Rimbaud, l’artiste et l’être moral/1

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Albert Messein, éditeur (p. 7-11).


AVANT-PROPOS


Des admirateurs de Rimbaud demanderont pourquoi je n’ai pas écrit sur ce grand poète un ouvrage aussi considérable que celui consacré à Verlaine ; question bien naturelle si l’on juge de ces deux noms d’après leur importance dans l’histoire de notre littérature, car ils représentent une innovation capitale en poésie française : le Rythme expressif.

On peut leur trouver des prédécesseurs, — il n’est nulle part de « génération spontanée », — citer au besoin Racine[1] en de très rares essais, La Fontaine en quelques fantaisies de coupe éveillant le soupçon d’un commencement au moins de système, surtout celui qui fut le vrai premier sur cette voie, Hugo, et après lui Baudelaire, Leconte de Lisle. Ni les uns ni les autres n’avaient de façon nette, résolue, emprunté à Virgile ses moyens de communication, tandis que Rimbaud et Verlaine, délibérément, franchement, abordèrent ce problème : donner au vers français les pouvoirs d’expression du vers latin.

Où l’invention doit-elle nous mener ? Mystère qui appartient au destin de la littérature… dont les évolutions n’ont été prévues à aucune époque. Jusqu’à présent, l’on ne voit guère sur ce chemin de concurrents prêts à dépasser nos deux poètes, ni même disposés à les suivre. Et pourtant c’est un art que le plus grand nombre ne repoussent aucunement, puisqu’ils l’admirent et semblent effrayés plutôt qu’éloignés de le prendre pour modèle.

De cette nouvelle porte qu’ils ouvraient au génie des chanteurs, de ce mouvement artistique, le plus intéressant, le plus hardi qui se soit produit depuis les jours du Romantisme, le mérite appartient autant à Rimbaud qu’à Verlaine. Ils ont transformé le rythme, grâce à leur science d’humanistes, à peu près dans le même temps, indépendamment l’un de l’autre — le premier plus attentif et plus docile à s’inspirer des habiletés romaines, le second plus fantaisiste et plus libre, — sans influence réciproque, sans qu’il y ait maître et élève ; et pour l’importance du rôle à ce point de vue spécial, mettons-les au même rang.

Mais s’impose une comparaison de chiffres : Verlaine meurt à cinquante et un ans, Rimbaud à trente-sept : la vie littéraire de Verlaine dure trente ans, celle de Rimbaud, trois ans et demi. Deux existences, deux œuvres très inégales quant à l’étendue, et inégalité, par suite, en les quantités d’éléments qui s’offraient au biographe.

L’œuvre de Verlaine, presque en entier, nous donne sa vie sentimentale ; les allusions à ses malheurs, ses fautes, ses amours, ses désespoirs, ses colères, ses regrets, ses désirs, ses scrupules, ses repentirs, ses élans religieux en composent la plus grande part. Tout cela est amené par des faits nombreux. Nous sommes en présence d’un roman, disons même une série de romans, que le lecteur veut connaître, puisqu’il faut vivre avec le poète pour le lire et pour le comprendre. Puis cent anecdotes lui avaient fait une notoriété confuse : pour les uns il était un satyre dont on accueillait le nom avec des curiosités méfiantes, pour d’autres un amusant bonhomme, quelque peu scandaleux par sa mauvaise tenue, sorte de clown ayant besoin de pitié et surtout d’indulgence. Les âmes qui aiment son génie ne pouvaient qu’en souffrir, une justice leur était due : remplacer les légendes par la simple vérité, faisant voir ce qu’est un intelligent, un délicat, un sensible, montrant l’enchaînement des circonstances qui le conduisirent, innocent, jusqu’au dénuement absolu : rendre ainsi à la poésie ce respect dont nous la voulons entourée. Et c’étaient à décrire bien des péripéties d’une vie dramatiquement remplie.

Le cas de Rimbaud est différent. D’abord une partie de ses poésies, presque impersonnelles, se compose de descriptions, de tableaux, d’objectivisme. Par exemple, c’est bien lui qui vit dans Une Saison en Enfer et dans bonne moitié des Illuminations, mais il s’agit de « combats spirituels », d’agitations psy- chiques plutôt que d’événements. Ceux-ci, dès la fin de 1873, concernent un homme sorti de la littérature, et ce à quoi devait tendre l’historien était moins montrer la vie extérieure de Rimbaud que celle de son esprit.

  1. Boileau même, si l’on veut, a fait un jour du rythme expressif :
    Suspende l’hémistiche, en marque le repos.

    Racine paraît avoir cherché l’expression plutôt par des sonorités.