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Robespierre et la « Mère de Dieu »/4

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Perrin et Cie (p. 169-222).

IV

LA REVANCHE DE ROBESPIERRE

Ses collègues de la Convention refusant d’être ses thuriféraires, Robespierre cependant n’était pas privé d’encens. Son courrier quotidien lui en apportait des bouffées de tous les points de France : encens de qualité inférieure, mais dont il se grisait pourtant, car il conservait ces fadaises, émanées de naïfs, sinon de mystificateurs dont les coups d’encensoir étaient assénés sans délicatesse : « Admirable Robespierre, flambeau, colonne, pierre angulaire de l’édifice de la République française, salut[1] !… » « La couronne, le triomphe, vous sont dus et ils vous seront déférés, en attendant que l’encens civique fume devant l’autel que nous vous élèverons un jour[2]… » Un correspondant le compare « à un aigle qui plane dans les cieux » ; un autre adopte dévotieusement la forme des litanies : – « Montagnard éclairé, génie incomparable, protecteur des patriotes, qui voit tout, prévoit tout, déjoue tout… » Des parents que la nature a gratifiés d’un fils avisent l’Incorruptible qu’ils ont osé charger le nouveau-né « du poids de son illustre nom » ; une veuve, plus pratique, lui offre sa fortune et sa main : – « Depuis le commencement de la Révolution, je suis amoureuse de toi ; mais j’étais enchaînée et j’ai su vaincre ma passion… Tu es ma divinité suprême, je te regarde comme mon ange tutélaire[3]… » À la nouvelle de l’attentat dont l’homme sans égal a failli être victime, répond un concert de lamentations et de cris de rage : un miracle de l’Être suprême l’a sauvé du poignard de cette nouvelle Corday ; – « l’Histoire ne peindra jamais tant de vertu, de talent et de courage ; j’en rends grâce à l’Être suprême, il a veillé sur tes jours ». Même la commune de Marion « se jette à ses pieds et lui annonce qu’elle a chanté un Te Deum en son honneur[4] ». Jamais Louis XIV dans toute sa gloire n’a reçu de ses peuples des témoignages de plus folle adulation.

L’apparent succès de la Fête de l’Être suprême multiplia encore les manifestations de ce culte qui prit les formes les plus singulières : le peuple des campagnes ne comprenait rien au dieu perfectionné instauré par le décret du 18 floréal. Il croyait simplement à un retour vers l’ancienne religion : et l’on avait vu des « personnes assister à la cérémonie avec leur eucologe et leur chapelet[5] ». À Charonne, les organisateurs n’avaient su mieux faire que d’installer, sur l’autel élevé à la nouvelle divinité, un bénitier[6], et, à Paris même, certains imaginèrent que la Révolution était terminée ; les poissardes se transportèrent à Châtillon avec des bouquets qu’elles présentaient aux ex-nobles, suivant l’antique usage de la Halle, en leur disant : « Mon cœur, mon roi, il faut que je t’embrasse », et en les félicitant de la protection accordée par l’Être suprême à Robespierre[7]. Celui-ci n’avait-il pas eu l’idée, pour le moins saugrenue, de tirer l’évêque constitutionnel Le Coz des prisons du Mont-Saint-Michel et de le convoquer à Paris pour lui donner un rôle dans la cérémonie païenne du Champ de Mars[8] ? Ces symptômes et bien d’autres inquiétaient la majeure partie de la Convention, lasse de porter le joug de ce collègue, qui, avec une accaparante sournoiserie, avait su prendre insensiblement une importance injustifiée, que consacrait, aux yeux de la France et de l’Europe, l’éclat de la Fête récente.

Sa réputation est, en effet, universelle : à Londres, au-delà du Rhin, on dit : « les armées de Robespierre, la politique de Robespierre[9] ». Il est, pour l’étranger, la personnification de la Révolution française ; ses collègues du gouvernement sont à peine regardés comme de simples ministres. Qu’a-t-il donc fait pour acquérir ce prestige illusoire ? S’étant toujours dispensé des missions périlleuses, il n’a jamais conduit nos soldats à la victoire ; dans ses discours, on chercherait vainement « une lumière, une solution, une idée féconde, une indication utile » ; jamais il n’a pris l’initiative d’une loi d’instruction publique, de finances ou de défense nationale ; il n’a ni l’éloquence de Mirabeau ou de Vergniaud, ni l’esprit de Camille, ni la tumultueuse audace de Danton ; autour de la table du Comité souverain, son opinion ne pèse guère : « dans les délibérations d’affaires, il n’apporte que de vagues généralités[10] », beaucoup vont même, comme le fait Daunou, jusqu’à le taxer d’impuissance d’esprit et de nullité dans les conceptions législatives. S’il parle, c’est toujours de lui-même, des dangers auxquels l’expose son amour du peuple, des tyrans coalisés contre lui, de son intégrité, qui est réelle, et de sa vertu qui est hargneuse. Il est de ces hommes que peint Bossuet : « aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des autres ; si quelque critique vient à leurs oreilles, ils se font justice à eux-mêmes avec un dédain apparent… » Tout ce qui dépasse son niveau est voué au mépris et à la haine ; il n’a qu’un génie, celui du soupçon ; sa perpétuelle défiance voit partout des traîtres et des conspirations ; il s’absorbe dans une besogne de police où il est très expert, et que ses collègues lui abandonnent, « la jugeant plus répugnante que difficile[11] ».

Et pourtant, le voilà le maître : il a peuplé d’hommes à lui la Commune de Paris, l’état-major de l’armée révolutionnaire, les commissions administratives, le Tribunal révolutionnaire, et « transporté la souveraineté nationale aux Jacobins, coterie criarde qui domine en influence la Convention asservie[12] ». Il est retranché dans ce club « comme dans une forteresse d’où il ne cesse de tirer sur les Comités de gouvernement[13] ». Comment le réduire ? Par où l’attaquer ? Il n’est plus temps ; qui oserait porter le premier coup est un homme mort ; et les conventionnels impuissants voient se dresser à l’horizon prochain le spectre horrifiant de la dictature, aboutissement néfaste de tant de luttes, d’efforts, de sacrifices et de deuils.

Cette opposition se réduit à des conciliabules secrets ; on vit dans une ombre de guet-apens ; Robespierre a partout des yeux et des oreilles ; il est renseigné au point qu’il semble lire les plus secrètes pensées de ses détracteurs muets. Dans trois jours échoit la date du renouvellement du Comité de salut public : il prévoit qu’un vote de surprise peut l’en exclure ; il lui importe donc d’agir vite. D’ailleurs, on attend de lui quelque chose ; beaucoup présument qu’il va clore l’ère des emprisonnements et de l’échafaud, inaugurer celle de la clémence : certains journaux insinuent respectueusement que « le peuple n’attend qu’un signe de lui pour se livrer aux doux mouvements de la fraternité[14] ». D’autres lui conseillent « de proclamer une amnistie générale[15] » ; lui seul peut le faire ; toute la France l’acclamera.

Et voilà que, le surlendemain de la Fête, comme il occupait le fauteuil de la présidence, après que Barère eut annoncé, avec sa faconde accoutumée, d’heureux succès de nos armes, après la lecture applaudie du bulletin de santé du brave Geffroy, on vit le podagre Couthon prendre place à la tribune. Au-dehors, il circulait, soit en voiture, soit dans un fauteuil roulant qu’il manœuvrait lui-même ; mais, dans l’intérieur des Tuileries, il lui fallait un porteur : on a dit déjà qu’un gendarme remplissait cet office. Infirme, affable, « aimé d’une épouse vertueuse, père de deux enfants beaux comme l’amour », Couthon passait pour un homme placide et modéré ; il parlait forcément assis, et cette posture communiquait à ses discours une apparence de calme qui rassurait. Il commença dans le bruit ; les gradins s’étaient à peu près remplis, mais on n’écoutait guère ; l’orateur louangeait les bons sentiments de ses concitoyens d’Auvergne, énumérait des prises importantes faites par les marins de la République, – le tran-tran ordinaire des débuts de séances. Tout à coup on distingua qu’il exposait un plan de réforme de l’ordre judiciaire : les mots de morale, d’humanité, d’intérêt public, de justice, de liberté, de vertu revenaient souvent dans son discours ; comme on n’ignorait pas qu’il était le porte-parole de Robespierre dans certaines circonstances où celui-ci préférait ne point paraître, on s’étonna ; les paroles cessèrent, le silence s’établit. Couthon, de sa voix douce, formulait des axiomes tels que ceux-ci : « Quelques vérités simples, disait-il ; – l’indulgence envers les satellites de la tyrannie est atroce ; la clémence est parricide… ; – le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître ; il s’agit moins de les châtier que de les anéantir » ; et, du ton conciliant d’un homme qui réclame seulement de légères modifications à un état de choses défectueux dont l’expérience a constaté les abus, il donna tranquillement lecture d’un projet de décret dont les vingt-deux articles tombaient, comme autant de coups de couperet, sur l’Assemblée muette, glacée d’effroi, terrifiée de ce qu’elle entendait : le Tribunal révolutionnaire renforcé ; quatre sections au lieu de deux ; suppression des « formalités » telles que l’enquête préalable, l’interrogatoire à l’audience, l’audition des témoins, la défense ; une seule peine : la mort ; la mort sur la simple constatation de l’identité ; obligation à tout citoyen de dénoncer les suspects. – Qui sont les suspects ? « Ceux qui auront cherché à dissoudre ou avilir la Convention nationale ; ceux qui auront abusé des principes de la Révolution ; ceux qui auront répandu de fausses nouvelles, égaré l’opinion, empêché l’instruction du peuple, dépravé les mœurs, corrompu la conscience publique ; enfin ceux qui, par quelque moyen que ce soit, attenteront à la liberté, à l’unité, à la sûreté de la République ou auront retardé son affermissement… » Tout le monde ! Et Couthon proclamait la liste des hommes chargés de la sommaire et sanglante besogne : cinq substituts, douze juges et cinquante jurés, parmi lesquels figurait toute la séquelle de Robespierre, Dumas, Vilate, Coffinhal, Duplay, son cousin Laviron, les Gravier, les Garnier-Launay, l’imprimeur Nicolas, le serrurier Didiée, l’épicier Lohier, Villers, recommandé par Saint-Just, le sabotier Desboisseaux, le cafetier Chrétien, le perruquier Gamey… combien et combien d’autres qu’il a sournoisement casés dans cette usine de mort devenue par eux son domaine et sa chose[16]… La lecture terminée, dans l’écrasant silence qui pèse sur l’Assemblée consternée, une voix, une seule, s’élève : celle de Ruamps qui, résumant l’impression unanime, crie : « Si le décret passe, je me brûle la cervelle ! » Ceci donne quelque courage à d’autres : Lecointre réclame l’ajournement ; mais Robespierre déjà a quitté son fauteuil et se trouve à la tribune, exigeant la discussion « séance tenante ». Il donne des ordres : « Que la Convention siège jusqu’à neuf heures du soir, s’il le faut… » Les lâches applaudissent et Couthon commence des vingt-deux articles une seconde lecture que Robespierre coupe de quelques mots comminatoires, tranchants comme la hache du bourreau. L’horrible loi est votée, et, tout aussitôt, on met aux voix le renouvellement du Comité de salut public dont les pouvoirs sont prorogés sans opposition : la Convention s’offre en holocauste au tyran qu’elle voulait abattre.

