Rimes de joie/21

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Rimes de joieGay et Doucé, éditeurs (p. Ill-125).
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Rimes de joie Illustration
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Buveuses de Phosphore



I




J e tiens en haine ces mazettes
Courant, le soir, les guilledous,
Se vendant pour des anisettes,
Parlant aigre, buvant du doux.


Oui, j’ai l’horreur de ces gamines
Aux jeunes instincts malfaisants.
J’abhorre leurs gestes, leurs mines
Déjà perverses, de seize ans !


D’un vice niais fleurs précoces
S’étiolant en une nuit,
Que glaner dans ces tristes cosses,
Leurs corsets, où niche l’ennui ?


Elles portent des gorges plates
Sans nul frisson avant-coureur,
Peut-on aimer vraiment ces lattes
À faire haïr la maigreur ?


Cependant il n’est pas de fêtes
Où ces puériles beautés,
Parmi les foules stupéfaites,
N’arborent leurs sottes gaîtés.


Noceuses, la nuit, pour leurs robes,
Le jour, travaillant pour leur faim,
D’aucunes sont lingères probes,
D’autres blanchisseuses de fin,


Par-ci, piqueuses de bottines
Et par-là, piqueuses de gants,
Les autres taillent, libertines,
La chemise des élégants.


Leur nid ? C’est la vague mansarde
Où rode un musc de mauvais lieu.
En tête du lit dur luisarde
Quelque Vierge ou quelque bon Dieu.


Quand les guignons les abandonnent
Elles épousent des coucous
Sans cœur ni sexe, qui leur donnent
Moins d’heures douces que de coups !


Chez elles jamais rien n’accuse
Les tressauts d’un tempérament :
Sans passion et sans excuse
Elles se livrent bêtement.


Leurs amours sont des flâneries.
L’homme pour elles n’est qu’un bras
À les conduire aux brasseries,
À les poser aux alhambras.


Sans soif, — ainsi qu’elles caressent, —
Elles boivent comme des trous.
Leurs cerveaux constamment paressent :
Elles n’ont ni mots, ni froufrous


Et conservent aux équipées,
Intacte, leur mince raison.
Ô désespérantes poupées
Dont le ventre est rempli de son !


Elles n’ont ni désir, ni rêve,
Ni rire intelligent, ni pleur :
Ces piteuses fillettes d’Eve
Ont croqué la pomme en sa fleur.


II



Artistes, mes frères, poètes,
Idéalisons nos plaisirs,
En ne livrant jamais aux bêtes
Nos insatiables désirs !


L’esprit épanouit le vice,
Il faut fuir la banalité :
Que la maîtresse nous ravisse
Beaucoup par son étrangeté !


Il est de ces femmes bizarres…
Dans leurs terribles arsenaux
Étincellent des armes rares
Que recuirent d’âpres fourneaux.


Leur regard aigu, c’est un glaive
Jusqu’aux moelles vous transperçant,
De leur chevelure s’élève
Un parfum sauvage et puissant.


Leurs caresses sont des blessures
Qui font saigner l’âme longtemps,
Et leurs baisers sont des morsures,
Leurs larges baisers éclatants !


Sur leurs chairs aux nerveuses formes
Plane un fumet subtil et fort.
Mieux que les pâles chloroformes
Il vous enivre, il vous endort,


Il vous berce sur des cadences
D’une irrésistible langueur…
— Mais, ô farouches confidences
Se chuchotant de cœur à cœur,


Quand les mord la coquetterie
Ensorcelante d’aiguiser
Par une pointe d’hystérie
La ritournelle du baiser !…


Il leur faut amour à leur taille,
Amour exigeant à nourrir !
Leur lit est un champ de bataille :
On y doit vaincre ou bien mourir.


Arrière, les vertus grincheuses,
Riant jaune du bout des dents !
Levez-vous, mauvaises coucheuses,
Regarnissez vos fronts pédants.


Des cheveux ombragent nos nuques,
Notre cuirasse est sans défaut.
Nous ne sommes point des eunuques.
Voilà les femmes qu’il nous faut !


Aimons-les celles-là, poètes !
À leurs pieds couchons nos verdeurs :
Nous verrons germer dans nos têtes
Les sonnets aux chaudes odeurs,


Les strophes aux rimes aîlées,
Le vers chatoyant et gaillard !
Peintre, aimons-les d’amours zélées :
Elles savent réveiller l’Art


Et l’Orgueil aux voix turbulentes,
Au fond des cœurs désespérés
Et dans les pulpes somnolentes
Des cervelets déphosphorés !


Vignette de fin de chapitre