Rob Roy/16

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 216-222).


CHAPITRE XVI.

LA DÉCOUVERTE.


Un jour après midi, en allant à mon canot, je vis avec une extrême surprise l’empreinte d’un pied nu d’homme, marqué très-distinctement sur le sable.
De Foé. Robinson Crusoé.


Poussé en même temps par l’intérêt et la jalousie, j’observai avec tant d’attention les regards et les actions de miss Vernon, qu’elle s’en aperçut bientôt malgré tous mes efforts. La certitude que je l’observais, ou pour mieux dire que je la surveillais sans cesse, parut l’embarrasser, lui causer de la peine et la contrarier beaucoup. Tantôt elle semblait chercher une occasion de me reprocher une conduite qui ne pouvait que l’offenser, m’ayant avoué avec tant de franchise la position critique où elle se trouvait ; tantôt elle paraissait prête à m’adresser des plaintes. Mais le défaut de courage ou tout autre motif l’empêchait de s’expliquer avec moi. Son mécontentement s’exhalait en reparties vives, et ses plaintes mouraient sur ses lèvres. Nous étions dans une singulière position l’un vis-à-vis de l’autre, étant, par goût, presque toujours ensemble, et cependant nous cachant mutuellement nos sentiments, et conservant, moi ma jalousie, elle son mécontentement. Il y avait entre nous une intimité sans confiance ; d’un côté, de l’amour sans espérance, et de la curiosité sans motif raisonnable ; de l’autre, de l’embarras, du doute, et quelquefois du déplaisir. Toutefois, telle est la nature du cœur humain, que je crois que cette agitation de passions, qui par une multitude de circonstances pleines d’intérêt, quoique légères au fond, nous forçait à penser mutuellement l’un à l’autre, augmenta l’attachement que nous nous portions déjà. Mais, bien que ma vanité eût promptement découvert que ma présence à Osbaldistone-Hall avait donné à Diana quelque raison de plus pour ne pas aimer le cloître, je ne pouvais aucunement me fier à une affection qui semblait subordonnée aux mystères de sa singulière position. Miss Vernon avait un caractère trop ferme et trop résolu pour laisser l’amour l’emporter sur le devoir ou sur la prudence, et elle m’en donna la preuve dans un entretien qui eut lieu entre nous à cette époque.

Nous étions ensemble dans la bibliothèque. Miss Vernon, en feuilletant un Roland furieux qui m’appartenait, fit tomber une feuille de papier écrite. Je voulus la ramasser ; elle me prévint.

« Ce sont des vers, » dit-elle en y jetant un coup-d’œil ; puis déployant le papier sans attendre ma réponse, elle ajouta : « Puis-je me permettre… ? Oui, oui, puisque vous rougissez, que vous bégayez, je dois faire violence à votre modestie, et supposer que la permission est accordée.

— Cela ne mérite pas d’être lu… c’est une ébauche de traduction… Ma chère miss Vernon, vous serez un juge trop sévère, vous qui entendez si bien l’original.

— Mon cher ami, répondit Diana, si vous voulez me croire, ne faites pas tant de frais de modestie, car tout cela ne vous vaudra pas un seul compliment. Je suis, vous le savez, de la famille peu populaire des Francs-Parleurs, et je ne flatterais pas Apollon lui-même pour avoir sa lyre. »

Elle lut alors la première stance, conçue à peu près ainsi :

« Je chante les dames, les chevaliers, les armes, et les beaux feux d’amour, et les actes de bravoure et de courtoisie, au temps où les Maures vinrent de la brûlante Afrique, conduits par Agramant, leur jeune roi, dont la vengeance et la colère apportèrent à travers les vastes ondes le carnage et la guerre en France. Ces maux naquirent de la mort du vieux Trojano : Agramant vint des royaumes lointains pour la venger, menaçant le chrétien Charles, l’empereur romain. Mes chants parleront aussi de Roland l’indompté ; ils raconteront ce qu’on n’a dit ni en prose ni en vers, comment ce héros d’un si profond jugement perdit la raison par un amour malheureux[1]. »

« Il y en a beaucoup, » dit-elle en jetant un coup d’œil sur le papier, et interrompant les plus doux sons qu’une oreille humaine pût entendre, ceux des vers d’un jeune poète lus par la bouche qui lui est la plus chère.

« Beaucoup trop, sans doute, pour réclamer votre attention, miss Vernon, » répliquai-je un peu mortifié, et reprenant le papier qu’elle ne chercha point à retenir. « Cependant, continuai-je, enfermé dans cette retraite, j’ai cru ne pouvoir mieux employer mon loisir qu’à continuer, pour mon amusement seulement, comme vous pouvez croire, la traduction de ce charmant auteur, que j’ai commencée il y a quelques mois, sur les bords de la Garonne.

— La question serait seulement de savoir, dit Diana avec gravité, si vous ne pouviez mieux employer votre temps ?

