Rob Roy/05

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 106-115).


CHAPITRE V.

LE MANOIR D’OSBALDISTONE.


Oh ! comme mon cœur palpite quand je vois de jolies nymphes, l’orgueil de notre île. Faites avancer ce noble coursier qui galope avec la même assurance sur un terrain égal ou sur un terrain inégal, sans s’inquiéter des côtes ni des plaines.
Sombreville. La Chasse.


C’était avec cet enthousiasme que les sites romantiques et sauvages inspirent aux amants de la nature que je m’enfonçais dans le nord, vers mon pays natal. Enfin, délivré du babil de mon compagnon, je pouvais alors observer combien le pays était différent de celui que j’avais jusque-là parcouru. Les ruisseaux dignes de ce nom, au lieu de dormir bourbeux à travers des roseaux et des saules, couraient en bourdonnant sous des charmilles naturelles, tantôt descendant avec fracas d’une éminence, tantôt coulant plus lentement, mais sans jamais s’arrêter, à travers de charmants vallons qui s’ouvrent sur la route de distance en distance et semblent inviter le voyageur à s’y enfoncer. Les monts Cheviot s’élevaient devant moi dans leur solennelle majesté, non pas, il est vrai, avec cette admirable variété de rocs et de vallées qui caractérise les montagnes plus élevées ; mais leur masse immense, leurs sommets arrondis que couvrait une sombre verdure, leur aspect sauvage, leur vaste étendue, faisaient de cette solitude un tableau qui agissait fortement sur mon imagination.

Le château de mes pères, dont j’approchais alors, était situé au fond d’une vallée étroite au milieu de ces montagnes. Les vastes domaines qui appartenaient jadis à la famille d’Osbaldistone avaient été depuis long-temps aliénés par les malheurs ou l’inconduite de mes ancêtres ; mais les dépendances du vieux manoir étaient encore assez considérables pour que mon oncle pût être considéré comme un riche propriétaire. Il employait sa fortune, comme je le sus par des informations que je pris en route, à exercer, l’hospitalité prodigue d’un noble du nord à cette époque, ce qu’il regardait comme essentiel au soutien de la dignité d’une famille.

Du haut d’une éminence j’avais déjà aperçu de loin le château d’Osbaldistone, vaste et vieil édifice s’élançant d’un massif de grands chênes druidiques. Je me dirigeais de ce côté aussi directement et aussi vite que le permettaient les détours d’une route peu commode, quand mon cheval, tout fatigué qu’il était, dressa les oreilles aux aboiements vifs et répétés d’une meute de chiens animés de temps à autre par les fanfares d’un cor français, instrument alors indispensable dans les chasses. Je ne doutais pas que ce ne fût la meute de mon oncle, et je fis ranger mon cheval dans le dessein de laisser passer les chasseurs sans qu’ils m’aperçussent, persuadé qu’une partie de chasse n’était pas un moment favorable pour me présenter à un aussi déterminé chasseur que mon oncle, et résolu, quand ils seraient passés, de gagner au pas le château et d’y attendre son retour. Je m’arrêtai donc sur une éminence, et, malgré les pensées qui m’agitaient alors, cédant à l’intérêt que cet amusement champêtre est si propre à inspirer, j’attendis avec quelque impatience l’approche des chasseurs.

