Robert Lozé/En présence

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A. P. Pigeon (p. 81-88).

CHAPITRE XIV

En présence.


En ce moment, sous le coup de la torture morale et de l’épuisement physique, Robert se crut à jamais perdu. À ceux dont la vie a été bien remplie, les revers ne viennent pas sans de certaines consolations. Pour l’homme dont l’existence a été inutile et blâmable, le malheur est une massue qui écrase sans pitié. Frappé dans son orgueil et dans son ambition, Robert ne pouvait pas relever la tête et s’écrier : fors l’honneur !

De l’amour-propre exagéré, il était tombé dans l’extrême contraire. Il avait réellement plutôt gagné que perdu dans l’opinion, mais il ne s’en rendait pas compte. Les quolibets et les insultes de ses adversaires lui revenaient maintenant, comme autant de poignards enfoncés dans sa chair et qui le martyrisaient. Il se voyait perdu de réputation, pis encore, ridicule.

Cette jeune fille, si noble et si dévouée, sa fiancée, comment allait-il l’envisager ? Voudrait-elle encore de lui ? Si elle en avait encore pitié, comment l’épouser pour la traîner dans sa misère ? La misère ! Nouvelle souffrance plus pénible que les autres. Il ne pourrait pas même cacher sa honte, il lui faudrait l’exposer aux yeux de tous, car il ne pouvait pas se payer le luxe d’une retraite. Tous seraient témoins de ses souffrances et de son humiliation. Cela mettait le comble à son amertume. Ses économies s’étaient dissipées comme la neige au printemps. Littéralement, il n’avait pas le sou. Il jeta un coup d’œil sur ses vêtements dont il avait été si soigneux ; ils étaient défraîchis et souillés par cette campagne infernale d’un mois. Bittner, son associé interlope, auquel il avait écrit pour demander des fonds, lui avait répondu qu’il lui faussait compagnie. Un avocat plus jeune, moins scrupuleux, lui offrait de meilleures conditions. Dans ce monde là, les chacals s’entre-dévorent.

Le lendemain, hâve, épuisé, malade, négligé dans sa tenue, le front caché dans ses mains, il s’était assis sur le seuil de la maison paternelle. Près de lui, sa mère pleurait en silence, environnée de la famille attristée.

Tout à coup, le bruit d’une voiture roulant rapidement dans la montée fait lever tous les yeux.

Elle s’arrête devant le groupe de la famille réunie. Un monsieur et une dame en descendent et regardent autour d’eux en souriant.

Que viennent faire ici ces étrangers ?

Robert se dresse tout debout, ayant aux yeux l’éclair de l’animal blessé poursuivi jusqu’au gîte où il s’est blotti pour mourir.

À ce mouvement instinctif, presque aussitôt succède une stupeur profonde que partage toute la famille.

Sa chère vieille maman, qui n’avait pas eu pour lui assez de caresses et de consolations, le quitte et se jette dans les bras de l’étranger, qui l’embrasse tendrement et lui indique la dame à ses côtés qu’elle embrasse à son tour.

— Jean ! Mon cher Jean !

— Maman ! Mère chérie !

— Chère maman, je suis bien heureuse, ajouta la jeune femme, souriante sous les larmes, et d’un charmant accent étranger.

Ce coup de théâtre avait comme pétrifié tout le monde. Pour l’orgueil meurtri de Robert, c’était un nouveau coup de massue.

Quoi ! ce beau jeune homme portant au front la triple auréole de l’autorité, de la prospérité et du bonheur, cet homme distingué, compagnon de cette femme charmante, gracieuse comme madame de Tilly, mais plus jeune, plus douce, plus belle, cet homme, c’était Jean ! Jean l’ouvrier, Jean le manœuvre, qu’il avait dédaigné, oublié !

Comment en croire ses yeux et ses oreilles ? Pourquoi n’en avait-il rien su ? Robert, abasourdi, croyait rêver. Sans le savoir, il s’était porté en avant du groupe de ses parents. Le nouvel arrivé regardait maintenant avec surprise cet homme hagard qui le dévorait des yeux.

Et certes, si, comme l’a dit un penseur, l’œil touche et participe aux mouvements de l’âme, exprime ses passions les plus vives, ses émotions les plus tumultueuses, pour les rendre dans toute leur force et dans toute leur portée, telles qu’elles viennent de naître, chacun de ces frères avait lieu d’être surpris de ce qu’il lisait dans l’œil de son frère.

Ainsi inopinément mis en présence chacun de ces deux rejetons d’une même souche portait, sur sa figure l’empreinte de sa vie.

D’un côté, l’homme grandi et anobli par le travail et l’effort, couronné par le succès.

De l’autre… Ah ! N’insultons pas au malheur de ce pauvre Robert. Faible et coupable, oui, certes, il l’était. Personne ne doit échapper à ses responsabilités. Avant d’écouter la pitié, laissons parler la justice.

