Rob Roy/37

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 447-459).


CHAPITRE XXXVII

L’HÉRITAGE


« Venez ici, tous les six, mes braves fils ; vous êtes tous les hommes de courage. Combien de vous, mes chers enfants, se joindront à moi pour soutenir la cause de ce digne comte ? »
Cinq d’entr’eux répondirent à cet appel, et leur réponse exprimait leur empressement. « Ô mon père ! jusqu’à notre dernier jour nous soutiendrons avec toi la cause de ce digne comte. »
Soulèvement dans le nord.


Le lendemain matin, comme nous nous préparions à quitter Glasgow, André Fairservice se précipita dans ma chambre comme un insensé, sautant, gesticulant et chantant avec plus de véhémence que de mesure :


Le four est en flamme, en flamme !
Prenez donc garde, belle dame.


Ce ne fut pas sans peine que je fis cesser ses maudites clameurs, et que je parvins à savoir ce dont il s’agissait. Il m’apprit alors, comme la plus belle nouvelle du monde, que les montagnards étaient en pleine insurrection, et que Rob-Roy, à la tête de toute sa bande de sans-culottes, serait à Glasgow avant que l’aiguille de l’horloge en eût deux fois fait le tour.

« Taisez-vous, faquin que vous êtes ! lui répondis-je ; il faut que vous soyez ivre ou fou. Et s’il y avait quelque vérité dans cette nouvelle, drôle, y aurait-il là de quoi chanter ?

— Ivre ou fou ? répliqua-t-il impudemment ; sans doute, on est toujours ivre ou fou quand on annonce aux gens des nouvelles qu’ils ne se soucient pas d’apprendre. Je puis chanter, ma foi ! mais les montagnards nous feront chanter d’une autre manière, si nous sommes assez fous ou assez ivres pour attendre leur arrivée. »

Je sortis de ma chambre, et trouvai Owen et mon père debout ; tous deux semblaient fort alarmés.

Les nouvelles d’André n’étaient que trop vraies. La grande rébellion qui a agité la Grande-Bretagne en 1715 venait d’éclater. L’infortuné comte de Marr avait levé l’étendard des Stuarts : fatale entreprise qui fut suivie de la ruine de plusieurs familles honorables d’Angleterre et d’Écosse. La trahison de quelques agents jacobites, particulièrement celle de Rashleigh, et l’arrestation de quelques autres, avaient dévoilé au gouvernement de Georges Ier les nombreuses ramifications d’une conjuration préparée de longue main, et dont l’explosion prématurée eut lieu dans une partie du royaume trop éloignée du centre pour produire aucun effet bien sensible sur le pays, si ce n’est la confusion et le désordre qu’elle y jeta.

Ce grand événement me donna l’explication de plusieurs paroles obscures et d’un sens détourné que j’avais entendues de Mac-Gregor : je vis alors que les clans de l’Ouest qui avaient été rassemblés pour marcher contre lui, avaient renoncé à soutenir leur querelle particulière, par cette considération qu’ils devaient se réunir bientôt pour combattre en faveur de la même cause. Diverses expressions dont s’était servi Galbraith en parlant au duc, et auxquelles je n’avais rien compris alors, me revinrent aussi à la mémoire. Mais la plus cruelle de mes réflexions était que Diana fût l’épouse d’un de ces hommes qui se montraient les plus ardents à propager le désordre et l’anarchie, et qu’elle-même se trouvât exposée à toutes les privations et à tous les périls du rôle dangereux que jouait son mari.

Nous tînmes une consultation sur les mesures que nous avions à prendre dans ce moment de crise, et nous adoptâmes le plan de mon père, qui était de nous procurer immédiatement les passeports nécessaires, et de nous rendre à Londres sans délai. Je lui fis part du désir que j’avais d’offrir mes services au gouvernement et d’entrer dans un corps de volontaires, dont on disait que plusieurs se formaient déjà. Il souscrivit volontiers à ce projet ; car, quoiqu’il n’aimât pas la profession des armes, personne cependant n’aurait exposé sa vie plus volontiers que lui pour la défense de la liberté civile et religieuse.

