Rob Roy/22

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 269-282).


CHAPITRE XXII.

RENCONTRE DANS LA PRISON.


Regarde autour de toi, jeune Astolphe : voici le lieu où, parce qu’ils sont pauvres, on envoie des hommes mourir en prison : cruel remède pour cette triste maladie ! Dans l’enceinte de ces murs, étouffé par l’humidité et les vapeurs méphitiques, s’éteint le flambeau consolateur de l’espérance, tandis qu’à sa dernière lueur, exalte par les saturnales auxquelles il se livre dans sa démence, le farouche désespoir allume sa torche infernale pour éclairer des crimes auxquels le pauvre prisonnier eût préféré la mort, avant que la captivité eût réduit son âme à ce point de dégradation.
La Prison, scène 3, acte 1.


Mon premier mouvement fut de jeter en entrant un regard avide sur mon conducteur, mais la lampe qui brûlait dans le vestibule y répandait une clarté trop faible pour que je pusse distinguer ses traits. Lorsque le porte-clefs prit la lumière, les rayons vinrent tomber directement sur sa figure, qui me parut alors presque aussi digne de mon attention. C’était une espèce d’animal sauvage dont la tête, presque informe, était couverte d’une forêt de cheveux roux qui cachaient une partie de ses traits, sur lesquels on ne remarquait en ce moment d’autre caractère que celui de la joie extravagante qui s’était emparée de lui à la vue de mon guide. Je ne crois pas avoir jamais rien rencontré qui ressemblât autant à l’idée que je me forme d’un sauvage hideux et farouche dans toute sa grossièreté primitive, adorant l’idole de sa tribu. Il grimaçait, balbutiait, riait, et était prêt à pleurer, si même il ne pleurait tout à fait. Sa figure semblait dire : « Où irai-je, que ferai-je pour vous ? » et exprimait un sentiment de zèle et une ardeur de dévouement impossible à peindre autrement que par l’ébauche assez grossière que j’ai essayé d’en donner. L’extase où il était plongé semblait avoir étouffé sa voix, et il ne s’exprimait que par des interjections de ce genre, « oh, oh ! eh !… eh ! qu’il y a de temps qu’on ne vous a vu ! » et autres exclamations également brèves, et prononcées dans cette langue inconnue que lui et mon guide avaient employée en se parlant sur le seuil de la porte. Mon guide reçut tous ces compliments et ces démonstrations de joie, de l’air d’un prince trop accoutumé dès son enfance aux hommages de ceux qui l’entourent pour en être grandement touché, mais qui cependant veut bien y répondre par les signes ordinaires de la bienveillance royale… Il tendit gracieusement la main au porte-clefs, et lui dit : « Eh ! Dougal, comment cela va-t-il ?

— Eh, oh ! s’écria Dougal, » cherchant à contenir les bruyantes exclamations de sa surprise, et jetant les yeux autour de lui d’un air alarmé… » Eh, Seigneur ! vous ici… est-il bien possible que ce soit vous ?… Eh, mon Dieu ! que deviendriez-vous si les baillis venaient faire leur visite… tas de canailles qu’ils sont ! »

Mon guide plaça son doigt sur sa bouche, et dit : « Ne craignez rien, Dougal ; vos mains ne tireront jamais un verrou sur moi.

— Non vraiment, dit Dougal… on me les couperait plutôt jusqu’au coude… Mais quand retournez-vous là-bas ? N’oubliez pas de m’en avertir, au moins… vous savez bien que le pauvre Dougal est votre cousin, seulement au septième degré.

— Je vous le ferai savoir, Dougal, aussitôt que j’aurai arrêté mes plans.

— Et, par ma foi, quand vous me le direz, fût-ce un dimanche après minuit, Dougal jettera ses clefs à la tête du prévôt et du premier venu, et n’attendra pas le lundi matin pour vous suivre… Vous verrez s’il y manque. »

Le mystérieux étranger coupa court aux extases de sa connaissance en lui parlant encore une fois dans une langue que j’appris plus tard être l’irlandais, l’erse ou le gaélique, lui expliquant probablement les services qu’il attendait de lui. « De tout son cœur, de toute son âme, » fut la réponse du porte-clefs, qui murmura encore un bon nombre de paroles dont le ton semblait également exprimer son empressement à acquiescer à ce que l’autre lui demandait. Il ranima sa lampe mourante, et me fit signe de le suivre.