Mais surtout n’oublions pas que devant le tribunal de l’avenir, Robert ne comparaîtra pas seul. Nous serons jugés à ses côtés. Lorsqu’on y accusera tant de générations de jeunes gens, l’élite de nos intelligences, d’avoir failli à leur devoir, lorsqu’on leur reprochera d’avoir dissipé leur riche héritage, d’être devenus moralement et matériellement des déshérités du sort : On nous a vaincu par la trahison, répondront-ils. Enfermés dans une enceinte n’offrant qu’une seule issue, nous nous y sommes engagés et nous sommes tombés dans un piège.

Et nous qui entendrons cette défense, comprendrons-nous enfin qui a érigé ces barrières, qui a tendu ces pièges ? Pourrons-nous alors, comme nous le faisons trop souvent aujourd’hui, nous détourner de nos victimes, en répondant au cri de notre conscience : Suis-je le gardien de mon frère ?

Ce fut Irène qui dénoua la situation. Témoin inaperçu de cette scène, elle avait bientôt compris ce dont il s’agissait. L’arrivée inattendue de Jean dans une situation évidemment brillante lui avait causé une surprise égale à celle de la famille. Mais ce qui lui avait vraiment déchiré le cœur, c’était l’altération profonde des traits et de toute la personne de Robert. Son affection lui fit comprendre ce qu’il devait souffrir. Elle savait, ce que les autres ignoraient, que cette souffrance était en partie l’œuvre de son père. Tout en rendant justice à ses motifs, que celui-ci lui avait expliqués, elle trouva l’épreuve trop cruelle. S’approchant de son fiancé, elle lui serra furtivement la main, et, le regardant avec une expression inoubliable de tendresse, elle lui dit à voix basse :

— Du courage, Robert. Tu sais que je t’aime. Va donner la main à ton frère.

Le jeune homme, sous ce regard, sentit son courage renaître, et recouvra sa présence d’esprit. En cet instant, il comprit enfin tout le prix du cœur d’Irène. Pour la première fois, il sentit combien lui-même aussi il l’aimait. Sans quitter cette chère main qui faisait sa force, il entraîna la jeune fille avec lui et dit d’une voix chaleureuse :

— Jean, tu ne me reconnais pas. Je suis Robert.

Jean lui serra la main, et avec un franc sourire.

— Alice, dit-il, se tournant vers sa femme, voici Robert dont je t’ai souvent parlé.

— C’est une sœur que je vous amène, ajouta-t-il en s’adressant aux autres. Mais approchez donc. Hein ! Il parait que le petit Jean vous a tous surpris.

Alors, ce fut une détente générale,

— J’ai gardé ton secret, mon Jean, dit la mère. Je l’ai peut être trop bien gardé. Tu arrives en un moment où nous sommes dans le malheur, au point que moi-même j’avais un instant oublié ta prochaine venue. Ce pauvre Robert vient de perdre son élection.

— Ce n’est qu’une bataille perdue. Nous en gagnerons bien d’autres ensemble, n’est-ce pas, Robert ?

— Notre Robert s’est battu comme un lion, dit Pierre, le frère aîné. Nous n’en avons pas honte, et la prochaine fois il sera élu.

Alice embrassa Irène.

— Vous êtes bonne et je vous aime bien, dit-elle.

Ces deux jeunes femmes se comprenaient.

— Vous ne me reconnaissez pas, monsieur ? Lozé dit tout à coup à Robert l’homme qui conduisait les chevaux de Jean.

— Comment ! Bertrand, vous ici ! s’écria Robert avec surprise. Je vous croyais déjà chez votre nouveau patron.

— Mais, oui. Mon nouveau patron c’est monsieur Jean.

— Vous connaissez donc notre frère ? lui demanda Pierre, le frère aîné.

— Si je le connais ! il m’a rendu de fiers services.

Il raconta en peu de mots ce que l’avocat avait fait pour lui, et l’effet de ce témoignage en un pareil moment fut considérable. Irène se promit d’en faire part à son père. Madame Lozé vit son fils dans le rôle d’un bienfaiteur des hommes.

C’est ainsi qu’un faible service rendu dans un temps où Robert avait commencé à s’accuser, était au moment le plus opportun, récompensé au centuple.

Toute la famille rentra dans la maison. Ce fut une fête d’autant plus appréciée que l’instant d’auparavant tout avait été tristesse. On fit cercle autour d’Alice et de Jean. Celui-ci dut raconter sa vie, ses luttes, ses succès. On ne fut pas peu surpris d’apprendre que Jean possédait au Canada et même dans un endroit assez rapproché, un établissement industriel qui allait prendre des proportions considérables. Jean termina le récit sommaire de ses aventures en invitant toute la famille à visiter le nouvel établissement.

— Il ne faut pas oublier ceux-là, dit-il, attrapant au passage un des enfants. Voilà autant de petits industriels en herbe.

