Robert Lozé/La croisière
CHAPITRE XVII
La Croisière.
Le quai de Saint-Ixe n’est pas de construction fort ancienne, mais inutile au commerce, et n’ayant jamais été réparé, il tombe en ruine. Long de plus d’un arpent, il est cependant loin d’atteindre l’eau profonde sur cette plage qui, à marée basse, étale ses vases à perte de vue. Sauf des goélettes de faible tirant d’eau et des bateaux-pilotes qui y accostent à de rares intervalles, il n’est guère fréquenté que par les petits pêcheurs d’éperlan. Aussi est-il devenu la promenade de prédilection des amoureux.
Rien d’étonnant donc que nous y retrouvions Robert et Irène. Celle-ci les coudes appuyés sur un poteau d’amarrage, braque une jumelle sur la mer déserte. Son compagnon à demi couché sur la poutre en saillie qui fait le bord du quai, contemple Irène. Dans sa main, il tient leurs deux chapeaux pour les mettre hors d’atteinte des caprices du vent, lequel se dédommage en ébouriffant les cheveux de la jeune fille.
Le soleil de juillet inonde de lumière la terre et l’eau ; mais la brise bienfaisante tempère son ardeur et soulève en petits flots écumeux la surface de la mer. Un raz de marée, long ruban d’écume, coupe l’estuaire du nord au sud et marque l’endroit où le flux rencontre le jusant.
Irène abaisse sa lunette et regarde Robert.
— Vous ne les voyez pas, dit celui-ci ?
— Pas encore. Robert, si vous restez ainsi, vous finirez par tomber.
— Un bain de boue alors. Il y a des gens qui apprécient ce genre d’ablution, dit le jeune homme en se levant paresseusement.
— Comment ! Des bains de boue !
— Je devrais plutôt dire de vase, comme celle qui s’étend au bas de ce quai.
— Mais c’est abominable. Où fait-on cela ?
— Dans les centres de civilisation raffinée, à Paris, à New-York, je crois. On fait venir cette vase à grands frais, on y enterre les patients jusqu’au cou dans des baignoires spéciales. C’est hygiénique, paraît-il.
— Pouah !
Robert prend en riant la jumelle des mains d’Irène et se met à son tour à scruter l’horizon.
— Les voilà, fait-il au bout d’un instant.
— Où donc ?
— Au large de la pointe, à gauche. Ce sont bien eux.
Irène regarde à son tour.
— Mais ils gagnent le nord, dit-elle.
— Non ; ils louvoient. À la prochaine bordée, ils entreront ici. La marée est maintenant assez haute.
En effet, le vaisseau qu’observent les jeunes gens a viré au moment où ils parlent et s’incline maintenant au vent sur sa bordée de tribord. Il approche rapidement. Déjà on peut mieux le distinguer. C’est un de ces yachts de dimensions considérables et de construction moderne, dont les lignes sont une combinaison harmonieuse de science et d’élégance, qui glissent et manœuvrent sur la mer avec la grâce et la rapidité des mouettes. Bientôt, sous l’énorme voilure, on distingue le bordage lisse de la carêne blanche et la menue ligne bleue qui marque le plat-bord.
Comme il file ! Il va s’échouer dans la boue. Non. Un vigoureux coup de barre et le yacht donne vent devant, l’aire se ralentit, la voile tombe, l’ancre a mordu au fond, et la gracieuse barque se balance au repos à une encablure du quai, dont la vague commence à lécher la base.
Un canot s’en détache et vient accoster au quai. Jean et Alice en débarquent et sont joyeusement accueillis par les deux jeunes gens. Jean porte le costume blanc et la casquette blanche à visière d’un yachtsman. Sa femme est ravissante dans une toilette fraîche et un chapeau canotier. Le marin qui les a conduits à terre porte un uniforme. Sur son béret on lit le nom du vaisseau : « Alice. »
— Et comment se porte mon filleul, demande Robert en embrassant sa belle-sœur ?
— À merveille. Mais s’il pouvait parler, il se plaindrait de son parrain qui ne l’a pas encore vu.
— Je réparerai ce tort. Où est-il maintenant ? dit le jeune homme en jetant sur le yacht un coup d’œil un peu inquiet.
— Oh ! pas là. Rassurez-vous. Je l’ai laissé aux soins de cette bonne Louise qui l’aime comme son propre bébé. Jean dit que les bébés sont importuns dans les parties de plaisir.
— C’est un père dénaturé.
— Et vous, les amoureux. Êtes-vous toujours décidés à nous accompagner ? demanda Jean.
— Nous sommes prêts, répondit Irène. Nos malles sont faites, nos testaments aussi. Si votre coquille de noix chavire au milieu du golfe, nos héritiers n’auront pas à se plaindre. Je croyais qu’un millionnaire américain ne voyageait jamais qu’en bateau à vapeur, avec un régiment de domestiques, un cellier et un chef de cuisine.