Le tableau des jours qui suivirent a été tracé bien souvent : les chuchotements angoissés des couloirs ; la révélation consternante que la loi de sang n’était pas l’œuvre des Comités, mais celle de Robespierre[17] seul, impatient de châtier ses insolents collègues de leurs railleries et de leurs injurieuses apostrophes au jour de l’Être suprême ; la conviction de tous qu’ils étaient sous le couteau, car la nouvelle loi abrogeait tacitement le décret préalable sans lequel les membres de l’Assemblée ne pouvaient jusqu’alors être traduits au Tribunal révolutionnaire. C’est cela surtout qui les alarmait ; ils auraient, sans mot dire, livré le pays à l’homme devant lequel ils tremblaient ; mais se livrer soi-même, quel sacrifice ! Et nul moyen de fuir, Robespierre n’admettait ni les absences ni les congés : « Pas d’affaires particulières », décrétait-il. Si encore on avait su les têtes qu’il lui fallait : on supputait ; on énumérait les noms de ses ennemis avérés : chacun était prêt à lui abandonner le voisin ; mais comme le Moloch s’obstinait à ne désigner personne, tous se sentaient menacés. Barère, « dans un accablement affreux », disait à Vilate : « Ce Robespierre est insatiable : s’il nous parlait de Thuriot, Guffroy, Panis, Rovère, Cambon…, nous nous entendrions ; qu’il demande encore Tallien, Bourdon de l’Oise, Legendre, Fréron, à la bonne heure… Mais Audouin, mais Léonard Bourdon, Vadier, Voulland, il est impossible d’y consentir[18]. »

Le 23, comme Robespierre est absent de la séance, Bourdon de l’Oise, qui a des raisons de se croire visé, se fait l’écho des transes unanimes : – « Décrétons, dit-il, que les représentants du peuple arrêtés ne pourront être traduits au tribunal que quand la Convention aura porté elle-même le décret d’accusation. » Merlin, de Douai, présente un considérant dans ce sens, affirmant le droit inaliénable de l’Assemblée de mettre seule ses membres en jugement[19]. Sa proposition est aussitôt adoptée. Cela rassure un peu : mais, le lendemain, le terrible maître est là, ainsi que son compère Couthon : celui-ci, doucereux, attristé, proteste courtoisement contre « les calomnies » de la veille : menacer la Convention ! tenter de l’asservir ! Quelle indignité ! Seul un mauvais citoyen a pu lancer une accusation si injurieuse et si impolitique. Des applaudissements prolongés saluent ses paroles : Bourdon, le coupable, fait amende honorable : – « J’estime Couthon ; j’estime le Comité ; j’estime l’inébranlable Montagne qui a sauvé la liberté ! » Nul n’oserait, sous l’œil du despote, ne pas aduler et ne pas s’aplatir. Car Robespierre, cette fois, préside ; du haut de son fauteuil, ses grosses lunettes aux yeux, il scrute les gradins où chacun peut se croire le but de ses regards auscultants. Il couche en joue Bourdon de l’Oise, l’un de ses insulteurs de la Fête ; sans prononcer son nom, il le pique, l’éperonne, sachant bien que, sous l’aiguillon, l’autre va crier ; il peint « ces intrigants, plus misérables que les autres parce qu’ils sont plus hypocrites », qui égarent la Convention et vilipendent le Comité. Bourdon crie, en effet : « Je demande qu’on prouve ce qu’on avance… on vient de dire assez clairement que je suis un scélérat… » Alors, de cette voix, rauque de colère, qui donne le frisson, Robespierre réplique : « Je n’ai nommé personne ; malheur à qui se nomme lui-même… » Des voix s’élèvent : « Nommez-les ! – Je le nommerai quand il faudra », riposte l’impénétrable tribun, et cet anathème, d’autant plus effrayant qu’il est impersonnel, subjugue une fois de plus la Convention : l’injurieux considérant de Merlin est rapporté et la séance se termine « au milieu des plus vifs applaudissements[20] ».

De ce mot-là date la grande épouvante : il n’était pas douteux que l’Assemblée, désormais prostrée, livrerait à son dompteur ceux qu’il réclamerait. Que ne les désignait-il ? Il les aurait eus tout de suite. On ne vivait plus ; la hantise d’être réveillé la nuit par les porteurs d’ordres des Comités, conduit à la Conciergerie, jugé à midi, exécuté à quatre heures, sans avoir pu prononcer un mot, ni faire appel à un ami, atterrait les plus insouciants. C’était l’époque où, dans les familles, on imposait silence aux enfants pour guetter le pas des patrouilles dans la rue ; on restait immobile, jusqu’au moment où l’on entendait tomber le marteau d’une porte voisine ; chacun faisait sa conjecture, et quand s’éloignait la troupe, on disait : « C’est tout pour ce soir ! » Le jour, on allait, on s’agitait, pour tromper sa fièvre et échapper au cauchemar harcelant ; le nombre des spectacles s’était accru ; la vogue de certains théâtres, celle du Vaudeville entre autres, a commencé pendant ces temps affreux[21]. Pour les députés, c’était pis encore : beaucoup ne couchaient plus dans leur lit[22] ; ils venaient aux séances pour surveiller la tournure des événements ; mais, afin de ne pas attirer l’attention, changeaient souvent de place, croyant ainsi dépister les espions et ne se mettre mal avec personne. Les plus méfiants ne s’asseyaient jamais, restaient debout au pied de la tribune, prêts à se glisser furtivement, en cas de péril, hors de la salle. On vit un membre de la Convention qui, le front appuyé sur sa main, et croyant que « le dictateur » le regardait, changer vite de position, balbutiant, tout tremblant : « Il va se figurer que je pense à quelque chose[23] ! » Malgré l’épouvante qui les étreint tous, « il faut montrer une espèce de joie, si l’on ne veut s’exposer à périr ; il faut du moins prendre un air de contentement, un air ouvert… à peu près comme du temps de Néron[24] ». Certains, comme Mailhe, préfèrent ne point paraître et passent la journée en arpentant l’avenue de Neuilly ou les fourrés du Bois de Boulogne[25]. « Je parlais à quelques collègues de mes amis, écrit l’un d’eux, d’un projet personnel qui embrassait l’avenir d’un mois ; ils se moquèrent beaucoup de ma présomption de compter sur un mois de vie[26]… »

Les miniaturistes ne suffisaient plus aux commandes ; sachant qu’on allait mourir, on voulait au moins laisser aux siens son portrait[27], et l’on se faisait peindre, par prudence, en sans-culotte. Omer Granet, riche de 100.000 francs de rentes et futur maire de Marseille sous Napoléon, ne sortait qu’armé « d’un bâton noueux, gros comme le bras, et vêtu, à l’avenant, dans la forme la plus sans-culottide qu’on puisse imaginer » ; il s’intitulait « le factieux Granet » ; et le futur comte Thibaudeau, couvert d’une carmagnole en toile de matelas, « avait l’habitude, lorsqu’il parlait, d’appuyer ses deux mains sur les épaules du dit Granet, pour faire voir qu’il était encore plus « factieux » que son collègue[28] ». Le cordonnier Chalandon, membre du Comité révolutionnaire de la section de l’Homme armé, fournissait chaque jour une carafe d’orgeat au représentant Tallien, « pour le rassurer contre le poison dont celui-ci était menacé[29] », et il arriva même que, n’en pouvant plus d’angoisse, une douzaine de conventionnels se conjurèrent dans le but de poignarder au pied de la tribune le tyran Robespierre, dont le seul aspect les glaçait d’effroi. Aussi, malgré le désir de se raccrocher au moindre fétu d’espoir, haussait-on les épaules quand Vadier, toujours gouailleur, essayait de remonter ses collègues en leur glissant à l’oreille des réflexions goguenardes touchant le grand miracle qu’il s’apprêtait à opérer, grâce au concours de la Mère de Dieu. Ses clins d’yeux malicieux, ses airs entendus, ses moues satisfaites et rassurantes, ses allusions aux sept sceaux du Saint-Esprit et aux sept dons de la Nouvelle Ève n’intriguaient plus personne et ses demi-confidences n’étaient pas mieux prises au sérieux que les « soixante années de vertu » dont il faisait parade.

Depuis le jour où Héron et Sénar s’étaient introduits chez Catherine Théot pour mettre en arrestation la visionnaire et ses fidèles, Vadier n’avait cessé de donner tous ses soins à l’étrange affaire. Les limiers du Comité de sûreté générale étaient en quête d’éléments qui permissent de la présenter comme une grande conspiration politique et, en même temps, comme une caricature du culte instauré par Robespierre. Héron et Sénar dirigeaient les recherches : d’abord ils se transportèrent, en vue de perquisition, 6, rue des Postes, chez l’ex-chartreux dom Gerle qui, tiré de sa prison pour la circonstance, les attendait sous la garde de plusieurs sans-culottes. Tous ses papiers furent soigneusement visités ; sur ceux qui paraissaient suspects Héron l’invitait à fournir des éclaircissements : humiliante conjoncture pour un prêtre dévoyé qui ne peut avoir oublié le temps de foi lumineuse où il régnait sur une abbaye célèbre et que deux policiers ironiques et brutaux confrontent maintenant avec les témoignages écrits de ses dégradantes aberrations ; on l’invite à s’expliquer, entre autres, sur « un papier divisé en trois colonnes concernant l’établissement d’une divinité à Paris », divinité qui assure à ses croyants l’immortalité de l’âme et du corps. L’ex-moine, fort penaud, se borne à répondre « qu’il était bien loin de ces idées lorsqu’il fit ce recueil ». On lui met ensuite sous les yeux un billet à lui adressé, et ainsi libellé : « Ô Gerle, cher fils Gerle, chéri de Dieu, digne amour du Seigneur ; le ciel, en vous formant, fit la douceur même… C’est sur votre tête, sur ce front paisible que doit être posé le diadème… Vive à jamais le cher frère dans les cœurs de vos deux petites sœurs… Venez, cher frère bien-aimé, passer l’après-midi du mercredi sur les quatre heures et demie ; vos deux petites sœurs et amies vous attendent. » Puis un autre, de la même écriture : « Ô Gerle, Gerle, cher fils Gerle, vos deux petites sœurs vous engagent à venir demain, jour de décade, déjeuner avec elles sur les neuf heures et demie, pas plus tôt, ni plus tard. » Et un troisième où « ses deux colombes lui donnent rendez-vous au Luxembourg ». À la question du sarcastique Héron lui demandant quelles étaient ces deux colombes, Gerle, très gêné, expliqua que « ces tournures affectueuses n’expriment que la tendresse et l’estime » : ces deux jeunes femmes sont sœurs et habitent ensemble, rue Saint-Dominique-d’Enfer, no 7. L’une d’elles s’appelle Rose ; c’est la jolie fille que les agents du Comité ont entendu chanter chez Catherine Théot, et qu’on appelle la Colombe[30]. Il insiste sur ce que ces trois lettres « n’ont de rapports qu’avec des idées spirituelles », et le policier prend note des billets doux et des commentaires du moine qui pourront fournir à Vadier des effets comiques. Puis il en vient aux pièces plus importantes ; quel est cet écrit sur lequel on lit : « Il paraît un homme châtain, en chapeau rond à haute forme, en habit gris souris, gilet rayé, bas et culottes noirs, visage moyen ?… » L’inculpé proteste qu’il l’ignore : la citoyenne Godefroy, chez qui loge Catherine Théot, lui aura remis ce papier « pour le lire ou le communiquer » et Gerle l’a gardé dans sa poche, le jugeant sans importance. Et cet autre qui, en termes énigmatiques, fait allusion à la secousse qui terrifiera Paris le jour où, à l’instant d’un coup d’éclair, la terre changera, où tous les dévots de la mère Catherine, préservés de la mort, ressusciteront pour ne plus mourir ? À quoi Gerle répondit que, « n’ayant point de foi à des visions de cette nature, il n’attachait aucun intérêt à ces rêveries[31] ».