« Est-ce que vous ne venez pas avec nous ? dis-je en regardant mon guide.

— C’est inutile ; ma présence pourrait vous gêner, et je ferai mieux de rester ici pour assurer notre retraite.

— Je ne puis supposer que vous vouliez m’entraîner dans aucun danger.

— Dans aucun que je ne partage avec vous et qui ne soit double pour moi, » répondit l’étranger d’un ton d’assurance qui ne pouvait me laisser aucun soupçon.

Je suivis le porte-clefs qui, laissant le guichet intérieur ouvert derrière lui, me conduisit par un escalier tournant, que les Écossais appellent tourniquet, dans une étroite galerie ; puis ouvrant une des nombreuses portes qui donnaient sur le passage, il me fit entrer dans un petit appartement, et jetant les yeux sur le mauvais grabat qui en occupait un coin, dit à demi-voix en plaçant la lampe sur une petite table de bois : « La pauvre créature dort. »

« La pauvre créature ! Grand Dieu, pensais-je, serait-ce Diana Vernon que je trouverais dans cet asile de misère ? »

Je jetai les yeux sur le lit, et ce fut avec un singulier mélange de déconvenue et de plaisir que je reconnus que mon premier soupçon m’avait trompé. Une tête qui n’était ni jeune ni belle, avec une barbe grisonnante qui n’avait pas été faite depuis deux jours, et couverte d’un bonnet de nuit écarlate, me tranquillisa, dès le premier regard, sur le compte de Diana Vernon ; et lorsque le dormeur, sortant d’un profond sommeil, baissa et ouvrit les yeux, je reconnus des traits bien différents… ceux de mon pauvre ami Owen. Me rappelant à propos que je n’étais qu’un intrus dans ce séjour de douleur, et que la moindre alarme pouvait être suivie de conséquences funestes, je me retirai un moment, afin de lui laisser le temps de se reconnaître.

Pendant ce temps l’infortuné formaliste, se levant sur son grabat à l’aide d’une de ses mains, tandis qu’il portait l’autre à son bonnet de nuit, s’écria d’une voix à moitié endormie et qui exprimait autant d’irritation qu’il était susceptible d’en éprouver : « Savez-vous, monsieur Dugwell, ou quel que soit votre nom, que si mon repos doit être ainsi interrompu, il en résultera pour somme totale que je porterai mes plaintes au lord-maire ?

— C’est un monsieur qui veut vous parler, » répliqua Dougal en reprenant le ton bourru et rechigné d’un véritable porte-clefs, à la place des clameurs aiguës de joie et de félicitation avec lesquelles il avait accueilli mon guide mystérieux. Et tournant le talon, il quitta la chambre.

Avant de me faire reconnaître du malheureux dormeur, je lui laissai tout le temps de s’éveiller ; enfin il me reconnut, et se livra à un chagrin extrême, supposant, comme il était assez naturel de le croire, que j’avais été conduit dans la prison pour y partager sa captivité.

« Oh ! monsieur Frank, quel malheur vous avez attiré sur vous et sur la maison ! car je ne me compte pour rien, moi ; je ne suis pour ainsi dire qu’un zéro. Mais vous qui faisiez tout le montant, la somme totale des espérances de votre père, son omnium ! vous qui auriez pu être le premier chef de la première maison de la première des villes d’Angleterre, être renfermé dans une misérable prison d’Écosse, où l’on ne peut seulement pas faire brosser la poussière de ses habits ! »

Il frottait, en parlant ainsi, d’un air chagrin et irrité son habit noisette jadis sans tache, mais qui avait pris sa part des impuretés du plancher de sa prison. Ses habitudes d’une propreté excessive contribuaient à accroître sa détresse.