Nous traversâmes en hâte, et non sans courir quelques dangers, le Dumfrieshire et les comtés voisins de l’Angleterre. Dans ces environs tous les gentilshommes du parti tory étaient déjà en mouvement, et s’occupaient à rassembler des hommes et des chevaux, tandis que des whigs se réunissaient dans les villes principales, armaient les habitants, et se préparaient à la guerre civile. Nous manquâmes plus d’une fois d’être arrêtés, et nous fûmes souvent obligés de faire un circuit pour éviter de passer sur les points de rassemblement des troupes opposées.

En arrivant à Londres, nous nous associâmes immédiatement aux banquiers et négociants qui s’étaient réunis pour soutenir le crédit du gouvernement, et pour prévenir la baisse de fonds, sur laquelle les conspirateurs avaient en grande partie fondé leurs espérances de succès, se flattant qu’ils réduiraient le gouvernement à la nécessité de faire banqueroute. Mon père fut nommé président de ce corps formidable de capitalistes, dont chacun des membres avait la plus grande confiance dans son zèle, son activité et ses talents. Il fut aussi l’organe dont ils se servirent pour communiquer avec le gouvernement, et il trouva moyen, tant par les fonds qui lui appartenaient que par ceux dont il pouvait disposer, de faire acheter une quantité d’effets publics, qui, au moment où la rébellion éclata, furent présentés à la bourse, ce qui menaçait de produire une baisse considérable. Je ne restai pas oisif non plus, mais j’obtins une commission, et je levai aux frais de mon père un corps de deux cents hommes avec lesquels je joignis l’armée du général Carpenter.

Cependant la rébellion avait gagné l’Angleterre. Le malheureux comte de Dewentwater avait pris les armes contre le roi avec le général Foster. Mon pauvre oncle, sir Hildebrand, dont les revenus étaient réduits presque à rien, tant par sa propre insouciance que par la prodigalité, l’inconduite de ses fils et le désordre qui régnait dans sa maison, se laissa facilement persuader de se joindre à ce fatal étendard ; mais avant de prendre ce parti, il montra un degré de prévoyance dont je ne l’aurais pas cru capable, il fit son testament.

Par cet acte il laissait son domaine d’Osbaldistone et tous ses biens à tous ses enfants successivement, et à leurs héritiers mâles, jusqu’à ce qu’il arrivât à Rashleigh, qu’il détestait de toute son âme à cause de son apostasie politique. Il lui laissait donc un schelling à titre de légitime, et me substituait le domaine, comme à son proche héritier, en cas de mort de ses cinq autres fils. Le vieux gentilhomme avait toujours eu de l’affection pour moi ; mais il est probable que, se voyant entouré de ses cinq fils, jeunes, de taille et de force athlétiques, qui venaient de prendre les armes avec lui, il envisageait cette disposition comme ne devant jamais s’accomplir, et ne l’avait faite que pour témoigner à Rashleigh, d’une manière solennelle, son ressentiment de sa double trahison. Il y avait une clause par laquelle il léguait à la nièce de feue sa femme Diana Vernon, maintenant lady Diana Beauchamp, quelques diamants qui avaient appartenu à sa tante, et un grand vase en argent sur lequel étaient gravées les armes des Osbaldistone et des Vernon.

Mais il entrait dans les décrets du ciel que sa nombreuse et robuste postérité s’éteignît beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait supposé lui-même. À la première revue que les conspirateurs passèrent dans un lieu appelé Green-Higg, Thorncliff eut une dispute sur la préséance avec un gentilhomme des frontières du Northumberland, aussi violent et aussi intraitable que lui. En dépit de toutes les représentations qu’on pût leur faire, ils montrèrent à leur commandant combien peu ils devaient compter sur la discipline du corps, en se battant à l’épée, et mon cousin fut tué sur la place. Sa mort fut une grande perte pour sir Hildebrand ; car malgré son caractère bourru et querelleur, il avait un grain ou deux de bon sens de plus que ses autres frères, Rashleigh toujours excepté.