Héron arrive enfin au « gros morceau », à la pièce capitale, si grave et si inespérée qu’il n’en fera pas mention dans son rapport : il vient de découvrir un écrit de Robespierre parmi les papiers de dom Gerle ! C’est une attestation de civisme, une sorte de laissez-passer, tel que bien peu de gens peuvent se flatter d’en posséder un pareil : « Je certifie que Gerle, mon collègue à l’Assemblée constituante, a marché dans les vrais principes de la Révolution et m’a toujours paru, quoique prêtre, bon patriote… » Voilà qui permettra d’impliquer l’Incorruptible dans la ridicule affaire de Catherine Théot et de le présenter comme un adepte de la Nouvelle Ève. Au vrai, la chose était très simple : comme sa section lui refusait une carte de sûreté sans laquelle on ne pouvait circuler dans Paris, Gerle était allé trouver Robespierre, perdu de vue depuis les jours lointains de la Constituante ; il lui exposa son embarras et, sans hésiter, l’Incorruptible lui remit le talisman précieux qui, depuis lors, assurait la sécurité du ci-devant moine, et qui, entre les mains de Vadier, allait le perdre. Gerle avait essayé de revoir Robespierre, espérant obtenir de lui une place de commis dans quelque bureau ; il se rendit souvent « à son audience de midi », mais ne put l’aborder que deux fois, et toujours « en présence de son perruquier et d’autres personnes ». À l’ordinaire, Maximilien « n’était pas visible, quoique ses affidés montassent à sa chambre sans se faire annoncer[32] ». Sans doute Gerle fournit-il ces explications, très plausibles, à Héron, mais celui-ci n’en tint nul compte et les garda pour lui et pour son patron Vadier, ainsi que le compromettant autographe, se contentant seulement d’obtenir de dom Gerle les noms de tous ceux qui avaient figuré dans le taudis de la prophétesse ou le salon de la duchesse de Bourbon, à Petit-Bourg, dont l’ex-chartreux, en sa qualité de demi-fou, était l’hôte bien accueilli. Il dit tout ce qu’il savait : certain de n’avoir jamais conspiré contre la République, il ne pouvait se douter de l’usage qui serait fait de ses révélations, et dans les jours suivants, les espions du Comité mirent en arrestation une vingtaine d’illuminés, dont quelques personnages de marque. Il n’y avait pas à s’inquiéter de la duchesse de Bourbon, incarcérée depuis plus d’un an au Fort Saint-Jean, à Marseille, mais on coffra un vieux médecin de la maison d’Orléans, Quévremont de Lamotte, qui s’occupait de somnambulisme ; une soi-disant marquise de Chastenay chez qui l’on saisit « une médaille où l’on voyait d’un côté la Vierge et, de l’autre, un saint Michel, archange, terrassant Lucifer » ; Miroudot, évêque de Babylone, qui, pourtant, ayant, depuis longtemps, jeté la crosse et la mitre aux orties, avait, conjointement avec Talleyrand, donné l’investiture à l’évêque intrus Gobel[33] ; un ancien moine franciscain, nommé Voisin ; Gombault, trésorier de la première division de la gendarmerie, parce qu’il était logé dans l’hôtel de la duchesse de Bourbon au faubourg Saint-Honoré[34], et un sourd-muet, Boutelou, pour avoir gravé une petite estampe « dont la vue seule devait assurer la vie sauve à ceux qui la porteraient dans la journée du 10 août[35] ». On arrêta aussi le prophète Élie, celui-là même qui courait les faubourgs porteur « d’un manuscrit contenant le secret de se rendre invisible en massacrant un de ses semblables, et particulièrement les députés à la Convention[36] ».

Quel était ce prophète Élie ? Il est difficile de le démêler parmi la foule d’illuminés de toutes classes et de tous rangs englobés dans l’état-major de Catherine Théot, suivant le caprice des policiers. Peut-être doit-on identifier ce personnage avec un certain Pierre Guillaume Ducy, âgé de vingt-sept ans, étudiant en médecine, qui avait fondé chez lui, rue de la Tour, dans la section du Temple, une petite église assez semblable à celle de la rue Contrescarpe. À la fin de prairial, un habitant de Nanterre, nommé Aumont, se promenant au Mont-Valérien, remarqua trois individus dont l’allure lui parut suspecte : l’un d’eux tenait à la main un livre et, tout en marchant, faisait aux autres la lecture à haute voix ; deux femmes, dont l’une était fort jolie, s’étaient mêlées aux auditeurs. Aumont s’approcha du groupe de ces promeneurs et leur demanda pourquoi ils étaient là : « Nous aurons bientôt fini », répondit l’un d’eux. Il ne faut pas oublier que la loi du 22 prairial mettait au nombre des vertus civiques l’espionnage et la dénonciation. Aumont patienta quelque temps, puis, voyant que la lecture ne se terminait point, il arracha le volume des mains du lecteur et intima l’ordre à toute la bande de venir s’expliquer devant le Comité de surveillance de Nanterre. Les femmes s’esquivèrent ; mais les trois hommes suivirent docilement : soumission singulière qui donnerait à supposer qu’ils appartenaient à la secte placide des quakers. À Nanterre, ils déclinèrent leurs noms et qualités : l’un était Ducy et paraissait « très exalté » ; on tira de ses poches un cahier de notes incompréhensibles, un scapulaire, un livre de messe et deux crucifix. Ses compagnons se nommaient Molard et Pauthiez, celui-ci, domestique chez un ci-devant noble réfugié à Suresnes, était porteur « d’un chapelet de forme extraordinaire[37] » ; Molard se déclara mercier forain ; tous deux étaient sortis avec un de leurs amis, vieux frotteur, qu’une attaque du haut-mal avait terrassé en route ; ils avaient rencontré Ducy « allant à la découverte » et celui-ci, pour les égayer pendant la marche, leur lisait des passages de la Bible. Tout ceci parut louche et les trois promeneurs furent expédiés au Comité de sûreté générale qui ordonna une perquisition au domicile de Ducy. On y découvrit « une succursale de la rue Contrescarpe » : dans l’une des pièces de l’appartement, dont les vitres étaient « brouillées avec du blanc pour qu’on ne pût rien voir du dehors », étaient rangés un certain nombre de chaises et de tabourets entourant un siège plus élevé où devait prendre place l’officiant : beaucoup d’objets de dévotion et d’images pieuses, entre autres, dans une armoire, un Christ de cuivre enveloppé d’un mouchoir blanc et garni de fleurs. Une « souricière », tendue par les agents, leur permit de capturer nombre d’habitués des conciliabules nocturnes qui se tenaient chez Ducy ; celui-ci fut envoyé à Bicêtre ; les autres, – une quinzaine, dont le frotteur épileptique, un ingénieur à la fabrication des armes, un commissionnaire, un domestique de Vestris, danseur à l’Opéra, et même un menuisier qui travaillait dans la maison, – furent répartis dans les diverses prisons de Paris. Chez tous on confisqua des objets « propices au fanatisme » : Saint-Esprit en ivoire, châsses, bocaux contenant « des ci-devant Christ » et « divers sujets relatifs à la Passion » ; beaucoup de livres de prières ou de magie, tels que l’Enchiridion « au moyen duquel on voit le diable suivant les procédés envoyés d’Italie à Charlemagne » et les Clavicules de Salomon, ouvrage traduit de l’hébreu par le rabbin Aboguazar, dont Héron avait trouvé un exemplaire chez Catherine Théot et qui révélait, parmi bien d’autres folies, le moyen de préparer une épée invincible : « Prendre une épée toute neuve ; l’ayant lavée avec du vin dans lequel tu mettras un peu de sang de colombe tuée un lundi, à six heures du matin ; tu attendras jusqu’au mardi, même heure, que tu la prendras en ta main et diras ces mots avec beaucoup d’attention : « Ô Théos, agios, agios, agios, agios, agios, athanatos, alpha et oméga, les anges Cassiel, Sachiel, Samuël, Anaël, qu’ils me soient fidèles et obéissants… Tétragrammaton[38] » La superstition, a dit un philosophe, est la dernière foi des siècles incrédules.

Une autre arrestation livrera le 29 prairial, au Comité, un personnage d’un genre très différent, l’abbé Théot, neveu de la prophétesse et vicaire constitutionnel à Saint-Roch. C’est le type, – rare et peu séduisant, – de l’ecclésiastique révolutionnaire et qui, à ce titre, en prend à l’aise des obligations du sacerdoce. Mauvais prêtre dès avant 89, se voyant menacé d’une lettre de cachet, il a quitté la France et s’est engagé dans l’armée prussienne où il a servi pendant trois ans. « Déserteur des drapeaux d’un tyran », il est arrivé à Paris, en 1790, « pour se joindre à ses frères et renverser le despotisme ». L’un des premiers, il prête le serment, et l’évêque constitutionnel Gobel accueille cette brebis galeuse parmi son clergé : l’abbé Théot est nommé vicaire à « Nicolas du Chardonnet », puis « à Roch » ; ainsi désigne-t-il lui-même les paroisses auxquelles il est successivement attaché. Comme l’abstention des fidèles lui procure des loisirs, il est envoyé en mission dans le département des Hautes-Alpes et chargé d’évaluer les pertes causées par la guerre aux habitants de Briançon. Six mois d’absence ; il rentre à Paris le lendemain de la Fête de l’Être suprême, muni d’éloquents certificats de civisme, diplômes de Jacobins et autres attestations dont il se fait gloire, quand, plein d’espoir en l’avenir, il est cueilli au débotté par les commissaires de la section de la Montagne, qui l’arrêtent « au presbytère de Roch » même, où il a sa chambre « dans le colidor du cinquième étage, donnant sur la rue ». On ne trouve chez lui ni Christ, ni autres objets « propices au fanatisme », mais seulement une règle du jeu de boston que les commissaires confisquent comme grimoire suspect. À peine en prison, l’abbé adresse de longs factums au Comité de sûreté, exaltant les services par lui rendus à la cause du peuple et piétinant sa vieille folle de tante. C’est à « cette fille » qu’il doit tous ses malheurs ; alors qu’il « végétait dans les ténèbres de la superstition », les démêlés de cette démente avec l’archevêque de Paris ont arrêté sa carrière ecclésiastique, et voilà que, régénéré, il souffre encore des extravagances de cette femme bornée « qui a reçu de la nature toutes les dispositions nécessaires pour croire à toutes les sottises dont les vies des Catherine de Sienne et des Thérèse sont remplies ». Et l’abbé, le cœur gros d’amertume, signe laïquement citoyen Théot. On l’expédia à Bicêtre où il put méditer à loisir sur les inconvénients des parentés compromettantes[39].