« Oh ! que le ciel nous soit en aide ! continua-t-il ; quel effet cette nouvelle va produire à la Bourse ! il n’y en a pas eu de pareille depuis la bataille d’Almanza où la perte totale des Anglais fut évaluée à 5,000 hommes tués et blessés, sans comprendre dans l’addition le montant des prisonniers. Mais qu’est-ce que cela en comparaison de la nouvelle que la maison Osbaldistone et Tresham a suspendu ses paiements ! »

J’interrompis ses doléances pour lui apprendre que je n’étais pas prisonnier, quoique je pusse à peine lui expliquer ma présence dans ce lieu, à une telle heure. Je ne mis un terme à ses questions qu’en lui en adressant moi-même sur la situation où je le trouvais, et je finis par obtenir de lui tous les renseignements qu’il était en état de me donner. Ils n’avaient pas beaucoup de suite, car quoique Owen eût des idées très-claires en tout ce qui concernait la routine commerciale, vous savez vous-même qu’il n’était pas doué d’une intelligence bien pénétrante pour tout ce qui sortait de cette sphère.

Voici le résultat des renseignements que je pus recueillir de sa bouche : des deux correspondants que mon père avait à Glasgow, ou par suite d’engagements pris en Écosse, et dont j’ai déjà parlé, il faisait beaucoup d’affaires, Owen et lui avaient constamment trouvé la maison Mac-Vittie, Mac-Fin et compagnie, la plus obligeante et la plus accommodante. Dans toutes les transactions ces banquiers avaient montré la plus complète déférence pour la grande maison de Londres, se bornant à jouer le rôle du chacal qui se contente de la part que le lion veut bien lui abandonner. Quelque modique que fût la portion qui leur était assignée dans les profits d’une affaire, c’était toujours assez pour eux, écrivaient-ils, et quelles que fussent les peines qu’ils s’étaient données, ils ne sauraient trop faire pour mériter la protection et l’estime de leurs honorables amis de Crane-Alley.

Les ordres de mon père étaient pour les Mac-Vittie et Mac-Fin semblables aux lois des Mèdes et des Perses, que l’on ne pouvait ni changer, ni altérer, ni discuter même ; et l’exactitude pointilleuse qu’exigeait Owen dans toutes les relations commerciales, car il était grand partisan des formes, surtout quand il pouvait les dicter ex cathedra, n’était guère moins sacrée à leurs yeux. Ce ton de profonde et de respectueuse déférence passait pour argent comptant avec Owen, mais mon père regardait d’un peu plus près dans le cœur des hommes, et soit que cet excès de condescendance lui parût suspect, ou que, partisan de la simplicité et de la concision en affaires, il fut ennuyé des protestations de dévouement que lui faisaient sans cesse ces messieurs, il résista constamment aux sollicitations qu’ils lui adressaient pour devenir ses seuls agents en Écosse. Il confia au contraire une bonne partie de ses affaires à un correspondant d’un caractère tout à fait opposé : c’était un homme dont la bonne opinion qu’il avait de lui-même allait jusqu’à la présomption, et qui, n’aimant pas plus les Anglais que mon père n’aimait les Écossais, ne voulait avoir de relations avec eux que sur le pied d’une parfaite égalité ; en outre, il était circonspect, passablement susceptible, aussi tenace dans ses opinions en matière de formes qu’Owen pouvait l’être dans les siennes, et s’embarrassant fort peu de ce que pourraient penser de ses prétentions tous les négociants de Lombard-Street.

Comme, à cause de ces singularités de caractère, il n’était pas toujours très-facile de traiter avec M. Nicol Jarvie, et qu’elles occasionnaient quelquefois entre la maison de Londres et son correspondant des discussions et une froideur qui ne s’apaisaient que par le sentiment de leur intérêt mutuel ; comme d’ailleurs, dans ces discussions, la vanité d’Owen avait quelquefois à souffrir, vous ne vous étonnerez pas, Tresham, que notre vieil ami mît dans la balance tout le poids de son influence en faveur des honnêtes, discrets et complaisants Mac-Vittie et Mac-Fin, et parlât de Nicol Jarvie comme d’un présomptueux et impertinent colporteur écossais, avec lequel il n’y avait pas moyen de s’entendre.