— Petite campagnarde ! Les gens d’esprit, il s’en trouve même parmi les millionnaires, préfèrent la voile lorsqu’ils ne sont pas pressés. Nous flânerons au gré d’Éole, sans bruit et sans fumée. Quant au chef, il est à bord et mous le mettrons sous vos ordres. Alice est notre capitaine ; vous, ma belle, serez notre premier officier. Robert et moi avec les deux Tremblay formerons l’équipage. Il faut les surveiller ces gaillards-là, ajouta-t-il en indiquant le marin, lequel, tout en maintenant le canot au moyen d’une gaffe, écoutait en souriant, ils sont capables, par la force de l’habitude, de nous conduire à Miquelon pour y faire la contrebande. Allons maintenant embrasser maman. Le capitaine vous fera ensuite les honneurs de son vaisseau. Tremblay, revenez nous chercher à six heures.
Dans la fraîcheur du soir, on leva l’ancre. Le gracieux vaisseau déploya ses grandes ailes et gagna le large, pendant que les jeunes gens, sous la conduite d’Alice, faisaient le tour de la demeure flottante qui devaient les porter pendant quelques semaines.
L’aménagement intérieur était plus considérable qu’Irène ne l’avait d’abord supposé. On aurait pu y loger beaucoup plus de monde, mais Jean avait horreur de la gêne et de l’encombrement. À l’avant étaient installés les deux hommes de l’équipage, puis le cuisinier, près du « coqueron » et de la cambuse. À l’arrière, se trouvait le salon qui, le jour, formait une pièce assez vaste. Aux heures des repas, elle devenait une salle à manger. Le soir, d’épais rideaux la divisaient en chambres à coucher. Des écoutilles vitrées laissaient entrer l’air et la lumière. Le tout était disposé avec élégance, avec luxe même, mais sans étalage inutile. Des auvents pouvaient au besoin abriter le pont. Le yacht lui-même était un bijou, l’œuvre du célèbre constructeur américain Herreschoff.
Le souper fut gai, plein d’entrain, et la causerie se prolongea jusqu’à l’obscurité. Puis dans les haubans, les fanaux rouge et vert s’allumèrent, l’étoile blanche du navire brilla à l’avant du mât.
La soirée était idéale, le vent presque insensible. Doucement porté par la mer, le yacht se mouvait sans bruit et sans secousse, comme un vaisseau fantôme, entre les splendeurs du ciel et la phosphorescence des flots. À bord, personne ne parlait, on se laissait paresseusement bercer. Les yeux d’Irène prenaient une expression rêveuse et elle se rapprochait de son fiancée par besoin de sympathie dans cette espèce d’extase…
— Regrettez-vous encore les saccades de la machine à vapeur, lui demanda Jean qui l’observait ?
— Non, vraiment. Vive la voile pour nous faire rêver au paradis.
— Il est déjà tard, fit Alice. Venez, chère Irène. Laissons ces messieurs achever leurs cigares et allons nous coucher.
Ils voyagèrent ainsi pendant plusieurs semaines, côtoyant la rive sud d’abord jusqu’à la Gaspésie. Puis ils passèrent au nord en touchant à l’Anticosti, pays jadis redouté, mais dépouillé de ses légendaires terreurs depuis qu’il a surgi toute une famille d’artistes dans le vieux phare de la Pointe-sud et qu’à l’endroit où le pauvre vieux sorcier Gamache mourut seul et sans secours, une colonie florissante et hospitalière accueille le voyageur.
Ils s’arrêtaient où il leur plaisait, pêchaient le bar, la morue et le homard, fixaient avec le kodak les paysages et mille détails qui formeraient l’album des souvenirs.
Toujours ils faisaient escale aux phares, pour causer avec les gardiens hospitaliers et leurs familles, contempler les épaves singulières parfois recueillies en ces lieux, murmurer une prière sur la tombe de quelque marin obscur et oublié, mais surtout pour recevoir par le télégraphe des nouvelles du fameux bébé que, malgré la distance, Alice tenait ainsi au bout d’un fil. Souvent aussi ils débarquaient et erraient dans les bois des journées entières.
Oh ! la charmante promenade ! Oh ! la douce intimité du bord, où l’on apprend si bien et si vite à se connaître et à s’aimer. Le temps se mettant de la partie, ne voulut pas troubler par ses rigueurs, l’union des cœurs et des âmes qui se cimentait et devenait indissoluble entre les deux frères, au milieu de la nature grandiose et sévère de cet estuaire du Saint-Laurent. Et une circonstance les rapprochait davantage. Elle leur faisait voir combien ils étaient un, malgré la diversité de leurs carrières et de leur passé, combien est ineffaçable le sceau de la fraternité et de la commune origine. C’est ici en effet qu’il faut venir et séjourner pour comprendre le peuple dont ils étaient tous deux issus et pour évoquer son génie. Ici chaque rocher a sa légende, chaque vague roule sur les épaves d’un combat, chaque pas qu’on fait sur les rives foule la cendre des ancêtres dont le type héroïque vit encore dans la solitude. Il nous redit les qualités de cette race austère et forte dont nous descendons. Sage, persévérante, sans rancœur, sachant combattre, mais sachant attendre et recommencer, dont chaque jalon est devenu une racine qui germe et reproduit une même pensée épique guidant sa destinée. C’est bien ce lieu qui inspira, les vers immortels du poète :
Heureux qui le connaît, plus heureux qui l’habite,
Et, ne quittant jamais pour chercher d’autres cieux,
Les rives du grand fleuve où le bonheur l’invite,
Sait vivre et sait mourir où dorment ses aïeux.