Tels étaient les matériaux divers que Vadier s’apprêtait à mettre en œuvre, se gaudissant d’avance du coup de massue qu’il allait asséner à Robespierre et, par ricochet, à toutes les superstitions. Le thème, en effet, prêtait aux commentaires risibles ; un homme de talent et d’esprit l’eût développé en pittoresques tableaux ; mais Vadier n’était pas Voltaire, encore que, dans sa fatuité gasconne, il se flattât manifestement d’égaler en finesse et en légèreté de touche l’auteur de l’Essai sur les mœurs. D’ailleurs, il fallait être prudent et se garder une échappatoire dans le cas où le grand prêtre de l’Être suprême prendrait mal la plaisanterie. Résolu à lancer sa bombe le 27 prairial, Vadier, pour se ménager un bon public, avertit discrètement les camarades que ce serait gai. L’Assemblée, au jour dit, se préparait donc à rire, d’autant plus que Robespierre n’était pas là : comme il traversait, la veille, toujours sombre et l’oreille aux aguets, l’antichambre du Comité de salut public, il avait entendu Vilate disant dans un groupe : « Le Tribunal révolutionnaire s’égaiera demain à l’affaire de la Mère de Dieu. » Robespierre se tourna vers lui, l’air furieux : « Comment ? Êtes-vous sûr ? » Et, frémissant de colère, le visage en feu : « Des conspirations chimériques pour en cacher de réelles ! » ajouta-t-il ; et il passa. Ainsi prévenu, il décida de ne point paraître à la Convention, le 27, et céda le fauteuil à Bréard[40].

Cette séance fameuse débuta, comme toutes les autres, par une série de communications que bredouillèrent les secrétaires et que personne n’écoutait : « La société populaire de Rivesalte fait part qu’elle a célébré, dans le temple de Raison, une fête en l’honneur du général Dagobert… » Le « temple de la Raison  » ! On retardait à Rivesalte. « La société populaire de Stenay, Meuse, envoie à la Convention nationale les détails de la fête célébrée dans cette commune à l’occasion de l’inauguration d’un temple à la Raison… » L’Être suprême, décidément, n’avait pas dans les provinces beaucoup d’adorateurs. « Le citoyen Dange Menonval, artiste du théâtre de Rouen, fait hommage d’un drame intitulé : Le Crime et la vertu, ou Admiral et Geffroi. » « L’agent national du district de Neuville, Loiret, fait hommage à la Convention d’un hymne qu’il a composé il y a dix ans[41]… » Telles étaient les broutilles quotidiennes de la Correspondance, qui se perdaient dans le bruit des conversations. Enfin, Vadier parut à la tribune, et le silence s’établit aussitôt.

Rien qu’à voir la longue et sinistre figure du Vieil inquisiteur, – les sobriquets étaient de mode à la Convention, – dont on n’ignore ni les délassements galants en société de joyeux compagnons[42], ni la tendre cohabitation avec sa servante Jeanneton, on prévoit déjà qu’on ne sera pas déçu. Rien de plus désopilant qu’un amuseur à visage grave et, dès les premiers mots, le contraste entre le sérieux de l’orateur et son terrible accent gascon, ses jeux de physionomie, ses intentions parfois égrillardes, mettent en joie tous ses collègues. L’occasion de rire ne se rencontre pas souvent, et ils la saisissent avec un entrain quasi puéril. Car le rapport de Vadier ne mérite pas les bravos et les éclats de joie prolongés dont le souligne le Moniteur ; c’est un salmigondis sans plan, décousu, où tout s’entremêle comme en un kaléidoscope détraqué : le roi de Prusse, les tyrans de l’Angleterre, la Vendée, les prêtres, le génie de la Révolution, l’enfer, Danton, Necker, l’Anglais spéculant dans son comptoir sur les folies religieuses, la faction d’Orléans et la scélératesse de Pitt.

La seule drôlerie un peu marquante consiste à transformer le nom de Catherine Théot en celui de Théos, – Théos, en grec, signifie Dieu, – et à tirer de ce maquillage des développements symboliques. Qui lit aujourd’hui ce pathos dans son texte officiel n’y découvre rien d’applicable à Robespierre ; pas même une allusion au très authentique laissez-passer octroyé par lui à dom Gerle ; mais il faudrait savoir si ce texte n’a pas été expurgé avant d’être livré aux protes du Moniteur et l’on doit croire, d’ailleurs, que le discours de Vadier prenait toute son importance de certains enjolivements fantaisistes sournoisement mis en circulation avant la séance : ainsi parlait-on beaucoup, mais bien bas, d’une lettre trouvée par Héron dans la paillasse de la prophétesse et adressée par elle à Maximilien ; elle l’y qualifiait de « mon cher fils », « d’homme divin » et le traitait de sauveur du monde. Or cette lettre, que nul n’a jamais vue, paraît bien n’avoir existé que dans l’imagination de Vadier[43] ; mais cette drolatique insinuation permettait d’appliquer à Robespierre tous les traits mordants dirigés contre les dévots de la rue Contrescarpe : on laissait entendre qu’il comptait au nombre des initiés ; que le fauteuil laissé vacant, lorsque trônaient Gerle et la mère Catherine au milieu de leurs ouailles, lui était destiné ; on l’imaginait recevant les sept baisers fatidiques et comme les autres, s’attardant « à sucer voluptueusement le menton de la vieille folle ». Ainsi transposé, le rapport prend un double sens et devient véritablement cinglant. Allusion à Robespierre, qui n’a ni femme ni maîtresse, le couplet sur « l’abnégation des plaisirs temporels imposée aux élus de la Mère de Dieu » ; allusion à Robespierre encore, rêvant la destruction de tout ce qui ne l’adule pas, cette prophétie du grand coup d’éclair « qui doit réduire en poudre tous les mécréants de la terre et n’épargner que les adeptes de la mère Catherine, immortels comme elle ; chantant ses louanges, ils jouiront sans fin, au paradis terrestre qu’elle va rétablir, de l’éclat radieux de son antique virginité[44] ». Vadier concluait en proposant l’envoi au Tribunal révolutionnaire de la fille Théos, du médecin Quévremont-Lamotte, de dom Gerle et autres, avec ordre à l’accusateur public de rechercher et de poursuivre les complices de cette grande conspiration[45], ce qui fut décrété sans discussion. La Convention témoigna sa satisfaction en ordonnant l’impression du rapport, l’envoi aux armées, à toutes les communes de la République et la distribution de six exemplaires à chacun de ses membres. On n’avait pas fait plus pour le discours de Robespierre sur l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. Vadier exultait ; sa bouffonnerie allait coûter la tête à un nombre illimité d’innocents ; mais il venait de porter un coup au tyran et Robespierre était atteint.

Il semblerait en effet que cette sournoise attaque l’eût désarçonné : il n’avait pas assisté, on l’a dit, à la séance ; mais il alla le soir au Comité de salut public ; l’accusateur Fouquier-Tinville, à qui Vadier s’était hâté d’envoyer le décret rendu, pour que l’exécution ne traînât pas, y arriva, lui aussi, vers neuf heures, ainsi qu’il faisait chaque soir, sa fournée quotidienne expédiée. Il apportait les pièces de l’affaire Théot et venait prendre les ordres pour le lendemain. Dans l’antichambre, il rencontra Dumas, président de son tribunal ; le Comité tenait séance, et nul, d’après le règlement formel, ne devait le déranger dans ses travaux ; mais on faisait exception pour Dumas et pour Fouquier, acolytes indispensables. Ils pénétrèrent donc dans la salle des délibérations et l’accusateur public déposa les pièces sur le bureau. Robespierre s’en empara et se mit à les lire, ce que voyant, tous ses collègues, peu désireux de recevoir les premiers éclats de sa colère, s’esquivèrent l’un après l’autre, le laissant seul avec Dumas et Fouquier. Ayant feuilleté la liasse, Maximilien déclara l’affaire inepte et ordonna de n’y pas donner suite. Fouquier observa respectueusement que le décret lui imposait l’obligation de mettre en jugement les accusés ; Robespierre le fit taire et garda les papiers[46]. Fouquier courut au Comité de sûreté générale qui siégeait à l’autre extrémité du château des Tuileries ; on l’y attendait pour régler la mise en scène de l’exécution de la vieille Théot et de ses adeptes : ce fut une grande déception, quand on apprit qu’elle était contremandée. « Pourquoi ? – IL, IL, IL s’y oppose », fit-il du ton exaspéré d’un homme frustré d’une aubaine. Ce soir-là on déblatéra fort, au Comité de sûreté, contre l’Incorruptible : il soustrayait au bourreau les illuminés ; donc il était des leurs. Ceci sembla d’autant plus évident, que, le lendemain, sa clémence trouvait une occasion bien autrement plausible de s’affirmer ; ce jour-là, on jugeait « ses assassins », c’est-à-dire la petite Cécile Renault, qui, au début du mois, s’était présentée à la maison Duplay, dans l’espoir déçu d’être reçue par lui. Pour ce crime allaient mourir cinquante-quatre personnes, dont aucune, – si l’on excepte le père Renault, son fils et sa sœur, parfaitement innocents, du reste, – n’avait jamais eu la moindre relation avec Cécile. On leur avait adjoint Admiral, qui, à défaut de Robespierre, s’était rejeté sur Collot d’Herbois ; les autres, pris au hasard, faisaient nombre, servant à rendre plus imposant le châtiment de la « meurtrière ».

Ce procès fameux fut, en quelque sorte, l’inauguration des procédés de justice sommaire promulgués par la nouvelle loi : appel nominal des accusés ; puis cette question répétée cinquante-quatre fois : « Avez-vous connaissance de la conspiration ? » – Cinquante-quatre réponses négatives ; si l’un des inculpés essayait de discuter : « Citoyen président, je vous observe… – Tu n’as pas la parole ! À un autre ! » Nul interrogatoire, nulle audition de témoins, nulle plaidoirie. L’abattoir. Seul Admiral ne nia pas son projet d’assassinat ; mais il n’était là qu’en comparse[47] et disparaissait parmi « les assassins de Robespierre » au nombre desquels figuraient un Montmorency, les deux Sombreuil, un Rohan-Rochefort, un savant, un prêtre, une actrice, un musicien, madame de Sainte-Amaranthe, sa fille, son gendre et son fils, sans compter le comte de Fleury que l’acte d’accusation ne nommait même pas[48]. Tous furent condamnés à mort comme atteints et convaincus d’avoir pris part à la Conspiration de l’étranger : tel était le titre dont on décorait pompeusement cet amalgame ; mais pour que le public ne s’y trompât point et afin de bien marquer que ces misérables périssaient pour avoir trempé dans l’assassinat du grand homme, l’ordre vint du Comité de salut public de revêtir tous les condamnés du voile rouge des parricides. Qui joua ce mauvais tour à Robespierre[49] ? L’exaspération de sa vanité lui aurait-elle inspiré la maladresse de requérir ou simplement d’approuver une mesure assimilant ses victimes aux régicides d’autrefois, et que certains ont considérée comme une machination de ses ennemis ? Il lui était cependant bien facile de la déjouer : puisqu’il s’arrogeait le droit de grâce pour Catherine Théot et ses affiliés, que ne protestait-il contre l’hécatombe de ses prétendus assassins ? Quoi qu’il en soit, l’effet fut pour lui désastreux. Il fallut suspendre le départ des condamnés pour confectionner en hâte, au moyen de sacs, leur livrée de mort[50] et quand le long cortège de charrettes, escorté de gendarmes et de canonniers, se mit en route par les rues vers la barrière de Vincennes où était dressé l’échafaud, les gens le regardaient passer dans un silence consterné. Tant de victimes pour un seul homme ! Et quelles victimes : un vieillard de soixante-quinze ans[51], un adolescent de dix-sept ans[52], une jeune femme de dix-neuf ans[53], une petite ouvrière de dix-huit ans[54], et l’héroïne de l’affreux drame, Cécile Renault, qui n’avait pas vingt ans… « Le lambeau d’étoffe rouge qui drapait leurs épaules faisait ressortir l’éclat de leur teint » et la jeunesse de leurs traits ; la foule immense qui se pressait sur leur passage les contemplait avec stupeur. Elles parurent si belles que peu après, toutes les élégantes portaient des châles rouges[55].