Le renard, pressé vivement et presque aux abois, s’élança le premier du taillis qui garnissait le côté droit de la vallée. Sa queue pendante, sa robe salie, sa course ralentie, annonçaient que sa mort était prochaine ; et le corbeau carnassier, qui le suivait à tire d’aile, considérait déjà le pauvre animal comme sa proie. Il traversa le ruisseau qui coupait la vallée, et s’efforçait de gravir un ravin qui bordait la rive opposée, quand les chiens les plus acharnés, suivis du reste de la meute, sortirent du bois avec le piqueur et trois ou quatre cavaliers. Les chiens se précipitèrent sur les traces du renard, et les chasseurs les suivirent au grand galop, malgré les difficultés d’un terrain inégal. C’étaient des jeunes gens, grands, forts, bien montés, habillés de vert et de rouge, uniforme d’une association de chasse formée sous les auspices du vieux sir Hildebrand Osbaldistone. Voilà mes cousins, pensai-je quand ils passèrent devant moi ; la première réflexion qui me vint ensuite à l’esprit, fut : Comment serai-je reçu par ces dignes successeurs de Nemrod ? Il est peu probable que moi, qui n’entends rien ou presque rien à ces bruyants exercices, je trouve aise et bonheur dans la famille de mon oncle ! Une autre apparition interrompit ces réflexions.

C’était une jeune dame dont les traits pleins de douceur et d’expression étaient encore embellis et animés par l’ardeur de la chasse et la rapidité de sa course. Elle montait un beau cheval noir de jais, que les flocons d’écume qui jaillissaient du mors avaient tacheté d’un blanc de neige ; elle portait un costume alors peu commun, aujourd’hui connu sous le nom d’amazone, c’est-à-dire une longue robe, une veste et un chapeau d’homme. Cette mode, introduite pendant mon séjour en France, était entièrement nouvelle pour moi. Sa longue chevelure noire qui, dans l’ardeur de la chasse, s’était échappée des liens qui la retenaient, flottait au gré du vent. Les inégalités du terrain à travers lequel elle conduisait son cheval avec une adresse et une présence d’esprit admirables, ralentirent sa course et la firent passer plus près de moi que les autres cavaliers. Je pus donc contempler à mon aise sa jolie figure et sa taille élégante, auxquelles le riant aspect de la scène, la bizarrerie de son habillement, et le romanesque de son apparition soudaine, ajoutaient un charme inexprimable. En arrivant en face de moi, son cheval bouillant d’ardeur fit un écart au moment même où, regagnant un terrain uni, elle venait de le remettre au galop. Ce fut pour moi une occasion de me diriger vers elle comme pour la secourir : mais il n’y avait aucun sujet d’alarme, ce n’était ni une chute, ni un faux pas, et d’ailleurs la belle amazone était trop ferme sur les arçons pour s’en épouvanter. Elle me remercia pourtant par un sourire de mes bonnes intentions, et je me sentis encouragé à mettre mon cheval au pas avec le sien et à galoper à ses côtés. Les cris triomphants de mort ! mort ! et les fanfares du cor de chasse qui y répondaient, annoncèrent bientôt qu’il n’était plus besoin de se presser, puisque la chasse était finie. Un des jeunes gens que j’avais déjà aperçus vint à nous, brandissant en signe de triomphe la queue du renard, comme pour narguer ma belle compagne.

« Je vois, dit-elle, je vois ; mais ne faites pas tant de bruit : si Phœbé, » ajouta-t-elle en caressant le cou du bel animal qu’elle montait, « n’avait pas dû suivre un chemin rocailleux, vous n’auriez pas sujet de vous tant vanter. »

À ces mots ils se rejoignirent, et je les vis me regarder tous deux et causer bas quelques minutes. La jeune dame semblait adresser au chasseur une demande que celui-ci repoussait avec une espèce d’opiniâtreté ridicule. Alors elle dirigea son cheval de mon côté en disant : « Bien, bien, Thornie[1] ; si vous n’osez pas, j’irai moi-même, voilà tout. Monsieur, continua-t-elle en s’adressant à moi, je voulais engager cet aimable et galant cavalier à venir s’informer auprès de vous si, dans le cours de vos voyages dans cette contrée, vous n’auriez pas entendu parler d’un de nos amis, d’un M. Francis Osbaldistone que nous attendons depuis quelques jours au château ? »

Je fus trop heureux d’apprendre à la jeune dame que j’étais la personne pour qui elle s’intéressait, et de lui témoigner ma reconnaissance d’une demande si obligeante.