Perceval, le buveur, eut aussi une mort digne de lui. Il fit un pari avec un gentilhomme qui, par ses hauts faits dans ce genre, s’était acquis le redoutable surnom de Brandy Swalewell (d’avaleur d’eau-de-vie), à qui viderait la plus grande coupe de cette liqueur quand le roi Jacques fut proclamé à Morpeth. J’ai oublié la quantité précise d’eau-de-vie que Percie avala dans cette circonstance ; mais elle lui occasionna une fièvre dont il mourut au bout de trois jours, en criant à chaque instant : De l’eau ! de l’eau !

Dickon se cassa le cou près du pont de Wurington, en essayant de faire briller le mérite d’une mauvaise jument qu’il voulait vendre à un négociant de Manchester qui venait de se joindre aux insurgés. Il voulut franchir une barrière, l’animal trébucha : et le malheureux maquignon perdit la vie.

Wilfred, l’imbécile, eut, comme cela arrive souvent, le meilleur sort de toute la famille : il fut tué à Proud-Preston[1], le jour où le général Carpenter attaqua les barricades. Il combattit avec beaucoup de bravoure, quoiqu’on m’ait dit qu’il n’avait jamais pu comprendre exactement la cause de la querelle, et qu’il ne se souvenait pas toujours pour lequel des deux rois il se battait. John se conduisit aussi très-bravement dans la même action et reçut plusieurs blessures dont il n’eut pas le bonheur de mourir sur le champ de bataille.

Les insurgés se rendirent le lendemain, et le vieux sir Hildebrand, déjà accablé de douleur par la perte successive de ses fils, fut au nombre des prisonniers, et conduit à Newgate avec les malheureux blessés.

J’étais alors dégagé de mes devoirs militaires, et ne perdis pas un instant pour m’occuper d’adoucir le sort de mes infortunés parents ; le crédit de mon père auprès du gouvernement, et la compassion générale qu’excitait un père infortuné qui avait perdu successivement ses quatre fils dans un si court espace de temps, auraient sans doute empêché mon oncle et mon cousin d’être mis en jugement pour crime de haute trahison : mais leur arrêt était prononcé par le tribunal suprême. John mourut de ses blessures à Newgate, me recommandant à son dernier soupir une paire de faucons qu’il avait laissés à Osbaldistone, et une chienne noire épagneule, nommée Lucy.

Mon pauvre oncle succombait sous le poids de ses malheurs domestiques et des circonstances qui les avaient amenés d’une manière si subite. Il parlait peu, mais il semblait reconnaissant des soins que je me trouvai à portée de lui rendre. Je ne fus pas témoin de sa première entrevue avec mon père après tant d’années et à une si triste occasion ; mais, autant que j’en pus juger par l’extrême abattement de ce dernier, elle dut être très-pénible. Sir Hildebrand parla de Rashleigh, le seul fils qui lui restât encore, avec beaucoup d’amertume ; il l’accusa de la ruine de sa maison, de la mort de ses frères, et déclara que ni lui ni aucun d’eux ne se seraient plongés dans ses intrigues politiques, si ce n’eût été à l’instigation de ce misérable qui avait été le premier à les abandonner. Il parla une fois ou deux de Diana avec beaucoup d’affection, et un jour que j’étais assis près de son lit il me dit : « Neveu, puisque Thorncliff est mort ainsi que tous les autres, je suis fâché qu’elle ne puisse être à vous. » Cette expression, tous les autres, m’affecta vivement : c’était par ces mots que le baronnet, lorsqu’il se disposait le matin à partir joyeusement pour la chasse, avait coutume de désigner ses enfants en général, tandis qu’il distinguait Thorncliff, son favori, en l’appelant par son nom. Le ton jovial et bruyant avec lequel il s’écriait : « Holà ! appelez Thorncliff ; appelez tous les autres ! » s’offrit à mon souvenir, et me rendit plus sensible encore à l’air morne et abattu avec lequel il venait de prononcer ces mêmes paroles. Il me fit part alors du contenu de son testament, et m’en remit une copie authentique, dont il me dit que l’original était entre les mains de mon ancienne connaissance le juge Inglewood, qui, n’étant craint de personne, et ayant la confiance de tout le monde, comme une espèce de puissance neutre, était devenu le dépositaire de la moitié des testaments faits à cette époque dans le comté de Northumberland.

