans notre pays. La présente étude n’a pour but que de passer en revue les manifestations wagnériennes depuis le jour où, pour la première fois, un drame de Richard Wagner fut joué sur une scène parisienne.

Mais nous croyons intéressant de reproduire ici une petite note parue dans la Revue musicale de Paris (dirigée par Fétis), le 25 mai 1833 ; elle est, pour ainsi dire, inédite, n’ayant été signalée ni rappelée nulle part. La symphonie, dont Wagner parle dans son Autobiographische Skizze, avait été exécutée au Gewandhaus, le 10 janvier précédent ; une note l’apprenait en ces termes aux lecteurs de la Revue musicale :

« Leipzick. Les nouveautés les plus importantes qui ont été entendues dans les concerts de souscription sont :… et une symphonie par M. Richard Wagner, dans laquelle on a trouvé un mérite remarquable, quoique l’auteur soit à peine âgé de vingt ans[2]. »

Telle est la première mention qui ait été faite dans une feuille française du nom de Richard Wagner. Il n’y reparut pas, sauf erreur, jusqu’en 1840. Wagner était à Paris depuis le mois de septembre 1839 ; nous trouvons alors son nom sur la partition de la Favorite, qu’il réduisit pour piano, pour l’éditeur Schlesinger, et aussi parmi les collaborateurs de la Revue et la Gazette musicale du même éditeur, de 1840 à 1842. Une dizaine d’articles sont, dans ce journal, signés de lui. De 1842 à 1859, date du second voyage de Wagner à Paris, le nom du kapellmeister dresdois paraît à de longs intervalles dans les journaux français : dans la Gazette musicale du 30 octobre 1842, pour annoncer le succès de Rienzi dans les Débats, où Berlioz, racontant son voyage en Allemagne, parle, le 12 septembre 1843, de l’auteur de Rienzi et du Hollandais volant. Le même journal annonce, le 19 octobre 1845, la mise en scène de Tannhäuser « de M. Robert Wagner », que le théâtre de Dresde allait représenter le 21 ; puis, au début de novembre, on y trouve quelques mots sur la « nouvelle œuvre de M. Wagener » ; enfin, le 18 mars 1849, tout un feuilleton de Liszt sur Tannhäuser et son auteur. L’année suivante, après la première de Lohengrin à Weimar, Gérard de Nerval en adresse le compte rendu à la Presse (18 et 19 septembre 1850) ; Liszt, dans les Débats encore, fait un récit des fêtes du mois d’août (22 octobre 1850) et, le 24 novembre 1850 à la Société de Sainte-Cécile, Seghers donne une première et unique audition de l’ouverture de Tannhäuser. « Après tout, il n’y a point de loi qui défende d’écrire lorsqu’on n’a point d’idée. L’œuvre de M. Wagner est donc parfaitement légale et la justice d’aucun pays n’a rien à y voir », écrit Gustave Héquet dans le National du 30 novembre ; et Henri Blanchard, dans la Gazette musicale du lendemain : « Nous persistons à dire, à répéter que ce genre de musique a fait son temps. »

Au milieu de 1852, Fétis analyse dans la même revue Opéra et Drame et la Communication à mes Amis. Cinq années encore se passent, et, en septembre 1857, Théophile Gautier et Ernest Reyer, ayant assisté à une représentation de Tannhäuser donnée aux journalistes français, en rendent compte aux Parisiens, l’un dans le Moniteur du 29 septembre, l’autre dans le Courrier de Paris du lendemain. Une audition de l’ouverture, dirigée par Arban, au début de février de l’année suivante, provoque des commentaires peu sympathiques d’Henri Blanchard dans la Gazette musicale et de G. Chadeuil qui, dans le Siècle du 10, déclare « l’ensemble peu agréable ».

Dix-huit mois plus tard, Wagner est de nouveau à Paris. Il vient donner ses trois concerts du Théâtre-Italien et préparer Tannhäuser à l’Opéra. Son histoire, dès lors, est bien connue ; il est inutile de la raconter une fois de plus. Bornons-nous à rappeler les brochures publiées en 1860 et 1861 : Richard Wagner, par Champfleury ; les Concerts de Paris en 1860, par Ernest Fillonneau ; Richard Wagner, par Charles de Lorbac (Cabrol) ; Grandes figures d’hier et d’aujourd’hui, par Champfleury ; Richard Wagner et Tannhäuser, par Charles Baudelaire. M. Servières signale encore, d’après le supplément de la Biographie universelle de Fétis-Pougin, une feuille volante intitulée : Un nouveau petit saint Jean précurseur, Richard Wagner (Paris, 1860).

Tannhäuser tombé sous les sifflets du Jockey-Club, le nom de Wagner ne reparut qu’un an plus tard sur un programme de concert. Pasdeloup, dont le dévouement pour Wagner et Berlioz devait s’élever jusqu’à l’héroïsme, venait de terminer la première année de ses concerts du Cirque Napoléon ; le 10 mai, à la fin d’un concert donné au profit de l’œuvre de Notre-Dame des Arts, la « Marche avec chœur du Tannhäuser, de R. Wagner, fit fanatisme », dit Elwart, l’historiographe de Pasdeloup et de son entreprise. C’était un premier pas vers la réhabilitation. Peu à peu le public fît connaissance avec l’ouverture, avec celles du Hollandais et de Rienzi, avec le prélude, la marche et le chœur des fiançailles de Lohengrin, dont la marche religieuse paraissait aux concerts du Conservatoire, le 24 janvier 1860. Enfin, Pasdeloup risquait des fragments des Meistersinger, et Lohengrin était annoncé pour le mois de mai 1868, au théâtre Ventadour, dont Carvalho venait de prendre la direction concurremment à celle du Théâtre Lyrique. De nombreux Parisiens allaient l’applaudir à Bade, au mois de septembre.

Le 6 avril 1869, Rienzi paraissait, pour quelques soirs seulement, sur la scène du Théâtre Lyrique, passée aux mains du même Pasdeloup. Lohengrin était projeté pour 1870, et le livret publié, traduit par Nuitter.

Survint l’année terrible, qui allait pour longtemps réduire à néant l’œuvre de dix années d’efforts. On trouvera dans le livre de M. Servières l’historique des polémiques qui se firent alors autour de Wagner, dont le nom ne reparut que le 9 novembre 1873 sur les programmes des Concerts Pasdeloup, au Cirque Napoléon, devenu Cirque d’hiver. Chaque nouveau fragment wagnérien inscrit au programme provoquait des manifestations tumultueuses, qui se reproduisirent pendant plusieurs années, et non seulement au Cirque[3], mais au Châtelet et chez Lamoureux (au Château-d’Eau).

Néanmoins, l’œuvre de Bayreuth commençait à faire sentir son influence. La Belgique, ce pays de langue française où Wagner fut d’abord exécuté en traduction, ouvrit la marche ; et les journalistes ou dilettantes qui revenaient de Bayreuth et de Bruxelles, avivaient par leurs récits la curiosité de voir ou de revoir une œuvre de Wagner au théâtre. Les projets de Carvalho, en 1864 et 1868, avaient échoué ; dix ans plus tard, en 1878, Escudier se proposa un moment de monter, avec l’Albani, Lohengrin en italien, projet qui n’eut aucun commencement de réalisation ; mais en 1881, Angelo Neumann, directeur du théâtre de Prague, autorisé par Wagner, reprit le même projet, pour des représentations allemandes. Ce fut une belle lutte dans la presse, pour et contre Wagner ; elle se termina par la défaite de M. Neumann, qui dut payer un dédit de 15 000 francs à Ballande, concessionnaire du théâtre municipal des Nations. D’ailleurs, le directeur du Hoftheater de Munich ayant refusé trois des principaux artistes qui devaient

participer aux représentations, l’entreprise de M. Neumann ne put avoir de suite.

Cependant, un premier journal franchement wagnérien était né, après la mort de la vieille Gazette de Schlesinger : la Renaissance musicale, où M. Edmond Hippeau combattait le bon combat pour Wagner et Berlioz, ces deux frères ennemis que de soi-disant patriotes s’acharnaient maintenant à opposer l’un à l’autre, après les avoir également dédaignés.

L’incident fut clos par une lettre de Wagner, écrivant à M. Édouard Dujardin, le 17 mai : « Non seulement je ne désire pas que Lohengrin soit représenté à Paris, mais je souhaite vivement qu’il ne le soit pas et pour les raisons suivantes : d’abord, Lohengrin ayant fait son chemin dans le monde, n’en a pas besoin. Ensuite, il est impossible de le traduire et de le faire chanter en français, de manière à donner une idée de ce qu’il est. En ce qui concerne une représentation en allemand, je conçois que les Parisiens n’en aient pas envie[4]. »

Quinze jours plus tard, dans le Journal des Débats, E. Reyer exprimait l’opinion que nous étions « mûrs pour cette œuvre » et se prononçait, malgré l’avis du maître, en faveur d’une traduction.

La première bataille sérieuse autour de Lohengrin était terminée. Elle devait bientôt recommencer. Mais, auparavant, bien des événements importants se produisirent : Parsifal, la mort de Wagner à Venise, appelèrent l’attention générale sur l’œuvre de Bayreuth. À Paris, les amateurs étaient maintenant sollicités par deux entreprises de concerts, l’Association artistique d’Éd. Colonne, d’une part, les Concerts Lamoureux, de l’autre (fondés en 1881), qui allaient se consacrer presque exclusivement à Wagner et à son œuvre. Vers le même temps, après la Renaissance musicale (1882-83), paraissait la Revue wagnérienne de M. Édouard Dujardin (février 1885). Le terrain était bien préparé pour une nouvelle joute en faveur de Lohengrin. Celle-ci fut violente et dura presque sans discontinuer deux ans, jusqu’à la défaite de Lamoureux en 1887.

Après Neumann, Strakosch avait d’abord repris l’idée de monter Lohengrin, en 1882, idée bientôt abandonnée. Deux ans plus tard, Carvalho voyant le grand succès de Tristan aux Concerts Lamoureux, crut le moment venu de faire une nouvelle tentative : Mlles Heilbronn et Talazac devaient remplir les deux rôles principaux. M. von Gross, fondé de pouvoirs de la famille Wagner, donna l’autorisation, et bientôt, les journaux publièrent la distribution suivante de la pièce : Lohengrin, Talazac ; Telramound, Bouvet ; Elsa, Mlle Calvé ; Ortrud, Mlle Deschamps. On distribua même les rôles en double à MM. Lubert et Carroul et à Mlle Heilbronn. Charles Nuitter refit sa traduction, vieille de vingt ans et que certains wagnériens jugeaient avec raison défectueuse, et Carvalho, pour prévenir les réclamations des compositeurs français, annonça que Lohengrin ne serait joué que deux fois par semaine, en matinée, le jeudi et le samedi.

Cela se passait en septembre ; le mois suivant, Carvalho fit un voyage à Vienne ; on fit représenter la partition devant lui avec un soin particulier. Il fut entendu que Hermann Lévi assisterait aux répétitions parisiennes. Jusque-là, tout allait bien, il n’y avait pas d’opposition. Mais, le 4 novembre, une note parue dans les Débats annonçait qu’un comité s’était formé pour protester contre la représentation projetée ; il avait déjà réuni 10 000 francs, avec lesquels on louerait des places qui seraient occupées par des protestataires. Le 14, Carvalho fit connaître dans le Temps son intention de jouer quand même. Alors, toute la presse entra dans la mêlée. Caliban (M. Émile Bergerat) traitait spirituellement, dans le Figaro du 19, le « sacrilège de M. Carvalho », Louis de Fourcaud, dans le Gaulois du 6 décembre, dénonçait les manœuvres de MM. Deroulède, président de la Ligue des Patriotes, et Diaz, le compositeur. L’avant-veille, paraît-il, au cours d’un dîner chez Charles Garnier, l’architecte de l’Opéra, le peintre Boulanger avait déclaré qu’il irait siffler Lohengrin à la tête de deux cents élèves de l’École des Beaux-Arts. L’Association des Étudiants s’agitait, la Ligue des Patriotes aussi ; Paul Deroulède écrivait à Carvalho que des manifestations hostiles étaient à craindre. Le 10 décembre, des journaux annonçaient que celui-ci renonçait à son projet ; Carvalho protestait le lendemain dans le Figaro. « Puisque M. Wagner est immortel, au dire de ses admirateurs, opinait Véron dans le Monde illustré du 12, que ses œuvres soient patientes. Qu’on se résigne à attendre l’heure où les ressentiments auront désarmé. » Et Moreno (pseudonyme de l’éditeur Heugel) écrivait dans le Ménestrel du 23 : « Nous souhaitons Lohengrin ; mais Lohengrin est impossible ; donc, qu’on ne le joue pas… Résignons-nous !… » et continuons de jouer les partitions du Ménestrel, oubliait d’ajouter M. Heugel… Et tandis que E. Reyer, Louis de Gramont, Johannes Weber, Henri Maréchal, Sarcey réclamaient l’œuvre de Wagner, M. Saint-Saëns, dans la France du 24 décembre, se déclarait hostile à l’introduction de la musique allemande dans notre pays, et la Patrie du 28, analysant Une Capitulation, s’écriait : « Il ne s’agit pas d’art, mais de patriotisme ! »

Mme Adam (Juliette Lambert), dont la mère avait été gouvernante de la comtesse d’Agout, et qui elle-même avait été dame de compagnie chez la mère de Mme Cosima Wagner[5] adressait, le 13 janvier 1886, une lettre mélodramatique au Figaro, où elle accusait Wagner d’avoir écrit, en 1870, qu’il fallait brûler Paris. Elle rappelait ses souvenirs de l’empire, Wagner à Paris. « On me répondra : Wagner est mort. Nos morts, à nous, sont-ils ressuscités ? Je voudrais discuter avec calme, mettre quelque ordonnance dans mes arguments.

« Je ne le puis. Mon émotion est trop violente…

« Pour moi, lorsque j’entends la musique de Wagner, j’entends la marche des soldats du vainqueur, le chant de ses triomphes, les sanglots de la défaite. »

Le lendemain, M. G. Monod répliquait et L. de Fourcaud, dans le Gaulois, qualifiait les élucubrations de Mme Adam de « patriotisme de rhétorique et d’opéra-comique ». Qu’ont de commun, demandait Simon Boubée dans la Gazette de France, Lohengrin avec le Rhin allemand ? Henri Rochefort, sous le pseudonyme de Grimsel, dans le Gil Blas proposait de rédiger ainsi l’afiiche de l’Opéra-Comique : « Lohengrino, tragédie lyrique en cinq actes, par Ricardo Wagnero » ; tandis qu’un des ennemis jurés de Wagner, Oscar Comettant, demandait, dans le Siècle, qu’on représentât Tristan et la Tétralogie « sans coupures ni modifications aucunes, tels que ces drames lyriques ont été conçus et exécutés par le divin maître ! » (11 janvier).

Les journalistes interviewaient Carvalho hésitant, Déroulède, qui prêchait l’abstention absolue à la Ligue des Patriotes, Boulanger et Diaz, qui disaient qu’on avait exagéré leur pensée : le temps n’était pas encore venu, disaient-ils, mais ils ne prétendaient pas organiser la résistance. Un journal de province, Angers-Revue y ayant adjuré les compositeurs français, Gounod, Saint-Saëns, Massenet, de Joncières, qui recevaient une large hospitalité au delà du Rhin, de faire cesser « une comédie dont le résultat ne peut être que de nous rendre ridicules aux yeux du monde civilisé », M. Saint-Saëns répondait dans la France du 24, que Meyerbeer, Weber, Mozart régnaient depuis longtemps en France, qu’il était juste, par conséquent, que des compositeurs français fussent joués au delà du Rhin. Si Lohengrin devait être une soirée de bataille, il préférait, quant à lui, relire la partition au coin de son feu. L’avant-veille avait eu lieu, à Berlin, une manifestation contre le compositeur français. La Philharmonique l’ayant engagé à diriger un de ses poèmes symphoniques, quand M. Saint-Saëns parut au pupitre, quelques sifflets se firent entendre, et la police expulsa les siffleurs. M. Saint-Saëns adressait quelques jours plus tard, de Prague, une lettre à Neumann dans laquelle il rappelait qu’il avait fait ses efforts pour que l’imprésario pût monter Lohengrin à Paris, en 1881 ; Neumann confirma ses dires et l’incident prit fin. Mais toute agitation n’était pas calmée à Paris. Un rédacteur du Succès, L. Passant, écrivait sans rire, le 6 février : « M. Carvalho commet une trahison à peine moins grave que celle de Bazaine dans l’ordre stratégique… Le wagnérisme n’est qu’une monstruosité engendrée par l’immense orgueil de l’Allemagne victorieuse, orgueil habilement exploité par un maniaque qui fut, dans sa vie publique et privée, un misérable. » Enfin le 25, l’Alcazar d’hiver jouait Lohengrin à l’Alcazar, parodie en trois tableaux, de Lebourg et Boucherat, musique de Patusset ; et le 1er avril, M. Adolphe Jullien, qui bientôt allait faire paraître son beau livre sur Wagner, écrivait dans la Revue illustrée :

« Pourquoi cette campagne menée à la sourdine et puis éclatant un beau jour en charivari patriotique ? Uniquement parce que certaines gens qui font commerce de musique — qu’ils en composent ou qu’ils en vendent — avaient calculé quel coup irrémédiable un tel chef-d’œuvre allait porter à leur trafic habituel…

« … Émouvant spectacle à suivre que cette lutte acharnée pour l’existence… Et quel cri du cœur que cette exclamation d’éditeur affamé : « Mais si Richard Wagner s’implante avec sa musique à Paris, je n’aurai plus qu’à fermer boutique ! » Assurément ; reste à savoir qui s’en plaindrait. » Ces mots résumaient cruellement la situation.

Une année allait encore s’écouler, pendant laquelle les grands concerts, ceux même du Conservatoire, continuaient de faire applaudir des fragments importants de l’œuvre de Wagner. Le « Petit-Bayreuth », chez le peintre Charles Toché, donnait, le 9 février 1886, des fragments de Parsifal, d’après l’arrangement de M. Humperdinck ; M. Dujardin écrivait, le 8 mai, dans sa Revue wagnérienne : « M. Lamoureux est en train de faire chez nous une œuvre artistique considérable. Jouer du Wagner, ce n’est pas seulement donner aux wagnéristes des jouissances, aux entreteneurs d’opéra des colères ; c’est fonder dans notre pays une nouvelle école d’art. Au milieu d’une école de composition vouée irréfragablement aux mièvreries issues de M. Gounod, avec une école d’exécutants aussi parfaitement modelés que possible au caractère des ouvrages à la mode, et, plus généralement, dans un monde artistique encore possédé de romantisme (oublieux de la tradition du réalisme racinien, curieux uniquement des contrastes à la Hugo et à la Berlioz), c’est une œuvre sérieuse que d’introduire Parsifal, Tristan, ces retours au poème psychologique et réaliste, que de constituer des musiciens pour les interpréter, un public pour les comprendre. » En terminant, il saluait les « deux héros de la saison », Chabrier et M. Vincent d’indy.