« Alors, monsieur, reprit-elle, comme la politesse de mon parent semble encore endormie, vous me permettrez, quoique cela ne soit pas convenable, de m’établir maîtresse des cérémonies, et de vous présenter votre cousin le jeune squire Thorncliff Osbaldistone, et Die[2] Vernon, qui a aussi l’honneur d’être la parente de votre galant cousin. »

Il y avait un mélange d’assurance, d’ironie et de simplicité dans la manière dont miss Vernon prononça ces mots. Ma connaissance du monde me permit aisément de prendre un ton pareil pour la remercier de sa complaisance, et lui témoigner mon extrême plaisir de les avoir rencontrés. À vrai dire, mon compliment était tourné de manière que la jeune dame pût facilement s’en adjuger la plus grande partie ; car Thorncliff avait l’air d’un grand rustaud, gauche, embarrassé, même un peu niais ; il me donna pourtant une poignée de main en annonçant qu’il allait me quitter pour aider le piqueur et ses frères à rassembler la meute, motif qu’il paraissait employer plutôt comme excuse auprès de miss Vernon qu’auprès de moi.

« Le voilà, » dit la jeune dame en le suivant avec des yeux où se peignait un profond dédain, « le voilà le prince des piqueurs, des maîtres en fait de combats de coqs, et des palefreniers. Mais ils ne valent pas mieux les uns que les autres. Avez-vous lu Markham ?

— Markham, mademoiselle ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu citer le nom de cet auteur.

— Malheureux ! sur quel rivage la tempête vous a jeté ! Pauvre ignorant, vous ne connaissez pas le saint Alcoran de la tribu sauvage au milieu de laquelle vous venez demeurer ! N’avoir pas lu Markham, le plus célèbre auteur qui ait jamais écrit sur l’art du maréchal ! Alors, j’en ai peur, vous ne connaissez pas davantage les noms plus modernes de Gibson et de Bartlett ?

— Vous dites vrai, miss Vernon.

— Et vous ne rougissez pas de l’avouer ? Ma foi, il nous faudra vous renier pour notre parent. Vous ne savez donc ni panser, ni guérir, ni saigner un cheval ?

— J’avoue que je laisse tous ces soins aux valets d’écurie ou au vétérinaire.

— Incroyable négligence ! Ainsi, vous ne pouvez ni ferrer un cheval, ni lui couper les crins ou la queue ! Du moins vous savez élever un chien, lui couper les oreilles, lui rogner les ongles ? dompter un faucon, le chaperonner, choisir la nourriture qui lui convient alors ? et…

— Pour avouer d’un seul mot toute mon ignorance, je suis absolument étranger à tous ces talents champêtres.

— Alors, au nom du ciel, monsieur Francis Osbaldistone, que savez-vous faire ?

— Oh ! presque rien, miss Vernon : quand mon palefrenier a sellé mon cheval, je sais le monter ; quand mon faucon est en lieu convenable, je sais le faire voler.

— Est-ce là tout ? » dit la jeune dame en mettant son cheval au petit trot.

Il y avait une espèce de palissade grossière qui nous barrait le chemin ; je m’avançais pour en ouvrir la porte faite de pièces de bois brut coupé dans la forêt, quand miss Vernon m’en évita la peine en la franchissant d’un saut ; je me fis un point d’honneur de la suivre, et en un instant je fus à ses côtés.

« Allons, il ne faut pas encore désespérer de vous, dit-elle ; j’avais peur que vous ne fussiez un Osbaldistone très-dégénéré. Mais qui peut au monde vous amener dans notre Cub-Castle[3] ? c’est le nom que nos voisins donnent à notre maison de chasseurs. Vous auriez pu vous en dispenser, je suppose ? »

Ma charmante compagne, par ce ton amical et familier, avait déjà gagné ma confiance ; je lui répondis à voix basse : « Assurément, miss Vernon, je regarderais comme une pénitence sévère mon séjour à Osbaldistone, si les habitants sont tels que vous me les avez dépeints ; mais je sais qu’il y a une exception qui seule peut faire oublier tous les désagréments.