Il n’était pas surprenant non plus que, dans cet état de choses, dont je n’appris les détails que quelque temps après, Owen, au milieu des difficultés où la maison s’était trouvée réduite par l’absence de mon père et la disparition de Rashleigh, eut eu recours, lors de son arrivée en Écosse, qui avait eu lieu deux jours avant la mienne, à l’amitié de ces correspondants qui avaient toujours fait à son patron des protestations si réitérées de reconnaissance, de zèle et de dévouement. L’accueil qu’il reçut chez MM. Mac-Vittie et Mac-Fin avait quelque chose de la ferveur avec laquelle un zélé catholique se prosterne aux pieds de son saint tutélaire ; mais, hélas ! ce rayon de soleil fut bientôt obscurci par d’épais nuages, lorsque, encouragé par les belles espérances qu’il avait conçues, Owen fit connaître à ses fidèles correspondants la position difficile de la maison, et réclama leurs conseils et leur assistance. Mac-Vittie fut étourdi de cette nouvelle, et Mac-Fin, avant qu’elle fût achevée, feuilletait déjà son grand livre, impatient de connaître la situation respective des deux maisons. Hélas ! elle était considérablement en leur faveur, et mon père se trouvait leur débiteur pour une somme assez importante. À cette découverte, les figures de Mac-Vittie et de Mac-Fin, qui n’avaient encore été que froides et incertaines, devinrent sombres et menaçantes. Ils répondirent à la demande d’appui et de secours que leur faisait Owen par une autre demande d’une garantie immédiate qui les mît à couvert contre toute chance de perte ; et s’expliquant enfin plus clairement, ils exigèrent qu’on déposât entre leurs mains des valeurs excédant la somme qui leur était due. Owen repoussa cette demande avec indignation, comme injurieuse pour ses commettants, injuste pour les autres créanciers de la maison Osbaldistone et Tresham, et comme un procédé plein de la plus grande ingratitude.

Les associés écossais, dans le cours de cette dispute, obtinrent ce que les gens qui ont tort cherchent toujours, c’est-à-dire l’occasion et le prétexte de se mettre dans une violente colère, et de s’autoriser de la prétendue provocation qu’ils avaient reçue pour prendre des mesures auxquelles peut-être un sentiment de pudeur, sinon de conscience, les eût empêchés d’avoir recours.

Owen avait un petit intérêt, comme il est assez d’usage, dans la maison dont il était commis en chef, et par conséquent il était solidairement responsable de tous ses engagements. MM. Mac-Vittie et Mac-Fin le savaient, et dans le but de lui faire sentir leur pouvoir, ou plutôt afin de le forcer à consentir à une demande pour laquelle il avait montré tant de répugnance, ils eurent recours au moyen sommaire d’arrestation et d’emprisonnement, qui, à ce qu’il paraît, est permis par une loi d’Écosse (sujette sans doute à beaucoup d’abus) au créancier qui croit pouvoir affirmer par serment que son débiteur a l’intention de quitter le royaume. C’était en vertu d’un mandat d’arrêt de ce genre que le pauvre Owen avait été déposé dans la prison la veille du jour où j’y avais été moi-même si singulièrement introduit.

Me trouvant ainsi au fait de la position alarmante des choses, il restait à se consulter sur ce qu’il y avait à faire, et ce n’était pas une question peu embarrassante. Je voyais bien les dangers dont nous étions entourés, mais il était plus difficile d’y trouver un remède. L’avis que j’avais reçu semblait me faire entendre que ma liberté personnelle pouvait aussi être menacée si je faisais ouvertement des démarches en faveur d’Owen. Ce dernier éprouvait les mêmes craintes, et, dans l’exagération de sa frayeur, m’assurait qu’un Écossais, plutôt que de risquer de perdre un sou avec un Anglais, trouverait des moyens, dans les lois de son pays, pour faire arrêter sa femme, ses enfants, ses domestiques mâles et femelles, et jusqu’à l’étranger admis sous son toit. Les lois contre les débiteurs sont dans presque tous les pays d’une sévérité si impitoyable, que je ne pouvais me refuser tout à fait à croire à ce récit, et mon arrestation dans le cas actuel aurait donné le coup de grâce aux affaires de mon père. Dans cette perplexité je demandai à Owen s’il n’avait pas songé à s’adresser à l’autre correspondant que mon père avait à Glascow, M. Nicol Jarvie.