Les représentations de Bayreuth, en 1886, avaient été suivies par un grand nombre de critiques parisiens : Henry Bauer, Maurice Barrès, Oscar Comettant, Robert de Bonnières, de Fourcaud, Paul Bourget, Albert Bataille, Julien Tiersot, Francis Thomé, Camille Saint-Saëns, Fuchs, Victor Wilder ; hostiles ou enthousiastes, leurs comptes rendus entretenaient l’attention du public français en faveur de l’œuvre de Bayreuth. En octobre, le Figaro annonça qu’un traité avait été signé entre M. von Gross, représentant de la famille Wagner, et Lamoureux ; Lohengrin serait représenté dix fois à l’Eden-Théâtre, du 15 avril au 1er juin 1887 ; les répétitions commenceraient en janvier avec 80 choristes et 90 instrumentistes.

La première annonce officielle en fut faite dans le petit « Bulletin des Concerts Lamoureux », le 20 mars.

Dans le premier numéro d’une vaillante petite revue musicale, l’Indépendance musicale et dramatique, qui ne parut qu’une année, M. Adolphe Jullien pouvait écrire dès le 1er mars :

« Cette fois, c’est bien décidé. La partie est sérieusement engagée, et, avant deux mois, le public français pourra connaître un chef-d’œuvre que tous les autres pays admirent et applaudissent depuis nombre d’années, un chef-d’œuvre après lequel il aspirait en vain, et que les fabricants brevetés d’opéras français, jaloux du génie et conscients de leur médiocrité, parvenaient toujours à écarter de nous.

« Cette fois, tous les moyens d’opposition paraissent épuisés. Le théâtre où va se jouer Lohengrin est absolument libre et le directeur ne reçoit aucun subside gouvernemental ; les compositeurs français ne pourront donc plus provoquer la charité publique avec de grands hélas, ni crier qu’on leur arrache le pain de la bouche en donnant asile à la création maîtresse qui tient une si grande place, actuellement, sur tous les théâtres lyriques en Europe et même au delà de l’Océan. »

Illusion généreuse, à laquelle les faits allaient bientôt donner un éclatant démenti.

Quelques jours plus tard, la Question Lohengrin renaissait, mais cette fois bien plus violemment, bien plus âprement discutée, car on savait Lamoureux capable d’aller jusqu’au bout, dédaigneux de l’hostilité entretenue dans le public par un petit nombre de journaux à scandale. La Revanche se fit particulièrement remarquer dans cette lutte peu courtoise, en flattant les passions du moment.

Avec la Revanche (26 mars), la France à laquelle collaborait de temps en temps M. Saint-Saëns, se mettait, le 29, à la tête de l’opposition. Le lendemain, la Lanterne se montrait plus hostile encore : Lamoureux, disait-elle, est « un industriel habile… il y a, hélas ! à Paris, assez de financiers allemands pour remplir sa salle ». Et le Gaulois, les jours suivants, publiait les résultats d’une enquête faite auprès des principaux compositeurs français, enquête à laquelle il nous faut faire quelques emprunts, car elle montre l’état d’esprit des maîtres de l’école française à cette époque.

« Monsieur Meyer, disait Charles Gounod, plus je pense à ce que vous êtes venu me demander hier, plus j’aperçois de raisons et de convenances de m’en abstenir. Voyez donc : « On va jouer une œuvre de « Wagner à Paris, sur une scène française ».

« Cela seul dit tout. Le public va se prononcer, et je trouve qu’il n’appartient à personne de précéder, de prévenir et de vouloir orienter la Vox Populi : la presse du parti pris et des ultra peut, seule, risquer cette attitude.

« Quant à l’opinion des impartiaux parmi les artistes, qui moditiera-t-elle ?

« Personne.

« Un artiste, dans sa critique aussi bien que dans ses œuvres, est fait de deux choses :

« Ce qu’il sent et ce qu’il sait.

« Or, nous savons tous que Richard Wagner est une personnalité considérable que beaucoup de gens ont commis la méprise de vouloir imiter, attendu que c’est toujours par ses côtés personnels qu’on reste inimitable et incommensurable.

« De plus, j’estime que l’on ne doit pas juger le génie de l’Artiste à travers ses répugnances pour l’Homme. La gloire de l’intelligence n’est pas celle du cœur, et les insultes de notre ennemi national n’ont rien à voir dans l’hommage que méritent ses œuvres.

« Attendons le public ; c’est là qu’est le jury.

« Bien à vous,
« Ch. Gounod. »


« … Je pense comme Dumas, disait Léo Delibes, que seul le temps peut se charger de mettre les choses à leur vraie place.

« Tout ce que je puis dire, c’est qu’il me paraît un peu ridicule que, sous prétexte de patriotisme, Paris reste la seule capitale du monde civilisé où Lohengrin ne soit pas au répertoire, comme le Domino noir, les Huguenots ou Il Barbiere di Seviglia. »

Ernest Reyer répondit :

« Cher M. Meyer, la haine que Berlioz lui portait et mon affectueuse admiration pour Berlioz ne m’ont pas empêché d’aller à lui. Son puissant génie m’a subjugué, sans m’aveugler pourtant. J’ai subi, comme tant d’autres, l’influence de ses doctrines ; mais je n’ose me dire son disciple, tant je me suis gardé d’être son imitateur. Et tout en le suivant de loin dans le sillon lumineux qu’il a tracé, je n’ai renoncé à aucune des jouissances qui me viennent de ses glorieux ancêtres, des maîtres auxquels je dois, plus qu’à lui sans doute, le peu que je suis.

« Mais aucun grand musicien n’aura surexcité plus de jeunes imaginations et troublé plus de cervelles.

« Son œuvre est immense, colossale. En France, elle ne s’imposera jamais tout entière à notre tempérament et ne nous fera jamais oublier notre fidélité à d’anciens souvenirs.

« Il aura doté son pays d’un art nouveau, c’est vrai. Mais son pays n’est pas le nôtre.

« E. Reyer. »


« … La tentative que prépare M. Lamoureux, dans d’excellentes conditions artistiques, écrivait M. Paladilhe, aurait dû être faite depuis longtemps… On ne boude pas plus contre ses oreilles que contre son ventre, et Wagner est un artiste assez considérable pour qu’on puisse juger son œuvre avec une sévérité qui permette de négliger l’homme et d’oublier le gallophobe… Je m’attends à une vraie première, Wagner n’étant pas plus connu, en réalité, de la plupart de ses détracteurs que de certains de ses partisans. »

« Lohengrin est une œuvre superbe ; il est triste que Paris soit la seule capitale qui ne la connaisse pas… » Tel était l’avis d’Édouard Lalo.

Victorin Joncières, dans une longue lettre, rappelait qu’il avait été l’un des premiers wagnériens français, dès 1861, et qu’il avait assisté à la création des Meistersinger, en 1868, à Munich.

Après les opinions favorables de MM. Salvayre et Widor, celle de M. Vincent d’Indy est intéressante à rappeler :

« Monsieur le Directeur, écrivait-il, étant noté depuis longtemps, par les partisans de l’école du bon sens, comme l’un de ces musiciens dangereux qui poussent l’aliénation mentale jusqu’à faire le voyage de Bayreuth afin d’entendre de belles œuvres dramatiques, je n’éprouve aucun embarras à vous donner franchement mon avis sur les prochaines représentations de Lohengrin.

« J’y vois deux grands services rendus aux compositeurs français : le premier, de ne plus les obliger à aller chercher en pays étranger des auditions nécessaires à leur éducation musicale ; le second, d’ouvrir un débouché aux œuvres nouvelles de nos nationaux.

« Voilà mon opinion sur la très artistique tentative de M. Lamoureux, qui va faire connaître en France une œuvre qui aurait dû être jouée à l’Opéra de Paris depuis plus de vingt ans. »

Les Lustige Blätter du 14 parodièrent plusieurs de ces réponses.

Durant les quinze premiers jours d’avril, la bataille continua, acharnée. Soudain, arriva l’incident de Pagny-sur-Moselle, connu sous le nom d’  « Affaire Schnæbelé ». Aussitôt les violences redoublèrent. La publication, intentionnellement malveillante, par Jacques Saint-Cère, dans le Figaro du 16, des lettres de Wagner à Mme Wille, ne firent qu’envenimer le débat. Le même jour, Lamoureux assignait Peyramont, rédacteur en chef de la Revanche, en 25000 francs de dommages-intérêts pour le préjudice qu’il lui causait par ses attaques. Alors, ce journal devint implacable. Du 19 au 22 avril, il publia une traduction de Une Capitulation, un article sur l’Esthétique wagnérienne en amour, d’après les lettres traduites par Saint-Cère, etc., etc. Lamoureux, malgré tout ce bruit, annonçait, le 21, la première représentation pour le 23 ; il n’y aurait pas de répétition générale pour la presse. Le 22 au matin, Paris connaissait les incidents survenus à la frontière franco-allemande.

« Pendant que les Allemands arrêtent sur notre frontière des fonctionnaires français, s’écrie la Lanterne du lendemain, certains Français à Paris s’apprêtent à faire à un musicien allemand une apothéose.

« Oui, samedi, quelques artistes unis à une colonie cosmopolite, acclameront Wagner, l’insulteur de Paris et de la France.

« Il y a des gens qui ont des préoccupations artistiques — ou commerciales — si grandes qu’ils en oublient la patrie. »

Lamoureux crut donc nécessaire d’ajourner, « dans les circonstances actuelles », la représentation. Il en fit part à la presse le 23 avril au soir.

Le président du Conseil des ministres avait mandé le chef d’orchestre pour le prier de remettre jusqu’à nouvel ordre la représentation. On fit courir le bruit qu’il avait reçu une indemnité du gouvernement. Le mardi, il réunit son personnel dans l’avant foyer des artistes, au théâtre de l’Éden, et leur annonça l’ajournement, mais non la suppression de Lohengrin. Deux jours plus tard, les invitations étaient lancées ; la répétition générale eut lieu le samedi 30, à sept heures et demie du soir. Le 1er mai, la première représentation fut annoncée pour le surlendemain. Dès lors, les manifestations commencèrent dans la rue et se poursuivirent les jours suivants. Les spectateurs avaient fait à l’œuvre de Wagner un grand succès, que la presse constata unanimement. Mais les adversaires du compositeur et du chef d’orchestre ne voulurent pas désarmer tant que Lohengrin fut affiché parmi les spectacles parisiens. La seconde représentation était annoncée pour le 5 ; des affiches furent apposées la veille et le jour même. Les manifestants se préparaient à recommencer leur désordre dans la rue, comme le premier soir. Soudain, dans l’après-midi on annonça la suspension des représentations. Lamoureux renonçait volontairement à poursuivre l’expérience, bien que M. Goblet, président du Conseil des ministres, lui eût garanti le maintien de l’ordre. La manifestation projetée n’en eut pas moins lieu, le soir, devant les portes fermées de l’Eden, et quelques arrestations furent opérées. Peu à peu, l’effervescence populaire se calma. Il faut constater toutefois, comme on le fit dès cette époque, qu’on n’avait eu à faire qu’à des bandes de « voyous », qu’il eût été très facile de réduire à la raison, et non à des manifestants bien sérieux. La plupart ignoraient d’ailleurs profondément de quoi il s’agissait et n’avaient été mis en mouvement que par les excitations malsaines d’une presse friande de scandale et fort experte à exploiter la crédulité populaire.

Empruntons encore quelques lignes à M. Adolphe Jullien, qui tirait la moralité de ces misérables événement, dans le feuilleton du Français du 16 mai :

« Ce qui a éclaté aux yeux de tous, c’est la complète impuissance des journaux parisiens de toutes nuances à empêcher les gens de faire le mal, uniquement par plaisir ; car ceux-là mêmes qu’on croyait être les rois de Paris, MM. Clemenceau, Rochefort, Maret, etc., après avoir vainement prêché le calme, ont été siffles au passage comme de simples bourgeois. Et le résultat flnal ? C’est que cinquante gamins ont bouleversé Paris, ruiné une entreprise qui pouvait faire accueil à nos jeunes compositeurs, tenu la police en échec, fait trembler le ministère… et que les amateurs désireux d’entendre les opéras de Wagner devront toujours porter leurs écus à Bruxelles.

« Les Belges ne s’en plaindront pas. »

Lamoureux adressa, le 5 mai, une lettre à la presse, pour l’informer qu’il renonçait définitivement à donner des représentations de Lohengrin.

« Je n’ai pas à qualifier les manifestations qui se produisent après l’accueil fait par la presse et le public à l’œuvre que, dans l’intérêt de l’art, j’ai fait représenter à mes risques et périls sur une scène française.

« C’est pour des raisons d’un ordre supérieur que je m’abstiens, avec la conscience d’avoir agi exclusivement en artiste, et avec la certitude d’être approuvé par les honnêtes gens. »

Dans une seconde lettre, de huit jours postérieure, adressée au directeur de l’Événement, Lamoureux expliquait pourquoi il voulait traduire ses diffamateurs devant les tribunaux. « Un seul point est à élucider, disait-il : Ai-je, OUI ou NON, reçu de l’argent de provenance allemande ? Vous m’accorderez bien, Monsieur, que j’ai le droit d’exiger une réponse nette et positive à ce sujet, et vous ne pouvez trouver mauvais que je m’efforce de l’obtenir par le seul moyen efficace que la loi met à ma disposition.

« Il n’est pas toujours facile pour un artiste de travailler librement à l’émancipation intellectuelle de son pays, même quand ce pays se réclame à tout propos de la liberté, je viens d’en avoir la preuve douloureuse. Frappé par les événements, je me suis résigné et incliné ; mais, ceci fait, je ne souffrirai pas qu’on m’attaque dans mon honneur, et qu’après m’avoir terrassé on cherche à me salir et à me déconsidérer. »

Le 16 mai, les amis et admirateurs du chef d’orchestre se réunirent en un banquet à l’Hôtel continental. Plusieurs discours furent prononcés par M. Édouard Schuré, Ernest Reyer, Henri Bauer et Lamoureux lui-même, à qui fut remis une adresse le félicitant de la « victoire éclatante » remportée le 3 mai.

Enfin, le 20 mai, un groupe d’écrivains et de membres de la presse parisienne fondait une Association française pour le développement du drame musical en France et dans les pays de langue française. Cette société avait pour but de « fonder en France un théâtre de musique, affranchi de tout esprit de spéculation, et voué, par essence, au culte fervent et respectueux de l’art ». Le secrétaire était Henry Bauer ; Lamoureux accepta la présidence d’honneur ; mais il ne semble pas que cette Association, dont le siège était à la même adresse que celui des Concerts Lamoureux, pût jamais parvenir à une action quelconque.

Si Lohengrin succombait sous le bruit de manifestations politiques et soi-disant patriotiques, n’y avait-il pas, dans le monde artistique, quelqu’un ou quelques-uns qui devaient profiter de sa chute ? Une brochure, signée Georges Street, parue au mois de juin, ne permet guère d’en douter.

« M. Saint-Saëns, dit l’auteur de cette plaquette, doit tout à l’Allemagne et à la musique de Wagner. Personne ne parlerait en France de M. Saint-Saëns si Berlin et Weimar n’avaient pas tiré ses œuvres de la poussière où elles retourneront certainement quoi qu’il fasse. C’est M. Saint-Saëns qui, après la guerre, s’en est allé donner des concerts à Bade, se vantant bien haut de reprendre aux Prussiens quelque chose de nos milliards. » Il y a, certes, une dose d’exagération dans ces paroles où perce le parti-pris ; mais ce qui suit, relativement au directeur du Ménestrel, paraît de toute justesse :

« Pourquoi M. Heugel a-t-il entrepris contre Lohengrin une campagne dans le Ménestrel ? Oh ! mon Dieu, tout simplement parce que la partition de Lohengrin est la propriété de MM. Durand et Schœnewerk, et que lorsqu’une partition est éditée ailleurs qu’au Ménestrel, l’œuvre est indigne d’être représentée sur une scène française. M. Francis Magnard ne s’est pas trompé quand il a dit que dans toute cette affaire la question de boutique primait les autres. »

L’expérience de l’Éden-Théâtre, due à la volonté d’un homme énergique, ne devait pas avoir de sitôt un lendemain. On savait que Lamoureux y avait laissé, de ses deniers, trois cent mille francs, ce qui n’était pas fait pour lui susciter des imitateurs. Wagner, étant donné l’état des esprits, ne pouvait donc conquérir le droit de cité à Paris qu’avec la protection du gouvernement, c’est-à-dire dans un théâtre subventionné. Quatre années se passèrent cependant, durant lesquelles on vit croître et décroître le Boulangisme, encore naissant en 1887, et qui atteignit son apogée vers l’époque de l’Exposition universelle de 1889. Cette manifestation internationale ne contribua pas peu à modérer le chauvinisme que le Boulangisme n’avait pu entraîner jusqu’aux suprêmes conséquences. Peut-être fût-on un peu honteux, dans les sphères gouvernementales et dans celles de l’art officiel, de n’avoir aucun des ouvrages wagnériens à offrir aux myriades d’étrangers attirés par la grande manifestation de l’industrie internationale ? Toujours est-il que, vers la fin du premier privilège de P. Gailhard comme directeur de l’Opéra, en 1891, on crut le moment venu, tant pour aider à maintenir de bonnes recettes que pour satisfaire à la curiosité du public dilettante, de faire jouer enfin Lohengrin à l’Opéra. Les mêmes absurdités que naguère reparurent dans la presse quotidienne ; les haines de boutique se firent jour dans les journaux des marchands de musique, tout comme en 1887. Mais, devant la volonté formelle du gouvernement, il fallut bien s’incliner. Pendant plusieurs soirées, l’Opéra et ses abords furent gardés militairement ; police au dehors et police dans la salle assurèrent des représentations, d’abord tumultueuses, mais qui ne tardèrent pas à devenir paisibles et à se dérouler régulièrement.

