Robert Lozé/Propos du bord

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A. P. Pigeon (p. 135-140).

CHAPITRE XIX

Propos du bord.


L’incident relaté au chapitre précédent fit le sujet des longues conversations du bord. Jean admirait la force de volonté de cet homme qui avait su dompter ses sentiments pour accomplir son devoir. Il est rare, disait-il, que les hommes féroces ou cruels soient vraiment courageux. Cruauté et lâcheté sont presque des synonymes. Le vrai courage, c’est celui de Dampierre. Il n’a recours à la force que lorsque c’est inévitable, mais dans l’exécution de son devoir il est inflexible.

Alice s’était éprise de cette apparition poétique d’un homme d’un autre âge.

— Il est bien regrettable, disait-elle, que nous ne rencontrions plus de ces types-là. Décidément, nous dégénérons.

— Ma chère, répondit Jean, nous vous remercions du compliment que vous nous faites. Seulement, vous vous trompez. Nous changeons, mais nous ne dégénérons pas, puisque nous nous adaptons aux conditions nouvelles d’une civilisation plus compliquée.

Dampierre, tel que nous l’avons vu, est en retard de cent ans. Prenez cet homme, ce chasseur qui vous paraît si noble et qui l’est véritablement ; placez-le dans un milieu moderne et faites qu’il dépende de son travail pour vivre. Que deviendra-t-il ? Dans de telles conditions, il devrait se contenter d’un travail bien humble, car il lui serait complètement inutile de savoir tuer des caribous ou prendre des renards au piège. Il serait aux hommes d’aujourd’hui ce que nous serions, nous, aux hommes de demain. Et il nous fait voir quel serait notre sort dans quelques années, si nous ne nous hâtions pas de nous mettre au courant et même à la tête de tous les progrès. Nous ne tomberons jamais du rang élevé que nous occupons parmi les peuples faute de talents naturels. En effet, si vous prenez notre ami Dampierre, accoutumé dès l’enfance aux choses de la civilisation, si vous lui supposez les mêmes aptitudes natives, mais développées par l’instruction et l’entraînement qui conviennent à notre époque, alors ses qualités extraordinaires, qui, sans cette préparation lui seraient inutiles deviendraient une force irrésistible. Cet homme serait au premier rang dans la vie civilisée comme il l’est dans la vie sauvage.

L’histoire nous offre à chaque page des exemples de ce que j’avance. Et dans ces derniers temps nous en avons vu une confirmation frappante et qui nous touche d’assez près. C’est une leçon sérieuse dont nous ferons bien de profiter. Ce qui a fait le malheur des Boers d’Afrique, c’est qu’ils se sont refusés au progrès. Avec d’immenses ressources minières et industrielles, ils auraient pu rendre leur pays extrêmement riche et d’un commerce puissant. Leurs relations se seraient étendues par toute la terre. Ils auraient trouvé, s’ils avaient ainsi fait, dans tous les pays du monde, sans en excepter l’Angleterre, des amis intéressés au maintien de la paix. L’influence collective de ces intérêts aurait retenu la main du gouvernement anglais ; car les intérêts financiers sont irrésistibles, aucune puissance n’est assez forte pour les contrecarrer bien longtemps. Mais les Boers se refusèrent à l’effort qui était la condition de leur indépendance. Ils préférèrent rester pasteurs. Ils laissèrent aux étrangers l’exploitation de leurs mines et de leurs ressources. Le gouvernement boer se contenta de profiter des circonstances pour prélever un tribut sur ces étrangers. Cependant, les compagnies minières et industrielles devenaient de plus en plus puissantes et un jour ils se précipitèrent sur la nation boer en vertu du principe immuable de la survivance du plus puissant. Alors, en dehors du sentiment naturel de sympathie que l’humanité éprouve pour le faible en face du fort, les Boers restèrent isolés et sans appui ; et ce fut par leur faute que cela arriva.

Il découle de ces événements une conséquence, c’est que ce ne sont pas seulement les sentiments patriotiques ni l’habileté dans le maniement des armes qui font un peuple et qui assurent sa vie et sa grandeur, mais bien la richesse agricole, industrielle et commerciale mise au service de quelque grande idée.

L’industrie et le commerce firent successivement de Carthage, des comptoirs grecs, de Venise et de Gênes, les arbitres du monde. Ce sont eux, avec l’appui plus solide d’une nombreuse classe agricole, laquelle est, on peut le dire, le champ de recrutement du génie, qui firent la puissance plus durable de pays modernes tels que la Hollande et l’Angleterre. Ce sont eux aussi qui feront notre puissance à nous Canadiens-français. Sans eux, nous serons toujours dans l’infériorité, non point par l’intelligence, mais par l’instruction et la richesse, c’est-à-dire au point de vue de l’influence sociale et politique.