Le bon sens du peuple parisien discerne pour la première fois une disproportion répugnante entre l’insignifiance du délit et l’effroyable magnificence du châtiment ; loin d’en être grandi, Robespierre paraît diminué. Aux yeux de ses collègues qui le voient journellement et de près, son prestige factice s’émiette depuis longtemps déjà. Lui-même est trop bilieux, trop attentif, pour ne pas s’en rendre compte : il peut supputer le nombre d’ennemis qu’il a dans la Convention par le succès de l’insolent rapport de Vadier sur la Mère de Dieu : ils se sont là démasqués en masse. Au Comité de salut public, c’est pis encore : si l’on excepte Saint-Just, la plupart du temps éloigné de Paris, et l’infirme Couthon, qui ne vient jamais aux séances du soir, Robespierre n’a pour lui personne : il est méprisé de Carnot qui le juge « ridicule » et le tient à distance ; Billaud-Varenne, « orateur puissant », Collot d’Herbois, cabotin plein d’emphase, flairent en lui un dictateur et sa prudence de chat redoute leurs brutalités. Il jalouse Barère, trop séduisant, trop fin, trop madré, trop « bon enfant », qui le flatte et le trompe. Le laborieux Prieur, l’honnête Lindet le dédaignent et les délibérations sont venimeuses entre ces six hommes qui se surveillent, se guettent, s’invectivent et, pour un rien, se menacent de l’échafaud[56]. Un jour, la discussion a été si vive que Robespierre, épuisé, s’est évanoui[57] ; et, le 23 prairial, sur une virulente sortie de Billaud qui reproche à Robespierre d’avoir pris l’initiative de la terrible loi du 22 sans la soumettre, suivant l’usage, au Comité, les cris échangés sont tels que les promeneurs commencent à s’attrouper sur la terrasse des Tuileries. Il fallut fermer les fenêtres et baisser le ton.

Dans la masse de documents, de mémoires, de récits, de pamphlets et de justifications que nous ont léguée les survivants de cette époque tragique, pas une page ne renseigne nettement sur la topographie du Comité de salut public ; pas un contemporain ne s’est attardé à décrire cet appartement où, durant près de trois ans, a bouillonné la Révolution. Ceux qui venaient là, en habitués ou en passants, étaient trop absorbés, trop fiévreux, trop émus, pour prêter attention au décor de cet endroit redoutable dont nulle pierre ne subsiste aujourd’hui. Le Comité de salut public s’était installé, dès le printemps de 1793, aux Tuileries, dans les pièces naguère occupées par la reine Marie-Antoinette. On y parvenait par un grand escalier de pierre, prenant naissance sous un large porche accessible aux voitures et qui s’ouvrait, du côté du Carrousel, par deux arcades, à l’angle formé par le corps principal du Château et la galerie du bord de l’eau. Cet escalier, montant jusqu’aux combles[58] desservait les grands appartements du rez-de-chaussée et du premier étage.

Le Comité de salut public s’établit au rez-de-chaussée, jadis habité par Louis XIV, dont la magnificence y avait laissé des traces. Du premier palier de l’escalier, élevé d’une quinzaine de marches au-dessus du sol, on entrait d’abord dans une vaste antichambre à deux fenêtres, dont le plafond, peint par Nicolas Mignard[59], représentait Apollon faisant accueil à Minerve, suivie des quatre parties du monde. On trouvait ensuite un second salon qui, au temps de Marie-Antoinette, avait été le billard ; puis venaient le salon de compagnie et la chambre de la Reine ; quatre colonnes encadraient l’emplacement du lit, formant alcôve ; on a dit que ces colonnes étaient creuses et « propres à cacher chacune une personne[60] ». Au plafond planait la Nuit dans un manteau parsemé d’étoiles et portant en ses bras deux enfants figurant les songes[61]. À la suite était le cabinet de toilette de la Reine. Ces cinq salles prenaient vue sur le jardin par de hautes fenêtres cintrées ; des fenêtres rectangulaires éclairaient les trois pièces suivantes : le cabinet « où l’on serrait le linge du Roi », la serrurerie de Louis XVI[62] et son cabinet de repos[63]. Un long couloir sans jour séparait l’appartement de la Reine de celui du Dauphin, donnant sur la cour du château, et de ce couloir montaient d’étroits escaliers communiquant naguère avec les pièces occupées par Louis XVI au premier étage.

Le Comité de salut public, en prenant possession du rez-de-chaussée de la Reine, le 7 avril 1793 au matin[64], s’y campa tant bien que mal. Les ouvriers travaillaient encore à l’installation de la Convention, qui ne put siéger aux Tuileries qu’un mois plus tard. La pièce « à colonnes », c’est-à-dire l’ancienne chambre à coucher de Marie-Antoinette, fut choisie comme salle de délibérations. On se procura une table et des chaises ; mais quand, en juillet, Robespierre entra au Comité, tout de suite, il disciplina ses collègues et rédigea un règlement autoritaire, dont la minute autographe est restée aux archives : « Il faut que chaque membre ait une table particulière, et qu’il soit entouré de secrétaires et d’agents dignes de sa confiance ; il faut que chaque membre ait un emplacement séparé où il puisse travailler, et toutes les conditions physiques pour agir… ; il faut que le Comité soit fermé et inaccessible, sauf les cas très extraordinaires, et qu’il ait des agents pour maintenir cette partie de sa police ; que le Comité ne délibère jamais en présence d’aucun étranger », etc.[65] Grand branle-bas ! Sous l’impulsion de ce maître, le Comité prit une extension inattendue : bientôt il débordera sur les anciens appartements du Dauphin, d’où sera expulsé le Comité colonial, puis sur les entresols, puis sur les appartements du Roi, puis sur le pavillon de Flore[66], et même sur les hôtels du Carrousel. Le nombre de ses secrétaires, de ses employés, de ses agents, de ses courriers, augmentait journellement ; il fallait chauffer, éclairer et meubler tout cela : les injonctions comminatoires pleuvaient sur l’administration du garde-meuble qui, pour satisfaire aux ordres de toute urgence, puisait dans ses magasins, dans les palais de la ci-devant liste civile, dans les maisons des riches émigrés[67]. Une note des objets fournis donnera l’idée de ce qu’était, dès le début, cette formidable usine de révolution : 12 lits de veille garnis, 24 couchettes garnies, 50 paires de draps, 24 douzaines de serviettes communes, 600 paires de flambeaux, 1.000 chaises, tant garnies qu’en paille, 300 tables et bureaux divers, 50 flambeaux à garde-vue, 100 petites tables à écrire, 50 secrétaires en noyer, etc., etc.[68] Et si l’on ne peut imaginer qu’à l’aide d’inventaires l’aspect de cette fournaise jour et nuit attisée, du moins ces froids documents permettent-ils de reconstituer, à peu près, la disposition de ce lieu fameux, et de glaner quelques détails qui ne sont pas sans valeur.

Il est bien gardé : un poste au perron qui donne sur la cour, un autre sous la galerie du côté du jardin, des canonniers dans les antichambres. Très sobrement meublées ces salles où pénètrent les solliciteurs, et où le va-et-vient est incessant : rideaux en toile de coton, banquettes couvertes de moquette gaufrée, jaune ou à rayures safran et cramoisi[69]. L’ancien billard de la Reine est devenu le premier secrétariat, le salon de compagnie est le deuxième secrétariat ; il sert à recevoir les citoyens venus pour parler aux membres du Comité ; ici encore, rideaux de toile et banquettes : l’austérité républicaine. La salle à colonnes, où siège le Comité, est déjà plus élégante. Outre qu’elle a conservé ses boiseries délicates, on l’a meublée de vingt-quatre chaises à dossier cintré, pieds cannelés, peintes en blanc, garnies de velours d’Utrecht bleu et blanc, et de douze chaises de paille « à la capucine ». Du beau plafond de Nicolas Mignard pend un lustre en cuivre doré et cristal de Bohême à six lumières ; et, au-dessous est placée une grande table en acajou, dont les sabots et les chapiteaux sont de bronze doré ; agrandie « de toutes ses allonges », c’est sans doute celle autour de laquelle prennent place les membres du Comité, quand ils se réunissent à leurs collègues de la Sûreté générale. On trouve encore, pour les pièces suivantes, un coffre-fort réclamé par Carnot et Prieur[70], pour y serrer probablement les états de l’armée et des mouvements de troupes ; des chaises en acajou, dossier en lyre, assise de maroquin jaune ; d’autres à dossier en gerbe, couvertes de velours de soie cramoisi. Mais c’est pour leurs appartements particuliers que les membres du Comité se sont montrés le plus exigeants. On rencontre, dans les cartons du garde-meuble[71], un inventaire détaillé et descriptif des meubles de luxe fournis au Comité de salut public, et la liste s’allonge des beaux lustres, des bureaux somptueux en marqueterie, des bronzes, des glaces, des tapis précieux, des rideaux de gros de Tours ou de taffetas, non destinés, c’est certain, aux employés, et encore moins aux salles dont le public a l’accès. Du cabinet de Robespierre on ne sait rien, sinon « qu’il était établi dans un local séparé, et que nul n’y mettait les pieds » ; il pouvait s’y rendre « sans rencontrer personne », et, les jours fréquents où son humeur n’était pas liante, « il affectait de traverser la salle du Comité après la levée de la séance[72] ». Sur l’intérieur de Billaud-Varenne on est mieux renseigné : le farouche démocrate dispose d’un « grand bureau en bois de rose, façon Boule, de six pieds de long, figures et encadrements de bronze, sabots, etc., le tout d’or moulu… ; d’un autre bureau d’acajou garni de bronzes dorés, d’un tapis de moquette bleue et blanche et d’un lit »…

Ah ! ces lits ! Leur description est éloquente : sept au moins des membres du Comité se sont installés à demeure dans le palais des rois, car c’est le nombre que fournit le garde-meuble de lits complets, « à quatre colonnes, garnis de leurs étoffes en damas cramoisi, bordées d’un galon de soie », ou « en fleuret rayé vert et blanc », avec « un sommier toile et crin, deux matelas de laine et futaine, traversin, lit de plume, deux couvertures de laine blanche », etc.[73] Le lit de Saint-Just, – qui, dans son projet d’Institutions civiles et morales pour l’éducation des jeunes citoyens, décrétait : « Ils couchent sur des nattes et dorment huit heures[74] », – le lit de Saint-Just devait être particulièrement élégant et douillet : est-ce pour celui-là qu’on réclamait, en nivôse, des draps fins, dit « draps de seigneurs[75] » ? Il ne couchait pas sur des nattes, lui, car on voit Barère s’adressant au ministre de l’Intérieur pour avoir un « lit pareil à celui du citoyen Saint-Just », et le conservateur du garde-meuble reçoit l’ordre de mettre tout en œuvre pour le satisfaire[76].

Du reste, si les autres Comités sont un peu négligés, au point que celui des Pétitions et de la Correspondance s’offusque du papier de tenture qui tapisse son local, et dont les fleurs de lys et le mot roi indéfiniment répété « offensent ses regards[77] », celui de Salut public ne se refuse rien. Ses remises et ses écuries[78] sont bien pourvues : une voiture à quatre places[79], « pour les différentes courses qu’il est dans le cas de faire, et dont il se sert journellement » ; une berline avec un attelage suffisant, sept chevaux de selle[80] de bonne qualité, plus « deux chevaux attribués au paralytique Couthon[81] ». La présence de cette cavalerie rend vraisemblable le bruit qui courut alors de leçons d’équitation prises en grand mystère par Robespierre, au parc Monceau, et dont le résultat ne fut pas encourageant. Saint-Just, on le sait par un rapport de police[82], était devenu cavalier et chevauchait quotidiennement au bois de Boulogne.