Il était grand temps, en vérité. En province, dans les mois de février et mars, Nantes, Lyon, Angers, Bordeaux avaient devancé Paris ; et le 29 avril, Lohengrin, connu à Santiago de Chili depuis le mois de décembre 1889, était représenté à Mexico : « Qu’on le donne à Paris, demandait Johannes Weber, et puis qu’on n’en parle plus ! » Le même critique prévoyait que si Lohengrin se maintenait à l’Opéra, on devrait couper les deux premières scènes du second acte. On n’a pourtant jamais osé pratiquer une telle coupure à l’Opéra, où toute cette partie de Lohengrin qui peut devenir si intéressante avec de bons artistes, a toujours été chantée non sans une certaine mollesse…

« Et maintenant, Messieurs les wagnériens vont-ils, pour quelque temps, nous laisser un peu de tranquillité ? » demandait M. Arthur Pougin dans le sénile Ménestrel, dont le directeur, M. Heugel (Moreno), écrivait, le 4 novembre : « Lohengrin a été une déception pour les Parisiens, et cela devait être. Cet opéra n’a rien de subversif et suit, la plupart du temps, les sentiers battus… Il fallait laisser Lohengrin à la province et, par un coup d’audace, trancher de suite dans le vif, en nous donnant Parsifal ou la Walkyrie. Un souffle d’art nouveau eût alors passé sur Paris, et, au milieu des ennuis incommensurables, inhérents à toute œuvre de Wagner, au travers de brumes souvent épaisses, on eût du moins découvert à trois ou quatre reprises, des sommets d’art tellement élevés que l’admiration eût été forcée. » Cette opinion radicale, dont on ne devine que trop les motifs, n’était-elle pas aussi celle du propre directeur de l’Opéra ? On prête à Gailhard ce mot, dont nous ne nous chargeons d’ailleurs pas de garantir la vraisemblance : « Si on me laissait faire, je commencerais par jouer l’Or du Rhin ; ça em… bêterait tellement le public qu’on me f…rait la paix pendant vingt ans avec Wagner ». Si cette parole fut prononcée, ce ne put être qu’en un moment de mauvaise humeur, car il est de notoriété publique, Gailhard le reconnaissait volontiers, que Wagner a fait la fortune de l’Opéra, pendant plus de vingt ans.

Le premier coup décisif était frappé maintenant, grâce, encore une fois, à l’énergie de Lamoureux, qui avait été appelé à diriger les répétitions et les premières représentations, — non sans peine, car une vive opposition se manifesta à diverses reprises, dans le personnel de l’orchestre et de la scène, que sut vaincre le directeur des Nouveaux-Concerts.

Encouragé par l’accueil fait au Lohengrin de l’Opéra, l’éditeur Durand publiait bientôt de nouvelles éditions de Tannhäuser (décembre 1891) et du Vaisseau fantôme (novembre 1892), tandis que MM. Calmann-Lévy rééditaient la traduction de Quatre Poèmes d’opéra, par Challemel-Lacour. En mars 1893, la Walkyrie était annoncée comme devant être donnée prochainement à l’Opéra. La première eut lieu, en effet, le 13 mai, chantée par Mmes Rose Caron, Bréval, MM. Van Dyck et Delmas, sous la direction d’Édouard Colonne, alors directeur de la musique. La veille, Catulle Mendès avait fait une conférence sur le Rheingold avec audition accompagnée, sur deux pianos, par Pugno et Debussy. Les scènes de « patriotique » désordre tentèrent de se reproduire une dernière fois ; mais, après quelques soirées, le calme fut assuré et le second ouvrage de Wagner que représentait l’Opéra poursuivit sa carrière sans encombre. On annonçait même la représentation de Tristan, sous les auspices de la Société des grandes Auditions musicales, pour le mois de décembre. Mais Mme Wagner demanda que le troisième ouvrage du maître exécuté à Paris fût Tannhäuser. Deux ans, jour pour jour, après la Walkyrie, vingt-quatre ans et deux mois après la première fameuse de la rue Lepeletier, le chant pieux des Pèlerins résonna à l’orchestre de l’Académie nationale de musique. L’événement prouva que, au point de vue matériel, Tannhäuser, comme les ouvrages de Wagner précédemment montés, était une excellente « affaire »[6] Aussi n’y eut-il plus aucune opposition lorsque furent montés, en 1897, les Maîtres-Chanteurs de Nürnberg, avec la traduction très littérale du regretté Alfred Ernst. Cette « pièce insupportable, maladroitement faite, lente, lourde, longue, sans intérêt et sans action, sans charme et sans émotion, qui se traîne pendant trois actes interminables sans offrir autre chose que des incidents puérils dont aucun n’aboutit à une véritable situation scénique » [7], fut représentée pour la première fois le 10 novembre 1897, par MM. Alvarez, Delmas, Vaguet, Grosse, Berthet et Mlle Grandjean[8]. Au début de l’année, la ville de Lyon avait eu la primeur, en France, des Maîtres-Chanteurs, sous la direction de Vizentini, avec MM. Beyle, Delvoye, Cossira, Hiacynthe, Mmes Janssen et Cossira. La même ville devait donner, en 1905, la Tétralogie, sous la direction de M. Broussan, M. Messager, devenu avec lui co-directeur de l’Opéra, a, depuis lors, mis en scène le Crépuscule des Dieux (1908), l’Or du Rhin (1909) et Parsifal (1914). M. Messager a dirigé ou fait diriger plusieurs fois, par des maîtres étrangers, le cycle entier de l’Anneau du Nibelung[9].

Quant au Vaisseau fantôme, il était entré au répertoire de l’Opéra-Comique, sous la direction Carvalho, le 17 mai 1897. Deux ans plus tard, Lamoureux donnait, au Nouveau-Théâtre de la rue Blanche, une série de représentations de Tristan et Isolde. Ayant accompli enfin l’un des rêves de sa carrière artistique, il mourait le surlendemain de la dernière soirée (21 décembre 1899)… Tristan n’entra à l’Opéra qu’en décembre 1905, après Siegfried (3 janvier 1902), dont Jean de Reszké fit le succès pendant une vingtaine de soirées. La même année 1902, au Château-d’Eau, des représentations extraordinaires étaient données sous les auspices de la Société des Grandes Auditions musicales de France ; dirigées en partie par M. Cortot, elles comprenaient Tristan et le Crépuscule des Dieux.

Le répertoire wagnérien avait conquis ainsi, en vingt-trois ans, nos grandes scènes nationales. Il ne lui manquait pour être complet, que les Fées et Rienzi, dont la représentation ne s’est jamais imposée.

Il semblerait que l’œuvre de Wagner étant joué couramment sur nos théâtres, les concerts, qui l’avaient fait connaître, pouvaient l’abandonner. Or, c’est le contraire qui s’est produit : plus l’œuvre wagnérien a été vulgarisé par la représentation, plus le public des concerts s’est montré friand d’en entendre et d’en réentendre à satiété des fragments symphoniques ou dramatiques. À tel point que nos sociétés de concerts se voyaient et se voient forcées aujourd’hui encore d’afficher du Wagner dès qu’elles veulent obtenir de fructueuses recettes. Beethoven et Berlioz seuls restent, avec Wagner, les grands favoris de leur auditoire. Indice d’une bien faible curiosité musicale, au dire de certains observateurs attentifs.

Aussi bien, l’histoire du Wagnérisme en France est-elle loin d’y contredire.





II

LA QUESTION WAGNER

DEPUIS LA GUERRE



La guerre surprit l’Europe au moment où les gens des villes ont l’habitude de prendre leurs vacances, au moment où, après dix ou onze mois de labeur ou d’agitation, bourgeois, commerçants, artistes, littérateurs vont se reposer, se distraire, et réparer, soit à la mer, soit à la campagne, leurs forces anémiées.

La période des vacances est comme une halte dans la vie politique et intellectuelle des divers pays de notre vieille Europe : les éditeurs chôment, les théâtres et concerts font relâche, les Salons de peinture viennent de fermer ; les Parlements aussi.

La mobilisation de la moitié de l’Europe survenant alors, l’attention publique tout entière se trouva brusquement sollicitée par l’événement formidable et gros d’inconnu qui venait menacer la civilisation pacifique, si laborieusement échafaudée.

Mais, la vie intellectuelle ne pouvait perdre longtemps ses droits, et, le premier moment de stupeur passé, on se reprit bien vite à discuter, dans les journaux d’abord — les seuls imprimés qui eussent survécu à la catastrophe — d’autres questions, d’intérêt moins matériel et moins immédiat.

Les philosophes de la presse quotidienne — ceux du moins qui n’étaient pas mobilisés — commencèrent à discuter sur les causes profondes du phénomène qui venait d’ébranler le vieux monde. Certains le firent avec une outrance, voire avec une mauvaise foi telles, qu’il fallut bien, avec timidité d’abord, puis avec une assurance croissante, violer un tantinet, dans la République des Lettres, le principe encore jeune de l’  « union sacrée », pour leur répondre.

Des esprits impartiaux rappelèrent à la raison et à la vérité historique ceux qui déniaient en bloc toute valeur au passé intellectuel, scientifique ou artistique austro-allemand. Et c’est ainsi que, dès le mois de septembre 1914, on se mit à parler musique. Aussitôt, le nom de Wagner fut jeté dans le débat.

Un journal à fort tirage qui, jadis, s’honora de la collaboration d’un Mendès et d’un Bauer, wagnériens de la première heure, se distingua particulièrement par ses attaques virulentes, — non pas tant contre la musique austro-allemande en général, ce qui eût été absurde, bien qu’excusable dans une feuille d’un nationalisme exaspéré, — que contre Wagner et son œuvre, que d’aucuns accusent, somme toute, d’avoir eu trop de succès, pendant quelque vingt ans, à l’Opéra. En l’absence de son critique musical[10] — dont les jugements sont toujours animés d’un respect éclairé pour tous les maîtres de la musique — l’Écho de Paris publia, le premier, des articles divers dont le retentissement a été assez considérable dans le petit monde des musiciens.

Les plus importants, intitulés Germanophilie, étaient signés de M. Camille Saint-Saëns[11]. Mais, avant lui, Auguste Germain avait pris soin d’allécher les lecteurs en exhumant pour la millième fois, — non pas d’après le texte de Wagner lui-même, mais d’après une page du célèbre Voyage au pays des milliards de Victor Tissot, — dix lignes de Une Capitulation, et en ressuscitant la légende de Wagner insulteur de Paris assiégé ; et l’anonyme Junius avait, dans un de ses « billets » quotidiens, exécuté sans phrases Wagner et son œuvre. Bientôt, M. Frédéric Masson vint dire aussi son mot. Ainsi qu’il était arrivé dans les précédentes polémiques wagnériennes, ce fut surtout de la part d’écrivains étrangers ou indifférents à la musique, que venaient les attaques les plus injustes, — sinon les plus violentes : en effet, celles de M. Saint-Saëns, dont la haute autorité ne fait de doute pour personne, ne le cédèrent pas en virulence à celles des profanes.

Le Junius de l’Écho de Paris (dont nous regrettons d’ignorer l’identité), « ne connaissant rien de la composition, du contre-point, de la fugue », se bornait à avouer que « son cerveau latin, un pauvre petit cerveau latin de rien du tout, pas génial le moins du monde, était incapable de comprendre et, par conséquent, de goûter le génie wagnérien » (8 septembre 1914).

Faisant un grief à la famille Wagner de « drainer la plus forte somme de droits d’auteurs qu’un compositeur ait jamais touchée à Paris », M. Frédéric Masson le prenait de plus haut, tout en ressassant les lieux communs qui traînent dans la presse depuis cinquante ans :


Les Parisiens, insultés par cet homme pour n’avoir pas suffisamment applaudi sa musique, traînés dans la boue par lui, ont couvert de leurs bravos cette misérable rapsodie, les Maîtres-Chanteurs, où ils n’ont pas su même voir le pamphlet dirigé contre eux, ajoutait-il. Ils ont refusé de le comprendre ; ils ont déclaré cette musique géniale et ce misérable intangible et grand. Sur la place de l’Opéra, de braves Français ont manifesté contre le divin Wagner, et la police les a chargés.


Puis, à propos du Crépuscule des Dieux :


Pour faire entendre aux Parisiens une pièce d’une étonnante et puérile stupidité, le gouvernement autorisa, encouragea la violation la plus complète [sic] du cahier des charges de ce théâtre subventionné ; et le public dut se plier aux usages berlinois. Commencement du spectacle à six heures, interruption d’une heure pour une collation, reprise du spectacle à ventre plein ; quelque chose d’anti-français, de vulgaire et de grotesque ; quelque chose qui ne s’explique que moyennant de la choucroute et des saucisses de Francfort arrosées de bière et relevées d’une compote de quetsch au vinaigre. Cela se trouva être le comble de l’élégance et on ne tarit point sur la beauté de cette invention.

Quiconque s’avisa de protester ; quiconque demanda quelque indulgence pour nos musiciens français et leur trouva de l’esprit, de l’émotion, de la grâce et même de la grandeur ; quiconque revenant à ce qui fit la joie de nos pères, réclama pour cette musique italienne, l’ancienne, qui délicieusement exprimait en toutes ses nuances le génie latin ; quiconque ne s’inclina point avec des gestes de prière devant le Graal et son prophète, fut simplement déclaré indigne de vivre par une cour, haute et basse, où des pintades jeunes et vieilles, faisaient pendant à des grues vaguement couronnées. Et lorsqu’on parla de l’inconvenance d’un tel agenouillement, on entendit le chœur de ces volatiles chanter sans accompagnement des romances sur ce thème : l’Art n’a pas de patrie[12].

Eh bien ! le sentez-vous à présent qu’il a une patrie, l’art ? Qu’il est la fleur éclose dans l’âme d’un peuple ; qu’il est le résumé de ses aspirations, la synthèse de ses croyances, l’essence même de sa nationalité. L’avez-vous senti, vous, Belges, quand Louvain brûla ? L’avons-nous senti, Français, quand l’église de Saint-Remi s’alluma dans la nuit comme un cierge gigantesque. Nous nous sommes tournés vers ce bûcher, où se consumait l’art des ancêtres, l’art de notre nation, l’art qui est l’image même de la France. Nous avons tout compris, tout le grand mystère des nations rivales et pour jamais ennemies. Rien des Barbares, rien de leur littérature, de leur musique, de leur art, de leur science, rien de leur culture ne doit désormais souiller notre esprit, notre intelligence et notre cœur. Il faut que la France soit la France…. Messieurs de l’art sans patrie iront s’il leur plaît entendre du Wagner en Allemagne : tant pis pour eux si leur retour est accidenté.

On ne jouera plus du Wagner en France.


Les griefs articulés par M. Masson dans cette prose assez incohérente et de conclusion bien inattendue, se réduisaient en somme à deux, toujours les mêmes : droits considérables produits par les œuvres wagnériennes au détriment des auteurs français ; rancune haineuse de Wagner à l’adresse des Parisiens coupables d’avoir sifflé Tannhäuser en 1861 ; rancune qui se serait traduite, dix ans plus tard, dans Une Capilulation. Nous y reviendrons tout à l’heure. Il y a aussi une question culinaire qui semble préoccuper l’éminent académicien, ami de la musique italienne chère à nos pères, et des digestions qu’elle facilitait, à la feue salle Ventadour ; nous la négligerons.

Pour M. Saint-Saëns, lui aussi, la « germanophilie » se traduit surtout dans le succès de Richard Wagner et subsidiairement, dans le succès de l’autre Richard, Richard Strauss, concurrent redoutable sur la scène lyrique moderne. Mais le grand musicien qu’est l’auteur des Poèmes symphoniques et de Samson (son unique succès durable au théâtre), ne peut condamner la « germanophilie » qu’à partir de Wagner ; en deçà, le Saxon Bach, l’Autrichien Haydn, le semi-Autrichien Gluck, le Salzbourgeois Mozart, le Rhénan Beethoven, le Prussien Meyerbeer lui-même doivent conserver droit de cité chez nous. Toutefois, de crainte de tomber dans l’absurde, M. Saint-Saëns concède qu’on rétablisse le théâtre italien « où l’on nous donnerait Mozart, les Italiens anciens et modernes, et même de temps à autre (en italien aussi, peut-être ?) Wagner ayant quitté l’Opéra, délivré du charabia d’Alfred Ernst, qui déshonore la scène française. Une telle combinaison pourrait arranger bien des choses et concilier bien des intérêts[13] ».

Les « intérêts » ! Voilà enfin le grand mot lâché, et la question posée sur son véritable terrain, où M. Masson lui-même ne s’était pas aventuré, n’étant pas de la partie. « Inconscient aveu », disait aimablement notre clairvoyant confrère J. Marnold, dans le Mercure de France[14].

Une question se pose, en effet, et qu’il est nécessaire d’examiner avant de discuter le « pangermanisme » de Wagner : le poète-musicien de la Tétralogie a-t-il causé un tort matériel et moral aux musiciens français ? A-t-il, pour parler franchement, empêché les musiciens français, — et leurs librettistes, ces ennemis nés de Wagner, — de toucher des droits d’auteur, de gagner de l’argent ?

Le théâtre moderne, — le fondateur de Bayreuth ne s’en est-il pas plaint amèrement en vingt endroits de ses écrits ? — le théâtre moderne, industrialisé, même s’il est subventionné par l’État, est régi, comme toute entreprise industrielle, par la loi d’airain de l’offre et de la demande. Pour équilibrer le budget dm théâtre lyrique, grevé de multiples frais accessoires, avec son orchestre, ses chœurs et son corps de ballet, un directeur est tenu (à moins d’être un mécène immensément riche) d’être un commerçant avisé et prudent, c’est-à-dire d’obéir aux goûts de sa clientèle, de gagner de l’argent. Le grand théâtre lyrique français, le « nouvel Opéra », inauguré en janvier 1875, avait pu vivre, pendant une dizaine d’années, de ses marbres, de ses dorures, de ses plafonds, de son fameux escalier : ce fut alors plutôt l’architecture que la musique qui en assura les recettes.

Qu’on se reporte aux programmes du palais Garnier, sous les directions Halanzier et Vaucorbeil : on y jouait… n’importe quoi, — et fort peu de compositeurs français. À côté du Prussien Meyerbeer, de l’Italien Rossini et de l’Italien Verdi, Halévy, Auber à leur déclin y figuraient le plus souvent, accompagnés d’un trio de compositeurs français déjà en possession de la gloire dramatique : Gounod, Thomas, puis Reyer.

Autour de ces sommets, quelques aimables compositeurs de ballets et d’éphémères « prix de Rome », joués quasiment par ordre, tenaient l’affiche. On y eût cherché en vain les noms d’un Berlioz ou d’un Lalo. Un Saint-Saëns même ou un Massenet n’y réussissaient que médiocrement[15].

Nous avons vu tout à l’heure que Pedro Gailhard, wagnérien par persuasion, avait monté Lohengrin en 1891 ; ce fut un succès, qui se traduisit par 73 représentations et 1 500 000 francs de recette en quinze mois ; le reste suivit, jusqu’à Parsifal (2 janvier 1914). Au total, Wagner comptait 1 111 soirées à l’Opéra de Paris, à la fin de juillet 1914, plus les trois mémorables représentations de Tannhäuser en 1861. De 1893 à la même date, Meyerbeer obtenait encore 306 représentations, avec quatre œuvres, et Gounod 822, avec deux seulement.

Qui oserait prétendre que le snobisme seul eût pu soutenir pendant près d’un quart de siècle la vogue de l’œuvre wagnérien, qui avait eu contre lui, au début, à Paris comme à Vienne ou à Berlin, une bonne majorité des abonnés ? Cette musique

répondait donc à un besoin intellectuel du public wagnérien ou non, tout comme les livres à succès de M. Frédéric Masson répondent à la curiosité historique du public, bonapartiste ou non.

