Rob Roy/08

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 138-148).


CHAPITRE VIII.

LE JUGE ET L’AUDIENCE.


Monsieur, dit l’homme de loi, sans vous flatter, vous avez une aussi bonne et aussi belle batterie de cuisine que personne puisse désirer, et le plus orgueilleux ne rougirait pas de la demander.
Butler.


Après avoir donné nos chevaux à un domestique qui portait la livrée de sir Hildebrand, et que nous trouvâmes dans la cour, nous entrâmes dans la maison. Je fus très-surpris, et ma belle compagne encore davantage, de rencontrer dans le vestibule Rashleigh Osbaldistone, qui parut tout aussi étonné de nous voir.

« Rashleigh, » dit miss Vernon sans lui donner le temps de nous adresser aucune question, « vous connaissiez l’affaire de M. Francis, et vous êtes venu en causer avec le juge de paix ?

— Oui, répondit Rashleigh froidement ; c’est dans cette intention que je suis venu. J’ai tâché, dit-il en me saluant, de rendre à mon cousin tous les services qui dépendaient de moi ; mais je suis fâché de le rencontrer ici.

— Comme ami et parent, M. Osbaldistone, vous devriez plutôt être fâché de me trouver partout ailleurs, dans un moment où l’atteinte portée à ma réputation m’appelle impérieusement ici.

— J’en conviens ; mais, à en juger d’après ce que disait mon père, j’aurais cru qu’une prompte retraite en Écosse, jusqu’à ce que l’affaire fût tout doucement calmée… »

Je répondis avec chaleur que je n’avais pas de mesure à garder ; que, loin de désirer assoupir cette affaire, j’étais venu pour dévoiler une infâme calomnie, déterminé à en découvrir l’origine.

« M. Francis Osbaldistone est innocent, Rashleigh, dit miss Vernon ; il demande qu’on examine l’accusation portée contre lui, et je viens le défendre.

— Vous, ma jolie cousine ? J’aurais cru que ma présence, en pareille occasion, devait être plus utile que la vôtre à M. Francis Osbaldistone, plus convenable, du moins.

— Oh, sans doute ; mais, vous savez, deux têtes valent mieux qu’une.

— Surtout une tête comme la vôtre, ma charmante Die, » répliqua Rashleigh en s’avançant et en lui prenant la main avec une familiarité qui me le fit trouver cinquante fois plus laid encore que la nature ne l’avait fait. Miss Vernon l’amena à l’écart, et ils causèrent à voix basse : elle paraissait lui demander avec instance une chose qu’il ne voulait ou ne pouvait lui accorder. Je ne vis jamais contraste plus frappant entre l’expression de deux figures : sur celle de miss Vernon, la colère fit bientôt place à l’inquiétude ; ses yeux et ses joues s’animèrent ; son teint se colora ; elle agitait la main, et frappant du pied, elle paraissait écouter avec mépris et indignation les excuses que Rashleigh, à son air de déférence polie, à son sourire affecté et respectueux, à sa posture embarrassée, me semblait déposer aux pieds de sa cousine. À la fin, elle le quitta brusquement en lui disant. « Je le veux !

— Ce n’est pas en mon pouvoir, c’est absolument impossible ! Le croiriez-vous, monsieur Osbaldistone ? dit-il en s’adressant à moi.

— Êtes-vous fou ? s’écria-t-elle en l’interrompant.

— Le croiriez-vous ? poursuivit Rashleigh : miss Vernon veut non seulement que je sois convaincu de votre innocence, et sur ce point il n’est pas de conviction plus intime que la mienne, mais encore que je connaisse les véritables auteurs du vol… si toutefois ce vol a jamais été commis. Est-ce raisonnable, monsieur Osbaldistone ?

— Pourquoi en appeler à M. Osbaldistone, Rashleigh ? dit la jeune miss : il ne connaît pas, comme moi, l’étendue des renseignements que votre incroyable sagacité peut vous faire obtenir.

— Foi de gentilhomme, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite.

— Justice, Rashleigh, rien que justice… c’est seulement justice que je réclame de vous…

— Vous êtes un tyran, Diana, répondit-il avec une sorte de soupir, un capricieux tyran, et vous gouvernez vos amis avec un sceptre de fer : mais je vous contenterai cette fois encore. Pourtant vous ne devez pas rester ici ; vous savez que vous ne devez pas… il faut que vous retourniez avec moi. »

Quittant alors Diana, qui semblait rester indécise, il m’aborda d’un air fort amical, et me dit : « Comptez sur mon zèle à vous servir, monsieur Osbaldistone ; si je vous quitte en ce moment, ce n’est que pour le faire plus efficacement. Mais il faut que vous employiez votre influence sur ma cousine pour la décider à venir avec moi : sa présence ici ne peut vous être utile, et nuirait sans doute à sa réputation.