Les derniers moments de mon oncle furent en grande partie consacrés à l’accomplissement des devoirs que lui prescrivait sa religion, et dans lesquels il fut assisté par le chapelain de l’ambassadeur de Sardaigne, auquel nous procurâmes, non sans peine, la permission de le voir. Je ne pus découvrir par mes propres observations, ni par les réponses des médecins que je questionnai à ce sujet, le nom de la maladie à laquelle succomba sir Hildebrand : il mourut usé par les excès physiques et les peines morales, sans agonie. Je ne saurais mieux rendre ma pensée que par cette expression, il s’éteignit : tel un vaisseau, long-temps agité et battu par la tempête, fait eau par une multitude de fentes presque imperceptibles, et coule à fond sans cause apparente de destruction.

Il est assez remarquable que mon père, après avoir rendu les derniers devoirs à son frère, parut désirer vivement que je me hâtasse d’entrer en possession des domaines de sa famille, suivant le droit que m’en donnait le testament, devenant ainsi le représentant de la maison de son père, chose qui jusque-là avait semblé avoir bien peu d’attraits pour lui. Mais il avait tant soit peu joué le rôle du renard de la fable en dédaignant ce qui était hors de sa portée ; et je ne doute pas d’ailleurs que son extrême ressentiment contre Rashleigh Osbaldistone, qui menaçait hautement d’attaquer le testament de son père, ne contribuât puissamment au désir qu’éprouvait le mien de le faire maintenir.

« J’ai, disait-il, été injustement déshérité par mon père ; le testament de mon frère a réparé, sinon en entier, du moins en partie, cette injustice, en laissant les débris de ses biens à Frank, l’héritier naturel ; et je suis résolu à ne rien ménager pour que ce legs ait son effet. »

Cependant Rashleigh n’était nullement un adversaire que l’on pût mépriser. Les révélations qu’il avait faites au gouvernement si à propos, son extrême adresse, son intelligence, et la manière artificieuse avec laquelle il avait su tirer parti des circonstances pour se donner un mérite de plus et acquérir de l’influence, lui avaient procuré des protecteurs dans le ministère. Nous étions déjà en procès avec lui au sujet de la soustraction faite à la maison Osbaldistone et Tresham, et, d’après le peu de progrès que nous avions faits dans une affaire si simple, il était à craindre que ce second procès ne se prolongeât au-delà de notre vie à tous.

Pour abréger ces délais autant que possible, mon père, d’après l’avis de son avocat, acheta en mon nom des créances considérables qui étaient hypothéquées sur le domaine d’Osbaldistone. Peut-être aussi l’occasion qui s’offrait à lui de disposer avantageusement d’une grande partie des gains immenses que la hausse rapide des fonds lui avait procurés lors de l’extinction de la rébellion, et l’expérience qu’il venait de faire des dangers du commerce, l’engagèrent-elles à réaliser de cette manière une portion considérable de sa fortune. Quoi qu’il en soit, il en résulta qu’au lieu de m’ordonner, comme je m’y attendais, de m’occuper désormais des affaires de la maison, car je lui avais déclaré que je me soumettrais à toutes ses volontés, quelles qu’elles fussent, il me fit partir pour Osbaldistone afin d’en prendre possession comme héritier légitime et représentant de la famille. Il me recommanda de m’adresser au juge Inglewood pour lui demander le testament de mon oncle qui avait été déposé chez lui, et de prendre toutes les mesures pour m’assurer d’abord la possession, ce qui, suivant les sages, est déjà avoir neuf points sur dix en sa faveur.

Dans tout autre temps, j’aurais été charmé de ce changement de destination. Mais maintenant Osbaldistone ne pouvait me retracer que de pénibles souvenirs. Cependant je réfléchis que ce n’était que dans ses environs que j’avais quelque probabilité d’obtenir des renseignements sur le sort de Diana Vernon. J’avais toute raison de craindre qu’il ne fût bien différent de celui que je lui aurais souhaité ; mais je n’avais pu jusque-là rien apprendre sur un sujet qui m’intéressait si vivement.

