Robert Lozé/L’élection

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A. P. Pigeon (p. 73-79).

CHAPITRE XIII

L’élection


Robert ne dormit pas de la nuit. Les deux hommes qui luttaient en lui étaient aux prises. Avait-il bien fait ou mal fait ? Il ne savait que répondre à ces questions de sa conscience. Heureux, comme tout homme qui a obtenu d’une femme l’aveu d’amour, mais tourmenté de remords, il se sentait lâche en face de ses nouvelles obligations. Comment tout cela finirait-il ? Une chose seulement était claire, le sort en était jeté.

Pour essayer de mettre fin à la confusion de ses idées et de ses émotions, il prit le parti d’écrire à madame de Tilly, chose nécessaire dans tous les cas, se dit-il.

« Chère amie, écrivit-il, je vous ai obéi encore mieux que j’aurais cru, en partant, pouvoir le faire. Vous connaissez mon affection pour une personne qui vous est chère. L’absence n’a pas amoindri cette affection, au contraire. Seulement, lorsqu’elle me faisait entendre que ce que je prenais pour de l’amour était de l’amitié, elle avait raison. Dites-lui cela de ma part. Elle comprendra que maintenant, les yeux ouverts, j’apprécie bien mieux sa bonté et sa délicatesse et que je l’aime d’une affection meilleure.

« Ma chère mère et tous mes parents m’ont fait un accueil qui m’a d’autant plus touché que j’avais le sentiment d’avoir mérité tout autre chose. Cela m’a vraiment rendu honteux et j’ai formé de bonnes résolutions quant à ma conduite future. »

« Je les tiendrai d’autant plus facilement que cette fois c’est le cœur qui les dicte.

« Qu’allez-vous penser de moi après avoir lu la fin de cette lettre ? J’ai essayé de me juger moi-même sans pouvoir y parvenir. Vous avez toujours eu la charité de vous taire devant moi sur certaines choses qui touchaient à mon triste métier. Vous compreniez sans doute que je commençais moi-même à les voir sous leur véritable jour et que la nécessité seule m’y enchaînait. Vous vous étonnerez donc que situé comme je le suis, je songe sérieusement à un établissement. C’est que je suis convaincu qu’avec les appuis que j’espère trouver, je pourrai sortir de mon bourbier.

« Or, mademoiselle Irène de Gorgendière est beaucoup trop belle et trop bonne pour moi ; mais elle me fait l’honneur de m’estimer. Elle aura quelque fortune. Son père est en position de choisir un candidat au siège qu’il occupait au parlement qui vient d’être dissout. Je vous en prie, ne me prenez pas pour un mercenaire. Je n’aurais peut-être pas cédé au penchant réel que j’éprouve, pour faire partager à une jeune fille une vie d’expédients. J’ai cru en ceci pouvoir concilier deux choses qu’on trouve rarement réunies : l’affection et l’intérêt… »

On le voit, Robert lui-même se jugeait sévèrement. Et il avait raison. Il n’était pas encore vraiment un homme (vir) puisqu’il n’osait compter sur ses propres efforts et qu’il cherchait à se tirer d’affaire en s’appuyant sur d’autres. Il était en voie de guérison, mais il n’était pas guéri. Du reste, il aimait vraiment Irène, autant qu’il lui était possible d’aimer quelqu’un à cette époque, et il eût renoncé à tout plutôt que de la rendre malheureuse. C’était surtout le caractère, qui chez lui, manquait d’énergie et de trempe.

Le lendemain matin, Robert avertit sa mère de la démarche qu’il allait faire. Elle en fut bien aise et l’approuva chaleureusement. C’était la réalisation d’une de ses plus chères espérances.

Il se présenta ensuite chez le médecin. Celui-ci lui dit son préambule.

— Il paraît que vous voulez épouser ma fille ?

— Oui, monsieur, répondit Lozé surpris de cette abrupte entrée en matière.

— Je connais votre famille. De ce côté-là rien à dire. Mais vous, Robert, je ne vous connais pas. Et tout d’abord, comment prétendez-vous faire vivre votre femme ?

— J’ai ma profession, une clientèle qui augmentera, j’espère.