— Je vous assure, monsieur, que j’en suis convaincu autant que vous. J’ai supplié miss Vernon de retourner sur ses pas, mais inutilement.

— Toute réflexion faite, » répliqua miss Vernon après un instant de silence, « je ne m’en irai pas avant de vous voir sain et sauf hors des mains des Philistins. Notre cousin Rashleigh, j’ose le dire, a ses raisons particulières ; mais lui et moi nous sommes de vieilles connaissances. Rashleigh, je ne m’en irai pas… Je sais, » ajouta-t-elle d’un ton plus doux, « que si je reste ici, ce sera un motif de plus pour vous de faire diligence.

— Restez donc, fille méchante et obstinée, dit Rashleigh ; vous ne savez que trop bien à qui vous parlez. Il se précipita hors du vestibule, et une minute après nous entendîmes le galop de son cheval.

« Dieu merci ! dit Diana, il est parti ; maintenant allons trouver le juge.

— Ne serait-il pas mieux d’appeler un domestique ?

— Oh ! nullement ; je connais le chemin qui mène à sa tanière nous tomberons sur lui à l’improviste… Suivez-moi. »

Je la suivis donc. Elle gravit un petit escalier obscur, suivit un corridor mal éclairé, et entra dans une espèce d’antichambre tapissée de vieilles cartes, de plans d’architecture et d’arbres généalogues. Une porte à deux battants conduisait de là dans la salle à manger de M. Inglewood, d’où nous entendîmes ce refrain d’une vieille chanson, répété par une voix qui, dans son temps, devait fort bien convenir aux chansons à boire :


Celui qui dira non à fille de seize ans
Mérite sans miséricorde
Pour cravate une corde.


« Oh, oh ! dit miss Vernon, le cher juge a déjà dîné ; je ne croyais pas qu’il fût si tard. »

En effet M. Inglewood, dont l’appétit avait été ce jour-là aiguisé par une longue séance, avait avancé son second repas, et dîné à midi au lieu d’une heure, car on dînait alors à une heure en Angleterre. Les divers événements du matin nous disaient arriver un peu après cette heure, la plus importante des vingt-quatre du jour pour le juge de paix, qui n’avait pas perdu son temps à nous attendre.

— Restez ici, me dit Diana ; je connais la maison et je vais appeler un domestique. Votre soudaine apparition pourrait surprendre le vieux bonhomme, au point de l’exposer à étouffer. » Puis elle disparut, me laissant incertain si je devais avancer ou reculer. Il me fut impossible de ne pas entendre une partie de la conversation qui se tenait dans la salle à manger, et surtout des excuses qu’alléguait, pour ne pas chanter, une grosse voix dont le son ne m’était pas tout à fait inconnu.

« Ne pas chanter, monsieur ! par Notre-Dame, vous chanterez… Quoi ! vous avez avalé de l’eau-de-vie plein ma noix de coco montée en argent, et vous me dites que vous ne pouvez pas chanter ? Monsieur, l’eau-de-vie ferait chanter, parler même un chat… Allons, un joyeux couplet, ou sortez de chez moi ! Croyez-vous que vous m’aurez fait perdre un temps précieux à recevoir vos chiennes de déclarations pour me dire ensuite que vous ne pouvez pas chanter ?

— Votre Seigneurie a rendu un excellent arrêt, » dit une autre voix qu’à son ton clair et braillard on devait reconnaître pour celle du clerc : « et le coupable va se conformer au jugement : il porte canet, écrit de main de clerc, sur sa figure.

— Qu’il s’y conforme donc, dit le juge, ou, par saint Christophe je lui fais avaler plein ma noix de coco d’eau salée, conformément aux statuts faits ou à faire en pareille matière. »

Cette menace produisit un effet plus prompt que les prières sur mon ancien compagnon de voyage, car je ne pouvais douter plus long-temps qu’il ne fût le coupable en question, et, d’une voix semblable à celle d’un criminel qui chante son dernier psaume, il entonna cette triste complainte :


Bonnes gens, veuillez m’écouter ;
Mon histoire est mélancolique ;
C’est un voleur né pour tout affronter,
Et qui, sur les passants qu’il allait arrêter,
Exerçait nuit et jour son pouvoir tyrannique.