— Ah ! vous voulez parler de Rashleigh ? dit miss Vernon.

— Mais non ; je pensais… excusez-moi, à une personne dont je suis moins éloigné en ce moment.

— Je suppose qu’il serait convenable de paraître ne pas vous comprendre ; mais ce n’est pas mon habitude ; et si je ne réponds pas à votre compliment par une révérence, c’est que je suis à cheval. Mais, sérieusement, je mérite votre exception ; car je suis la seule personne au château avec qui l’on puisse causer, excepté toutefois le vieux prêtre et Rashleigh.

— Et quel est ce Rashleigh, au nom du ciel ?

— Rashleigh est un drôle qui voudrait que tout le monde fût comme lui, afin de ressembler à tout le monde. C’est le plus jeune des fils de sir Hildebrand Osbaldistone ; il a votre âge environ ; mais, en deux mots, il n’est pas si bien que vous. Cependant la nature lui a donné une certaine dose de bon sens, et le prêtre y a ajouté une bonne mesure d’instruction. Il est ce que nous appelons un savant, dans ce pays où les savants sont rares. Il se destine à l’église, mais il ne paraît pas pressé de recevoir l’ordination.

— À l’église catholique !

— Et quelle autre église ? Mais j’oubliais… on nous a dit que vous étiez un hérétique : est-ce vrai, monsieur Osbaldistone ?

— Je ne puis le nier.

— Et pourtant vous avez habité le continent, et des pays catholiques ?

— Quatre ans environ.

— Avez-vous vu des couvents ?

— Beaucoup ; mais j’en ai peu vu qui recommandassent la religion catholique.

— Les gens qui y vivent ne sont-ils pas heureux ?

— Plusieurs le sont à coup sûr : ce sont ceux qu’un esprit sincère de dévotion, ou une dure épreuve des persécutions et des infortunes du monde, ou une apathie naturelle de caractère, a conduits dans la retraite. Mais ceux qui, dans un accès d’enthousiasme soudain et exagéré, par une haine irréfléchie de la société, née d’un malheur ou d’une injustice, se sont jetés dans le cloître, ceux-là, dis-je, sont très-misérables. Leurs sensations habituelles viennent les tourmenter, et, semblables aux animaux sauvages d’une ménagerie, ils s’agitent sans cesse dans leur prison, pendant que d’autres rêvent tranquillement ou s’engraissent dans des cellules aussi étroites que les leurs.

— Et que deviennent, continua miss Vernon, ces victimes condamnées au cloître par la volonté des autres ? À quoi ressemblent-elles, surtout si leur naissance les appelait à jouir de la vie et à savourer ses plaisirs ?

— Elles sont comme des oiseaux en cage ; condamnées à user leur vie dans une prison, elles cherchent à se faire illusion par la culture de mille talents heureux qui, si elles étaient restées libres, auraient fait les délices de la société.

— J’aime mieux être… répondit miss Vernon, c’est-à-dire, ajouta-t-elle en se reprenant, j’aimerais mieux être comme le fier faucon qui, habitué à prendre librement son essor vers les cieux, se déchire contre les barreaux de sa cage. Mais, pour en revenir à Rashleigh, continua-t-elle d’un ton plus calme, vous le trouverez l’homme le plus aimable que vous ayez jamais vu, pour une semaine du moins. S’il voulait prendre une maîtresse aveugle, il serait sûr d’en faire la conquête ; mais l’œil détruit le charme qui enchante l’oreille. Tenez, nous voici dans la cour du vieux château, qui paraît aussi sauvage, aussi passé de mode que ses habitants. On ne fait pas grande toilette à Osbaldistone-Hall, comme vous savez ; mais il faut que je me débarrasse de cet accoutrement ; il est si lourd ! si chaud ! et puis ce chapeau me blesse le front, » continua l’aimable fille en l’ôtant et en laissant échapper les boucles nombreuses de sa noire chevelure que, moitié riant, moitié rougissant, elle séparait avec ses doigts longs et effilés, pour découvrir sa charmante figure et ses yeux vifs et bruns. S’il y avait de la coquetterie dans son fait, elle était bien déguisée par l’indifférence et la simplicité de ses manières. Je ne pus m’empêcher de dire « qu’à juger de la famille par ce que je voyais, il m’était aisé de croire la toilette fort inutile.