— C’est-à-dire que vous tirez le diable par la queue. Je m’en doutais. Maintenant, moi aussi, j’ai quelque chose à vous dire. On croit généralement que j’ai des économies. C’est une erreur. Je n’ai, moi aussi, que ma clientèle. Cela, c’est entre nous. Vous ne parlerez pas au dehors de ce que nous pouvons dire ici.

— Si mademoiselle Irène est sans fortune, sous ce rapport au moins nous sommes égaux. De toutes les autres façons, je sais qu’elle vaut beaucoup mieux que moi.

— Bien ! nous verrons. J’ai à m’absenter à cause de l’élection qui approche. Je vous parlerai à mon retour. En attendant, je vous crois homme d’honneur et je compte que vous vous montrerez tel en tout ce qui regarde ma fille.

Il tendit la main au jeune homme en signe de congé.

Robert s’éloigna étonné de la nature de l’entrevue. Certainement, le docteur de Gorgendière n’était pas le vieillard débile et usé qu’il s’était figuré. Il rentra chez sa mère pensif et inquiet. Mille complications imprévues, de fâcheux retards pouvaient résulter de cette attitude du médecin. Devait-il retourner à Montréal ou attendre ici ? Il était absent depuis un mois et Bittner devenait impatient. D’un autre côté, partir c’était peut-être manquer l’occasion. Il tenait plus que jamais à Irène. Que faire ?…

Le médecin eut ce jour-là une conversation assez longue avec madame Lozé. Puis il partit pour Montréal.

M. de Gorgendière fut absent trois jours. Il dut faire sur le compte de Robert une enquête complète, si l’on en peut juger par ce qu’il dit à sa fille à son retour.

— Robert n’est pas un méchant garçon. Il est intelligent et rangé. Mais c’est un avocat de quatre sous. Il vivote comme des centaines d’autres et ne fera rien de sérieux par lui-même.

— Mon père, vous me faites beaucoup de peine.

— Attends un peu avant de pleurer. Certaines de nos parentes là bas le connaissent. Elles m’assurent qu’il a plus de qualités solides que je ne lui en prête.

— Oh ! Elles ont certainement raison.

— C’est ce que nous verrons. Je vais le mettre à l’épreuve. Je ne puis faire autrement lorsqu’il s’agit de lui confier mon trésor, ajouta-t-il en l’embrassant tendrement. Tu crois qu’il est ambitieux ? Eh ! bien, il sera candidat à ma place.

— Que vous êtes bon, cher papa !

— Oui, il sera candidat. Quant à être élu c’est autre chose. J’espère bien que nos gens ne seront pas assez imprudents pour confier leur mandat à un jeune prétentieux sans valeur, sans connaissances en matière de gouvernement et qui n’a vécu jusqu’à présent que de choses qui ressemblent fort à la rapine.

— Oh ! papa !

— Le mot est un peu fort ? Soit. Il n’est pas plus coupable que les autres, qui font comme lui. Ces carrières-là sont encombrées. Ces pauvres enfants s’y perdent. C’est déjà assez malheureux. Mais faire de ces gens-là des législateurs, des diplomates…, ce n’est pas mon idée. Aussi j’espère qu’il ne sera pas élu. Mais si l’enfant a du bon, comme on le dit, l’épreuve lui sera aussi salutaire qu’elle sera rude.

— Pauvre Robert !

— Heureux Robert ! Tous les jeunes gens ne trouvent pas comme lui un médecin pour les guérir et un ange pour les épouser.

M. de Gorgendière ne précisa pas davantage le traitement qu’il réservait au patient. Ces vieux médecins n’aiment pas les demi-mesures. Pauvre Robert ! dirons-nous avec Irène.

Quelques jours après, on annonçait que le docteur de Gorgendière renonçait définitivement à la députation et qu’il se retirait en faveur de monsieur Robert Lozé, avocat de Montréal, mais enfant du comté. On ajoutait, mais sans que cette nouvelle fût confirmée, que monsieur Lozé devait épouser mademoiselle de Gorgendière.

Robert Lozé se croyait enfin engagé dans la grande voie du succès.