— Vous voulez dire à des compositions originales, répondis-je singulièrement flatté ; mais, à vous parler franchement, mon génie est de nature à trouver des mots et des rimes plutôt que des idées ; aussi je trouve commode de me servir de celles de l’Arioste : cependant, miss Vernon, avec l’encouragement que vous voulez bien me donner…

— Pardon, monsieur Frank, je ne vous donne pas des encouragements, vous les prenez. Je ne veux vous parler ni de composition originale ni de traduction, car je crois que vous pourriez mieux employer votre temps. Vous êtes mortifié, ajouta-t-elle, et je suis fâchée d’en être la cause.

— Mortifié ! nullement, non certainement, dis-je de la meilleure grâce qu’il me fût possible, « je suis trop sensible à l’intérêt que vous me témoignez.

— Ah ! reprit l’inflexible Diana, il y a de la mortification, et même un petit grain de colère, dans votre air contraint ; ne vous fâchez point si je sonde ainsi vos sentiments ; peut être ce que je vais vous dire vous contrariera encore davantage. »

Je sentis combien ma conduite était puérile, combien miss Vernon se montrait au-dessus de moi ; et je l’assurai qu’elle ne devait point craindre que je me révoltasse contre une critique que je savais n’être due qu’à sa bienveillance.

« Cela est mieux dit, répondit-elle ; je savais fort bien que le démon de l’irritabilité poétique s’en irait avec le petit prélude de toux qui a précédé votre déclaration. Et maintenant parlons de choses sérieuses. Avez-vous reçu depuis peu des nouvelles de votre père ?

— Pas une ligne, répondis-je ; il ne m’a pas honoré d’un seul mot depuis plusieurs mois que je suis ici.

— Cela est singulier ! Vous êtes une famille extraordinaire, vous autres Osbaldistone. Ainsi vous ne savez pas qu’il est allé en Hollande arranger quelques affaires pressantes qui réclamaient sa présence immédiate ?

— Je n’en ai pas appris un mot jusqu’à ce jour.

— Et de plus, ce qui sera une nouvelle pour vous, et ce ne sera pas, je pense, la plus agréable, c’est qu’il a confié à Rashleigh la direction pleine et entière de ses affaires jusqu’à son retour. »

Je tressaillis à ce mot, et ne pus cacher ma surprise et mes craintes.

« Vous avez raison de vous alarmer, dit miss Vernon d’un ton très-grave ; et, à votre place, je m’efforcerais de prévenir le danger qui résultera d’un aussi funeste arrangement.

— Et comment le puis-je ?

— Tout est possible à celui qui possède du courage et de l’activité, » dit-elle avec un de ces regards d’héroïne du temps de la chevalerie, qui enflammaient les preux et doublaient leur valeur au moment du danger ; « à celui qui craint et hésite, tout est impossible, parce que tout lui paraît tel.

— Et que me conseilleriez-vous ? » lui dis-je, désirant et redoutant tout ensemble sa réponse.

Après un moment de silence, elle me répondit avec fermeté :

« De quitter sur-le-champ Osbaldistone-Hall pour retourner à Londres. Vous n’êtes peut-être déjà demeuré ici que trop longtemps, ajouta-t-elle d’un ton plus doux ; ce n’est point votre faute. Chaque moment que vous perdriez maintenant serait un crime… Oui, un crime ! car je vous dis sans détour que si Rashleigh reste long-temps à la tête des affaires de votre père, sa ruine est consommée…

— Cela est-il possible ?

— Ne me faites pas de questions ; mais croyez que les projets de Rashleigh s’étendent bien au-delà de la possession de grandes richesses commerciales. Il n’emploiera les fonds de M. Osbaldistone qu’à satisfaire son ambition. Quand votre père était en Angleterre cela était impossible ; pendant son absence, Rashleigh pourra trouver beaucoup d’occasions favorables, et il ne négligera pas d’en user.

— Mais comment puis-je, disgracié par mon père, privé de tout pouvoir dans sa maison, prévenir ce danger par ma seule présence à Londres ?

— Votre seule présence fera beaucoup. Votre naissance vous donne le droit de surveiller les intérêts de votre père, et ce droit est inaliénable. Vous aurez l’appui, sans doute, du premier commis de votre père, de ses amis, de ses associés. D’ailleurs les projets de Rashleigh sont de nature… (elle s’arrêta brusquement comme si elle craignait d’en dire trop), sont, en un mot, reprit-elle, de la nature de tous les plans intéressés et sans conscience, qui sont promptement abandonnés dès que ceux qui les forment s’aperçoivent que leurs menées sont découvertes. Ainsi, pour parler comme votre poète favori :

À cheval, à cheval ! Ceux qui balancent craignent. »

Un sentiment que je ne pus vaincre me porta à lui répondre : « Ah ! Diana, pouvez-vous bien me conseiller de quitter Osbaldistone-Hall ? Alors il est vrai que j’y suis resté trop long-temps ! »

Miss Vernon rougit, mais elle continua avec fermeté : « Oui, je vous conseille non seulement de quitter Osbaldistone-Hall, mais encore de n’y revenir jamais. Vous n’avez qu’une amie à regretter ici, » ajouta-t-elle avec un sourire forcé, « et elle est accoutumée depuis long-temps à sacrifier ses affections et son bonheur à celui des autres. Vous rencontrerez dans le monde cent personnes dont l’amitié sera aussi désintéressée, plus utile, moins contrariée par des circonstances pénibles, moins exposée au malheur et à la calomnie.