Selon la loi de l’offre et de la demande, les conséquences des représentations wagnériennes ne se firent pas attendre : Wagner étant très demandé, Meyerbeer tomba, entraînant avec lui Rossini et leurs contemporains. Seul parmi les compositeurs français, Gounod, — dont on a trop médit aux temps du wagnérisme militant, — put lutter avec avantage contre la concurrence germanique : son Faust, qui soutenait jusqu’au bout et victorieusement l’honneur et les « intérêts » de l’École française, arrivait, à la guerre, à sa 1250e représentation à l’Opéra[16]. M. Camille Saint-Saëns (avec Samson et Dalila, joué 382 fois à la même date) ; Reyer ; de temps à autre Massenet (dont le seul ouvrage joué à l’Opéra avec succès, Thaïs, atteint un peu plus de 200 représentations, après vingt-cinq ans) ; Verdi, l’unique Italien moderne sauvé du naufrage du XIXe siècle, parvenaient encore à se classer à côté de Wagner.

Aussi pouvait-on constater, dès 1892, que de tous les ouvrages joués pour la première fois à l’Opéra, « aucun, absolument aucun, n’a obtenu un franc et durable succès, de ces succès qui font date… Pour trouver de véritables succès, il faut les chercher dans les pièces déjà applaudies ailleurs », dans Aïda, Rigoletto, Sigurd, Roméo et Juliettee, « Lohengrin enfin qui, durant les trois derniers mois de l’année 1891, a obtenu plus de trente représentations ». Ajoutons-y Salammbô et Samson. « En définitive, concluait A. Soubies, si l’on retire de la liste des pièces anciennes, actuellement au répertoire de l’Opéra, celles que nous venons de citer, et qui en réalité n’y figurent que d’une façon très intermittente, il reste, comme œuvres jouées à l’Opéra avant 1874, neuf grands ouvrages : la Favorite, Faust, la Juive, les quatre pièces de Meyerbeer, Guillaume Tell, Hamlet et un ballet, Coppélia[17]. » Cette énumération, des plus brèves, montre à qui Wagner a pu « faire du tort » depuis son apparition il y a trente ans.

Certes, le succès allemand, prévu mais retardé par tous les moyens, pouvait excuser, dans une certaine mesure, la mauvaise humeur des compositeurs français, protégés d’ailleurs par le cahier des charges de notre Académie nationale de Musique. Ils ne furent donc jamais sacrifiés que dans la limite où le public, souverain juge, hélas ! manifestait son abstention. S’ils ne réussissaient pas, ils n’avaient à s’en prendre qu’à eux-mêmes, — et à leurs librettistes.

Mais, d’autres intérêts, aussi légitimes sans doute, quoique moins respectables au point de vue de l’art, se manifestèrent à la faveur de la crise wagnérienne. « Le patriotisme a bon dos », écrivait M. Saint-Saëns, retour de Bayreuth, en 1876. Aussi, lorsque, en 1887, devant l’Eden, en 1891 et en 1893, devant l’Opéra, le populaire parisien, dûment excité par une presse chauvine à scandale, vint manifester contre Wagner, attribua-t-on à ses sentiments patriotiques une agitation factice. Or, tout le bruit fait autour de Lohengrin ou de la Walkyrie, on le sait aujourd’hui[18], était encouragé surtout par la presse de certains éditeurs de musique et par d’autres journaux qui, de bonne foi ou non, firent chorus contre l’auteur d’Une Capitulation.

Les inepties prodiguées vers 1860 contre Wagner (il en était de même en Allemagne, ne l’oublions pas), parurent revues et augmentées, au bénéfice éventuel des musiciens français, croyait-on, mais en réalité, au profit escompté de certains marchands de musique parisiens qui pensaient, en mettant Wagner en interdit pour cause de gallophobie, prolonger l’agonie de Meyerbeer et consorts.

Voilà, en deux mots, l’aspect matériel, le côté « intérêts » de la question.

Quant au préjudice moral, artistique, supposé subi par l’École française, il nous intéresse infiniment plus ; or, peut-on sérieusement l’invoquer ? Est-on fondé à proclamer, avec M. Masson, que le wagnérisme ait « souillé notre esprit, notre intelligence et notre cœur » ; ou qu’il nous ait fait abandonner notre tradition musicale française, disparue depuis un siècle et demi, au dire de Debussy, c’est-à-dire, depuis la mort de Rameau ?

Wagner, par son influence, n’a fait disparaître de nos scènes lyriques, Opéra et Opéra-Comique, que ce qui en était caduc, en les débarrassant, celle-ci, des « musiciens de mauvais goût, de mauvais style et de mauvaise musique, dont les auteurs se nomment Auber, Hérold, Halévy, Adam… Adam, ce malfaiteur musical qui, non content de nous encombrer de ses vulgarités, acceptait de détériorer pour de l’argent les belles œuvres de Rameau, de Grétry et de Monsigny » ; et celle-là, de Meyerbeer, « le seul compositeur prussien authentique, ce riche banquier qui venait faire ses coups de bourse à l’Opéra de Paris, pour aller ensuite célébrer à Berlin, par des marches solennelles de sa composition, la gloire de son maître Guillaume Ier l’aïeul de l’actuel Kaiser[19] ».

De plus, en élevant la mentalité musicale du public français, il a rendu à la fois à la musique dramatique sa dignité si longtemps bafouée, et contribué à faire sur ces mômes scènes lyriques, revivre avec plus de beauté que jamais, et plus de respect, les œuvres de Mozart et de Gluck qui en avaient été ignominieusement exilées.

L’œuvre de Wagner passera, — comme toute chose humaine, — et il n’en restera plus que des fragments, déchiffrés péniblement par les générations futures, que son époque demeurera comme une des plus marquantes dans l’histoire du drame en musique, à la suite du dramma per musica des Florentins, de l’opéra de Lulli et de Rameau, et des tragédies lyriques de Gluck.

Qu’on le veuille ou non, il marque une date dans l’histoire de l’art, et, bien qu’il soit allemand, — pas toujours aussi profondément qu’on ne cesse de le répéter chez nous, — son art correspond à la sensibilité de son temps, ou de son public d’élection, de ses « amis », selon son expression si souvent répétée. Les amateurs ne devaient pas plus l’ignorer que Gœthe ou Victor Hugo. Le seul regret qu’on puisse exprimer au point de vue français, ce n’est pas que son œuvre tienne une place considérable au répertoire, et dans les comptes de la Société des Auteurs, mais qu’il ait été révélé un quart de siècle trop tard à nos compatriotes, alors que les Anglais ou les Belges par exemple, le connaissaient et l’appréciaient entièrement déjà. En pareil cas, comme en beaucoup d’autres, le temps perdu ne se rattrape jamais. Les torts de Wagner sont donc tout simplement imputables à ceux qui, pour des raisons inavouées et sous couleur de patriotisme, ont retardé l’heure de sa révélation qu’ils ont, bien malgré eux, tournée en triomphe. Résultat ordinaire de toutes les persécutions.

Passons aux compositeurs.

Peut-on prétendre de bonne foi que l’École française ait trahi en quelque sorte sa tradition sous l’influence de Wagner ?

Il faut posséder la forte dose de naïveté ou l’innocence musicale de certains littérateurs pour émettre sans rire une telle assertion. Pour un musicien, une partition existe dès qu’elle a été gravée, dès qu’elle peut être lue ; point n’est besoin pour lui de l’entendre. La représentation est-elle indispensable à un littérateur, à un amateur averti, pour apprécier une œuvre dramatique ?

Or, Tannhäuser, par exemple, est à peine plus jeune de dix ans que les Huguenots ou la Juive. Les musiciens en pouvaient lire la partition dès 1845, tandis que le grand public français l’ignora jusqu’à la fin du siècle. Faust est contemporain du révolutionnaire Tristan, et Gounod, qui fut un des rares musiciens français du XIXe siècle, connut Bach, Schumann et Wagner, par exemple, à une époque où nos dilettantes ignoraient aussi profondément les uns que les autres, et il sut en faire son profit. L’auteur de Faust (1859) avait lu le Wagner de Lohengrin, alors que le public n’apprit à en épeler le nom que l’année suivante. Après Tannhäuser, Gounod fut accusé de wagnérisme ; Bizet de même, et Massenet aussi. Et pourtant, le public, sauf une minorité infime, continuait à ignorer l’œuvre entier du maître allemand…

Il serait donc puéril d’attribuer une influence actuelle au wagnérisme qui, depuis plusieurs lustres, est entré dans le domaine de l’histoire. Oui, cette influence a existé, tout comme celle de Gluck, de Rossini ou de Meyerbeer, — de très grands Font subie, comme Verdi, — mais il faudrait démêler, entre 1870 et 1890, quelle fut la part respective de la sincérité et celle du savoir-faire, chez les soi-disant wagnériens français, dont les partitions n’ont pas même eu la fortune du meyerbeerien Rienzi.

Ces éphémères assemblages de leit-motive une fois oubliés, l’École française, — comme toutes les Écoles en général, — doit savoir gré, au contraire, à l’art wagnérien, d’avoir ramené le goût public à la grande et noble musique dramatique. Il est vrai que ce retour à la vraie et grande musique, qu’un Berlioz avait prêché en vain pendant quarante ans, ne faisait pas les « affaires », ne favorisait pas les « intérêts » du plus grand nombre…

Eh ! bien, s’il n’y a aucune raison artistique valable de frapper d’ostracisme Wagner musicien, y en a-t-il une d’ordre plus impondérable, d’ordre sentimental ou patriotique, qui dusse continuer à éloigner ce nom, jadis abhorré, de nos scènes nationales ? — La réponse, Wagner lui-même la donnera : il suffira de détacher quelques-unes des trois mille pages de ses œuvres théoriques ou polémiques, d’une lecture assez pénible, pour se convaincre que ses « injures » contre la France, sont, à peu d’exceptions près, des plus anodines, et doivent plutôt être considérées comme des éloges que l’artiste incompris mettait sous les yeux de ses compatriotes, pour les inciter à se créer, à leur tour, un art national, un art allemand, qui échappât à l’influence française. On verra que l’auteur de ces dix volumes de Gesammelte Schriften y juge sans ménagement ses compatriotes ; et certaines de ses observations se sont retrouvées d’une actualité telles qu’elles auraient gagné à être méditées en France[20].

Né à Leipzig, au lendemain de la « bataille des nations », Wagner était encore étudiant à l’époque de la révolution de juillet, qui lui fit « fréquenter exclusivement des hommes politiques » et lui inspira même une « ouverture politique » (I, p. 24). Un peu plus tard, son premier opéra, la Défense d’aimer (1834), écrit sous une inspiration révolutionnaire, était une satire juvénile du puritanisme allemand, que sa nature ardente supportait impatiemment. Déjà, il ressentait le désir de plus de liberté, et il ne cessait d’aspirer au moment où il pourrait venir à Paris, la seule ville qui l’attirât en Europe. On sait quels déboires l’y attendaient : Un Musicien allemand à Paris, ce petit roman humoristique et pitoyable, et les correspondances adressées à l’Abendzeitung de Dresde, renferment les premiers jugements de Wagner sur nous. En voici quelques extraits :

La logique est la passion qui consume les Français, et ils portent ainsi leur jugement sur toute chose.

… Les Français ne se permettent la contradiction et les attaques qu’entre partis opposés ; alors, ils ne se font aucun scrupule de se dénier mutuellement jusqu’à la dernière étincelle de dignité et d’intelligence… Ils s’opposent mensonge à mensonge, ce qu’ils savent et ce qu’ils ne savent pas, usent de leur détestable logique et s’enorgueillissent de ne rien savoir de toutes les choses du monde, que ce qu’ils veulent.

Il n’y a pas autre chose. Il ne manque pas seulement à ces spirituels Français la capacité, mais bien la volonté de franchir, ne fût-ce que par curiosité, les bornes de leur idée arrêtée sur le bien et le beau. Je ne dis là rien de nouveau, certes, car il n’y a rien de nouveau à dire sur eux, puisque, malgré leur mode changeante chaque année, ils ne peuvent être nouveaux. Il me faut néanmoins prendre en considération ce qui a été dit souvent, parce que, depuis un certain temps, l’idée s’est formée chez nous qu’il existait un rapprochement entre les Français et les Allemands, surtout au point de vue du goût artistique. Cette assertion s’est propagée parmi nous, sans doute, parce que nous avons vu les Français traduire Gœthe et jouer magistralement les symphonies de Beethoven. Ces deux faits se sont produits et se produisent encore, il est vrai ; je vous ai montré aujourd’hui comment ils ont donné le Freischütz. Cela a fait autant pour le rapprochement des deux nations que Gœthe et Beethoven, mais pas plus, et cela est moins que rien, car le Freischütz vient de contribuer certainement à éloigner les Français des Allemands.

Nous ne devons nous faire aucune illusion là-dessus : sur beaucoup de points, les Français seront toujours des étrangers pour nous, même s’ils portent les mêmes fracs et les mêmes cravates que nous[21].


Ainsi écrivait Wagner, rendant compte à ses compatriotes, des représentations du Freischütz, récemment mis en scène par Berlioz, à l’Opéra (1841).


À Paris, « où l’on semble avoir voué un véritable culte à Beethoven » [22], le jeune Wagner ne trouvait guère de sujets d’édification musicale, en dehors de la salle du Conservatoire.


La seule chose que Paris renferme, digne de l’attention d’un musicien, écrit-il dans l’Esquisse autobiographique de 1842, ce sont les concerts de l’orchestre du Conservatoire. Les exécutions des compositions instrumentales allemandes dans ces concerts ont fait sur moi une impression profonde et mont initié à nouveau aux merveilleux secrets de l’art véritable. Celui qui veut connaître à fond la neuvième symphonie de Beethoven, doit l’entendre exécuter par l’orchestre du Conservatoire de Paris[23].


Les théâtres lyriques, en effet, le désillusionnèrent au point de vue musical.


À l’Opéra, la mise en scène et les décors sont pour moi, soit dit franchement, les meilleures choses de toute l’Académie royale de musique. L’Opéra-Comique aurait été, de beaucoup, mieux en état de me satisfaire ; il possède les meilleurs talents, et ses représentations offrent un ensemble, une originalité, que nous, Allemands, ne connaissons pas. Ce qu’on écrit aujourd’hui pour ce théâtre appartient au genre le plus détestable qui ait jamais été produit aux époques de la décadence de l’art.


Avec la Neuvième Symphonie, dirigée par Habeneck (il en reparlera avec admiration, longtemps plus tard, dans l’Art de diriger l’orchestre), avec la Symphonie funèbre et triomphale de Berlioz, qui vivra « tant qu’il existera une nation portant le nom de France », la Muette de Portici, seule, enthousiasme le jeune kapellmeister allemand ; et cela pour de longues années, puisque dans son article nécrologique sur Auber, en 1871, il qualifiera la Muette « d’œuvre spécifiquement française », de chef-d’œuvre « inimitable ».


Le point culminant du génie musical en France, écrit-il en 1840, est sans contredit l’incomparable[24] Muette de Portici, d’Auber, une de ces œuvres nationales dans toute l’étendue du mot, et dont chaque nation ne peut guère montrer qu’un seul exemple[25].


En somme, de son premier et malheureux séjour à Paris, Wagner n’emportait pas une impression très encourageante pour son art.


J’étais demeuré essentiellement Allemand, dira-t-il dans Une Communication à mes Amis (1852), et toute mon activité tendait vers l’Allemagne.

Un patriotisme sentimental et nostalgique, dont je n’avais aucune idée jusqu’alors, s’empara de tout mon être. Ce patriotisme était libre de toute couleur politique ; car, dès cette époque, j’étais assez avancé pour que la politique allemande me parût à peu près aussi indifférente que la politique française. Je me sentais exilé à Paris et c’est ce qui m’inspirait la nostalgie de la patrie allemande[26].


Après Paris où il avait, on quelque sorte, pris conscience de son génie en puissance — les voyages forment la jeunesse, — Wagner vécut six années à Dresde, jusqu’à la révolution de 1849, qui le fit se réfugier en Suisse. Alors il rédige, dans une sorte de fièvre, les écrits théoriques où il fait à son point de vue très personnel, le procès de l’art des différents pays européens. Les critiques qu’il distribue avec une égale véhémence à ses compatriotes, dont il tâche de secouer la torpeur, et aux étrangers, que tantôt il leur propose en exemple, et dont tantôt il fustige l’imitation servile, s’attaquant aussi bien à l’art qu’à la société, qu’il ne sépare jamais ; partout où il trouve un accord, une harmonie entre eux, que ce soit chez les Grecs ou chez les Français, il loue, sans réserve, tandis que, par comparaison, il reproche aux Allemands de ne s’être pas encore créé un art en rapport avec leur génie national[27].


Chez le peuple français, de caractère vif et qui fut toujours, en somme, ennemi de l’abstraction, dit-il dans l’Œuvre d’art de l’avenir (1850), l’art dramatique, — tant qu’il ne fut pas dominé par l’influence de la cour, — vécut la plupart du temps pour soi-même. Ce qui, sous l’oppression accablante, hostile à l’art, de l’état social général, a pu sortir de l’art dramatique moderne, nous le devons, depuis la fin du drame shakespearien, exclusivement aux Français[28].


Dans Un Théâtre à Zurich, où il essaye, dès 1851, d’intéresser le public allemand à la création d’un théâtre modèle, Wagner, critiquant l’art dramatique de son temps, s’exprimera de même :


Définissons en deux mots le malaise dont souffrent resque jusqu’à la ruine tous les théâtres de l’Europe : il provient de ce que, à la seule exception des premiers théâtres d’opéra italien, il n’existe d’autres théâtres originaux que ceux de Paris, tous les autres n’en sont que des copies.

Paris est, entre les exceptions que je viens de citer, la seule ville au monde où ne soient représentées que des pièces écrites et disposées, dans leur ensemble, uniquement pour la scène sur laquelle elles se jouent[29]


Plus tard, il sera beaucoup plus violent ; mais jusqu’ici, il n’y a rien que de très mesuré dans le ton, comme dans les idées, qui sont celles d’un homme de théâtre écœuré surtout de la banalité des productions dramatiques de son pays. On ne voit poindre nulle part chez Wagner le Franzosenfresser, le pangermaniste, que M. Maurice Donnay, qu’on ne croyait pas trouver en cette affaire, dénonçait du haut de l’estrade des Concerts Lamoureux, le 28 mars 1915[30].