Il me répondit qu’il lui avait envoyé une lettre le matin même : « Mais si les négociants à paroles mielleuses de Gallowgate nous ont traités ainsi, que pouvons-nous attendre du marchand revêche et bourru de Salt-Market. Autant vaudrait demander à un courtier de renoncer à son tant pour cent que d’en espérer une faveur sans le per contra. Il n’avait pas même, ajouta Owen, répondu à sa lettre, quoiqu’on la lui eût remise ce matin au moment où il allait à l’église. »

En parlant ainsi, l’homme aux chiffres se jeta sur son grabat, en criant dans son désespoir : « Mon pauvre cher maître ! mon pauvre cher maître ! Oh ! monsieur Frank ! c’est votre entêtement qui est cause de tout cela ! Mais que Dieu me pardonne de vous parler ainsi dans le chagrin où vous êtes ! c’est la volonté du ciel, et l’homme doit s’y soumettre. » Toute ma philosophie, Tresham, ne put m’empêcher de partager le chagrin de ce brave homme, et nous confondîmes nos larmes : les miennes étaient d’autant plus amères, que ma conscience me disait que cette opposition obstinée aux volontés de mon père, que le bon cœur d’Owen lui défendait de me reprocher, était la cause de tous nos malheurs.

Pendant que nous nous affligions, nous fûmes tout à coup interrompus et surpris en entendant frapper très-fort à la porte extérieure de la prison. Je courus sur le haut de l’escalier pour écouter ; mais je ne pus entendre que la voix du porte-clefs, tantôt répondant tout haut à la personne qui était en dehors, et tantôt s’adressant à voix basse à celle qui m’avait amené. « On y va, on y va ! » cria-t-il ; puis, à voix basse : « Ah, seigneur ! que ferons-nous à présent ? Montez là-haut, et cachez-vous derrière le lit de ce gentilhomme anglais… On y va tout de suite !… Hélas, mon Dieu ! c’est milord-prévôt, et les baillis et les gardes ; et le geôlier, qui va descendre aussi ! Dieu nous assiste ! Montez vite, ou vous allez le rencontrer… Me voilà ! me voilà ! ces maudites serrures sont si rouillées… »

Tandis que Dougal, à regret et aussi lentement que possible, tirait l’un après l’autre les différents verrous pour admettre ceux qui attendaient dehors, et dont l’impatience se manifestait d’une manière bruyante, mon guide monta l’escalier tournant, et s’élança dans l’appartement d’Owen, où je rentrai aussi. Il jeta rapidement les yeux autour de lui, comme pour y chercher un endroit où il pût se cacher ; puis il me dit : « Prêtez-moi vos pistolets. Cependant, non, c’est inutile ; je puis m’en passer. Quoi que vous puissiez voir, n’y faites aucune attention, et ne vous mêlez pas à la querelle d’un autre. L’affaire ne regarde que moi seul, et je m’en tirerai comme je pourrai ; car je me suis déjà vu serré d’aussi près, même de plus près que je ne le suis aujourd’hui. »

En parlant ainsi, l’étranger se débarrassa du large manteau qui l’enveloppait, mesura la porte de la chambre d’un œil ferme et résolu, se reculant un peu en arrière, comme pour concentrer toutes ses forces, de même qu’un noble coursier qui se prépare à franchir une barrière. Je ne doutai pas un moment qu’il n’eût l’intention de sortir de l’embarras où il se trouvait, quelle qu’en fût la cause, en s’élançant brusquement sur ceux qui paraîtraient au moment où la porte serait ouverte, et de se faire jour jusqu’à la rue, en dépit de toute opposition ; et d’après la vigueur et l’agilité de ses membres, à en juger surtout par la résolution qu’indiquaient sa physionomie et ses manières, j’étais convaincu qu’il parviendrait à se débarrasser de ses adversaires, à moins qu’ils n’employassent des armes contre lui.

