Rimes de joie/20

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Bons Dieux (1881)
Rimes de joieGay et Doucé, éditeurs (p. 113-115).

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Bons Dieux


À Ludwig Wihl



I




B rahma, Zarame, Orsi, Jéhovah, Jupiter,
Thor à la barbe de burgrave,
Zeus, Allah, Wishnou, Dieu — filius et pater,
Point d’interrogation grave.
Tyrans cruels coulés dans l’or ou dans l’airain,
Faits de bois, sculptés dans la pierre,
Idoles au cœur dur, au visage inserein,
Monstres à rigide paupière,

Vous avez tous les mains rutilantes de sang,
De sang humain rouge et qui fume !
Pour gagner votre amour, paraît-il, tout-puissant,
Il faut que l’autel se parfume
De la pourpre liqueur aux sauvages relents ;
Vous voulez, ô fauves atroces,
L’artère que l’on ouvre et les cœurs pantelants
Pour tremper vos griffes féroces.
Oh ! tout ce sang versé doit creuser quelque part
Un océan au sombre cadre,
Plus grand que vous, ô Dieux ! où, pour votre départ,
Mouille une ténébreuse escadre…
Mais leur terrible main qui voulait nous broyer,
Vers nous, en vain, sera tendue,
Quand ces bourreaux viendront en ton sein se noyer,
Mer sans fond par eux épandue !
Nous laisserons les Dieux y couler un à un…
Dans le ciel vide et taciturne,
Un jour nous brûlerons le sucre au fort parfum :
Le Temps a bien mangé Saturne !


II



Ô toi, le légataire universel des Dieux
Qui s’en sont allés, Dieu le Père,
Prends garde, en vérité ! Tes prêtres sont odieux,
Leur hypocrisie exaspère.
Ils n’ont point la beauté des sacrificateurs
Ni la superbe des druides :

Notre sang peut dormir aux veines, ces gâteurs
Veulent des présents moins fluides !
Leur arme est la sébille impudente des gueux
Qui vont mendiant par les routes.
Ils sont très-plats ; leurs doigts crochus, longs et rugueux
Cherchent l’or et laissent les croûtes.
Prends garde ! ton ciel craque et son azur terni
Laisse partout voir des lézardes.
Ton glas résonne. Il est fini ton infini.
On va reléguer aux mansardes,
Pâle divinité, ta gloire, — et vos faux nez,
Sort, Hasard, Destin, Providence !
Aujourd’hui nos cerveaux bien désemprisonnés
Ont conquis leur indépendance.
Ton enfer enfantin, ton Diable et ses terreurs,
Chacun s’en joue en conscience
Car pour désenfiler ton chapelet d’erreurs
Nous interrogeons la Science.
Ton culte a la tristesse âcre des hôpitaux
Dans ses jeûnes, dans ses cilices ;
Mais nous avons ouvré les Péchés capitaux
Aux inépuisables délices.
Sur nos têtes tu peux brandir l’éclair cinglant,
Fouet dont ta main nous rémunère,
Nargue à ta foudre ! nargue à son rire aveuglant :
Nous forgeons le paratonnerre !


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