Dix ans se passent. L’auteur de Tannhäuser vient, pour la troisième fois chercher fortune à Paris, où il séjourne de 1859 à la fin de 1861. On connaît par le menu tous les incidents qui précédèrent et accompagnèrent les trois fameuses représentations de mars 1801. Au cours des longues et innombrables répétitions, le compositeur-poète, enchanté de tout ce qu’on faisait pour lui à l’Opéra, exprimait sa profonde et complète satisfaction à son ami de Zurich, Otto Wesendonck :

… À présent, des nouvelles agréables ! écrit-il le 20 octobre 1860. On répète à l’Opéra Tannhäuser avec un zèle, un sérieux, une minutie et des soins qui m’ont toujours paru le modèle désirable d’une pareille étude et que je n’ai jamais espéré pouvoir rencontrer. Dans aucun théâtre, je n’ai encore trouvé une ponctualité pareille et des soins si minutieux consacrés à chaque détail : mon chanteur allemand, Niemann, ouvre tout grand les yeux et avoue qu’il ne connaît qu’à présent son rôle bien à fond. Outre la supériorité extraordinaire de toutes les institutions de l’Opéra, je dois louer tout particulièrement l’extraordinaire capacité personnelle des chefs de service ; le directeur du chant, surtout, qui étudie au piano les rôles avec les solistes est absolument inestimable. Tout le côté technique des études est réglé avec une exactitude et une netteté incomparables ; les moindres aspérités des paroles, etc., sont immédiatement aplanies, car le traducteur est toujours présent, de sorte qu’il ne me reste plus qu’à appliquer mon esprit à l’ensemble de l’œuvre, qui est parfait au point de vue technique. Je déclare hautement que je n’ai encore jamais été à pareille fête, et qu’en Allemagne cela ne m’arrivera certainement jamais. Cela s’applique à toutes les parties de la représentation en préparation ; les décors et tout ce qui se rattache à la mise en scène atteindront complètement à l’idéal de mes désirs. Avec cela, je trouve chez chacun et chez tous un bon vouloir si parfait, une application tellement inconnue, que je me sens absolument sûr de surmonter, dans de telles dispositions, les difficultés les plus infimes et de faire jouer mon œuvre dans une perfection telle que je n’ai encore jamais pu seulement le tenter.

Tannhäuser sifflé — par une partie du public — retiré de l’affiche d’accord avec l’administration, son auteur écrit, pour l’Allemagne, un compte rendu de l’événement auquel les anti-wagnériens de jadis, tout comme ceux d’aujourd’hui, eussent bien fait de se référer avant d’insinuer que l’insuccès de l’Opéra aurait été l’origine, chez Wagner, d’une haine farouche contre la France, qui se serait exaspérée surtout en 1870. La vérité est assez différente. Comme dans la lettre à Wesendonck qui vient d’être citée, Wagner, dans ce « compte rendu pour l’Allemagne » où il eût pu, dans son orgueil d’auteur sifflé, certes, se montrer très dur pour les Français, fait preuve, au contraire, d’une grande impartialité et d’une grande modération de jugement[31]. Il ne cesse de faire l’éloge, non seulement de l’exécution en général, mais encore du public parisien, dont il pénétra fort bien la psychologie.

Un public, je dis : un grand public, duquel je suis personnellement inconnu, qui a appris quotidiennement sur moi par les journaux et les bavardages des oisifs, les choses les plus absurdes, et qu’on a travaillé contre moi avec une rage presque sans exemple ; voir ce public qui, pendant un quart d’heure, prodigua les démonstrations enthousiastes d’approbation, se battre contre un clan pour moi, cela devait me remplir d’orgueil, eussé-je été l’homme le plus indifférent du monde[32].

En somme, Wagner était très fier, en son for intérieur, d’avoir provoqué sur son nom, dans ce Paris objet de ses convoitises, une véritable manifestation du grand public contre les sifflets du Jockey-Club, qu’il poursuit de ses sarcasmes mérités.

Quant au théâtre lui-même, à sa constitution, à ses règlements, à la façon dont on y étudie les ouvrages, par une collaboration rationnellement organisée des fonctions rationnellement réparties (c’est lui-même qui souligne), Wagner, dans une autre brochure, de 1862, sur l’Opéra impérial de la cour à Vienne, les cite sans réserve en exemple aux scènes allemandes. C’eût été, avouons-le, une singulière façon d’exhaler sa haine contre l’Opéra de Paris, que de le recommander aussi chaudement comme modèle !

À l’Opéra, dont sa récente expérience lui avait permis d’étudier tous les rouages, des règlements garantissent des « études intelligentes ».

Si, depuis longtemps, ajoute-t-il, la tendance artistique de ce théâtre a été indignement faussée par l’immixtion des intérêts les plus frivoles de ceux de ses habitués qui y donnent le ton,… il n’en est pas moins vrai que les institutions pratiques qui lui sont restées, en assurant aux ouvrages les plus fades une exécution qui fait illusion sur leur valeur même, fournissent à toute époque, à quiconque a voulu s’occuper de ce théâtre dans une intention noble et sérieuse, le point d’appui immédiatement efficace qui lui permet de réaliser l’exécution parfaite de ses intentions[33].

Admettons que, pour les besoins de sa cause — pour stimuler un peu la torpeur viennoise — Wagner ait exagéré les mérites de l’Opéra de Paris, il n’en est pas moins vrai qu’au lendemain de Tannhäuser, on chercherait en vain, dans ces écrits rédigés pour des Allemands, une expression de rancune à l’adresse de Paris ou de son Opéra : bien au contraire !


Continuons à parcourir les Gesammelte Schriften. Voici maintenant Art allemand et politique allemande, la seule brochure où l’on trouve des attaques violentes contre la France et les Français. Datée de 1867, elle vient chronologiquement, avant la première des Maîtres-Chanteurs, quelques mois après la victoire prussienne de Sadowa. Singulièrement prophétique par endroits, elle révèle un état d’esprit assez nouveau chez son auteur, comme d’ailleurs dans le peuple allemand en général. Avant de paraître, elle déplut en Allemagne au point que la Süddeutsche Presse de Munich, qui la publiait en feuilleton, dut l’interrompre par ordre du procureur royal, — et, cependant, Louis II, roi de Bavière, en félicitait Wagner !… Traduit presque immédiatement pour le Guide musical, Art allemand et politique allemande pouvait être lu en France, dès 1868. On n’y fit nulle attention apparemment ; on ne l’a guère lu depuis et pourtant, c’est là, ainsi que le faisait remarquer judicieusement M. Servières, dans son Wagner jugé en France, c’est là seulement que Wagner s’est montré le plus anti-français, le plus injuste envers la France ; infiniment plus que dans Une Capitulation, — qui n’est qu’un vaudeville à peine moins spirituel que ceux dont on se délectait, même à Paris, aux environs de 1870.

Le passage le plus caractéristique, le plus cocasse, pourrait-on dire, — d’Art allemand et politique allemande, est celui où Wagner, rappelant un mot de Voltaire « qui désigne ses compatriotes comme un composé de singe et de tigre », s’applique à prendre au sérieux cette boutade[34], et cela, à propos de l’acteur, du « mime », qu’il considère comme le « singe » de l’auteur : l’artiste créateur, « l’homme », imitant la nature, l’autre la reproduisant.


C’est un fait évident, déclare-t-il, que ce peuple s’est distingué de bonne heure des autres peuples de l’Europe principalement par deux traits typiques : il est gracieux jusqu’à une souplesse niaise, en sautant et en bavardant ; d’autre part, il est cruel jusqu’à être altéré de sang, rageant et bondissant sous l’attaque.


Le Français est bon comédien… « Marat, — le tigre, Napoléon, — le dompteur de tigre ; voilà le symbole de la France nouvelle. »


Depuis la Révolution, l’armée française passe pour la meilleure de l’Europe… Le nouveau mirage qui a pris la place de l’ancienne auréole de la cour de Versailles est la gloire spécifiquement française et suffisamment connue… Le Français qui voit les choses très librement désespère singulièrement de la possibilité d’une renaissance totale du caractère de son peuple. Il doit convenir, quant à la situation actuelle, qu’il redoute la disparition du mirage de la « gloire », parce qu’il ne sait pas si, ce brillant décor théâtral une fois enlevé, le tigre ne se trouverait pas prêt à bondir. Il pourrait sans doute se tranquilliser de ce que, derrière cette coulisse, peinte seulement vers l’extérieur, se trouve le singe gambadant, déjà familiarisé avec l’envers de la toile[35].


Mais Taine, dans ses Origines de la France contemporaine, n’a-t-il pas dit quelque chose d’analogue, et ses partisans lui ont-ils jamais reproché ses critiques partiales de la Révolution ? Et peut-on, à bon droit, exiger plus de retenue de la part d’un étranger dont le sens artistique, profondément original, s’était si souvent trouvé à une rude épreuve parmi les Français ?


Rapprochons maintenant de cette diatribe quelques appréciations de Wagner sur ses propres compatriotes, les Allemands d’avant l’Empire.

Dans son étude sur la Musique allemande, écrite et publiée à Paris en 1841, Wagner disait déjà, entre autres choses :


L’Allemand juge avec moins de prévention que personne ; … les Allemands, je le répète, semblent avoir le privilège de s’approprier les créations de l’art étranger pour les perfectionner, les ennoblir et en généraliser l’influence. Hændel et Gluck l’ont prouvé surabondamment, et de nos jours, un autre Allemand, Meyerbeer, nous en offre un nouvel exemple[36].


En 1867, presque dans les mômes termes, il remarquera cette aptitude de l’Allemand à s’assimiler ce qui lui manque :


Le mouvement allemand est l’andante… De cette allure modérée, avec le temps, l’Allemand arrive à tout et parvient à s’approprier ce qui est le plus éloigné de lui[37].


Appréciation très juste et très actuelle encore.

Mais voici qui est plus grave : c’est une citation que Wagner, au début d’Art allemand, emprunte aux Recherches sur l’Équilibre européen, de Constantin Frantz, le même à qui il faisait hommage, vers le même temps, de la seconde édition d’Opéra et Drame.


De tous les pays continentaux, dit Frantz, il n’y a que l’Allemagne qui possède les dispositions et la force d’esprit et de cœur capables de faire prévaloir une culture plus noble, contre laquelle la civilisation française ne puisse rien. Ce serait là la véritable propagande allemande, et une contribution essentielle au rétablissement de l’équilibre européen.


En reproduisant cette déclaration que tout pangermaniste contresignerait, Wagner en approuvait les termes, et sa brochure peut être considérée comme un développement de ce thème nouveau chez lui.

Aussi bien, après ses multiples tentatives, faites depuis vingt ans, à Dresde, d’abord, avant 1849, puis à Zurich, à Paris ou à Vienne, n’espérait-il plus réaliser ses projets d’art national que dans une Allemagne unie et forte, que la Révolution n’avait pu constituer, mais que la Prusse commençait à grouper sous son hégémonie menaçante. Pour cela, l’art devait, tout d’abord, s’émanciper de la tutelle française. Et tel est, en quelque sorte, le leit-motiv de tous les écrits wagnériens, puisque, pour le maître de Bayreuth, « l’œuvre et la mission de sa vie », selon sa propre expression, étaient la création d’un art allemand, foncièrement allemand.


Au siècle dernier, écrit-il, nous voyons en rougissant que des princes allemands furent captivés et éloignés du peuple allemand par des danseuses françaises et des chanteurs italiens, à peu près comme, de nos jours, des princes nègres sont séduits par des verroteries et des mirlitons…. La civilisation française est née sans le peuple, l’art allemand sans les princes : la première ne peut pas atteindre à la profondeur parce qu’elle ne recouvre que le peuple, sans lui entrer au cœur ; le second, au contraire, manque de puissance et de perfection aristocratique, parce qu’il n’a pas encore pu ouvrir les cœurs des souverains à l’esprit allemand.

Le grand Napoléon, lit-on plus loin, « dépaysa » l’esprit allemand. On enleva le théâtre aux héritiers de Gœthe et de Schiller. Ici, le ballet, là, l’opéra : Rossini, Spontini, les Dioscures de Vienne et de Berlin, qui attiraient après eux la pléiade de la restauration allemande[38].


Mais les princes, auxquels le fondateur de Bayreuth, l’ami du roi de Bavière fait appel, les princes allemands, « délivrés du despote français… replacèrent sur le trône la civilisation française, pour se laisser, après comme devant, gouverner exclusivement par elle. Il s’était agi simplement de rendre son pouvoir au petit-fils de Louis XIV ; et en réalité, on avait l’air, quant au reste, de n’avoir fait que recommencer en paix les représentations de ballet et d’opéra. Ils n’ajoutaient qu’une chose à leur restauration : la crainte de l’esprit allemand[39] ».

Une décision d’une importance extraordinaire s’impose : il semble presque que l’empereur des Français en comprenne la gravité plus profondément que les gouvernements des princes allemands. Un mot du vainqueur de Kœniggrätz, et une nouvelle force apparaît dans l’histoire et devant elle, la civilisation française pâlit à jamais[40].


Cet espoir non déguisé d’une prochaine victoire prussienne sur la « civilisation » française, n’empêche pas Wagner de critiquer violemment l’art et l’esprit allemands, car les Allemands, tout comme les Français du second Empire, sont encore très réfractaires à l’art nouveau, à l’art de l’avenir, comme on dit par dérision[41], que va leur imposer, envers et contre tous, l’ancien révolutionnaire de 1849, qu’on surnomma le « Bismarck de la musique ».

À la fin du troisième chapitre de sa brochure sur l’Art allemand, Wagner se demande ce que penserait un Français au spectacle de la civilisation allemande de son temps.


Il éprouvera, certes, une nostalgie désespérée, un besoin de retourner aux convenances Françaises, et, tout bien considéré, la civilisation française y aura gagné un

nouveau moyen de puissance très réel contre lequel nous ne saurions que difficilement nous défendre[42].


Tels sont les passages les plus saillants de ce curieux pamphlet qui, ainsi que toute la production journalistique ou polémique de son auteur, n’a qu’un but : ouvrir les yeux des Allemands sur la nullité de leur art actuel, de leur art dramatique surtout ; et, soit en leur montrant les côtés brillants de la civilisation française, soit en leur en décrivant, non sans complaisance, les faces moins favorables, essayer de les en détourner, et de les intéresser à l’œuvre de toute sa vie, à l’objectif qu’il ne cesse de poursuivre, depuis le jour où, à Paris même, il a pris conscience de sa propre valeur.

Tout cela était écrit avant 1870 et personne, en France moins encore qu’en Allemagne, n’y faisait attention.

L’année de la guerre, Wagner publie un de ses ouvrages les plus importants, sa brochure écrite à l’occasion du centenaire de Beethoven. Les événements qui bouleversent l’Europe le préoccupent, comme tous ses compatriotes ; mais pour lui, 70 marque une autre date dans sa vie : c’est l’année de son mariage avec Cosima Liszt. La Walkyrie vient d’être présentée à Munich, à la veille de la déclaration de guerre ; dès le 25 août, Wagner, de retour en Suisse, se marie, dans l’intimité la plus stricte, à Tribschen ; le 4 septembre, il baptise son fils Siegfried (dont la marraine par procuration fut Mme Judith Gautier-Mendès). Sa vie familiale et artistique l’absorbe tout entier[43] : le 2 juillet, il a terminé le premier acte de la Götterdämmenung et commencé, trois jours plus tard, le second ; le 25 décembre, sublime aubade, il fait exécuter Siegfried-Idyll ; il terminera la partition même de Siegfried en janvier 71, vers l’époque du couronnement de Guillaume Ier à Versailles.

Si l’on veut se donner la peine de feuilleter sa correspondance, assez rare à cette époque, on y trouvera bien peu d’allusions aux événements contemporains. On peut relever cependant quelques mots sur la situation de l’Europe ; dans une lettre à Pusinelli, du 11 novembre :


On doit aujourd’hui étudier la situation de l’Europe, écrit Wagner à son ami, pour savoir dans quel monde on vit. J’avoue que si je ne voyais pas devant moi Moltke et larmée allemande, je ne saurais reconnaître ce qui me fait espérer. Je n’ai, par exemple, qu’à penser à une représentation à Dresde pour perdre aussitôt tout courage.


Un autre jour (25 novembre) s’adressant au même :


Il me semble, écrit-il, que toute la nation allemande ne soit faite que pour aider mes vues (c’est-à-dire la représentation de la Tétralogie). La lettre de Carlyle au Times

m’a bien diverti. Il qualifie l’Angleterre de nation singulièrement dépenaillée (sonderbar verlumpte Nation).


Sur la France, pas un mot ; et que trouve-t-on dans ses lettres à l’Anglais Praeger, par exemple ? Des demandes réitérées de lui envoyer de Londres un Shakespeare illustré, qu’il désire offrir à sa femme, pour Noël[44].

Voici enfin cette fameuse Capitulation, « comédie à la manière antique », que Wagner écrivit pour se délasser, en octobre 1870, et non, comme on l’a répété si souvent, après le siège de Paris. Ce vaudeville aristophanesque à peine terminé, Wagner en adressait le manuscrit, — à qui ? à Hans Richter, le futur grand-prêtre de Bayreuth, alors jeune musicien peu connu ; mais il n’en faisait pas de publication séparée, contrairement à tous les autres écrits qui figurent dans ses œuvres complètes.


Ce sera une parodie des parodies d’Offenbach, écrit-il à Richter. Faites çà vite, car si la chose est intéressante en soi, elle aura son plus grand effet dans l’actualité immédiate. Naturellement, je ne puis en rien vous aider à ce point de vue, car je n’ai pas de relation là-bas (à Berlin).


Et le 28 novembre, répondant sans doute à quelques objections du jeune musicien :


Je trouve la « comédie antique » tout à fait bien, lui mandait-il, et je ne comprends pas comment vous avez pu douter un instant qu’elle fût digne de musique.

Dans le tome IX des Gesammelte Schriften, qui débute par la « comédie antique », Wagner a fait précéder celle-ci d’un avant-propos où il s’explique à son sujet.


Dès le début de l’investissement de Paris par les armées allemandes, vers la fin de l’année 1870, dit-il, j’appris que l’esprit des auteurs dramatiques allemands s’exerçait à exploiter pour les scènes populaires les embarras de nos ennemis. Comme les Parisiens s’étaient, avant même le début de la campagne, réjouis par anticipation de notre défaite, prévue avec certitude, je pouvais trouver si peu choquante la chose, que je nourris l’espoir qu’il arriverait bien enfin à quelques bons esprits de se montrer originaux en traitant à la manière populaire des objets de ce genre, alors que jusqu’ici, même dans les couches les plus profondes de notre théâtre populaire, tout demeurait dans de mauvaises imitations des inventions parisiennes.


Wagner écrivit donc en quelques jours sa comédie, puis il lui chercha comme il vient d’être dit, un compositeur, car il la voulait en musique, et en musique « à la Offenbach ». Mais le « grand théâtre berlinois de faubourg » auquel le livret avait été envoyé anonymement, refusa l’ouvrage et le jeune ami de Wagner « se sentit délivré d’une grande frayeur : il m’assura alors qu’il lui eût été impossible de se complaire à arranger la musique à la Offenbach qui était réellement indispensable ».