Lorsque le docteur de Gorgendière lui avait annoncé son intention de lui céder le pas, il n’avait pas songé aux graves responsabilités que doit assumer celui qui aspire à devenir le mandataire de ses concitoyens dans les assemblées nationales. L’amour propre qui rapetisse tout le tenait en ce moment-là, et allait rendre vulgaire un effort qui aurait pu être méritoire et patriotique.

La lutte était engagée. Nous n’en suivrons pas en détail les péripéties. Robert imagina un plan de campagne qui n’était pas mal conçu. Le docteur de Gorgendière lui inspirait maintenant un grand respect. Il était frappé de son énergie et de son jugement, ainsi que de l’influence qu’il exerçait autour de lui. Il voulut continuer exactement la même ligne de conduite. Le médecin, qu’il alla consulter, ne le conseilla en rien ; mais il ne le désapprouva pas non plus. Son rôle à lui était simple, il observait.

M. de Gorgendière était un député de l’opposition. C’est-à-dire qu’à la Chambre il siégeait à la gauche du président et votait la plupart du temps contre le gouvernement du jour. Cependant, comme il arrive souvent pour des hommes de cette valeur, il était à l’occasion écouté des ministres qui ne manquaient pas d’accorder à sa circonscription une juste part des faveurs de l’État. Ne croyant pas pouvoir lutter heureusement contre lui, on conservait à son endroit une attitude de neutralité que sa modération rendait possible et commode. Il n’en devait pas être ainsi à l’égard d’un inconnu, d’un conscrit politique qui n’était rien par lui-même. Des ambitions nombreuses rendirent facile le choix d’un adversaire. On en choisit un qui paya de sa personne. Gabriel Coutu, une fois engagé, ne ménagea pas sa peine, ni même son argent, encore moins celui de ses amis politiques. Des orateurs et des agents plus ou moins avoués inondèrent la circonscription. Dans les luttes de ce genre tous les arguments sont bons pourvu qu’ils portent. La délicatesse, la bienséance et les vertus théologales sont mises de côté. Certains jeunes gens de Montréal, confrères de Robert, qui en temps ordinaire n’auraient pas voulu lui faire affront, s’attachèrent à le ridiculiser et à l’amoindrir. Sa carrière au barreau, son installation avec Bittner, personnage connu, son trafic en dettes de banqueroutiers, sa prédilection pour une grande dame et le beau monde, tout cela fut exposé avec exagération. Il est vrai que ceux qui attaquaient ainsi n’avaient pas toujours l’avantage et qu’ils étaient souvent maltraités dans la riposte, étant dans la situation de la pelle qui se moque du fourgon. Mais ils n’étaient pas candidats, ce qui faisait toute la différence.

Devant cette avalanche, Robert tint bon. Il se multiplia ; il acquit vite cette facilité de parole qui manque rarement à ses compatriotes. La timidité, ce défaut physique, cause de tant de mécomptes chez les jeunes gens, lui était inconnue. Il eut des sympathies. On admira son courage. Mais il était presque entièrement seul. Le docteur de Gorgendière ne se montrait guère, sa santé semblait lui donner des inquiétudes, il sortait peu de chez lui hors ses visites aux malades. On savait cependant vaguement que son appui était acquis à Robert. Au village natal et aux environs, où la famille avait beaucoup de relations et où Irène était aimée de tous, Robert obtint la presque unanimité des voix. Ailleurs, il n’en fut pas de même. Le vote flottant, qui presque toujours décide d’une élection, finit par céder à la pression ministérielle, Bref, le pauvre Robert, qui, malgré ces nombreux handicaps, s’était cru jusqu’au dernier moment vainqueur, fut en minorité le jour du scrutin ; en minorité de quelques voix seulement, mais battu tout de même.

En apprenant ce résultat, il éprouva tout d’abord la fureur de l’homme qui se croit trompé. Cela lui donna la force de remercier les fervents, de dénoncer amèrement ceux qu’il appelait les faux amis, dans un dernier effort oratoire. Puis sentant venir la réaction et le découragement qu’il voulait pardessus tout cacher, il se réfugia dans la retraite de la maison paternelle.