Ce fut un moment d’incertitude terrible que celui qui s’écoula entre l’ouverture de la porte extérieure et celle de la porte de la chambre. Il cessa pourtant, et nous vîmes entrer, non point, comme nous nous y étions attendus, des soldats avec leurs baïonnettes, ou des hommes du guet armés de bâtons ou de pertuisanes, mais une jeune fille de bonne mine, en jupon de bourre de soie, relevé par derrière pour pouvoir marcher dans les rues sans le salir, et tenant une lanterne à la main. Cette jeune femme précédait un personnage plus important, que nous apprîmes bientôt être un magistrat. C’était un homme gros et court, qui portait une perruque ronde, et qu’une impatience revêche mettait hors d’haleine. Mon conducteur se retira en arrière à son aspect, comme pour éviter d’être vu ; mais il ne put échapper au coup d’œil pénétrant que le digne personnage jeta tout autour de la chambre, comme pour y faire une reconnaissance.

« Voilà vraiment une belle chose, et qui est fort convenable, de me laisser frapper à la porte pendant une demi-heure, capitaine Stanchells, » dit-il en s’adressant au geôlier en chef, qui était venu se montrer à l’entrée de la porte, comme pour se rendre à son devoir auprès du magistrat. « Il m’a fallu, pour entrer dans la prison, frapper aussi fort que le feraient pour en sortir les pauvres gens qui sont dedans, si cela pouvait leur servir à quelque chose… Eh, que veut dire cela ? que veut dire cela ? des étrangers dans la prison à cette heure de la nuit, et un dimanche soir ! Je tirerai ceci au clair, Stanchells, vous pouvez y compter… Tenez les portes fermées, et je vais parler à ces messieurs dans un moment. Mais, d’abord, il faut que je cause un peu avec une de mes vieilles connaissances ici. Hé bien, monsieur Owen, comment cela va-t-il ?

— Assez bien de santé, je vous remercie, monsieur Jarvie ; mais l’esprit est bien malade.

— Sans doute, sans doute ; oui, oui, il faut en convenir, c’est une fâcheuse affaire, et surtout pour quelqu’un qui portait la tête si haut. Voilà ce que c’est que la nature humaine, monsieur Owen, nous sommes tous sujets à des échecs de ce genre. Monsieur Osbaldistone est un brave et honnête homme ; mais j’ai toujours dit que c’était un de ceux à qui on peut appliquer le proverbe, Qui trop embrasse mal étreint, comme disait mon père le digne diacre[1]. Il me répétait souvent : Nick, mon petit Nick (car mon nom est Nicol, comme était le sien, et on nous appelait quelquefois familièrement le petit Nick et le vieux Nick[2]) ; Nick, disait-il, n’avancez jamais votre main que vous ne soyez sûr de pouvoir la retirer. J’en ai dit autant à M. Osbaldistone : mais il n’a pas paru le prendre en aussi bonne part que j’aurais voulu, car c’était à bonne intention, très-bonne intention. »