Si je fais connaître maintenant à mes amis le texte de cette farce, continue Wagner, ce n’est certes pas pour rendre encore par surcroît les Parisiens ridicules. Le seul côté que mette mon sujet en lumière, chez les Français, n’est autre que celui qui nous faisait, nous autres Allemands, nous rendre en vérité, par reflet, plus ridicules qu’eux-mêmes ; tandis qu’ils se montrent toujours originaux dans toutes leurs folies, nous, en les imitant d’une façon ignoble, tombons au-dessous du ridicule.


Si à ces explications, que personne encore ne lui demandait, on ajoute que Une Capitulation parut pour la première fois, avec cet avant-propos, en 1873, on voit que la soi-disant insulte à Paris assiégé tombe d’elle-même. Quant au « stupide pamphlet[45] », à « cette grossière diatribe qui voudrait être un pamphlet, et n’en a ni l’esprit, ni le mordant, ni surtout la légèreté, et dans lequel Wagner raillait avec un goût véritablement exquis les nobles et énergiques sentiments qui avaient animé la population parisienne pendant cette terrible époque du siège »[46], ses quarante pages, qui ont fait autant de bruit que dix partitions géniales, n’ont pas non plus la portée qu’on voulut bien leur attribuer. Qui d’ailleurs les avait parcourues, même après que l’auteur suisse du Voyage au pays des Milliards en eut révélé le titre — et une page — aux Français ?

Dès 1876, M. Adolphe Jullien, dans un article sur Mozart et Wagner à regard des Français, publié dans le Figaro, puis en 1881 dans le Guide musical, et réédité en brochure ; M. G. Servières, en 1886, dans son Wagner Jugé en France ; M. Kufferath, en 1893, dans le Guide musical encore, avaient tenté en vain de ramener les choses à leurs justes proportions ; la calomnie, soigneusement entretenue par les intéressés, suivait son cours ; si bien que dès 1915, on n’eut rien de plus pressé que de la servir de nouveau au public. Il s’est même trouve enfin un éditeur (et un éditeur de musique !) qui a osé entreprendre ce par quoi on aurait dû commencer : publier la traduction loyale de Une Capitulation[47].

En guise d’avertissement, cette spirituelle annonce se lit sur la couverture :


Cette comédie à la manière antique fut écrite en octobre 1870.

Les Uns… disent qu’Une Capitulation est l’œuvre de haine d’un musicien sifflé.

Les Autres… affirment qu’elle n’est qu’une simple boutade.


Si la « question Wagner » avait été présentée ainsi, il y a quelque quarante ans, on peut affirmer que bien des malentendus eussent été évités.

La pièce elle-même tire son nom d’une réplique de Gambetta qui en indique bien nettement le sens. Le chœur qui vient saluer le départ de Nadar en ballon, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, lieu de l’action, demande :


— Et les Allemands ?

— Ils sont avec les autres peuples, répond Gambetta. Ils ont capitulé et ils ne cachent pas leur joie de pouvoir reparaître dans nos théâtres.


Puis le chœur réclame de Perrin, directeur de l’Opéra, la réouverture du théâtre, et surtout le ballet, — cette bête noire de Wagner. Une troupe de rats (les rats de l’Opéra) envahit la scène ; alors apparaît Offenbach, — autre bête noire de Wagner, — sur cette onomatopée confiée au chœur :


Krak ! Krak ! Krakerakrak !
Das ist ja der Jack von Offenhack !


Jules Ferry l’accueille :


Sauveur de l’État ! rédempteur des rats ! Chantez maintenant plus mélodieusement encore !

Orphée a quitté les ombres pour allier l’art à la République !


Un peu plus loin, Victor Hugo, du haut du ballon de Nadar, vaticine, en un jargon franco-allemand :


Je chante la vraie histoire[48]
Du peuple saint la victoire
Des victoires du Rhin et de la Loire
Rayonnantes d’une éternelle gloire,
Je chante en de fières romances
En de nouvelles stances,
Paris, il faut que tu danses !


Y a-t-il là-dedans, autre chose qu’une critique des rimes insipides des livrets à la Scribe ?

Et tandis que Jules Ferry parle, parle, sans que personne ne prête attention à son éloquence intarissable, le chœur, dirigé par Offenbach soufflant dans une trompette, chante, à la manière des anciens

finales d’opéra :


Dansons ! Chantons !
Mirliton ! mirliton !
C’est le génie de la France,
Qui veut qu’on chante et qu’on danse ![49]


En somme, Wagner ne fait ici que mettre en action les critiques qu’il adressait naguère, dans ses écrits théoriques ou polémiques, à notre ancien opéra.

Quant à la parodie de Victor Hugo, qui paraît surtout visé, on ne sait trop pourquoi, dans Une Capitulation, il suffit pour se l’expliquer, de se rappeler de quels sarcasmes le grand poète fut l’objet, à la fin de l’Empire et dans les premières années de la République. Wagner, là comme dans d’autres passages de sa « comédie antique », ne faisait guère que s’inspirer des journaux comiques de l’époque, paraphrasant les « blagues bien parisiennes » que les Français ne manquaient pas d’adresser à l’ancienne victime du Deux-Décembre, qu’on n’avait pas encore divinisée. Un étranger, un « ennemi », devait-il montrer plus de réserve que les compatriotes même du poète ?

Du reste, cette farce était-elle si « populaire » que le croyait Wagner ? Et quel public de faubourg berlinois eût compris la plaisanterie trop parisienne encore, et trop « artiste » par les allusions dont elle était relevée ? Le pis eût été qu’elle fût représentée, selon le vœu de son auteur, avec la musique appropriée !... Les parodies musicales ont généralement un sort tout différent de celui que s’en proposent leurs auteurs. Les Dames de la Halle, où Offenbach parodie si musicalement le grand opéra meyerbeerien ; l’Heure espagnole, du délicat compositeur Ravel, l’ont prouvé naguère, à Paris même. Le public soi-disant si intelligent des premières, applaudit de confiance, sans soupçonner l’intention critique qui avait guidé, ici et là, le compositeur, et prit un plaisir extrême à ces modèles de mauvais goût.

Contre qui donc était dirigée cette Capitulation ? — Contre les directeurs des théâtres allemands qui, au lieu de favoriser l’art de chez eux, se ruent à Paris pour arracher des pièces aux auteurs parisiens en vogue.

Et c’est là la capitulation !… Capitulation des théâtres allemands devant nos pièces françaises. Le tout assaisonné de calembours français peu drôles. Il n’y a vraiment pas, là-dedans, de quoi fouetter un hussard de la mort !…

L’argument anti-wagnérien basé sur ce vaudeville bon enfant mais sans gaieté, est donc absolument dépourvu de valeur et nul esprit sérieux ne saurait s’y arrêter.

Nous restons donc en face du seul fait que Richard Wagner fut un musicien de génie, digne péroraison d’un siècle qui avait eu Beethoven pour exorde, et que Tristan, les Maîtres chanteurs et Parsifal sont des chefs-d’œuvre encore inégalés[50].

Il suffit de citer la dernière scène de cette farce pour donner une idée du ton qui y règne et du but que poursuivit Wagner en la composant. Victor Hugo (toujours lui !…) lance à l’Allemagne cette

apostrophe qui se trouve être en même temps le couplet des théâtres, à la façon des revues de fin d’année :

Et toi ! peuple de penseurs,
Que t’occupes-tu de tels malheurs !
Soyez ampoulés et dégoûtants,
Ici, nous vous rendrons élégants.
Qui trouverait votre Faust appétissant ?
Gounod l’a rendu élégant !
Don Carlos et Guillaume Tell
Nous leur avons tanné le cuir,
Et que sauriez-vous de Mignon
Si nous n’en avions fait Mirliton ?
Vous vous êtes balbutié Shakespeare,
Nous avons rendu Hamlet potable.
Quand vous avez réellement du génie,
Cela n’a jamais échappé à Paris.
Orphée sortant des Enfers,
C’est nous qui l’avons inventé.

Là-dessus, Offenbach commande :

Chaîne anglaise !

Hugo reprend :

Venez et faites vous coiffer, friser,
Parfumer, civiliser !
La grande nation
Le fait gratis,
En rien elle ne veut vous exploiter !
Assez de soldats !
Holà ! diplomates !
Dîners ! soupers !
À nous, attachés !

Offenbach commande encore :

Gallop !

Hugo reprend, sa lyre d’or à la main :

Comme véritable génie de la France,
Je ne perds jamais contenance,

Victoire, gloire,
Je me réserve tout !
Civilisation.
Pommade, savon,
Voilà ma principale passion.
Chantez, dansez,
Allez aux soupers !
Je veux quen Franco on, s’amuse
Et que personne ne s’en excuse !
[51]


Pendant ce temps, comme dans les anciens finales d’opéra, le chœur reprend : « Chantons, dansons ! » et le tout se termine, à la manière d’Offenbach, plutôt qu’à la manière antique, par un charivari général.

Du trou du souffleur, indique le livret, pendant la danse finale, sortent de plus en plus nombreux, des attachés des différentes ambassades européennes et extra-européennes ; les intendants des grands théâtres allemands les suivent ; ils dansent avec les filles d’une façon maladroite et se font moquer d’eux par le chœur. Refrain et ballet. Pour terminer, l’apothéose de Victor Hugo dans un feu de Bengale.


Tandis qu’il se divertissait à cette passable revue de fin d’année, Wagner publiait d’autres travaux plus importants et d’un tout autre intérêt, qu’on peut lire dans le même volume que Une Capitulation : Beethoven, et De la Destination de l’Opéra. Le premier parut en brochure, à l’occasion du centenaire de Beethoven, vers le milieu de l’année 70 ; l’autre, écrit en décembre, dans le Musikalisches Wochenblatt de janvier 1871. Il faut en rapprocher les Souvenirs sur Auber rédigés après la mort du vieux maître français, en octobre ou novembre 71. Ces différents travaux, par leur date, sont d’un intérêt exceptionnel pour le sujet qui nous occupe, et il est indispensable d’en citer quelques extraits si l’on veut connaître, à cette époque, la pensée de Wagner sur les Français et les Allemands. Voici d’abord pour le goût musical des Français :

Il semble que les Français soient incapables de pérorer sur la musique sans enfourcher, grâce à toutes sortes de délicieuses harmonies, le « Cygne de Pesaro » ou autres dadas mythologiques modernes du même genre, lit-on dans les Souvenirs sur Auber.

Il me semble que nous, Allemands, avons compris immédiatement, de façon plus nette, l’originalité de cette musique française d’opéra[52]

Un peu plus loin, ces observations d’ordre plus général :

Le caractère singulier de la culture parisienne a fait naître chez le Français une espèce de point d’honneur chatouilleux qui fait qu’il s’emporte jusqu’à écumer de rage quand on lui rappelle brusquement ce que cette culture cache avec art ; on a constaté qu’un Français éprouve souvent de la difficulté à se rappeler de soi-même une promesse qu’il a faite ; aussi entre-t-il en fureur lorsque nous la lui rappelons ; et le Français le plus jovial pousse les choses jusqu’à l’effusion du sang. C’est ainsi que le Français se moque volontiers lui-même de ses vices et de ses faiblesses, mais il éclate lorsque d’autres lui en font la remarque[53]

Toute nation a quelque chose de foncièrement mauvais en soi : un coup d’œil jeté sur notre théâtre allemand actuel nous fait prendre tristement conscience de ce trait foncièrement mauvais de notre caractère national ; la découverte du même élément néfaste dans le caractère français a malheureusement encore un triste intérêt spécial pour nous : c’est de nous enseigner, à notre désespoir, que nous n’avons plus rien à attendre de ce pays d’où pourtant tout nous vient et qui nous influence toujours exclusivement[54].

Il faut donc combattre l’influence française. C’est toujours la même thèse qui est développée à différentes reprises, dans le Beethoven, et sous une forme toujours aussi modérée :

Tandis que les armées allemandes pénètrent victorieusement jusqu’au cœur de la civilisation française, soudain s’éveille chez nous un sentiment de honte parce que nous vivons dans la dépendance de cette civilisation, et ce sentiment se manifeste par l’invitation adressée au public à abandonner les modes parisiennes[55].

Invitation renouvelée dans l’Allemagne de 1914-1915, avec le succès que l’on sait. Wagner d’ailleurs, ne se faisait aucune illusion sur l’accueil réservé aux appels de ce genre :

Depuis deux cents ans, poursuit-il, le goût français, c’est-à-dire l’esprit de Paris et de Versailles, a été le seul ferment créateur de la culture européenne ; car, si le génie d’aucune nation n’a pu créer de nouveaux types d’art, l’esprit français, du moins, a produit encore la forme extérieure de la société, et, jusqu’à nos jours, le costume à la mode… Rien ne nous montre mieux que les Français sont le peuple souverain de la civilisation actuelle, que le fait que notre fantaisie sombre aussitôt dans le ridicule, quand nous nous imaginons que nous n’avons qu’à vouloir pour pouvoir nous émanciper de leur mode. Nous reconnaissons immédiatement qu’une « mode allemande », mise en opposition à la mode française, serait quelque chose de tout à fait absurde[56].

On peut dire que le Français est le produit d’un art particulier de s’exprimer, de se mouvoir, de s’habiller. Sa loi en cela est le goût — mot qui, désignant une des fonctions les plus inférieures des sens, fut appliqué à une tournure d’esprit ; et c’est avec ce goût qu’il se goûte lui-même, comme une sauce de haut goût, tel qu’il s’est préparé. Il est incontestable que, sur ce terrain, il est parvenu à la virtuosité[57].

L’Allemand n’est pas révolutionnaire, mais réformateur : aussi se garde-t-il pour la manifestation de son être intrinsèque une richesse de formes telle que n’en possède aucune autre nation. Cette source profonde paraît être tarie chez le Français : c’est pourquoi, tourmenté par les formes extérieures, en politique comme en art, il se croit obligé de les détruire de fond en comble, avec l’illusion, pour ainsi dire, que des formes plus commodes se créeront ensuite d’elles-mêmes[58].

Que le peuple allemand soit maintenant vaillant même dans la paix ; qu’il cultive sa véritable valeur et se débarrasse des fausses apparences ; puisse-t-il ne jamais vouloir passer pour ce qu’il n’est pas et, au contraire, reconnaître en soi-même en quoi il est unique !… Rien de plus noble ne peut être mis en parallèle avec ses victoires, en cette merveilleuse année 1870, que la commémoration de notre grand Beethoven qui, il y a cent ans, naquit au peuple allemand[59].

Et Wagner terminait sur cette conclusion rien moins que belliqueuse, mais bien telle qu’on peut l’attendre d’un artiste :

Ainsi donc, célébrons ce grand pionnier, qui fraya la voie à travers les broussailles du paradis régénéré. Mais célébrons-le dignement, — non moins dignement que les victoires de la vaillance allemande, car le bienfaiteur du monde a quand même le pas sur le conquérant[60] !

Dans l’étude Sur la Destination de l’Opéra, il n’y a guère à relever qu’une critique sévère de Gounod, qui a été quelquefois citée ; mais dans Acteurs et Chanteurs, Wagner revient sur un de ses thèmes favoris : l’aptitude des Français à être comédiens, talent qu’il refuse à ses compatriotes :

Chez nous comme chez les Français, dit-il, on joue la comédie, mais avec cette différence que le Français la joue bien et que l’Allemand la joue mal. Pour avoir le plaisir de voir quelqu’un bien jouer la comédie, le Français pardonne tout à ce quelqu’un : de Louis XIV, par exemple, on continue toujours, en France, à faire grand cas, bien qu’on se rende parfaitement compte de tout ce qu’il y a de creux dans le rôle qu’il a joué, et cela tout simplement parce que le fait qu’il a joué ce rôle avec maestria remplit d’un plaisir inépuisable… Nous voudrions bien égaler les Français, chez qui le comédien du Conseil des ministres ou de la loge du portier ne se distingue plus du comédien de la scène[61].

Un autre jour, dans le compte rendu occasionnel d’Une représentation d’opéra à Leipzig, il dira encore :

Ce qui n’est jamais au pouvoir, ni même dans tout le caractère de l’Allemand, l’élégance, le compositeur[62] croit ne pouvoir s’en passer et, comme pour cela, s’il veut pourtant demeurer patriotiquement intentionné, il n’a à sa disposition qu’une espèce de Champagne de Meissen, il nous paraît insipide, en cet effort singulier[63],

Enfin, des articles que Wagner rédigeait dans les dernières années de sa vie pour ses Bayreuther Blätter, on peut encore détacher quelques expressions de sa pensée, toujours une sous des formes diverses selon les circonstances.

Dans Voulons-nous espérer ? qui date de 1879[64], Wagner rappelant la première des Maîtres-Chanteurs, note ce trait, qui n’est pas précisément à l’éloge de ses compatriotes :

Une excellente interprétation par le Hoftheater de Munich y reçut l’accueil le plus chaleureux : mais il est singulier que ce furent quelques spectateurs français qui y assistaient, qui reconnurent avec une grande vivacité l’élément populaire de mon œuvre et le saluèrent comme tel : rien au contraire, ne trahit une impression semblable sur la partie du public munichois que j’avais eu surtout en vue… Mon œuvre fut sifflée par les Juifs, et les Allemands la firent tomber comme une curiosité qu’on accueille avec des hochements de tête[65].

Dans le même article, comparant les trois grands peuples de l’Europe occidentale :

Alors que, par exemple, dit-il, le Français et l’Anglais savent d’instinct et avec certitude ce qu’ils veulent, l’Allemand ne le sait pas et laisse faire de lui ce qu’on veut[66].

Et dans Was ist deutsch ? (Qu’est-ce qui est allemand ? ) écrit en 1865 et complété en 1878 :

Il arrive de loin en loin, dans la vie publique anglaise et française, que l’on parle de « vertus anglaises » et « françaises » ; au contraire, les Allemands ont coutume de vanter à tout bout de champ la « profondeur allemande », « le sérieux allemand », la « fidélité allemande » et autres choses du même genre. Par malheur, il est patent qu’en la plupart des cas, cette évocation n’est pas absolument fondée…

L’Italien s’est approprié de l’antiquité ce qu’il en put imiter et copier ; le Français, à son tour s’est approprié d’après cette imitation, ce qui devait flatter son sens national de l’élégance de la forme : l’Allemand le premier la reconnut dans son originalité purement humaine et dans son importance totalement détournée de l’utilité, mais en revanche exclusivement utile à la renaissance du purement humain…

… L’Allemand est conservateur : sa richesse se forme de la prospérité de toutes les époques ; il épargne et sait utiliser tout ce qui est vieux. Il est plutôt pour la conservation que pour l’acquisition : la nouveauté qu’il acquiert n’a de valeur pour lui qu’autant qu’elle concourt à la parure de l’ancien. Il n’exige rien de l’extérieur ; mais il

veut être libre d’entraves en son for intérieur. Il ne conquiert pas, mais il ne se laisse pas non plus conquérir[67].