— Jamais, m’écriai-je, jamais le monde ne peut me rendre ce que je laisse ici ! » Je saisis sa main et la pressai contre mes lèvres.

« C’est de la folie ! c’est de la démence ! » s’écria-t-elle en s’efforçant de retirer sa main, mais non pas avec assez d’opiniâtreté pour que je ne pusse la garder une minute encore ; « écoutez-moi, monsieur, et surmontez cette passion : un homme doit savoir se vaincre. Je suis, par un contrat solennel, la fiancée de Dieu, à moins que je ne consente à épouser l’infâme Rashleigh, ou un de ses stupides frères. Je suis donc l’épouse de Dieu, vouée au cloître dès mon berceau. Modérez vos transports ; ils prouvent seulement la nécessité de votre prompt départ. » À ces mots elle retira brusquement sa main, ajoutant à voix basse : « Laissez-moi un instant… nous nous reverrons encore, mais ce sera pour la dernière fois. »

Mes yeux suivirent la direction des siens pendant qu’elle parlait, et je crus voir remuer la tapisserie qui couvrait la porte secrète conduisant à l’appartement de Rashleigh ; je compris qu’on nous observait, et je portai les yeux sur Miss Vernon.

« Ce n’est rien, me dit-elle faiblement ; c’est sans doute un rat derrière cette tapisserie. »

Mort pour un ducat[2] ! aurais-je répondu si j’avais osé céder à l’indignation que j’éprouvais d’avoir été soumis à un espionnage en pareille occasion ; mais la prudence, la nécessité de dissimuler mon amour, et les prières réitérées de Diana m’arrêtèrent. Je quittai l’appartement dans la plus grande agitation, que je cherchai en vain à calmer en regagnant le mien.

Mille idées confuses se précipitèrent à la fois dans mon esprit, s’entreheurtant l’une l’autre, et semblables à ces brouillards que, dans les pays montagneux, on voit descendre en masses épaisses, et défigurer ou faire disparaître les marques auxquelles le voyageur reconnaît sa route dans les déserts. L’idée obscure et imparfaite du danger dont mon père était menacé par les machinations d’un Rashleigh… la demi-déclaration que j’avais faite à miss Vernon… les embarras de sa situation, qui l’obligeaient de se sacrifier au cloître ou à une union mal assortie… toutes ces choses se présentaient ensemble à mon esprit, sans que ma raison fût en état de considérer aucune d’elles avec calme et réflexion. Mais, par-dessus tout, j’étais tourmenté par la manière dont miss Vernon avait reçu l’expression de ma tendresse, et par ce mélange de sympathie et de fermeté qui semblait annoncer que son cœur s’intéressait à moi, mais trop faiblement pour contre-balancer les obstacles qui s’opposaient à l’aveu d’un sentiment partagé. L’expression de crainte plutôt que de surprise avec laquelle elle avait regardé le mouvement de la tapisserie, annonçait l’appréhension d’un danger que je ne pouvais que croire réel, car Diana Vernon était peu sujette aux émotions nerveuses de son sexe, et elle était tout à fait incapable de s’effrayer sans motif présent et positif.

De quelle nature étaient ces mystères qui l’entouraient comme un réseau magique, et qui paraissaient exercer une active et continuelle influence sur ses pensées et ses actions, sans que les agents en fussent jamais visibles ? Mon esprit s’arrêta sur ce sujet de doute, comme satisfait de laisser de côté les réflexions sur mes affaires personnelles pour songer à miss Vernon. Je me décidai enfin à m’éclairer, avant mon départ d’Osbaldistone-Hall, sur cette charmante créature, qui semblait partagée entre la franchise et le mystère : l’une inspirant toutes ses paroles et tous ses sentiments, tandis que l’autre exerçait une singulière influence sur ses actions.

À l’intérêt que m’inspiraient la curiosité et l’amour se mêlait un sentiment réel de jalousie, bien que je n’osasse me l’avouer. Ce sentiment, qui naît avec l’amour comme l’ivraie avec le bon grain, était excité en moi par la soumission que montrait Diana à ces êtres invisibles qui dirigeaient ses actions. Plus je réfléchissais à son caractère, plus j’étais involontairement convaincu qu’elle braverait toute espèce d’autorité, hors celle de l’affection ; et je conçus un violent soupçon que c’était là le fondement de cette influence à laquelle elle était soumise.

Ces doutes horribles accrurent encore mon désir de pénétrer le secret de sa conduite, et pour exécuter ce sage projet, je formai une résolution dont, si ces détails ne vous fatiguent pas, vous trouverez le résultat dans le prochain chapitre.



  1. Ceci est une traduction du commencement de l’Orlando furioso de l’Arioste. a. m.
  2. Paroles d’Hamlet en frappant Polonius. a. m.