— C’est on ne peut plus galant, quoique peut-être je dusse encore ne pas vous comprendre, répondit miss Vernon ; mais vous trouverez une meilleure excuse pour un peu de négligence, quand vous aurez vu les oursons parmi lesquels vous allez vivre : l’art chez eux ne pourrait corriger la nature. Mais la vieille cloche va sonner le dîner dans un instant. Elle est un peu fêlée, mais, chose merveilleuse, cet accident lui arriva en sonnant d’elle-même le jour du débarquement du roi Guillaume ; et mon oncle, par respect pour ses talents prophétiques, ne consentit jamais à ce qu’elle fût raccommodée. Allons, monsieur Osbaldistone, tenez mon palefroi comme un galant chevalier, jusqu’à ce que je trouve un écuyer plus humble pour vous délivrer de cette contrainte. »

Elle me donna la bride comme si nous nous connussions depuis notre enfance, sauta à terre, traversa la cour, et entra par une porte de côté, me laissant dans l’admiration de ses charmes, et surpris de l’aisance de ses manières, qui semblaient d’autant plus extraordinaires à une époque où les préceptes du bon ton, partant de la cour du grand monarque Louis XIV, ordonnaient au beau sexe une excessive sévérité de décorum. J’avais l’air assez niais, planté au milieu de la cour du vieux château, monté sur un cheval, en tenant un autre par la bride.

L’édifice n’avait rien qui pût intéresser un étranger, si j’eusse été disposé à l’examiner attentivement : les quatre façades étaient d’architecture différente, et avec leurs fenêtres grillées et percées dans d’épaisses murailles, leurs tourelles avancées, et leurs architraves massives, ressemblaient à l’intérieur d’un couvent, ou d’un des plus vieux et des moins beaux collèges d’Oxford. J’appelai un valet, mais il se passa du temps avant qu’on voulût bien m’entendre, et il me fallut d’autant plus de patience, que je me voyais l’objet de la curiosité de plusieurs domestiques, tant mâles que femelles, qui mettaient la tête à différentes fenêtres du château, et la retiraient aussitôt comme des lapins dans leur garenne, avant qu’il me fût possible de m’adresser particulièrement à l’un d’eux. Le retour des chasseurs et des chiens me tira d’embarras ; et ce ne fut point sans peine que je décidai un lourdaud de valet à me débarrasser des chevaux, et un autre rustaud à me conduire devant sir Hildebrand, service qu’il me rendit avec autant de grâce et de bonne volonté qu’un paysan forcé de servir de guide à une patrouille ennemie, et je fus obligé d’avoir l’œil sur lui pour l’empêcher de m’abandonner au milieu d’un labyrinthe de passages bas et étroits qui conduisaient à la salle du tapage[4], comme il l’appelait, où je devais être admis en la gracieuse présence de mon oncle.