Cette brève incursion dans l’intimité du Comité de salut public aidera peut-être à comprendre certains épisodes mal connus ou volontairement tenus dans l’ombre par les contemporains. Les membres des Comités de gouvernement prenaient grand soin de tenir secrètes leurs dissensions : chaque fois que l’un d’eux parlait à la Convention, il vantait le touchant accord des délibérations et la parfaite union entre le Comité de salut public et celui de sûreté générale. Ils gagnaient à cette comédie la prorogation mensuelle et, par suite, la pérennité de leur importance. Il n’y avait plus pourtant à s’illusionner ; la rupture était imminente, et les rares qui n’avaient pas perdu tout sang-froid en diagnostiquaient déjà les symptômes.

Au nombre de ceux-ci fut Payan, l’un des plus chauds robespierristes : ancien officier d’artillerie, démissionnaire en 1790, nommé, en 1793, administrateur du département de la Drôme et envoyé, à ce titre, en mission à Paris, il plut à Robespierre qui lui donna la succession de Chaumette et le fit agent national de la Commune. De famille honorable et aisée, de belle tenue, intelligent et actif, Payan, aveuglé par son culte pour Maximilien, s’efforçait de surpasser celui-ci en jacobinisme. Il avait, en germinal, interdit la représentation du Timoléon de Chénier, cette tragédie mettant en scène « des rois honnêtes et des républicains modérés ». « Belle leçon à présenter au peuple ! écrivait-il, indigné, beaux exemples à lui donner[83] ! » Or, dans les premiers jours de messidor, Payan adressait à Robespierre une lettre confidentielle, le conjurant de ne point traiter à la légère l’affaire de la Mère de Dieu. Il lui signale l’hostilité évidente de Vadier et de tout le Comité de sûreté générale, qui, « soit jalousie, soit petitesse des hommes qui le composent, a voulu dévoiler une conspiration, mais n’a fait qu’une comédie ridicule et funeste à la patrie. Quelque jour peut-être, ajoutait-il, découvrirons-nous que ce rapport est le fait d’une intrigue contre-révolutionnaire ». Mais encore « doit-on sonder le précipice qu’il faut combler, et non s’en éloigner avec un respect craintif qui deviendrait fatal à la patrie ». Et il exhorte l’Incorruptible de riposter à la facétie de Vadier par un rapport intéressant, un rapport décisif où tous les conspirateurs seront démasqués et qui apprendra à la France « qu’une mort infâme attend ceux qui ne se rallieront pas au gouvernement révolutionnaire ». Se débarrasser au plus vite de toute opposition avérée ou latente, voilà le remède : « Vous ne pouvez choisir de circonstances plus favorables pour frapper : Travaillez en grand[84] ! »

Le conseil était plus opportun qu’anodin, et Robespierre le jugeait si efficace, qu’il l’avait devancé déjà en demandant au Comité de salut public les têtes d’un certain nombre de conventionnels, celles de Tallien, de Bourdon de l’Oise, de Fouché, de Dubois-Crancé et « quelques autres ». Sa requête fut éludée ; le lendemain il insista ; mais Billaud-Varenne, au nom des autres, refusa net. Ulcéré, Robespierre sort ; il boude. Il boude ses collègues, comme jadis au temps de Louis-le-Grand, il boudait ses condisciples, comme il a boudé l’Académie d’Arras et ses confrères du Conseil d’Artois : « Sauvez la patrie sans moi », crie-t-il[85].

Il quitte le Comité, sans pourtant démissionner, car la crânerie n’est pas son genre ; sa ténacité demeure évasive et oblique ; il se confinera désormais au second étage des Tuileries[86], à ce bureau de police créé, en principe, pour surveiller les fonctionnaires, mais dont il a étendu les attributions, empiétant ainsi sur celles du Comité de sûreté générale. Saint-Just dirige ce bureau ; mais Saint-Just est en mission, et Robespierre ne dédaigne pas de le suppléer. D’abord, le travail lui plaît : aidé par les commissions populaires qui lui dressent des listes de suspects, il compulse, annote, confère avec l’agent national Payan et avec le maire de Paris, Lescot-Fleuriot, deux hommes tout à lui. Il reçoit Dumas, le président du Tribunal révolutionnaire, et l’accusateur public, Fouquier-Tinville ; tous sont empressés à lui plaire et ne le contredisent jamais. Un gendarme veille en permanence à la porte de son cabinet[87]. Les membres du Comité, qui ne le voient plus, savent « qu’il vit là-haut avec les membres du Tribunal[88] », et Carnot, auquel cette besogne répugne, déclare « qu’il ne signera plus aucune pièce émanée de ce Sanhédrin[89] », où personne ne se hasarde.

À cinq heures, quand ses collègues ont levé leur séance, Robespierre descend, traverse la salle du Comité, où il donne quelques signatures, affectant de ne s’absenter réellement que des délibérations communes[90]. Il se ménage ainsi une échappatoire dans le cas où les autres mettraient à profit son absence pour se débarrasser de lui, car tout membre d’un Comité qui, sans excuse valabe, se dispense de paraître durant trois jours, peut être remplacé d’office[91]. Robespierre se montra, cependant, deux fois au moins, à des séances plénières, c’est-à-dire à celles qui réunissaient le Comité de salut public au Comité de sûreté générale.

Quel regret qu’aucun des témoins survivants n’ait pensé ou consenti à tracer pour la postérité un récit sans partialité de ces assemblées pour toujours fermées à l’histoire ! On a seulement, pour les évoquer, les pamphlets ou les mémoires de gens qui n’y assistaient pas, ou les justifications et les plaidoiries de ceux qui en faisaient partie, des relations de seconde main souvent inspirées par la rancune ou l’apologie. Robert Lindet, Carnot, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère, Prieur, David, Vadier, Amar et d’autres devaient pourtant savoir que, eux disparus, nul ne pourrait nous léguer le procès-verbal vécu de ces scènes mémorables, dont notre imagination curieuse se fait un tableau si terrible et si grand. N’avaient-elles donc point à leurs yeux la même grandeur ? N’en gardaient-ils qu’un souvenir banal et mesquin ? Éprouvaient-ils une honte à nous dire le « j’étais là, telle chose m’advint », devant lequel pâlissent toutes les méthodes historiques et s’effacent les compilations les plus savantes ? À défaut de ces témoignages irrécusables, il faut se satisfaire de versions moins autorisées ; celle du conventionnel Baudot, par exemple, qui nous montre Robespierre et Saint-Just se présentant un soir au Comité : ils ont attendu l’heure tardive, « l’heure sépulcrale », parce qu’ils savent que « les grands coups doivent se porter dans les ténèbres ». Tout de suite Robespierre attaque audacieusement Carnot, lui reprochant la maladresse de ses plans de campagne, et osant dire que l’organisateur de la victoire est d’accord avec les ennemis de la République. Le grand Carnot, contenant sa révolte, couvre des mains son visage, et l’on voit des larmes de rage qui coulent entre ses doigts[92]. – Empruntant ensuite à Barras[93], on voit maintenant Robespierre, revenant aux têtes qu’il exige : sa liste s’est augmentée ; il la donne ; la lecture est écoutée froidement ; le Comité se refuse à « entamer » l’Assemblée. Robespierre se lève et va pour sortir : en ouvrant la porte, il voit, dans l’antichambre, un grand nombre de citoyens, parmi lesquels plusieurs députés, de ceux, peut-être, dont il veut la mort. Saisi, il recule, se retourne vers ses collègues, encore assis autour de la grande table, et crie, pour qu’on l’entende : « Vous voulez décimer la Convention, je n’y donnerai pas mon adhésion ! » Collot d’Herbois bondit de sa chaise, indigné d’une telle hypocrisie ; il court à Robespierre, l’empoigne brutalement par son habit, le tire à lui pour le faire rentrer, gueulant à toute voix aux gens de l’antichambre : « Robespierre est un infâme, un tartufe ! Il nous impute ce dont il est coupable. Nous aimons tous nos collègues ; c’est cet homme-là qui veut les égorger tous. » Il tient son ennemi au collet, le secoue : on les sépare et, parmi la foule épouvantée, Robespierre s’esquive. «  Il tremblait en marchant, ajoute Barras, qui l’accompagna un bout de chemin ; il me regardait avec des yeux incertains qui paraissaient à la fois me remercier de l’avoir sauvé, et, en même temps, me reprochaient l’état d’humiliation où je l’avais vu… »

Dans les Mémoires de Barère, – un témoin, celui-là, mais partial, et pour cause, – c’est, un autre jour, les deux Comités étant réunis, Maximilien qui réclame, obstiné, « l’établissement de quatre Tribunaux révolutionnaires[94] ». On le laisse parler, puis quelqu’un demande si personne n’a d’autre proposition à présenter. Saint-Just prend la parole : il trace de la situation un tableau sinistre : le mal est à son comble ; le seul moyen de salut est la concentration des pouvoirs, l’unité des mesures de gouvernement… On l’invite à préciser le but de ces récriminations. Alors, avec ce flegme arrogant qui est sa manière, il propose de nommer un dictateur, un homme qui bénéficie de la confiance du peuple, un citoyen vertueux et incorruptible. « Cet homme, conclut-il, c’est Robespierre ; lui seul peut sauver l’État. Je demande qu’il soit investi du pouvoir suprême et que les deux Comités en fassent dès demain la proposition à la Convention. » On proteste, on ricane… Ici intervient la relation d’un autre témoin, anonyme celui-ci, mais qui paraît avoir bien vu[95]. « Pendant l’allocution de Saint-Just, dit-il, Robespierre s’était promené autour de la table, gonflant ses joues, soufflant avec saccades : tout annonçait l’agitation de son âme. Il feignait une grande surprise : « Qui t’a inspiré cette proposition, Saint-Just ? Une dictature est nécessaire à la France ; je le pense comme toi ; mais il y a, dans la Convention, beaucoup de membres qui méritent plus que moi d’attirer les suffrages… » Couthon, de son ton doucereux, appuya la motion de Saint-Just. Le Comité n’accorda qu’une attention dédaigneuse à cette singulière ouverture. Saint-Just prenait des notes sur les paroles de chacun des opinants. » Les dictateurs, honteux et dépités, se virent éconduits, et la liste que Robespierre promenait depuis près d’un mois et sur laquelle il consignait les têtes à couper, s’allongea probablement ce jour-là de quelques noms.