C’était en vain que j’avais essayé de gagner la confiance de quelques parents éloignés, qui se trouvaient au nombre des prisonniers de Newgate, par toutes les marques d’intérêt qu’il était en mon pouvoir de leur donner. Un sentiment de fierté que je ne pouvais blâmer, et le soupçon qui s’attachait assez naturellement au whig Frank Osbaldistone, cousin du double traître Rashleigh, fermaient tous les cœurs et toutes les bouches : en échange de mes bons offices je ne recevais que de froids remercîments qu’on ne m’adressait que comme à regret. Le glaive de la loi diminuait aussi graduellement le nombre de ces infortunés, et ceux qui survivaient n’en avaient que plus d’éloignement pour quiconque était en relation avec le gouvernement existant. En voyant leurs compagnons successivement conduits au supplice, ils finissaient par ne plus prendre aucun intérêt au genre humain, et perdaient même tout désir de communication avec lui. Je me rappellerai long-temps ce que l’un d’eux, nommé Ned[2] Shafton, me répondit un jour que je le priais de me dire si je ne pouvais pas lui procurer quelque aliment plus agréable que ceux de la prison : « Monsieur Frank Osbaldistone, me dit-il, je dois supposer que vos intentions sont bonnes à mon égard et je vous en remercie. Mais, de par Dieu ! on ne peut engraisser les hommes comme de la volaille ! Et quand nous voyons tous les jours quelques-uns de nos compagnons traînés au supplice, ne savons-nous pas que le même coup nous atteindra bientôt ! »

Au total, je ne fus donc pas fâché de quitter Londres et les scènes de la prison de Newgate pour aller respirer l’air vif du Northumberland. André Fairservice était resté auprès de moi, plutôt d’après le désir de mon père que d’après le mien. Les connaissances locales qu’il avait d’Osbaldistone et de ses environs pouvaient me devenir utiles en ce moment ; il m’accompagna donc, et je jouissais de la perspective de me débarrasser bientôt de lui en le rétablissant dans son ancien poste. Je ne puis concevoir comment il réussit à intéresser mon père en sa faveur, si ce n’est par l’art, qu’il possédait à un degré supérieur, d’affecter le plus grand attachement pour son maître. Cet attachement, tout en théorie, ne contrariait en rien sa pratique constante de me jouer sans scrupule toute espèce détours : je dois convenir cependant qu’il veillait avec le plus grand soin à ce que les autres n’empiétassent pas sur ses privilèges : son maître ne devait être la dupe que de lui seul.

Notre voyage dans le Nord ne fut accompagné d’aucune aventure remarquable, et nous trouvâmes ce pays, naguère livré aux fureurs de la rébellion, aussi paisible et aussi calme que jamais. Plus nous approchions d’Osbaldistone-Hall, plus mon cœur se serrait à la pensée de rentrer dans ce château aujourd’hui si désert ; pour retarder ce moment pénible, je résolus de commencer par faire ma visite au juge Inglewood.

Ce vénérable personnage, pendant tous ces troubles, avait été fort tourmenté par les souvenirs de ce qu’il avait été autrefois et de ce qu’il était alors. Ses retours naturels sur le passé avaient nui considérablement à l’activité qu’on aurait dû s’attendre à le voir déployer dans l’accomplissement de ses devoirs actuels. Sur un point, cependant, le sort l’avait favorisé. Son clerc Jobson, par dépit de son indolence, avait fini par le quitter pour faire accepter ses services à un certain squire[3] Standish qui, nouvellement investi des fonctions de juge de paix, les exerçait avec le zèle le plus ardent pour les intérêts du roi George et de la succession protestante, zèle qui était porté si loin que M. Jobson, au lieu de le stimuler comme son ancien maître, se croyait souvent obligé de le contenir dans les limites de la loi.