— Voilà, dit Irène, une belle doctrine. Seulement, je voudrais bien savoir comment les pauvres Canadiens-français qui n’ont que leurs terres et leurs têtes, vont se procurer des capitaux ; comment surtout ils vont soutenir la concurrence avec les associations puissantes qui envahissent le pays, comme la vôtre, par exemple ?

— Comment ai-je commencé, Irène ?

— Avec une belle invention. Mais c’est là une exception.

— Et si j’étais devenu inventeur en restant au Canada, croyez-vous que cela m’aurait beaucoup profité ?

— Il est certain que vous n’auriez pas obtenu les mêmes encouragements.

— J’aurais passé pour un excentrique parce que bien peu de gens auraient été en état de me comprendre. Ce que j’avais là, c’était pourtant un grand capital. Combien de jeunes gens dans notre pays, et de mieux doués que moi, végètent dans l’obscurité, faute d’être compris. Et qui pourra dire le désespoir de ces infortunés, méprisés par une foule de gens qui leur sont inférieurs, mais auxquels l’ignorance presque générale donne le pas. Voilà, n’est-ce pas, beaucoup de capital perdu qu’il serait urgent de mettre en valeur.

— Vous me faites penser aux rats de la fable. La difficulté insurmontable, c’est d’attacher le grelot.

— Il n’y a qu’une seule difficulté, c’est de vaincre le préjugé. Nous y parviendrons en répandant l’instruction, surtout l’instruction industrielle parmi les écoliers, parmi les ouvriers, parmi tous ceux qui désirent pousser plus loin leurs études. Que les choses du développement industriel deviennent familières à tous.

— Mais à quoi servira toute cette science si nous manquons de capital ?

— Vous croyez donc, Irène, que nous manquons de capital ?

— C’est du moins ce que tout le monde dit.

— Ne dit-on pas aussi que nous avons des richesses naturelles immenses ?

— Sans doute.

— N’avons-nous pas aussi l’avantage inappréciable d’un gouvernement provincial autonome dont l’unique devoir en ce moment est de développer ces ressources ?

— Je l’admets.

— Si nos richesses sont immenses, et si nous possédons l’organisation qu’il faut pour les mettre en valeur, comment pouvons-nous manquer de capitaux ?

— C’est un capital non développé qu’il est impossible de mettre en valeur sans argent, dit Robert, venant au secours d’Irène.

— Dites plutôt que possesseurs de grandes richesses, nous n’avons pas encore appris à nous en servir. Le monde entier, l’Europe surtout, est là avec des capitaux disponibles qui attendent des placements. Notre gouvernement tient des richesses nationales inépuisables qui lui permettraient d’emprunter presque à l’infini. Dès lors, il serait facile de mettre ces capitaux entre les mains des Canadiens qui offriraient les garanties d’instruction, d’habileté et de conduite nécessaires. Qu’a fait l’Angleterre lorsqu’elle a fondé sa banque nationale ? Qu’a fait Napoléon en fondant la banque de France ? Qu’ont fait tous les pays industriels du monde, sans en excepter les États-Unis ? Partout les pouvoirs publics sont venus en aide aux citoyens, lorsque l’opinion et la nécessité les poussaient vers les carrières productives de la richesse matérielle. Des moyens adoptés ont pu varier quelque peu, mais au fond, c’est le même principe qui a partout prévalu. Et dans chaque cas, la richesse publique en a été centuplée, la population et la puissance de l’État augmentant dans les mêmes proportions.

La province de Québec peut faire de même. Elle a tout ce qu’il faut pour devenir un des grands peuples industriels du monde, puisqu’elle a pratiquement le monopole des bois d’industrie. Elle a un gouvernement autonome qui peut mettre en valeur ce domaine ou aider aux particuliers à le faire. Un tel mouvement serait favorablement accueilli par la métropole. Si les Canadiens-français libres ne savent pas exploiter les richesses de leur province, s’ils se laissent supplanter par d’autres, ils auront mérité le sort qui les attend.

— Quant à moi, dit Robert, j’ai la confiance que, en cela comme en tout le reste, nos compatriotes se montreront dignes de leur passé. Elle n’est pas morte cette pensée profonde qui leur a permis de s’affranchir de tant de jougs qui semblaient devoir les écraser. Les jours les plus sombres sont maintenant passés, les luttes de l’avenir seront moins obscures et non moins héroïques. Aux jours de grandes crises, nous verrons toujours la nation prendre, dans un réveil général, sa place à la tête du progrès.

— Je l’espère, je le crois aussi, s’écria Jean. Mais pour qu’il en soit ainsi, il faut que la crise nous trouve préparés. On n’improvise pas la science qui est l’arme moderne par excellence.