Ce coquin, digne du gibet,

Ceint de l’épée avec le pistolet,
De Kensington à Brendfort, doux rivage,
Arrêtait six passants et même davantage.

Ils buvaient leur pinte de vin
Quand cet audacieux coquin :
« Chiens, leur dit-il, votre bourse ou la vie ! »
Chacun lui donnant tout, la farce était finie.


Je ne sais si les honnêtes gens dont le malheur est raconté dans cette pathétique chanson furent plus épouvantés de l’apparition du terrible voleur, que le chanteur le fut à la mienne ; car, ennuyé d’attendre un domestique pour m’annoncer, et trouvant ma situation d’auditeur un peu embarrassante, je me présentai à la compagnie au moment où M. Morris (car tel était son nom, à ce qu’il paraît) commençait le quatrième couplet de sa plaintive ballade. La note élevée par laquelle l’air commençait s’éteignit dans un sourd murmure de consternation, quand il se vit face à face avec une personne qui ne lui semblait guère moins suspecte que le héros de sa complainte ; et il resta la bouche béante, comme si je lui avais présenté la tête de Méduse.

Le juge, dont les yeux s’étaient fermés par l’influence somnifère de la chanson, fit un bond sur sa chaise, occasionné par sa cessation subite, et demeura ébahi à la vue du nouveau convive qui avait augmenté la compagnie durant son extase. Le clerc, que sa tournure me fit aisément reconnaître, n’était pas moins troublé ; car assis en face de M. Morris, la terreur de cet honnête homme l’avait gagné, quoiqu’il n’en connût pas le motif.

Je rompis le silence de stupéfaction que ma presque apparition avait occasionné. « Mon nom, monsieur Inglewood, est Francis Osbaldislone ; j’ai appris qu’un mauvais drôle avait porté plainte devant vous, m’accusant de complicité dans un vol dont il se plaint.

— Monsieur, dit le juge avec humeur, ce sont des affaires dont je ne m’occupe jamais à table ; il y a temps pour tout, et un juge de paix dîne tout comme un autre. »

Pour le dire en passant, la ronde personne de M. Inglewood ne paraissait pas avoir beaucoup souffert des jeûnes que lui imposaient ses fonctions civiles ou ses croyances religieuses.

« Je vous prie de m’excuser, monsieur, si je vous importune ; mais il y va de ma réputation, et puisque votre dîner semble fini…

— Fini !… non pas, monsieur, répliqua le magistrat ; l’homme a besoin de la digestion comme de la nourriture, et je vous déclare que mes repas ne me profitent point si l’on ne m’accorde deux heures d’un tranquille repos pour m’abandonner à une gaieté innocente et faire circuler modérément la bouteille.

— Si Votre Honneur veut bien le permettre, dit M. Jobson, qui, pendant que nous parlions avait pris papier, plume et encre, « comme c’est un cas de félonie, et que monsieur paraît un peu pressé, le crime étant contra pacem domini regis

— Au diable domini regis ! s’écria le juge impatienté ; j’espère qu’on ne m’accusera pas de haute trahison pour cette parole ; mais il y a de quoi rendre un homme fou, à le tracasser de la sorte… Ai-je un moment de repos dans ma vie ? Toujours mandats d’arrêt, contraintes, prises de corps, actes, cautions, obligations, reconnaissances !… Je vous le déclare, monsieur Jobson, je vous enverrai quelque jour au diable, vous et la justice de paix.

— Votre Honneur considérera la dignité de sa charge… un du Quorum et un Custos Roiulorum[1] charge dont sir Édouard Coke disait sagement, que toute la chrétienté n’aurait pas sa pareille si elle était dignement remplie.

— Eh bien ! » dit le juge, déjà presque apaisé par cet éloge sur la dignité de ses fonctions et achevant de faire passer son mécontentement en avalant une rasade, « mettons-nous à l’ouvrage, et expédions aussi vite que possible !… Mettez-vous là, vous, monsieur Vous, Morris, chevalier de la triste figure, est-ce M. Francis Osbaldistone, est-ce ce gentilhomme que vous accusez comme auteur et complice du vol ?