Le vieux juge Inglewood me reçut avec beaucoup de politesse, et s’empressa de me remettre le testament de mon oncle, qui me parut parfaitement en règle. Dans les premiers moments, le digne magistrat parut fort en peine de savoir de quelle manière il parlerait et agirait en ma présence ; mais lorsqu’il vit que si par principes j’avais soutenu le gouvernement actuel, je n’en étais pas moins disposé à la compassion pour ceux qui, par un sentiment mal entendu de fidélité et de devoir, s’étaient armés contre lui, il perdit toute contrainte et me fit une narration très-divertissante de tout ce qu’il avait fait et de tout ce qu’il n’avait pas fait ; comment il était parvenu, non sans peine, à empêcher quelques gentilshommes de se réunir aux rebelles, et comment il avait fermé les yeux sur la fuite de ceux qui avaient eu le malheur de ne pas suivre ses avis.

Nous étions tête à tête, et, d’après le désir spécial du juge, nous avions déjà bu plusieurs rasades, quand tout à coup il m’invita à remplir mon verre jusqu’au bord, bonâ fide, pour boire à la santé de la pauvre miss Diana Vernon, la rose du désert, la fleur dos monts Cheviot, qui allait être transplantée dans un maudit cloître.

« Comment ! miss Vernon n’est donc pas mariée ? m’écriai-je. Je croyais que Son Excellence…

— Bah, bah ! Son Excellence, Sa Seigneurie ! titres de la cour de Saint-Germain. Tout cela est à vau-l’eau maintenant. C’est le comte de Beauchamp, le vieux sir Frédéric Vernon, ambassadeur plénipotentiaire de France, quand le duc d’Orléans, le Régent, ne savait peut-être même pas qu’il existât. Mais vous devez l’avoir vu au château, lorsqu’il y jouait le rôle du P. Vaughan ?

— Grand Dieu ! celui qui prenait le nom de Vaughan est-il donc le père de miss Vernon ?

— Sans doute : c’est un secret inutile à garder maintenant, car il doit avoir quitté le pays ; autrement mon devoir m’obligerait à le faire arrêter. Allons ! n’oublions pas la santé de cette chère miss Diana qui est perdue pour nous :


« Allons ; pour porter sa santé,
Que nos genoux pressent la terre ;
Car c’est ainsi qu’armé du verre
Il faut honorer la beauté. »


Vous croirez sans peine, mon cher Tresham, que je n’étais pas en état de partager la gaieté du juge ; j’étais étourdi de la nouvelle que je venais d’apprendre. « Je n’avais jamais entendu dire, repris-je, que le père de miss Vernon fût encore vivant.

— Ce n’est pas la faute de notre gouvernement, reprit Inglewood ; car du diable s’il existe un homme pour la tête duquel il eût donné plus d’argent. Il a été condamné à mort pour la conspiration de Fenwick, et on croit qu’il ne fut pas étranger à l’affaire de Knight-Bridge, du temps du roi Guillaume. Comme il avait épousé une parente de la maison de Breadalbane, il avait en Écosse une influence considérable. On dit même qu’une des conditions de la paix de Ryswick était qu’il serait livré au gouvernement ; mais il feignit une maladie, et sa mort fut publiquement annoncée dans tous les journaux français. Cependant quand il revint ici, nous autres vieux Cavaliers[4], nous n’eûmes pas de peine à le reconnaître, c’est-à-dire que je le reconnus sans être Cavalier moi-même ; mais comme il n’y eut pas de dénonciation faite contre le pauvre gentilhomme et que de fréquentes attaques de goutte me rendaient souvent la mémoire fort courte, je n’aurais pas pu affirmer sous serment que c’était lui. Vous entendez ?

— Mais n’était-il donc pas connu à Osbaldistone-Hall ?

— Il ne l’était que de sa fille, du vieux baronnet et de Rashleigh, qui avait pénétré ce secret comme il en pénétrait tant d’autres, et qui s’en servait comme d’une corde passée autour du cou de cette pauvre Diana. Je l’ai vue cent fois prête à lui sauter au visage, si elle n’avait été retenue par ses craintes pour son père, dont la vie n’aurait pas été en sûreté pendant cinq minutes s’il avait été découvert par le gouvernement. Mais ne vous méprenez pas sur mes paroles, monsieur Osbaldistone : je ne veux pas dire que le gouvernement ne soit bon, juste et clément ; et s’il a fait pendre la moitié des rebelles, pauvres diables ! tout le monde conviendra qu’on n’en aurait pas touché un seul, s’ils étaient restés paisiblement chez eux. »