Nous atteignîmes enfin une grande salle voûtée, pavée en pierres, où, sur une longue file de tables en chêne, trop pesantes et trop massives pour être jamais remuées, le dîner était servi. Ce vénérable appartement, qui, depuis plusieurs générations, servait aux joyeux banquets des Osbaldistone, offrait aussi de nombreux témoignages de leurs prouesses à la chasse : de grands bois de cerf, qui pouvaient être les trophées d’une partie de chasse célèbre dans ces contrées[5], étaient suspendus aux murs, parmi des peaux de blaireaux, de loutres, de martinets, et d’autres animaux de ce genre. Quelques restes de vieilles armures qui avaient peut-être servi jadis contre les Écossais, se mêlaient à des armes destinées à une guerre moins inhumaine, arbalètes, fusils de différentes formes et grandeurs, épieux à loutres, enfin tous les instruments propres à tuer ou à prendre le gibier. Quelques vieux tableaux, noirs de fumée et tachetés de bière de mars, étaient suspendus aux murailles ; ils représentaient des chevaliers et des dames honorés sans doute et renommés de leur temps ; les chevaliers, avec d’énormes perruques et de longues barbes, avaient l’air martial et terrible ; les dames regardaient avec complaisance, et le sourire sur les lèvres, les roses qu’elles tenaient à la main.

Je n’eus que le temps de jeter un coup d’œil autour de la salle ; douze laquais en livrée bleue s’y précipitèrent tumultueusement ; ils se donnaient des ordres les uns aux autres, car chacun était beaucoup plus occupé de diriger ses camarades que de remplir son devoir. Les uns jetaient des bûches et du menu bois dans le feu qui pétillait, flambait, et s’élevait, moitié fumée, moitié flamme, jusqu’à un immense tuyau de cheminée dont l’ouverture était d’une largeur effrayante ; ce tuyau était caché par une pièce d’architecture massive tenant lieu de chambranle, sur laquelle un ciseau northumbrien avait gravé les armes de la famille. Ce chef-d’œuvre héraldique fut d’abord peint en rouge, afin de faire mieux ressortir les figures grimaçantes, les monstres qui entraient dans sa composition ; mais les couches successives de fumée qu’y avaient déposées les siècles, en avaient changé la couleur. Plusieurs domestiques, tous habillés à l’ancienne mode, apportaient d’énormes plats chargés de ragoûts substantiels ; d’autres préparaient les verres, les flacons, les bouteilles, ou plutôt les barils de liqueurs. Ils couraient, se poussaient, se coudoyaient, se battaient, se poursuivaient, faisant aussi peu d’ouvrage et autant de bruit que possible. Enfin, au moment où tous ces préparatifs furent terminés, non sans peine, les aboiements des chiens, le claquement des fouets, les cris, les jurements des chasseurs dont chaque pas qu’ils faisaient avec leurs grosses bottes retentissait comme ceux de la statue dans le Festin de Pierre[6], annoncèrent l’arrivée des joyeux convives. Dans ce moment critique le tumulte fut à son comble parmi les domestiques : les uns criaient de se hâter ; les autres d’aller tranquillement ; celui-ci engageait ses camarades à se ranger pour faire place à sir Hildebrand et à ses jeunes fils ; celui-là à se rapprocher de la table ; l’un hurlait pour qu’on fermât une porte à deux battants qui séparait la salle à manger d’une espèce de galerie dont les murs étaient couverts d’une boiserie noire, un autre voulait qu’on la tînt ouverte. Enfin la porte d’entrée s’ouvrit, et huit chiens, le chapelain du château, le médecin du village, mes six cousins et mon oncle, se précipitèrent pêle-mêle dans la salle.



  1. Diminutif familier, pour Thorncliff. a. m.
  2. Au lieu de Diana. a. m.
  3. Château aux ours. a. m.
  4. Ston-Hall ; ainsi nommée, sans doute, à cause des bruyantes orgies qui s’y faisaient. a. m.
  5. Chevy-Chase, dit le texte. Il existe en anglais une ballade de ce nom. a. m.
  6. Conformément au titre de cette tragédie espagnole (el Convidado de piedra, le Convié de pierre), Walter Scott écrit pierre sans majuscule.