— Moi, monsieur ? » répondit Morris qui n’était pas encore bien remis de sa frayeur… « je n’accuse point, je ne dis rien contre monsieur.

— Alors vous vous désistez de la plainte, monsieur : voilà tout, l’affaire est arrangée… Passez-moi la bouteille : un coup, monsieur Osbaldistone. »

Mais Jobson ne voulait pas que Morris lâchât prise si facilement. « Que faites-vous, monsieur Morris ? lui dit-il. Voilà votre déclaration ; l’encre n’est pas encore sèche, et vous vous rétractez d’une manière si scandaleuse !

— Puis-je savoir, moi, » marmottait l’autre d’une voix tremblante, « combien de brigands sont avec lui dans la maison ?… J’ai lu tant d’aventures pareilles dans les Vies des fameux voleurs par Johnson ? Mais, parbleu ? on ouvre la porte ? »

On rouvrit en effet, et Diana Vernon entra. « Voilà une maison bien tenue, monsieur le juge… pas un domestique à qui parler ;… il n’y a personne.

— Ah ! » dit le juge en se levant avec une ardeur qui montrait que son attachement à Thémis et à Comus n’était pas encore assez vif pour lui faire oublier ce qu’on doit à la beauté ; « ah, ah ! Die Vernon, la fleur de Cheviot, la rose de la frontière, vient voir comment le vieux célibataire tient sa maison ? Soyez la bien-venue, ma fille, comme les fleurs au mois de mai.

— Oui, une maison bien tenue !… ouverte à tout le monde, il faut en convenir, mais pas une âme pour répondre aux arrivants.

— Ah ! les coquins, ils croyaient n’avoir plus de maître pour une couple d’heures… Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt ? Votre cousin Rashleigh a dîné ici et s’est enfui dès la première bouteille… Mais vous n’avez pas dîné : on va vous servir quelque chose de bon, de délicat, de gentil, de mignon comme vous : c’est prêt dans un instant.

— Je prendrai volontiers quelque chose, car j’ai bien galopé ce matin… Mais je ne puis m’arrêter long-temps, monsieur Inglewood. Je suis venue avec mon cousin Frank Osbaldistone, et il faut que je m’en aille avec lui pour lui montrer le chemin, autrement il se perdrait dans les bois.

— Hum ? est-ce de là que vient le vent ? reprit le juge ;


Elle lui montre le chemin
De bien faire la cour au sexe féminin.


Quoi ! n’y a-t-il rien pour le vieux garçon, mon joli bouton du désert ?

— Non, rien, monsieur Inglewood ; mais si vous voulez être un bon et aimable juge, expédier l’affaire du jeune Frank, et nous laisser ensuite repartir, j’amènerai mon oncle dîner avec vous la semaine prochaine, et nous comptons sur force friandises.

— EL vous n’en manquerez pas, ma perle de la Tyne… Diable, ma belle enfant, si jamais j’envie à vos jeunes cousins leurs cavalcades et leur agilité, c’est quand vous me venez voir. Mais je ne dois pas vous retenir, je crois ?… Je suis satisfait des explications de M. Francis Osbaldistone ; il y a eu quelque méprise, et nous aurons le temps de l’éclaircir plus tard.

— Pardonnez-moi, monsieur, répliquai-je ; mais je ne connais pas encore la nature de l’accusation portée contre moi.

— Oui, monsieur, » dit le clerc, que l’arrivée de miss Vernon avait tout à fait consterné, mais qui reprit courage en se voyant soutenu par la personne dont il était le plus loin d’attendre du secours… « Oui, monsieur, et Dalton le dit, celui qui est arrêté comme félon ne pourra être relâché ou mis sous la surveillance d’un tiers, mais fournira un cautionnement, ou sera conduit en prison, payant au clerc du juge de paix les honoraires d’usage pour l’acte de cautionnement ou le mandat d’arrêt. »

Le juge, ainsi aiguillonné, me donna enfin quelques mots d’explication.

Les plaisanteries que j’avais faites pour m’amuser de mon compagnon de route Morris, avaient, à ce qu’il me parut, fait une forte impression sur son esprit, car il les avait brodées dans sa déposition contre moi, avec toute l’exagération que peut suggérer l’imagination agitée d’un poltron. Il paraît aussi que, le jour où il me quitta, il fut attaqué dans un endroit solitaire par deux hommes masqués, bien montés, bien armés, qui le débarrassèrent de son cher compagnon de voyage le porte-manteau.