Dictateur ! Qu’il rêve le pouvoir, c’est possible, c’est probable, même : sa haute opinion de lui-même le persuade que l’état lamentable du pays n’est dû qu’à l’incurie, qu’à l’incapacité, à la corruption des gens qui le gênent et le paralysent : s’il était le seul maître, la France serait un paradis. Rousseau, dont il est le disciple, n’a-t-il pas écrit, d’ailleurs, dans le Contrat social : « Si le péril est tel que l’appareil des lois soit un obstacle à s’en garantir, alors on nomme un chef suprême qui fasse taire les lois et suspende un moment leur autorité souveraine » ? Robespierre a médité cette maxime, car, dans les papiers que, plus tard, on trouvera chez lui, se rencontrera une note essentielle de son écriture et qui débute ainsi : « Il faut une volonté une. » Telle était, après trois ans d’expérience, l’opinion du plus fameux démocrate qui fut jamais ! Et Saint-Just, avec lequel il est en parfaite communauté d’idées et de projets, inscrit, dans ses apocalyptiques Institutions, ce précepte : « Il faut, dans toute révolution, un dictateur pour sauver l’État par la force, ou des censeurs pour le sauver par la vertu[96]. » Mais si Robespierre ambitionne la dictature, qu’il propose à ses ennemis de la lui décerner et de se mettre entre ses mains, voilà qui dénoterait une naïveté déconcertante. Quel espoir de rallier à ce projet fou Carnot qu’il vient d’insulter, Collot qui l’a pris à la gorge, Vadier qui ne lui pardonne pas de l’avoir frustré de « sa fournée », – la belle fournée où il comptait offrir aux badauds parisiens le spectacle de la Mère de Dieu, mourant sur l’échafaud, avec un ancien moine, protégé par Robespierre, et toutes les ouailles auxquelles elle a promis l’immortalité corporelle ? Et si Robespierre se pose en candidat à la dictature, comment n’est-il pas immédiatement arrêté ? Tous les jours on emprisonne des gens pour un crime moindre : les états des Commissions populaires mentionnent des motifs de suspicion : on en rirait, si la guillotine n’était pas au bout : « Égoïste. » – « A gardé chez lui des tasses à l’effigie de Necker et du tyran. » – « Ne croit pas aux bienfaits de la Révolution. » – « Ne fréquente que des gens comme il faut[97]. » Et pour avoir voulu la dictature, reniement de tout l’effort accompli depuis trois ans, Robespierre ne serait pas inquiété ! Est-ce vraisemblable ? Il serait donc au-dessus des lois ? Pourtant ces hommes devant lesquels il se démasque imprudemment, ils l’ont toisé, depuis tant de mois qu’ils vivent avec lui ; ils savent ses petitesses, sa jalousie, son insociabilité, son esprit brouillon et soupçonneux ; et ils le déclarent inattaquable ! À force de l’exalter pour s’épauler de sa grandeur factice, ils l’ont juché si haut qu’il leur échappe ; mais, sur le piédestal qu’ils lui ont inconsidérément élevé, il n’est plus, comme disent les dessinateurs, « à l’échelle » ; il y fait figure mesquine et leur réapparaît dans sa gaucherie première. Un penseur a dit : « Il ne faut pas toucher aux idoles ; la dorure en reste aux mains. » Or l’idole de la Révolution, complètement dédorée, maintenant hors d’atteinte, dirige sur ses renégats la foudre dont ils l’ont armée.

Au Club des Jacobins, rempli de ses fidèles, il sonne le tocsin d’alarme. Là, il est chez lui : la famille Duplay y a une tribune réservée, comme jadis la famille royale avait sa loge aux spectacles[98]. Il se pose en victime ; il menace, sûr de vaincre : « Le crime conjure dans l’ombre la ruine de la liberté !… Une multitude de fripons et d’agents de l’étranger ourdit dans le silence une conspiration de calomnies et de persécutions contre les gens de bien… On s’efforce de jeter sur les défenseurs de la République un vernis d’injustice et de cruauté… Tels patriotes qui veulent venger la liberté et l’affermir sont sans cesse arrêtés dans leurs opérations par les calomnies qui les présentent aux yeux du peuple comme des hommes redoutables et dangereux[99]. » – Le crime, les fripons, les agents de l’étranger, les calomniateurs, ce sont les Comités et la Convention… Les gens de bien, les défenseurs de la liberté, les patriotes, c’est lui. Car il n’a qu’une note et ne parle, – toujours par insinuations, – que pour entreprendre son propre éloge et maudire ceux qui ne l’admirent pas. Il ne les nomme jamais : ses anathèmes aspergent plus d’ennemis en restant impersonnels. « À Londres, on me dénonce comme un dictateur ; ces calomnies sont répétées à Paris ; vous frémiriez, si je vous disais en quel lieu ! » Ceci vise le Comité de salut public dont les dissensions, soupçonnées à la Convention, demeurent ignorées du gros public. Mais Robespierre ne ménage plus rien : « Que direz-vous, si je vous apprends que ces atrocités n’ont pas semblé révoltantes à des hommes revêtus d’un caractère sacré ; que, parmi nos collègues eux-mêmes, il s’en est trouvé qui les ont colportées ! » Par bonheur, l’Être suprême veille sur lui : « La Providence a bien voulu m’arracher des mains des assassins », – la pauvre petite Cécile Renault, – « pour m’engager à employer utilement les moments qui me restent encore… » Et, pour mieux jeter l’alarme, il insinue que les méchants méditent de l’exclure du Comité : « Si l’on me forçait à renoncer à une partie des fonctions dont je suis chargé, il me resterait encore ma qualité de représentant du peuple, et je ferais une guerre à mort aux tyrans et aux conspirateurs[100]. »

Que de telles paroles pussent être prononcées ; qu’un membre du gouvernement osât ainsi prêcher la révolte et le fît impunément, voilà qui permet de discerner de quel côté soufflait la Terreur. Robespierre, d’après un paradoxe actuellement en cours, succomba pour avoir tenté d’abattre l’échafaud. C’est sa clémence qui l’aurait perdu. Or, jusqu’à son dernier jour, qui est proche, il ne cessera de préconiser et de perfectionner la bienfaisante institution du Tribunal révolutionnaire, peuplé de ses créatures ; il le surveille et le dirige. Depuis qu’il s’est éloigné du Comité et qu’il donne tous ses soins au bureau de police, les hécatombes ont décuplé ; en ce mois de messidor, aidé par son compatriote Hermann, qu’il a fait commissaire des administrations civiles, police et tribunaux, il s’occupe de vider les prisons, et Fouquier se voit obligé de refuser l’ouvrage[101]. Pourtant Robespierre n’est pas féroce à la façon des Carrier et des Le Bon : il a horreur du sang ; son impressionnabilité nerveuse l’éloigne de tout spectacle tragique : on ne l’a vu ni au 10 août, ni en septembre ; il est douteux que, comme tant d’autres, il soit allé, même une fois, jusqu’à la place voisine de sa demeure pour y voir une exécution. On raconte que, le jour où devait tomber la tête de Louis XVI, il recommanda à Duplay de fermer la porte de la maison : Éléonore Duplay s’informant du motif de cette précaution : « Ah ! dit-il, c’est qu’il passe aujourd’hui devant la maison de votre père quelque chose que vous ne devez point voir[102]. » Ces contradictions étonnent, et on en profite pour décharger de certains crimes sa mémoire qui sera toujours controversée. Il est manifeste que, s’il l’avait voulu, il pouvait mettre fin à la Terreur : dans les Souvenirs d’un contemporain bien placé pour savoir, se trouve un mot impressionnant : « Si Robespierre demande du sang, le sang sera versé ; s’il n’en demande pas, personne n’osera en demander[103]. » Or il en demandait, il en demandait à flots : non point par goût, mais par politique : la guillotine était son arme, son argument ; et il pourrait bien se faire que, par sa loi du 22 prairial, par ses commissions populaires, par son action au bureau de police, par ses conspirations des prisons, qui stimulèrent si épouvantablement l’activité du Tribunal, Robespierre cherchât à discréditer ses ennemis des Comités auxquels, ignorant des rouages, le public écœuré attribuerait cette recrudescence d’assassinats.

Le 11 messidor, le Comité marque un point : la victoire de Fleurus est annoncée ce jour-là ; le sol français est délivré et nos soldats touchent aux portes de Gand. La Convention trépigne d’enthousiasme : le peuple de Paris est ivre d’allégresse. C’est un échec pour Robespierre. Il n’aime pas les militaires ; ceux-là aussi, il les jalouse ; il envie leur prestige dont il a méfiance parce qu’il nuit au sien. Il a essayé de les égaler ; sans succès. Cambon, entrant un jour dans la salle où travaillait Carnot, n’y trouva que Maximilien, « environné de cartes et de mémoires militaires » ; le front dans les mains, il cherchait à s’initier aux mystères de la tactique : « Je n’y comprendrai jamais rien », gémit-il d’un accent dépité. Une autre fois, il dit à Carnot, d’un ton plus voisin de l’aigreur que de l’humilité : « Tu es bien heureux ! Que ne donnerais-je pour être militaire[104] ! » L’emphase de Barère, chargé de commenter à la tribune les rapports des armées, l’exaspérait : il aurait souhaité moins d’éclat ; les bonnes nouvelles le réjouissaient peu : il lui échappa de dire à Carnot : « Je vous attends à la première défaite[105]. » La grande victoire de Fleurus lui portait, d’ailleurs, un coup direct : à quoi bon maintenant tant d’échafauds, puisque les ennemis sont battus ? L’invasion étrangère, prétexte du gouvernement révolutionnaire, est repoussée : c’est donc la fin des tueries, des emprisonnements et des proscriptions. 11 messidor, une de ces dates heureuses où tous les Français fraternisent : le soir, illumination des Tuileries ; sur l’amphithéâtre conservé depuis la cérémonie de l’Être suprême, grand concert, comprenant la première audition du Chant du départ[106]. La foule immense, répandue dans le jardin, acclame l’hymne magnifique et prolonge jusqu’au jour ses chants et ses danses. Ceci encore déplaît à Robespierre, offusqué par l’obsédante intuition de la vanité des mesquineries tortueuses de sa politique, comparées à l’éclatante victoire de nos soldats, dont l’écho met Paris en liesse. Cette joie dont il n’est pas l’objet, ce chant de gloire célébrant d’autres exploits que les siens l’atteignent comme une injure : « On juge de la prospérité d’un État, dit-il, moins par les succès de l’extérieur que par l’heureuse situation de l’intérieur[107]… »

Il donne libre cours à sa bile le 21 messidor, aux Jacobins, déclarant que : « la véritable victoire est celle que les amis de la liberté remportent sur les factions[108] », s’efforçant ainsi de rabaisser les valeureuses armées de la République et l’admirable Carnot qui les a créées. En quoi sa jalousie maladive l’inspire mal, car le moindre faux pas peut maintenant le précipiter. Payan l’a pressenti : l’hilarante révélation des mystères de la Mère de Dieu a porté un coup funeste au culte comme au pontife de l’Être suprême. En opposant au proclamateur du dogme de l’immortalité de l’âme une vieille sorcière aux trois quarts folle, mais bien plus forte encore, puisqu’elle décerne à ses élus l’immortalité du corps, Vadier a fait œuvre de maître : depuis qu’on a ri de lui, coïncidence bien saisissante, Maximilien est comme un homme qui ne veut pas s’avouer touché, mais qu’une pourchasse inquiétante déroute.

Il semble qu’il se dérobe, troublé, n’ayant plus foi dans son prestige délabré, mais seulement dans les forces qu’il tient en réserve : et ceci amène à examiner du plus près possible ceux qui formeront son état-major à l’heure du combat, et composeront son gouvernement après la victoire.