Ces paroles, débitées avec la plus grande volubilité et avec un air de se prévaloir des avis qu’il avait donnés et des prédictions qu’il avait faites, ne nous promettaient guère de secours de la part de M. Jarvie. Cependant je m’aperçus bientôt qu’il fallait les attribuer plutôt à une absence totale de délicatesse dans les formes qu’à un manque d’obligeance et de bonté ; car, lorsque Owen parut un peu blessé qu’il lui rappelât de telles choses dans sa situation présente, le marchand de Glasgow lui prit la main et l’exhorta à ne pas se laisser abattre. « Allons, allons, un peu de courage ! Croyez-vous que je serais sorti après minuit et que j’aurais presque enfreint le respect dû au jour du Seigneur, pour venir reprocher à un homme qui est tombé d’avoir marché de travers ? Non, non, ce n’est pas ainsi qu’en agit le bailli Jarvie, et ce n’était pas ainsi non plus que faisait avant lui son digne homme de père, le diacre. Vous saurez, mon cher, que je me suis fait une règle invariable de ne jamais m’occuper d’affaires mondaines le dimanche ; et quoique j’aie fait tous mes efforts pour chasser de ma tête la pensée de votre billet qu’on m’a remis ce matin, cependant j’y ai songé toute la journée plus qu’au sermon du ministre. C’est aussi ma coutume de me mettre dans mon lit à rideaux jaunes tous les jours à dix heures précises, à moins que je n’aille manger une merluche avec un voisin ou qu’un voisin ne la vienne manger chez moi. Demandez à cette petite commère qui est là, si ce n’est pas une règle fondamentale dans ma maison. Eh bien, je me suis mis à lire de bons livres, bâillant comme si j’allais avaler l’église de Saint-Enoch, jusqu’à ce que le dernier coup de minuit sonnât, heure à laquelle il m’était permis de jeter un coup d’œil sur mon grand livre, pour voir où en étaient les affaires entre nous ; puis, comme le vent et la marée, dit-on, n’attendent personne, j’ai dit à la fille de prendre sa lanterne, et je me suis mis en route afin de venir voir ce qu’on pourrait faire pour vous. Le bailli Jarvie peut se faire ouvrir la porte de la prison à toute heure de la nuit ou de jour, comme le pouvait aussi son père le diacre, de son temps. Le digne homme ! béni soit sa mémoire ! »

Quoique le soupir échappé à Owen, quand il avait été question du grand livre, m’eût fait craindre sérieusement que de ce côté aussi la balance fût dans la mauvaise colonne, et quoique les paroles du digne magistrat indiquassent une grande approbation de son mérite et une espèce de triomphe de la supériorité de son jugement, il s’y mêlait pourtant une sorte de brusque et franche bienveillance dont je ne pouvais m’empêcher de concevoir quelque espérance. Il demanda à Owen quelques papiers qu’il lui désigna, les lui prit vivement des mains, et, s’asseyant sur le lit pour reposer ses jambes, suivant son expression, il fit approcher sa servante pour lui tenir la lanterne, tandis qu’il parcourait le contenu du paquet de papiers, s’interrompant tantôt par des exclamations sur ce qu’il lisait, tantôt pour se plaindre du peu d’intensité de la lumière.

Le voyant absorbé dans cette occupation, l’individu qui m’avait amené sembla se disposer à prendre congé sans cérémonie. Il me fit signe de ne rien dire, et m’indiqua par son changement de posture son intention de se glisser vers la porte de manière à attirer l’attention le moins possible ; mais l’alerte magistrat (bien différent de mon ancienne connaissance, M. le juge de paix Inglewood) s’aperçut à l’instant de son projet, et empêcha l’exécution. « Écoutez donc, Stanchells ; prenez garde à la porte ; fermez-la à clef, et gardez-la en dehors. »

Le front de l’étranger se rembrunit, et il sembla un moment réfléchir encore s’il n’effectuerait pas sa retraite de vive force ; mais, avant qu’il eût pris son parti, la porte se ferma, et le formidable verrou fut poussé. Il murmura une exclamation en gaélique, traversa la chambre, puis prenant un air de sombre résolution, comme s’il se fût préparé à voir de quelle façon finirait la scène, il s’assit sur la table et se mit à siffler une marche.

M. Jarvie, qui paraissait très-alerte et très-expéditif en affaires, montra bientôt qu’il était parfaitement au courant de celle qu’il venait d’examiner, et s’adressa à M. Owen de la manière suivante :

« Eh bien, monsieur Owen, votre maison est débitrice de certaines sommes envers Mac-Vittie et Mac-Fin. C’est une honte pour eux d’agir comme ils font, après avoir gagné autant et plus qu’il ne convenait dans l’affaire des bois de Glen-Cailziechat, qu’ils m’ont enlevée à mon nez et à ma barbe, et, il faut que je le dise, aidés en cela par vos belles paroles, monsieur Owen. Mais cela ne fait rien maintenant… Eh bien donc, monsieur, votre maison, comme je le disais, leur doit ces sommes ; et, en raison de cette dette et d’autres engagements, ils vous ont logé ici sous le double tour des grosses clefs de Stanchells. Le résumé est donc que vous leur devez cet argent, et que vous en devez peut-être à d’autres, peut-être encore à moi-même, le bailli Jarvie.