Détournant la discussion de ces questions politiques, je ramenai M. Inglewood à son sujet, et j’appris que Diana, ayant positivement refusé d’épouser aucun des fils Osbaldistone, et ayant exprimé une haine particulière pour Rashleigh, ce dernier, à dater de ce moment, avait commencé à se refroidir pour la cause du Prétendant, cause qu’il n’avait embrassée que parce qu’étant le plus jeune de six frères, d’un caractère entreprenant, adroit et artificieux, il avait espéré y trouver les moyens d’y faire sa fortune. Il est probable que la manière dont il s’est vu forcé, par l’autorité réunie de sir Frédéric Vernon et des chefs écossais, à rendre les billets qu’il avait enlevés à la caisse de mon père, le détermina à s’ouvrir une voie plus rapide vers la fortune en changeant de parti et en trahissant les secrets du sien. Peut-être aussi, car peu d’hommes avaient un jugement plus éclairé que lui lorsqu’il s’agissait de ses propres intérêts ; peut-être, dis-je, réfléchit-il alors que les talents et les ressources des chefs de cette cause, comme, la suite le prouva effectivement, étaient loin d’être à la hauteur des circonstances, et trop au-dessous d’une entreprise aussi importante que celle de renverser un gouvernement établi. Sir Frédéric Vernon, ou, suivant le titre que lui donnaient les jacobites, Son Excellence le comte de Beauchamp, avait eu de la peine à échapper avec sa fille aux suites de la dénonciation que Rashleigh avait portée contre lui. Là se bornaient les renseignements que M. Inglewood me donna ; mais il ne doutait pas, puisqu’on n’avait pas appris que sir Frédéric fut tombé entre les mains du gouvernement, qu’il n’eût trouvé le moyen de passer en France, où, d’après la cruelle convention faite avec son beau-frère, Diana, à cause de son refus de se choisir un époux dans la famille Osbaldistone, devait être enfermée dans un couvent. M. Inglewood ne put m’expliquer très-clairement la cause première de ce singulier arrangement ; mais il croyait avoir entendu dire que c’était un pacte de famille pour assurer à sir Frédéric les débris de ses biens qui, par suite de quelque manœuvre légale, avaient passé dans la famille Osbaldistone : c’était enfin une espèce de traité dans lequel, comme on en vit beaucoup d’autres à cette époque, on avait aussi peu d’égards aux sentiments des parties intéressées que si elles eussent été au nombre des bestiaux attachés aux domaines.

Telle est la bizarrerie du cœur humain, que je ne puis dire si cette nouvelle me fit peine ou plaisir. Il me sembla que la certitude que miss Vernon était éternellement séparée de moi, non par son union avec un autre, mais par sa retraite dans un couvent, augmentait les regrets de l’avoir perdue, au lieu de les adoucir. Je devins triste, distrait, rêveur, incapable en un mot de soutenir plus long-temps la conversation du juge Inglewood qui, à son tour, bâilla, et finit par me proposer de nous séparer de bonne heure. Je lui souhaitai donc le bonsoir et lui fis même mes adieux, déterminé à partir pour Osbaldislone le lendemain avant déjeuner.

M. Inglewood approuva ma résolution.

« Vous ferez bien, me dit-il, de vous y montrer avant que votre arrivée dans le pays soit ébruitée. J’ai entendu dire que Rashleigh est en ce moment chez M. Jobson, où il couve sans doute quelque complot. Ils sont bien dignes de s’associer ensemble, car Rashleigh a perdu le droit de se mêler à la société d’hommes d’honneur. Mais il n’est guère possible de croire que deux maudits fripons de ce genre se rassemblent sans tramer quelque intrigue contre quelqu’un. »

Il conclut en me recommandant de ne pas partir le lendemain matin sans prendre une rôtie et un verre de bière, et sans faire une attaque sur son pâté de venaison, pour me fortifier l’estomac contre l’air du matin.



  1. Dans le comté de Lancastre. a. m.
  2. Ned, Édouard. a. m.
  3. Squire, esquire, écuyer ; titre d’honneur au-dessous de celui de baronnet. a. m.
  4. Partisans de la maison des Stuarts. a. m.