« Il ne sied pas au caractère de l’Allemand de nourrir de généreuses illusions », écrivait encore Wagner, dans son Coup d’œil rétrospectif sur les Festspiele de 1876 ; il est vrai qu’il ne faut pas trop généraliser cette dernière observation, car Wagner fait ici allusion à l’accueil plus que distrait que Bismarck avait accordé à son Art allemand et politique allemande, et à son prospectus des Festspiele[68].


Bien que, dans sa Communication de 1852, il se défendît de s’être jamais occupé de politique, Wagner, on le voit, avait dû plus d’une fois depuis la guerre, franchir les limites d’un domaine qu’il ne lui avait jamais réussi d’aborder.

Une dernière citation, empruntée à Voulons-nous espérer ? (1879), nous fera pénétrer sa pensée politique, quatre ans avant sa mort.

Ce que nous ne devons pas être, dit Wagner aux Allemands, nous ne pouvons l’être non plus. Nous pourrions, avec l’assistance de toutes les races germaniques à nous apparentées, pénétrer le monde entier des créations originales de notre culture, sans jamais devenir les maîtres du monde. Le résultat utile de nos récentes victoires sur les Français prouve ceci : que la Hollande, le Danemark, la Suède et la Suisse, ne témoignent aucune crainte de notre grandeur de conquérants, et pourtant un Napoléon Ier, après de tels succès obtenus, eût facilement soumis ces pays à « l’Empire » ; mais nous avons manqué l’occasion de nous rattacher intimement ces voisins et, naguère, un Juif anglais nous faisait la loi. De grands politiques, semble-t-il, nous n’en aurons jamais ; mais peut-être quelque chose de bien plus grand, si nous ménageons bien nos talents, et le devoir de leur mise en valeur nous devient une noble contrainte.

Nous savons où résident nos Barbares non-allemands : issus du suffrage universel, nous les trouvons dans le Parlement qui, sur toute chose, ne sait rien du siège de la force allemande[69].

Chez l’ancien révolutionnaire de 1848-49, la conception un peu mystique qu’il s’était faite alors de la royauté, et plus tard de l’empire, s’accordait mal avec la réalité d’un Reichstag qui n’avait rien compris à la création de Bayreuth. Jusqu’à ses derniers jours, Wagner devait lutter pour son idéal d’un art allemand, et désespérer finalement de vaincre les obstacles qui s’opposaient à sa réalisation. Sans doute, Bayreuth avait été inauguré, mais il ne devait pas rouvrir ses portes avant Parsifal

L’Allemagne impériale en laquelle il avait mis son espérance et dont on pourrait dire, retournant un mot célèbre, qu’elle lui semblait si belle… avant l’Empire, était loin de considérer Wagner comme une gloire nationale. « Je n’avais pas cru que vous auriez pu réussir », lui avait dit Guillaume Ier à Bayreuth[70].

Aussi pensa-t-il à différentes reprises à émigrer en Amérique, tout comme jadis, au moment où, désespéré de la vieille Europe, l’intervention seule d’un Louis II de Bavière avait pu le sauver. Il s’ouvrait de ce projet, un jour, au peintre Joukowski, qui terminait son portrait. C’était au début de mai 1880, à Naples : Wagner venait d’apprendre qu’une pétition contre la vivisection, déposée en fin de session au Reichstag, n’y avait pas même été prise en considération. Farouchement antivivisectionniste, la question, on le sait, lui tenait au cœur. Alors, il exprima soudain à Joukowski la désillusion que lui causait cet Empire allemand qu’il avait jadis appelé de tous ses vœux : « Que peut mon art, s’écria-t-il, en face de brutes aussi lâches ? » Et s’adressant vers le même temps à Hans von Wolzogen : « Il fait sombre dans mon cœur d’Allemand, lui confiait-il ; et je pense de plus en plus, moi et mes enfants, à quitter l’Empire allemand pour l’Amérique. Mais il doit avoir d’abord Parsifal : je suis décidé à ne plus dépendre des contingences extérieures, mais

uniquement des circonstances intérieures ; je le donnerai donc, — en tout cas, — à Bayreuth, l’été de 1882 »[71].

Et voilà tout le « pangermanisme » de Wagner, de ce Wagner dont l’art était jadis représenté comme « une machine de guerre merveilleusement outillée pour ronger le patriotisme en France » [72].

Que reste-t-il des griefs si terribles articulés contre celui qui n’est plus que l’auteur de Une Capitulation ?

Peu de chose ! Tout au plus quelques intempérances de langage qui ne prennent un peu de force que détachées de leur contexte, et dont aucun musicien n’est exempt, qu’il s’appelle Gluck, Mozart, Beethoven, Berlioz ou Saint-Saëns.

Malgré les preuves accumulées ici, avec quelque luxe de citations peut-être, nous ne nous llatterons pas d’avoir détruit une légende qui a pour elle l’ancienneté et l’autorité de défenseurs aussi ardents qu’intéressés.

Mais, que nos auteurs, que nos directeurs de théâtres lyriques et de concerts se tranquillisent : Wagner (ils doivent le savoir depuis Parsifal) est tombé dans le domaine public, — la même année que Meyerbeer ; plus un centime des droits perçus en France n’ira en Allemagne et point ne sera besoin, nous en sommes convaincus, d’aller outre-Rhin pour applaudir Wagner au théâtre. M. Saint-Saëns lui-même ne nous dissuadait-il pas jadis de fournir de l’argent à Bayreuth, — après avoir été des premiers pèlerins de la Mecque musicale ?

« Les maniaques qui ont besoin de se rappeler que Beethoven avait un grand-père belge pour écouter la sonate au Clair de lune », comme écrivait un jour le Z. des Débats[73], pourront, en toute tranquillité de conscience, entendre du Wagner au concert, et bientôt aussi, au théâtre. Leur or (si l’on peut dire) restera dans la caisse des Auteurs et Compositeurs français. Il ne passera le Rhin que s’ils se rendent à Wiesbaden, par exemple, dont le général Mangin, qu’on ne s’attendait pas à trouver en cette affaire, tenta naguère de faire un nouveau Munich ; n’y a-t-on pas joué Wagner, Mozart, et même Richard Strauss, alors qu’on interdisait à Paris, de donner des fragments wagnériens aux concerts des Tuileries !

La « faillite momentanée » du wagnérisme, prédite par M. Georges Huë en 1915, a pris fin ; au concert du moins, elle a obtenu son concordat (au bruit de quels applaudissements !) et qui s’est soldé par de belles recettes. Mais était-il juste que, seul, l’auteur du Kaisermarsch fit les frais d’un patriotisme musical plutôt désuet ?

Hændel, pour son Te Deum de Dettingen ; Haydn, pour son hymne national autrichien ; Mozart, pour ses insultes peu déguisées à l’adresse des Français et des Françaises de son temps ; Gluck, à peu près pour les mêmes raisons ; Weber, pour ses chants patriotiques et cette Chasse de Lützow qui enthousiasmait les dilettantes « fashionables » de 1825, dix ans après les événements que l’on sait ; Beethoven, pour ses chœurs patriotiques de 1796, pour sa Victoire de Wellington, pour ses compositions de 1814, le Moment glorieux et autres ; Meyerbeer, pour ses Marches aux flambeaux, et notre Berlioz lui-même, pour avoir dédié son Traité d’instrumentation à un roi de Prusse, n’ont-ils pas mérité notre animadversion, et devront-ils disparaître en effigie de l’Opéra ? Meyerbeer à part, il est vrai, ni les uns ni les autres n’ont jamais fait beaucoup de tort aux compositeurs dramatiques français.

Faudra-t-il supprimer Samson et Javotte du répertoire, parce que M. Saint-Saëns a jadis accepté des « ordres » de Guillaume II et d’autres princes germaniques ? Et Leoncavallo, ex-collaborateur du même Guillaume II, et M. Puccini, pour une lettre imprudente, aujourd’hui pardonnée et avec raison, devront-ils disparaître de l’Opéra-Comique, où ils font, sans conteste, le plus grand « tort » aux compositeurs et au goût français ? Et Rossini, et Gounod (que son ami Jules Claretie traitait de mauvais Français, de « déserteur », en 1872, parce qu’il vivait en Angleterre[74]) ; et Ambroise Thomas, et Reyer, et Massenet pour avoir adorné de leurs musiques des livrets authentiquement allemands, bien qu’émasculés par leurs paroliers divers, ne devront-ils pas payer, eux aussi, de leur disparition de l’affiche lyrique, l’invasion de 1914 ?…

Même au plus fort de la guerre, alors que la musique était « soumise au régime de la réquisition » (Debussy), et que nous étions « privés et pour longtemps d’une musique qui ne peut être remplacée par celle des Alliés » (J. Péladan), pas un de nos compositeurs n’eût osé envisager d’aussi absurdes représailles. Aucun d’eux n’a réclamé sans ambages l’exclusion des œuvres wagnériennes qui, reprises au concert, avec le succès que l’on a constaté, un an après l’armistice, attendent encore, on ne sait pourquoi, à la porte des théâtres.

En 1915, le Cri de Paris consulta en ces termes les maîtres les plus notoires :

« Si les œuvres de Wagner ne doivent plus être représentées, avec quelles pièces de résistance françaises ou étrangères les remplacera-t-on au répertoire ? »

Question agréable aux espoirs des compositeurs français, si souvent déçus, et qui provoqua d’assez nombreuses réponses. Si M. Paul Dukas jugeait « toute discussion à ce sujet intempestive » ; si M. Widor déclarait : « La parole est au canon », M. Georges Huë croyait à « la faillite momentanée du répertoire wagnérien ; mais on y reviendra forcément. On ne peut pas plus rayer Wagner de la musique que Rembrandt de la peinture ». Camille Erlanger, de même, déclarait que « le répertoire wagnérien appartient à l’histoire qui en décidera ». M. Silvio Lazzari critiquait fort notre théâtre « national » qui « se trouve aujourd’hui devant le Néant, s’il renonce à Wagner ».

M. Paul Vidal opinait raisonnablement que le succès de l’œuvre de Wagner ne serait pas grandement modifié par la guerre. « Les poilus musiciens sont plutôt wagnériens. »

M. Alfred Bruneau, tout en se gardant de prédire l’avenir, affirmait cependant : « Ce qui me paraît évident, c’est la faillite du wagnérisme et la renaissance, dans les sujets et dans les musiques d’opéra, de la tradition française, fortifiée par le beau et nécessaire mouvement évolutif des idées. Je suis tranquille sur ce qui pourra remplacer Wagner. »

Tout le monde ne pouvant partager le robuste optimisme de l’auteur de Messidor, d’autres refusaient, comme Cl. Debussy, d’entrer dans le royaume falot des suppositions gratuites, ou, comme M. d’Indy, « de lire dans l’avenir ». Mais s’il ne voulut pas prédire l’avenir, M. d’indy, nous l’avons vu, prit courageusement la parole, et non seulement la plume, pour la défense de Wagner ; et dernièrement encore, il s’est attaqué une fois de plus à la « ridicule légende, qui ne tient pas debout et n’a d’autre fondement que l’allégation mensongère de quelques intéressés, désireux d’écarter la Walkyrie et Parsifal de leur chemin[75] ».

La paix signée, les plus fougueux se sont calmés, et les écrivains musicaux qui, non sans courage, avaient dès le début, traité dans la presse la question Wagner, avec calme et impartialité (on en compte bien une demi-douzaine parmi lesquels : MM. Vincent d’Indy, Paul Souday, Adolphe Jullien, Georges Pioch, Jean Marnold) virent peu à peu se rallier à leur opinion les plus farouches anti-wagnériens de l’arrière.

Au concert, la question a été vite résolue. Mais au théâtre, Wagner est encore en interdit. Pour quelles raisons ? Par suite de quelles combinaisons de boutique ou de politique, où la musique et l’art n’ont certainement rien à voir ? Ces atermoiements risquent pour le moins de préparer un nouveau triomphe, aussi inutile qu’exagéré, à des œuvres de répertoire, archiclassées, archi-classiques, auxquelles on va donner ainsi un regain de jeunesse. Tant pis pour ceux qui en subiront le voisinage trop éclatant !

Les mesures de protectionnisme étroit, d’ostracisme mesquin prises depuis six ans auront, comme il y a trente ans, pour premier effet de causer le plus grand tort à nos compositeurs modernes, ceux-ci, une fois de plus, trouvant la voie obstruée par des œuvres du passé. Si Wagner fut, au temps de la jeunesse de MM. Saint-Saëns et Clemenceau, le musicien de l’avenir, il est devenu celui du passé pour les disciples de Claude Debussy.

« Après la guerre, mon cher Saint-Saëns, écrivait M. Émile Bergerat en 1915, sera-t-il séant de célébrer notre victoire en bannissant à jamais la choucroute de la table française, si ce mets boche nous régale ? Moi, je veux bien, si ce sacrifice peut être odorant à Jeanne d’Arc et même aux mânes de notre héroïque ami Déroulède. Mais nos enfants persisteront-ils dans cette abstention vengeresse ? Non, les arts n’ont pas de patrie, sauf la littérature, qui a la garde de la langue[76]. »

Cette boutade de Caliban exprime en d’autres termes Topinion qu’avait M. Paladilhe sur la « question Lohengrin », à savoir, qu’il ne faut pas plus bouder contre ses oreilles que contre son ventre.

Ce sera aussi la morale de cette histoire.





TABLE DES MATIÈRES








634-20. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — 12-20.
  1. Paris, Librairie illustrée, sans date (1887).
  2. Revue musicale de Paris, 25 mai 1833, p. 135.
  3. À la suite d’un de ces incidents, Pasdeloup écrivit au Figaro :

    « … Aujourd’hui M. Wagner est jugé comme homme ; mais le grand musicien ne l’est pas encore chez nous. Je crois que la France ne doit pas rester en dehors du mouvement musical qui peut se produire au delà dos frontières ; le devoir des concerts publics qui ont toujours marché en avant, est de faire connaître à Paris des œuvres qu’on peut ne pas admirer, mais qu’il n’est pas permis d’ignorer, et qu’une très grande partie de mon public est curieuse d’entendre.

    « Il me semble que ma conduite pendant nos malheurs, où j’ai quitté mère et femme dans l’espoir de pouvoir servir mon pays, me dispense de répondre à des accusations anti-patriotiques.

    « Je n’ai pas plus le droit d’imposer Wagner aux uns que d’en priver les autres. Je ne puis que supplier tout le monde d’apporter moins de passion dans une question purement artistique, et de laisser la musique de Wagner s’abriter à l’ombre des compositeurs classiques, dans le culte desquels nous sommes tous unis par un même sentiment d’admiration ». (Lettre au Figaro, adressée par Pasdeloup après un concert où l’exécution de la marche du Crépuscule avait provoqué de violents incidents ; 30 octobre 1876.)

  4. Lettre reproduite par M. Camille Benoit, dans son volume intitulé : Souvenirs de Wagner.
  5. Revue wagnérienne, 8 mars 1886.
  6. À la fin de 1901, Lohengrin avait été représenté 195 fois, avec une moyenne de recettes de francs 17 103,79 par représentation ; la Walkyrie, 121 fois (17 187,38), Tannhäuser, 114 fois (17 547) et les Maîtres-Chanteurs, 63 fois (17 351,80). En 1902, les mêmes ouvrages donnaient respectivement : 17 817,23 ; 17 815,95 ; 19 637,36 et 13 709,96. Siegfried, nouveau au répertoire, atteignait 19 973,81. (La moyenne générale de l’année 1902 était de 16 448,06). Faust, le Cassastück de l’Opéra, atteignait 17 191,97. La moyenne générale de 1903 était moins élevée ; Faust, le Prophète et Siegfried dépassaient seuls 17 000 francs.
  7. M. Pougin, dans le Ménestrel.
  8. La centième a en lieu le 10 mai 1913.
  9. En 1909, la moyenne générale étant de francs 16 897, 43, les moyennes du répertoire wagnérien étaient de : 14 749, 79 pour Lohengrin ; 16 079, 41 pour la Walkyrie ; 16 005, 70 pour Tannhäuser ; 16 345, 11 pour Siegfried ; 19 945, 51 pour Tristan ; 16 277, 68 pour le Rheingold et 16 345 pour la Götterdämmerung.

    Faust n’arrivait qu’à une moyenne de 18 204, 21, bien qu’il eût fait presque le maximum, avec 23 144 francs, la veille de Noël.

    Pendant les directions successives de P. Gailhard, dont la troisième prit fin en décembre 1907, le répertoire wagnérien, avec six ouvrages, fournit 749 représentations, dont 70 en 1893 et 40 en 1907. De 1885 à 1907, Gounod en fournissait 973, et Meyerbeer 673.

    Ces chiffres sont assez éloquents par eux-mêmes, et se passent de tout commentaire.

  10. M. Adolphe Boscbot, alors commandant d’infanterie.
  11. Plusieurs de ces articles, plusieurs seulement, ont été reproduits dans une brochure portant le même titre. (Dorbon, éditeur, 1917.)
  12. L’Art sans patrie, dans l’Écho de Paris du 28 septembre 1914.
  13. Germanophilie, dans l’Écho de Paris du 8 septembre 1914.
  14. Mercure de France, avril 1915.
  15. Rien ne montrera mieux, croyons-nous, les variations du goût public, depuis l’avènement de Rossini et Meyerbeer jusqu’à nos jours, que le tableau suivant, indiquant le nombre de représentations des œuvres de l’ancien répertoire, de 1828 à 1893, à la veille de la première représentation de la Walkyrie, dont le succès est plus caractéristique que celui de Lohengrin, joué deux ans auparavant. Nous nous sommes servi des Rapports parlementaires annuels sur le Budget des Beaux-Arts et des précieux ouvrages d’Albert Soubies, notamment de son Almanach des Spectacles (1874-1913) et de ses 67 ans à l’Opéra (1826-1892), ainsi que des statistiques publiées chaque année, dans le Journal des Débats, par M. Ad. Jullien. Les chiffres donnés par nos deux éminents confrères diffèrent parfois de quelques unités, mais ils conduisent à une conclusion identique.