L’un d’eux, disait-il, avait beaucoup de mon air et de ma tournure ; et dans un colloque à voix basse qu’eurent ensemble les deux brigands, il en entendit un donner à l’autre le nom d’Osbaldistone. La déposition contenait en outre qu’en ce qui concernait les principes de la famille portant ce nom, le susdit déposant savait, de science certaine, qu’ils étaient des moins honorables, car tous les membres de cette famille avaient été papistes et jacobites, comme le lui avait donné à entendre un ministre non conformiste, chez qui il s’était arrêté après son malheur… et ce depuis Guillaume-le-Conquérant.

D’après toutes ces puissantes raisons, il m’accusait de complicité dans le vol commis envers sa personne. Le susdit déposant, voyageant alors pour une mission spéciale du gouvernement, et chargé de dépêches importantes, ainsi que d’une forte somme d’argent en espèces, qu’il devait remettre, conformément à ses instructions, à certaines personnes qui occupaient des places éminentes et de confiance en Écosse.

Après avoir entendu cette singulière accusation, je répondis que les circonstances sur lesquelles elle était fondée ne pouvaient pas autoriser un juge de paix, ni aucun magistrat, à porter atteinte à ma liberté individuelle. J’avouai que je m’étais diverti des terreurs de M. Morris pendant que nous voyagions ensemble, mais pas au point d’exciter des craintes réelles chez un homme moins soupçonneux, moins poltron. J’ajoutai que je n’avais pas revu ce voyageur depuis notre séparation, et que s’il avait été véritablement volé, je n’étais pour rien dans cette action, si indigne de mon caractère et de ma position dans le monde. Qu’un des voleurs se nommât Osbaldistone, qu’un nom semblable eût été prononcé par l’un d’entre eux, c’était une circonstance qui n’avait aucun poids. Quant à la haine qu’on m’accusait d’avoir pour le gouvernement, j’étais prêt à prouver, à la satisfaction du juge, du clerc, et du déclarant même, que je professais toutes les opinions de son ami le ministre non conformiste ; que j’avais été élevé en loyal sujet dans les principes de la révolution ; et que, comme tel, je réclamais la protection des lois, protection que ce grand événement avait assurée à tous.

Le juge s’agitait sur son siège, prenait du tabac, et semblait fort embarrassé, tandis que M. le procureur Jobson, avec toute la volubilité de son état, lisait l’ordonnance rendue dans la quatrième année du règne d’Édouard III, qui autorise les juges de paix à arrêter toutes personnes suspectes, et à les mettre en prison. Le drôle tourna même mes aveux contre moi, disant que, puisque je confessais avoir pris le ton et les manières d’un voleur ou d’un malfaiteur, je m’étais volontairement exposé aux soupçons dont je me plaignais, et soumis à l’exécution de la loi, pour avoir à dessein revêtu ma conduite des couleurs et de la livrée du crime.

Je répondis à ses arguments et à son jargon avec indignation et mépris, et je finis par dire que je pourrais, si cela était nécessaire, fournir mes parents pour caution, et que le magistrat ne pouvait rejeter ma demande sans commettre un excès de pouvoir.

« Pardon, mon bon monsieur, pardon, dit l’opiniâtre clerc ; ceci est un cas où l’on ne peut recevoir de caution ; celui qui est arrêté comme soupçonné de trahison ne peut recouvrer la liberté sous caution, car l’arrêt rendu dans la troisième année du règne d’Édouard III contient une exception expresse, applicable à ceux qui sont chargés d’un commandement, et à ceux qui ont pris part à la trahison. » Et il fit entendre que Son Honneur ferait bien de se rappeler que des individus accusés de ce crime ne pouvaient être mis en liberté sans ordre, ni sur un ordre général.

En ce moment un domestique entra, et remit une lettre à M. Jobson. Il ne l’eut pas plus tôt parcourue, qu’il s’écria, avec l’air d’un homme qui est contrarié de l’interruption, et qui sent l’importance attachée au cumul des fonctions : « Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne pourrai jamais m’occuper ainsi des affaires du public et des affaires particulières ! Pas un instant de répit. Je voudrais bien que quelque confrère vînt s’établir dans le pays.

— Dieu nous en préserve ! dit le juge à demi-voix, nous en avons déjà assez d’un seul.

— C’est une affaire de la vie à la mort, si Votre Honneur veut le savoir.

— Au nom du ciel ! plus d’affaire judiciaire, j’espère, dit le magistrat alarmé.