— Quant à moi, répondit Pierre, j’aimerais mieux les voir cultiver la terre.

— C’est là en effet la plus belle des industries. Mais il faut l’exercer autrement que nos pères, vieux soldats-chasseurs, pour qui la faux n’était que l’accessoire du fusil.

Quand vous viendrez chez moi, je vous expliquerai comment toutes les industries se tiennent et se complètent au point que l’une ne peut marcher sans l’autre, que la négligence de l’une fait dépérir toutes les autres, de même que la maladie d’un membre rend tout le corps malade. Quand l’industrie manufacturière et le commerce se généraliseront, l’agriculture progressera dans les mêmes proportions, elle deviendra une grande industrie ici comme elle l’est déjà dans les plaines de l’ouest ; plus importante même avec le temps, car elle sera plus variée et elle se poursuivra dans des endroits plus rapprochés des grands marchés du monde. Nous ne verrons peut-être pas le développement entier de ce système, mais nos enfants le verront ; ils en profiteront, s’ils acquièrent l’instruction et s’ils se tiennent à la hauteur du progrès. Mais s’ils ne s’instruisent pas, s’ils s’obstinent dans les anciennes méthodes, ils tomberont dans la pénurie et dans le besoin, la terre qui fait maintenant notre orgueil, passera en d’autres mains et nos descendants deviendront des déshérités, des parias, des sans-patrie dans ce Canada que nos pères ont découvert et fondé. C’est la nature qui le veut ainsi, le fort domine le faible, l’instruit commande à l’ignorant, l’audacieux écrase le timide. C’est pour cela que je dis de ces enfants que ce sont de futurs industriels. Voudrais-tu, mon cher Pierre, en faire des journaliers ?

— Ce que tu dis là est vrai, dit Robert. Et j’arrive aux mêmes conclusions par un chemin bien différent. Si Jean a pu apprécier la réforme dont il parle, j’ai pu, moi, sonder toute leur profondeur, les funestes conséquences du système contraire. Dans nos campagnes les échos du grand mouvement moderne sont peu écoutés, mais il faut prêter l’oreille, lire, réfléchir.

J’accepte comme vous tous l’invitation de Jean et d’Alice, mais pour un peu plus tard. En ce moment, j’ai trop à faire ; des bévues, une défaite à réparer. Aussi je pars dès ce soir pour Montréal. Mais mon absence ne sera plus ni longue ni silencieuse. J’ai des aimants qui ne me permettront pas de longues absences, ajouta-t-il en souriant à sa mère et à sa fiancée. Maintenant, Irène, si vous voulez, j’irai prendre congé de votre père, pourvu qu’il consente à me recevoir après ma déconfiture.

— Oh ! ne craignez rien, il sera bien aise de vous voir.

Le docteur de Gorgendière sembla oublier la brusquerie de ses premiers rapports avec Robert. Il fut doux, presque encourageant. Il parla pourtant de l’élection perdue d’un ton un peu narquois qui fit rougir Irène. Elle se rapprocha de Robert comme pour témoigner qu’elle n’entendait pas qu’on le fit souffrir davantage.

— Ce diable d’homme, pensa Robert. On dirait vraiment qu’il se réjouit de ma défaite.

Le jeune homme en ce moment commença à entrevoir vaguement la vérité.

— Et qu’allez vous faire maintenant que les électeurs de par ici ont eu le mauvais goût de vous refuser leur mandat ?

— Leur prouver qu’ils ont eu tort. Je me vengerai aussi en leur enlevant la perle de la contrée, répondit Robert, en maîtrisant avec effort son humeur. Irène veut bien m’attendre quelque temps, n’est-ce pas Irène ?

— Aussi longtemps que vous voudrez, répondit avec décision la jeune fille.

— Pas trop longtemps, j’espère. Je viendrai vous réclamer et j’ai confiance qu’alors votre père trouvera en moi de quoi le rendre indulgent et généreux.

— Je dois vous dire, Robert, interrompit le docteur, que je n’ai pas mauvaise opinion de vous. Au contraire. Et si vous savez profiter de vos avantages, nous serons un jour aussi fiers de vous que nous le sommes aujourd’hui de votre frère Jean, qui est déjà pour son pays un bienfaiteur public.

La fin de cette visite d’adieu fut donc beaucoup plus agréable que son début.

Irène accompagna Robert jusqu’à la gare. Le vieux médecin, qui du seuil les regardait s’éloigner, grommela entre ses dents : Après tout, il a de l’étoffe.

La famille réunie formait à la gare un groupe dont la gaieté n’était point forcée.

Après avoir fait ses adieux à tout le monde, Robert s’approcha d’Irène qui se tenait un peu à l’écart, son bras passé dans celui de madame Lozé.

— Et vous, Irène, qu’avez-vous à me dire ?

— Deux mots seulement… Je t’aime :

Ce fut sa feuille de route. Le train siffla, il partit.