— Je ne saurais nier, monsieur, que la balance à partir de ce jour ne puisse être établie contre nous, dit Owen ; mais vous voudrez bien considérer à présent, monsieur Jarvie….

— Je n’ai pas le temps de rien considérer à présent, monsieur Owen ; le jour du sabbat est à peine écoulé, et au lieu d’être dans mon lit bien chaud, me voilà à courir de nuit et par l’humidité, car il y a une espèce de brouillard dans l’air ; vous voyez bien que ce n’est pas le moment de s’arrêter à des considérations. Mais, pour en revenir à ce que je disais, vous me devez de l’argent, c’est incontestable ; vous m’en devez plus ou moins, je n’en départirai pas… Mais cela n’empêche pas, monsieur Owen, que je ne sois très-affligé de votre détention ; et je demande comment vous, qui êtes un homme actif et entendu en affaires, vous pourrez venir à bout de vous tirer d’embarras et de nous couvrir tous, nous autres créanciers (comme j’ai grand espoir que vous le ferez), si l’on vous tient renfermé ici dans la prison de Glasgow. Maintenant, monsieur, si vous pouviez trouver une caution judicio sisti, c’est-à-dire qui garantît que vous ne fuirez pas du pays et que vous comparaîtrez devant les cours de justice pour dégager votre caution, quand vous y serez appelé, vous pourriez être mis en liberté ce matin même.

— M. Jarvie, dit Owen, si quelque ami voulait me servir de caution à cet effet, je ne doute pas de pouvoir employer ma liberté utilement pour la maison et pour tous ceux qui sont en relation avec elle.

— Fort bien, monsieur ; mais il faudrait que cet ami pût compter sur votre présence quand vous serez appelé pour venir le délier de son engagement.

— Excepté le cas de mort ou de maladie, il pourrait être aussi certain que je comparaîtrais, qu’il est sûr que deux et deux font quatre.

— Eh bien, monsieur Owen, je n’en doute pas, et je vais vous le prouver. Je suis un homme prudent, cela est bien connu, et industrieux, toute la ville peut l’attester. Je sais gagner mes écus, conserver mes écus et compter mes écus, aussi bien qu’aucun négociant de Salt-Market, ou même de Gallowgate. Je suis de plus un homme prudent comme mon père le diacre l’était avant moi ; mais plutôt que de voir un brave et honnête homme, qui entend les affaires et désire être juste envers chacun, retenu de cette manière par les pieds, et placé dans l’impossibilité de rien faire pour lui et pour les autres, parbleu ! je lui servirai de caution moi-même ; mais vous vous rappellerez, monsieur Owen, que c’est une caution judicio sisti, comme le dit notre greffier, et non pas judicatum solvi. Vous ferez attention à cela ; car cela fait une grande différence. »

Owen l’assura que dans la position des affaires, il ne pouvait pas s’attendre à ce que personne lui servît de caution pour le paiement réel des dettes, qu’au surplus les créanciers ne couraient aucun risque de perdre, et que lui, Owen se présenterait infailliblement devant le juge quand il en serait requis.

« Je vous crois, je vous crois ; en voilà assez. Vous aurez la liberté des jambes à l’heure du déjeuner. Maintenant voyons ce que vos compagnons de chambre ont à dire pour leur défense, et comment et par quelle licence ils sont entrés ici à cette heure de la nuit.



  1. L’expression diacre (deacon) est employée ici dans le sens de chef d’une corporation. a. m.
  2. Auld Nick, le vieux Nick, disent les Écossais pour désigner le diable. a. m.