  1. Papiers inédits, II, 127.
  2. Idem, 119.
  3. Cette lettre émanait d’une veuve Jakin, de Nantes, âgée de 22 ans et riche de 40.000 livres de rentes. Revue des documents historiques, décembre 1876.
  4. Sans doute le village de ce nom dans la Drôme ; quatre autres localités en France portent ce nom de Marion, mais sont moins importantes que le hameau de la Drôme.
  5. Grégoire, Histoire des sectes, I, 114. Cité par Aulard, 340.
  6. Archives nationales, F7 3821, 4e cahier. La municipalité de Charonne protestait contre cette calomnie et demandait qu’on en recherchât les auteurs.
  7. Archives nationales, F7 3821, 3e cahier.
  8. V. sur ce point Aulard, 302, 303 n. Le Coz était emprisonné par ordre de Carrier depuis le mois d’octobre 1793.
  9. Moniteur, réimpression, XX, 581, 582.
  10. Mémoires sur Carnot, I, 524.
  11. Idem.
  12. Mémoires sur Carnot, 526.
  13. Idem, 539.
  14. Journal de Paris national, 22 prairial, p. 2126.
  15. Lettre de Faure, député de la Seine-Inférieure. Collection Portiez de l’Oise, citée par Hamel, III, 513.
  16. Moniteur, réimpression, XX, 695 et s.
  17. « Amar et Moïse Bayle m’apprirent, au salon de la Liberté, le 24 prairial, en présence de Mallarmé et du public qui nous écoutait, que le décret nationicide du 22 était son seul ouvrage, que les Comités n’y avaient aucune part. » Conjuration formée dès le 5 prairial… contre Robespierre, p. 3. Archives nationales, AD2 108. – « Poussé maintenant par son dépit, Robespierre résolut d’agir sans le Comité et de se créer du coup un nouveau moyen de domination. Saint-Just était absent ; il s’entendit avec Couthon pour préparer une loi qui dépouillerait le Comité du privilège de traduire ses membres en justice… » Mémoire sur Carnot, I, 532.
  18. Vilate, Causes secrètes de la révolution du 9 thermidor, 201.
  19. Moniteur, réimpression, XX, 699-700.
  20. Moniteur, réimpression, XX, 714 à 719. Comme Bourdon, Merlin fit des excuses : – « Si mon esprit a erré, dit-il, il n’en est pas de même de mon cœur… » Quant à Bourdon, au sortir de la séance, il alla se coucher, faillit devenir fou et resta malade durant un mois. Lecointre, Crimes des anciens Comités, p. 90.
  21. É.-J. Delécluze, Louis David, 165, 166.
  22. Baudot, Notes historiques, 323.
  23. Barras, Mémoires, I, 180.
  24. Baudot, Notes historiques, 227.
  25. Idem, Notes historiques, 122.
  26. Baudot, Notes historiques, 260.
  27. Beaulieu, Essais historiques, V, 331.
  28. Baudot, Notes historiques, 267.
  29. Archives nationales, F7 4637, dossier Chalandon.
  30. L’une des deux sœurs Raffet dont il est parlé ci-dessus.
  31. Archives nationales, F7 477527. Rapport de Héron et Sénar en date du 29 floréal an II, sur les papiers saisis chez Gerle.
  32. Mémoire pour dom Gerle : Ce mémoire dont Courtois, dans son rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre avait reproduit quelques extraits pièce justificative LVII, p. 217 et s. – a été intégralement publié par la Revue rétrospective, 2e série, t. IV.
  33. Sur Miroudot, v. L’Église de Paris pendant la Révolution française, par l’abbé Delarc, I, 413 et s., et Frédéric Masson, Le Cardinal de Bernis, 428 et s.
  34. Archives nationales, F7 4728.
  35. Archives nationales, F7 4614.
  36. Sénar, Mémoires, 180.
  37. Premier rapport de Courtois, 160.
  38. Sur l’affaire Ducy, Archives nationales, F7 477523, dossier Suttières ; 4685, dossier Ducy ; 4716, dossier Gauchat ; 477448, dossier Mollard, etc.
  39. Archives nationales, F7 477527.
  40. La plupart des historiens montrent Robespierre présidant ce jour-là l’Assemblée et, prisonnier de sa présidence, obligé de contenir son dépit en écoutant les pitreries de Vadier, soulignées par les rires de toute la Convention. Le Moniteur mentionne formellement : « Bréard occupe le fauteuil », et dans la minute originale du procès-verbal de la séance, les mots écrits d’avance Présidence de Maximilien Robespierre sont raturés d’un large trait de plume. Archives nationales, C. 304, plaquettes 1119, 1120.
  41. Archives nationales, C. 304, plaquettes 1119, 1120.
  42. Voir Vilate, 184 et 278.
  43. Outre que Catherine Théot ne savait pas écrire, il n’est question de cette lettre dans aucun des procès-verbaux d’interrogatoire ou de perquisition sur lesquels Vadier établit son rapport. Seulement, dans un factum publié par Héron, après le 9 thermidor, alors qu’il était en prison, – À la Convention nationale, par le citoyen Héron, – on trouve cette indication : – « Chargé de l’arrestation de la Mère de Dieu, le citoyen Héron a regardé comme un devoir d’apporter au Comité de sûreté générale une lettre qu’il trouva sous les matelas de cette femme, à l’adresse de Robespierre et avec laquelle il aurait pu lui faire la cour par une autre conduite. »
  44. Le discours de Vadier est au Moniteur, réimpression, XX, 737 et s.
  45. Le griffonnage du brouillon de décret, tracé de la main tremblante de Vadier et passé par lui à l’un des secrétaires, est au dossier de la séance. Archives nationales, C. 304, loc. cit.
  46. Déclaration de Fouquier-Tinville devant la Convention. Séance du 21 thermidor an II. Moniteur, réimpression, XXI, 438.
  47. Admiral fut volontairement si bien « effacé » au cours de l’audience, afin de laisser toute l’importance aux assassins de Robespierre, que Collot d’Herbois en fut humilié ; il protesta contre l’affront qui lui était infligé : – « Ceux qui ont été jugés avec Lamiral (sic), dit-il, furent envoyés au tribunal sur un rapport d’Élie Lacoste… Robespierre affecta d’y faire joindre la malheureuse famille Renault. Il voulait, en le faisant disparaître parmi tant d’accusés, effacer l’intérêt que j’avais pu inspirer à mes concitoyens par le danger réel auquel j’avais échappé, et attirer sur lui tout l’intérêt d’un danger imaginaire. » Défense de J.-M. Collot, représentant du peuple, 6, n.
  48. Déposition du greffier Wolf, au procès de Fouquier-Tinville. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, no 23, 3.
  49. Campardon croit reconnaître dans l’original de cet ordre l’écriture de Héron. Tribunal révolutionnaire, I, 366, n.
  50. Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, IV, 259.
  51. M. de Sombreuil.
  52. Louis de Sainte-Amaranthe.
  53. Émilie de Sainte-Amaranthe.
  54. Nicole, servante de la femme Grandmaison.
  55. Georges Vidal, Souvenirs de la Terreur, IV, 375, cité par Wallon, Tribunal révolutionnaire, IV, 260, n.
  56. À l’une des séances du Comité, au début de floréal, Saint-Just, « le morveux », – c’est Carnot qui le désignait ainsi, – dit à celui-ci au cours d’une discussion : – « Je n’ai qu’un acte d’accusation à écrire pour te faire guillotiner dans deux jours. – Je t’y invite, riposte Carnot. Je ne te crains pas ; vous êtes des dictateurs ridicules. » Réponse des membres des deux Comités…, 303 à 305.
  57. Mémoires sur Carnot, I, 536, 537.
  58. Un croquis de cet escalier est à la page 5 des Vieux souvenirs du prince de Joinville.
  59. On le surnomme habituellement Mignard d’Avignon, pour le distinguer de son célèbre homonyme, Pierre Mignard.
  60. Le Château des Tuileries ou récit de ce qui s’est passé dans l’intérieur de ce palais depuis sa construction jusqu’au 18 brumaire de l’an VIII, par P. J. A. R. D. É. (Roussel d’Épinal), tome II, 101.
  61. Voyage pittoresque de Paris, par D… (d’Argenville), 1752.
  62. Sous Napoléon III, ces deux pièces réunies formaient la chambre à coucher de l’empereur.
  63. En 1856, salle de bains de Napoléon III, Henri Clouzot, Des Tuileries à Saint-Cloud, 1925.
  64. Archives nationales, AFii 180, 191 23A.
  65. Même dossier. La pièce a été publiée par Aulard, Comité de salut public, à la date.
  66. « 1er août. Logement accordé au citoyen Dracon Julien, secrétaire du Comité, au comble du pavillon de l’Égalité » (de Flore).
  67. Archives nationales, O2 453.
  68. Archives nationales, O2 453. État des meubles et effets présumés être nécessaires pour les Comités de salut public et de sûreté générale.
  69. Archives nationales, O2 453.
  70. Archives nationales, O2 449.
  71. Archives nationales, O2 543, chemise no 2.
  72. Mémoires sur Carnot, I, 539.
  73. Archives nationales, O2 453. « Pour le service du Comité de salut public, 22 ventôse an II. »
  74. Études révolutionnaires, Saint-Just et la Terreur, par Édouard Fleury, I, 213.
  75. Archives nationales, O2 453. Garde-meuble national, 3 nivôse an II.
  76. Archives nationales, même dossier.
  77. Lettre des conventionnels Paganel et Feraud, aux inspecteurs de la salle, 354, 1845.
  78. Situées cour du Manège, nos 616, 617 et 621. Archives nationales, O2 469.
  79. Archives nationales, AFii 33-170, 24 pluviôse an II.
  80. Quatre en pluviôse, trois en prairial. Même dossier.
  81. Idem, 8 germinal an II.
  82. Aulard, Réaction thermidorienne, I, 24.
  83. La lettre originale est au Musée des Archives nationales.
  84. Papiers inédits trouvés chez Robespierre, II, 359 et s.
  85. Papiers de Lindet. Voir Robert Lindet, par Montier, 247, n.
  86. Baudot, Notes historiques, 183 à 185, au troisième étage, selon Barère, Mémoires, II, 208.
  87. Bégis, Curiosités révolutionnaires, Saint-Just et les bureaux de la police générale, 12.
  88. Troisième réponse des membres des anciens Comités…, 40.
  89. Mémoires sur Carnot, I, 534, et Notes historiques de Baudot, 25.
  90. Mémoires sur Carnot, I, 539.
  91. Lecointre, Les Crimes des anciens Comités.
  92. Baudot, Notes historiques, 12.
  93. Barras, Mémoires, I, 170 et s.
  94. La loi du 22 prairial dotait, en effet, le Tribunal de quatre sections. Mais cette mesure resta inexécutée, soit par défaut de magistrats ou de jurés, soit parce que Dumas et Fouquier n’avaient pas trouvé dans le Palais les emplacements nécessaires à ce doublement des services.
  95. Mémoires sur Carnot, I, 543, n.
  96. Saint-Just et la Terreur, par Édouard Fleury, I, 228.
  97. Courtois, Rapport sur les papiers trouvés chez Robespierre, 159, 160, 165, 167.
  98. Aulard, La Société des Jacobins, VI, 298 et 469, n.
  99. Aulard, La Société des Jacobins, VI, 193. Séance du 9 messidor.
  100. Aulard, La Société des Jacobins, VI, 193.
  101. À l’occasion de la prétendue conspiration du Luxembourg, on voulait obliger Fouquier à juger 156 accusés à la fois. Il obtint qu’on les expédierait en trois fournées, – 60 le 19 messidor, 50 le 21, 46 le 22. V. Moniteur du 23 thermidor, réimpression, XXI, 138.
  102. Hamel, Robespierre, II, 606.
  103. Mémoires de Garat, 302, 303.
  104. Mémoires sur Carnot, I, 530.
  105. Idem, 535.
  106. Moniteur, réimpression, XXI, iii, et Constant Pierre, Hymnes et chansons de la Révolution.
  107. Aulard, Société des Jacobins, VI, 193. Séance du 9 messidor.
  108. Idem, p. 212.