    À l’époque où s’ouvre le « nouvel Opéra » (janvier 1875), Gluck a depuis près d’un demi-siècle, disparu de son répertoire ; le Théâtre-Lyrique de Carvalho l’a recueilli, en partie seulement, de même que Mozart qui ne fait plus que de courtes apparitions avec Don Juan. Les œuvres ayant eu une carrière durable se répartissent ainsi :

                                                                      Avant
    1892.
    Fin
    1892.
    Juillet
    1914.
    Fin août
    1920.
    Le Comte Ory (1828-1884) 
    435
    La Muette (1828-1880) 
    505
    Guillaume Tell (1829-1919) 
    786 868 883
    Robert-le-Diable (1831-1893) 
    753 758
    La Juive (1835-1892) 
    541
    Don Juan (1834-1904) 
    214 270
    Les Huguenots (1836-1920) 
    890 1077 1080
    La Favorite (1840-1904) 
    635 679
    Le Freischütz (1841-1906) 
    210 231
    La Reine de Chypre (1841-1878) 
    152
    Lucie (1846-1868 ; 1889-1890) 
    289
    Le Prophète (1849— 1904) 
    472 551
    Le Trouvère (1857-1875) 
    223
    L’Africaine (1865-1893 ; 1902) 
    468 495
    Hamlet (1868-1920) 
    274 327 350
    Faust (1869-1920) 
    641 1250 1336
    Coppélia (1870-1920) 
    160 355 386
    Sylvia (1876-1893 ; 1919-1920) 
    60 61 76
    Aïda (1880-1920) 
    170 303 340
    La Korrigane (1880-1910) 
    70 143 148
    Rigoletto (1885-1920) 
    97 258 314
    Le Cid (1885-1917) 
    84 133 137
    Les deux Pigeons (1886-1914) 
    23 74
    Sigurd (1885-1912) 
    103 221
    Roméo et Juliette (1888-1920) 
    100 313 352
    Lohengrin (1891-1913) 
    73 330
    Samson et Dalila (1892-1920) 
    12 382 446
    Salammbô (1892-1920) 
    46 153 174
    Thaïs (1894-1920) 
    139 213

    L’Armide de Gluck, délaissée pendant plus d’un demi-siècle, reparaissait de 1905 à 1913, et atteignait sa 392e représentation depuis 1778.

    Pour Wagner, son actif s’établit ainsi, de la Walkyrie (1893) à Parsifal (1914).

                                                                                                         
    La Walkyrie (1893-1914) 
    224
    Les Maîtres-Chanteurs (1890-1914) 
    105
    Tannhäuser (1861 ; 1897-1914) 
    243
    Siegfried (1902-1913) 
    40
    Tristan (1905-1914) 
    68
    L’Or du Rhin (1904-1913) 
    30
    Le Crépuscule des Dieux (1907-1913) 
    39
    Parsifal (1914) 
    35

    Ses œuvres figuraient 60 fois sur l’affiche de l’Opéra pendant les sept premiers mois de 1914. Gounod, dans le même laps de temps, paraissait 29 fois, Saint-Saëns, 19, Massenet, 21, Verdi, 15, « ce qui prouve au moins, dit M. Ad. Jullien, que les progrès de la musique wagnérienne n’ont pas fait à la musique française un tort aussi grand qu’il plaît à quelques échauffés de l’enseigner. » (Journal des Débats, 1er août 1915.) Les œuvres mises en scène à l’Opéra par la direction Messager, donnaient les chiffres suivants :

                                                                                   
    Les Joyaux de la Madone 
    17
    La Damnation de Faust 
    (60 en 1920). 44
    Mona Vanna 
    (44 en 1920). 40
    Le Miracle 
    20
    Déjanire 
    16
    Salomé 
    47
    Scémo 
    6
    Le Vieil Aigle 
    5
    Suite de Danse (Chopin-Vidal) 
    35
    La Fête chez Thérèse (R. Hahn) 
    20
    Hansli le Bossu 
    8
    Philotis 
    6
    Les Bacchantes 
    20
    Fervaal 
    9
  16. Le chiffre donné par les affiches de l’Opéra est purement fantaisiste ; cela a été signalé maintes fois, notamment par MM. de Gurzon et Soubies. Il est supérieur de 218 au chiffre réel de l’Opéra et inférieur de 94 au nombre total des représentations à Paris, qui est d’environ 1650 à l’heure actuelle. Il en est à peu près de même pour Roméo. L’Opéra, depuis quelques mois, a subitement augmenté le cliiffre des représentations d’environ 360 unités. 379 représentations en réalité ont été données avant 1888, et, depuis lors, l’Opéra a représenté environ 350 fois cet ouvrage. Le nouveau chiffre est inférieur au total des représentations parisiennes.
  17. A. Soubies, Almanach des Spectacles, t. XX : Le Théâtre en France de 1871 à 1892. Notons que ce même Almanach imprimait le nom de Wagner parmi les membres de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, en 1874. Wagner ne gênant commercialement personne, à cette époque, ce nom ne soulevait encore aucune émotion « patriotique » chez nos auteurs et compositeurs. Les révélations de V. Tissot elles-mêmes, ne trouvèrent pas la Société plus chatouilleuse à son endroit.
  18. Voir ci-dessus p. 12. Plus récemment encore, dans un article du Correspondant intitulé Musique française et Musique allemande, notre confrère Michel Brenet, dont on connaît lu sûre érudition et la parfaite impartialité, a fort justement réduit le scandale de Lohengrin à une simple question d’intérêt. Le reste, en effet, n’est que littérature, et fort mauvaise, le plus souvent.
  19. Vincent d’Indy, Conférence faite le 16 avril, publiée par la Renaissance du 12 juin 1915.
  20. Les citations sont empruntées, pour les huit premiers volumes des Gesammelte Schriften, à la traduction française que nous avons entreprise, en 1907, à la librairie Delagrave. Neuf volumes en ont paru. Le dixième s’imprimait à Lille, au début de la guerre.
  21. Œuvres en prose, t. I, p. 292, 294, 295.
  22. Un Musicien allemand à Paris (ibid., t. I, p. 103).
  23. I, p. 27.
  24. Cet adjectif ne se lit pas dans le texte français de l’article de Wagner sur la Musique allemande, mois seulement dans le texte des Gesamm. Schriften.
  25. I, p. 178.
  26. VI, p. 61.
  27. Bien qu’il s’intéresse à tous les arts en général, Wagner a surtout en vue l’œuvre d’art dramatico-musicale qu’il s’efforcera de créer : art à la fois poétique, musical et plastique.
  28. III, p. 165-166.
  29. VII, p. 35.
  30. « Tout le monde a été d’accord avec lui, rapporte le Journal des Débats, quand il a trouvé de l’inconvenance ù jouer en ce moment l’auteur d’Une Capitulation. Le jugement qu’il a porté sur l’œuvre de ce grand musicien lui est personnel. Il en fait la figure et le symbole musical du despotisme et de l’impérialisme allemands. Il se peut qu’il ait raison. C’est seulement une singulière malecbance d’apparaître sous ces traits quand on a été proscrit comme révolutionnaire en 1848, de payer pour les Prussiens quand on est né en Saxe et qu’on a été protégé par un roi de Bavière, et, enfin, d’être le représentant de la domination brutale, quand on a, dans l’Anneau du Nibelung, condamné l’ambition sans amour, et, dans Parsifal, prêché le renoncemont, la simplicité du cœur et la charité, qui tient lieu de toute science. Mais enfin tout ce que dit M. Donnay, eût été parfaitement juste pour peu qu’il eût nommé M. Richard Strauss au lieu de Wagner et qu’il eût laissé à la vieille Allemagne l’auteur des Maîtres-Chanteurs. » (Journal des Débats, 30 mars 1915.)
  31. Wagner lui-même en faisait l’observation dans sa lettre à G. Monod en 1876.
  32. VIII, p. 16.
  33. VIII, p. 41,43,55,56.
  34. Déjà le grand-duc Léopold de Toscane, futur empereur, avait écrit à son frère Joseph II, le 28 juin 1789 : « Voltaire avait raison lorsqu’il disait que les Français étaient ou des singes ou des tigres. »
  35. VIII, p. 150, 163-164.
  36. I, 179. Cette dernière phrase ne se lit pas dans l’original français.
  37. VIII, 165.
  38. VIII, p. 104, 108.
  39. VIII, p. 110. Wagner ne faisait ici que paraphraser le discours mis par lui dans la bouche de Hans Sachs, à la fin des Meistersinger.

    « L’Art ! s’écrie Hans, peut-être n’a-t-il pas gardé la noblesse et la distinction qu’il possédait à l’époque où, dans toutes les cours, l’exemple des princes même l’avait mis en honneur. Mais du moins, les impérieuses vicissitudes des années les plus difficiles, n’ont-elles pu l’empêcher de demeurer allemand et vrai… Prenez garde:il est des dangers qui nous menacent ; que le peuple et l’Empire allemands viennent à se disloquer, jamais plus un Prince, avec sa fausse majesté welsche ne saura comprendre son Peuple; et vous les verrez ici même transplanter, en pleine terre allemande, leurs frivolités welsches, avec leurs bourdes welsches… Honorez vos Maîtres allemands. »

    Or, le discours final de Sachs, ce « pamphlet » dirigé contre l’esprit français, au dire de M. Masson, Wagner en avait trouvé les éléments chez Sachs lui-même, trois siècles avant 70 :

    « La patrie allemande, unie et forte sous un empereur allemand de cœur, tel est le rêve politique de Hans Sachs » (Schweitzer, H. Sachs, p. 95). Wagner empruntait le mot « welsche » à Sachs lui-même, qui, de son temps, à Nürenberg, avait à lutter contre les ménétriers welsches (Welsche Spielleute), c’est-à-dire contre les Italiens (Ibid, p. 352).

    Il faut surtout voir, dans la pensée de Wagner, un appel aux princes allemands, en faveur d’un art allemand, et… de Bayreuth : plaidoyer pro domo. Aussi le poète-musicien attachait-il une grande importance à la signification de cette scène, dont les premiers auditeurs des Maîtres devaient se soucier fort peu. « Si la fatale et bruyante sortie (notamment du public du dimanche) se reproduit, — écrit-il à sa sœur, le 28 janvier 1868, après la première de Dresde, — ferme les yeux et suis seulement l’allocution finale de Hans Sachs. Si tu découvres alors, dans ses paroles, la véritable et grave signification de l’ensemble, enfin développée et exprimée avec toute sa portée… dis-moi donc ce que tu penserais de moi si j’allais, par pure complaisance, sacrifier à la grossièreté d’une partie du public (lequel m’arrive, il est vrai, sans que je l’aie invité), cette beauté, qui est un présent pour mes vrais initiés… Si le roi Saxe est revenu en manteau, à la fin, pour applaudir… je pense que le mouvement qui a poussé le roi à cette manifestation sympathique peut avoir été provoqué, certes, par une forte impression consécutive aux dernières paroles de mon Sachs, puisque c’est à de tels personnages qu’elles sont adressées » (à Louise Brockhaus).

  40. VIII, p. 114.
  41. L’expression de Zukunftmusik, contre laquelle Wagner n’a jamais cessé de protester, est de l’invention du professeur Bischoff, rédacteur de la Gazette de Cologne. Cela n’empêche, que naguère encore, le critique niunical de l’Action française, attribuait au « charlatanisme » de Wagner la paternité de cette expression absurde.
  42. VIII, p. 125.
  43. Une belle lettre de la comtesse Kalergis-Mouchanoff, cette grande dame polonaise qui avait, par un don de 10, 000 francs, comblé le déficit des concerts parisiens de 1860, nous fait pénétrer dans l’intimité de Wagner alors retiré aux bords du lac des Quatre-Cantons, à Tribschen :

    « Ne vous indignez pas contre moi, écrit la comtesse à sa fille, en septembre 1869, mais j’aime Mme de Bülow autant que par le passé, avec une nuance d’attendrissement de plus. Elle subit une situation qu’elle avait voulue et où l’ont fatalement amenée l’égoïste passion de Wagner, la grandeur d’âme de M. de Bülow et les persécutions, les infamies du monde grand et petit, si acharné contre tout ce qui le domine. Elle ne veut pas changer de religion, espère se marier dans deux mois chez le beau-père de M. Schuré (pasteur protestant d’Alsace) et rentrer à Triebschen pour y vivre et mourir. Leur retraite est profonde, Wagner ne reçoit que ses parents et ses dévoués, il parle avec une noble indépendance de la possibilité d’une rupture avec le roi, préférant sauver son œuvre et perdre sa fortune. Celle-ci consiste dans les 6 000 florins de pension et le revenu des opéras, éditions et représentations. Wagner en houppelande de velours noir, avec le bonnet de Magister, des lunettes sur le nez; elle, mit ihrer jungfräulichen Gestalt, a l’air de sa fille, lit sa pensée dans ses yeux et l’achève comme si leur âme était une en deux personnes. Elle pleure beaucoup, élève ses enfants à merveille et travaille jour et nuit à la gloire de celui qui résume à ses yeux toutes les perfections. Wagner l’a autorisée à me lire l’esquisse de Parsifal, l’ouvrage qu’il réserve pour la fin de sa vie, si elle est assez longue. Aucune poésie, aucune littérature n’aura jamais rien de semblable. C’est trop grand, trop angélique, trop chrétien, pour l’appeler opéra. Sublime de profondeur symbolique, de clarté et de mouvement dramatique. Je vous le raconterai. Cosima pleurait en le lisant, moi en l’écoutant. Quand nous avons fini, Wagner a dit : « N’est-ce pas que cela vous étonne qu’un homme accusé d’être un Casanova pense à de pareilles choses ? » Les Mendès, M. de Villiers (de l’Isle-Adam) et Servais sont venus ù Triebschen en même temps que moi. J’ai assisté à la réception de Mlle Holmès, escortée de Richter, d’un juif wagnérien, M. Glaser, et de son père. Wagner était sehr hühl, au commencement, il a trouvé sa manière de chanter Isolde affreuse, mais a fait un sincère éloge de ses compositions. La petite Holmès était pâle et tremblante, plus rien de son aplomb, de sa peinture ni de ses toilettes. Une modeste robe noire et des révérences jusqu’à terre. Wagner supporte à peine les Mendès. Cependant il nous a chanté la fin de Siegfried, un duo d’amour titanique et tout neuf qui s’élance dans une espèce de Jodeln passionné. Nul mieux que lui ne donne l’idée de la musique. Mais s’il n’établit pas une tradition, ce génie, le plus grand que l’Allemagne ait eu, restera obscur pour la postérité. »

  44. Voir Altmann, Wagner Briefe, nos 2234 et suiv.
  45. Dandelot, Histoire de la Société des Concerts, p. 67.
  46. Noël et Stoullig, Annales du Théâtre, II, année 1876, p. 783-784. On voit que les adversaires de Wagner ne sont pas d’accord sur le genre dons lequel il faut ranger Une Capitulation.
  47. Alph. Leduc, éditeur, Paris, 1915.
  48. Les mots en italiques sont on français dans le texte.
  49. En français dans le texte.
  50. Vincent d’indy, conférence publiée dans la Renaissance du 12 juin 1915.
  51. La traduction anonyme publiée par l’éditeur Leduc,
    diffère en plusieurs endroits du texte donné dans le IXe volume
    des Gesammelte Schriften.
  52. X, p. 43. Les citations du tome X des Gesammelte Schriften sont indiquées d’après le texte allemand (2e édit. et suiv.).
  53. IX, p. 57.
  54. IX, p. 60.
  55. IX, p. 113.
  56. IX, p. 115.
  57. IX, p. 117.
  58. IX, p. 85.
  59. IX, p. 125.
  60. IX, p. 126.
  61. IX, p. 165.
  62. Il s’agit de Spohr et de sa Jessonda, que Wagner avait vu représenter à Leipzig. L’article est daté du 28 décembre 1874.
  63. X, p. 6.
  64. La même année, la North American Review publia l’Œuvre et la Mission de ma vie, où Wagner réédite les théories qui lui sont chères. Voir, notamment, p. 19 et 22 de la traduction française de Hippeau (Paris, 1884).
  65. X, p. 120.
  66. X, p. 128.
  67. X, p. 37, 40, 41, 45.
  68. X, p. 106.
  69. X, p. 130.
  70. X, p. 109. Cf. l’Œuvre et la Mission de ma vie (trad. Hippeou, 1884, pp. 77-78) :

    « S’il était arrivé en France, à l’époque de la plus grande gloire nationale, que, dans un cas identique, un artiste déjà dignement connu par ses œuvres, eût cherché à fonder une institution d’une haute importance nationale pour la conservation et l’encouragement de l’art le plus noble des maîtres de sa race, et eût demandé le concours de ses compatriotes, il ne peut être mis en doute que, en pareille occurrence, l’État aurait apporté tous ses soins à l’assister. En France, il y aurait eu au moins un tel degré de compréhension de son but, qu’on aurait clairement vu qu’il y avait là une chose destinée à provoquer une manifestation particulièrement caractéristique de la part des pouvoirs publics de la nation, et que l’heureuse réalisation de cette entreprise serait un grand honneur national. Rien de pareil à ce que j’avais projeté et, en dernier lieu, entrepris avec confiance, grâce au concours d’amis enthousiastes, n’avait jamais encore été tenté : c’eût été essentiellement digne de l’appui de notre jeune gouvernement impérial qui ne pouvait inaugurer plus glorieusement son brillant règne, qu’en donnant l’appui le plus franc à un objet purement idéal et pour un motif purement idéal » ; d’autant plus, ajoute Wagner, que le gouvernement était, grâce à nos cinq milliards, « riche jusqu’au superflu par la clause du traité conclu avec son voisin vaincu ».

  71. Il tint parole et donna Parsifal à la date fixée ; puis fatigué par le formidable travail de mise au point de son ultime chef-d’œuvre, il reprit pour la dernière fois le chemin de Venise, où la mort allait le terrasser, le 13 février 1883, au palais Vendramin.
  72. Lettre de M. Saint-Saëns à Frédéric Hattat, 15 juillet 1896. Cette lettre serait intéressante à citer entièrement. En voici les principaux passages : « … Comment ne voit-on pas l’œuvre néfaste qui s’accomplit ? Ce n’est pas seulement l’annihilation, l’atrophie progressive de l’École française, c’est pis encore : le wagnérisnie, sous couleur d’art, est une machine merveilleusesement outillée pour ronger le patriotisme en France. C’est l’âme allemande qui s’infiltre peu à peu dans notre public. Si j’avais le temps d’écrire un mémoire et si je ne craignais de vous ennuyer, il ne me serait pas difficile de vous le prouver. Je ne parle pas de l’argent que la France fournit à Bayreuth, élevé, — l’auteur ne l’a pas caché, — non, comme on le dit ici, à la gloire de l’Art, mais à la gloire de l’Art allemand, du saint Art allemand, comme on chante à la fin des Maîtres-Chanteurs. C’est pourtant une question qui n’est pas tout à fait négligeable. » À Bruxelles, poursuit-il, « on joue Gounod beaucoup plus que Wagner… On s’est acharné à conquérir Paris à cause de son importance et on y est arrivé au delà de toute espérance ; car il n’y a pas à cette heure une autre ville, même en Allemagne, — Bayreuth excepté, — où l’on exécute autant de musique de l’auteur d’Une Capitulation ; nulle part, il ne tient une plus grande place. »
  73. 25 juillet 1915.
  74. Chronique de l’Événement du 20 juin 1871. Cf. le Gaulois du 20 septembre de la même année, qui disait assez rudement son fait à « l’Anglais Gounod ».
  75. L’Eclair du 25 mai 1920.
  76. L’art a-t-il une patrie ? Lettre à G. Saint-Saëns, dans l’Information du 22 septembre 1915.