— Non, non, répondit aussitôt M. Jobson ; le vieux Gaffer Rutledge de Grime-Hill est sur le point de quitter ce monde ; il a envoyé un exprès au docteur Killdown, et un à moi, pour aller arranger ses affaires.

— Partez donc, dit M. Inglewood, partez sur-le-champ ; c’est une affaire qui ne peut être ajournée, et le défunt ne prendrait pas le docteur pour caution.

— Si ma présence ici était nécessaire, dit Jobson, s’arrêtant comme il allait sortir, je pourrais encore dresser le mandat d’arrêt, et le constable est en bas… Vous avez entendu, ajouta-t-il à voix basse, quelle est l’opinion de M. Rashleigh… » Je ne pus saisir le reste de ses paroles.

Le juge lui répondit tout haut : « Je vous dis que non : je ne ferai rien jusqu’à votre retour. Il n’y a que quatre milles d’ici. Passez-nous la bouteille, monsieur Morris ; ne l’achèverons-nous pas, monsieur Osbaldistone ?… Et vous, ma rose du désert, un verre de bordeaux pour rafraîchir les fleurs de vos joues. »

Diana sortit tout à coup de la rêverie dans laquelle elle avait paru plongée pendant toute cette discussion : « Non, monsieur Inglewood, je craindrais de faire passer cette fleur de mes joues sur une autre partie de ma figure, où elle se montrerait avec moins d’avantage, mais je vous ferai raison avec une boisson moins capiteuse ; « et, remplissant un verre d’eau, elle l’avala rapidement, essayant de faire prendre son trouble et son agitation pour de la gaieté.

Toutefois, je n’avais guère le loisir d’observer sa conduite, tourmenté que j’étais des obstacles qui s’opposaient de nouveau à ce que je me justifiasse d’une accusation aussi désagréable qu’absurde. Mais il n’y avait aucun moyen de décider le juge à s’occuper d’affaires en l’absence de son clerc, incident qui semblait lui causer autant de plaisir qu’un jour de congé à un écolier. Il fit mille efforts pour inspirer de la gaieté à ses hôtes, qui, soit par les rapports où ils étaient entre eux, soit par leur situation respective, n’y étaient nullement disposés. « Eh bien, monsieur Morris, vous n’êtes pas le premier homme qui ait été volé… Le chagrin n’a jamais réparé une perte. Et vous, monsieur Frank Osbaldistone, vous n’êtes pas le premier jeune homme qui ait mis la main sur le collet d’un autre homme. Il y avait dans ma jeunesse Jack Winterfield, qui voyait la meilleure société du comté ; il était le premier à toutes les courses de chevaux, à tous les combats de coqs ; nous ne nous quittions pas plus que le gant et la main, Jack et moi… Passez-moi la bouteille, monsieur Morris ; cela fatigue, de parler sans boire… J’ai bu plus d’une rasade avec lui, allez ; il était d’une bonne famille ; il avait beaucoup d’esprit ; honnête compagnon, sauf une fredaine qui causa sa mort… Buvons à sa mémoire, messieurs. Et puisque nous parlons de lui et des choses de ce genre, puisque mon maudit clerc a porté ailleurs son bavardage, et que nous sommes entre nous, monsieur Osbaldistone, si vous voulez que je vous dise mon avis, à votre place j’arrangerais cette affaire. La loi est sévère, très-sévère ; le pauvre Winterfield a été pendu à York, malgré sa noblesse et ses protections, simplement pour avoir débarrassé un sot nourrisseur de l’ouest du prix de la vente de quelques bestiaux. Ce pauvre M. Morris a été assez effrayé ; rendez-lui son porte-manteau, et que tout soit fini. »

Les yeux de Morris brillèrent de joie à cette honnête invitation, et il commençait à protester, en bégayant, qu’il ne voulait pas la mort d’un homme, quand je repoussai l’insinuation du juge comme une insulte, puisqu’elle tendait à me faire considérer comme coupable d’un crime que j’étais venu dans l’intention expresse de désavouer. Dans ce moment, un domestique vint annoncer qu’un étranger désirait parler à Son Honneur ; et l’individu qu’il désignait ainsi entra dans la chambre sans plus de cérémonie.



  1. Un des juges du Quorum, c’est-à-dire un de ceux qui sont investis de certains pouvoirs plus étendus ; Custos Rotulorum, un des gardes des archives. a. m.