Robinson Crusoé (Borel)/103

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 393-400).

Le Don Quichotte Chinois.



n en voyait deux autres, dont peu de gentilshommes européens, je pense, eussent agréé le service : la première abecquait notre gentillâtre avec une cuillère ; la seconde tenait un plat d’une main, et de l’autre tenait ce qui tombait sur la barbe ou la veste de taffetas de sa Seigneurie. Cette grosse et grasse brute pensait au-dessous d’elle d’employer ses propres mains à toutes ces opérations familières que les rois et les monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d’être touchés par les doigts rustiques de leurs valets[1].

À ce spectacle, je me pris à penser aux tortures que la vanité prépare aux hommes et combien un penchant orgueilleux ainsi mal dirigé doit être incommode pour un être qui a le sens commun ; puis, laissant ce pauvre hère se délecter à l’idée que nous nous ébahissions devant sa pompe, tandis que nous le regardions en pitié et lui prodiguions le mépris, nous poursuivîmes notre voyage ; seulement Père Simon eut la curiosité de s’arrêter pour tâcher d’apprendre quelles étaient les friandises dont ce châtelain se repaissait avec tant d’apparat ; il eut l’honneur d’en goûter et nous dit que c’était, je crois, un mets dont un dogue anglais voudrait à peine manger, si on le lui offrait, c’est-à-dire un plat de riz bouilli, rehaussé d’une grosse gousse d’ail, d’un sachet rempli de poivre vert et d’une autre plante à peu près semblable à notre gingembre, mais qui a l’odeur du musc et la saveur de la moutarde ; le tout mis ensemble et mijoté avec un petit morceau de mouton maigre. Voilà quel était le festin de sa Seigneurie, dont quatre ou cinq autres domestiques attendaient les ordres à quelque distance. S’il les nourrissait moins somptueusement qu’il se nourrissait lui-même, si, par exemple, on leur retranchait les épices, ils devaient faire maigre chère en vérité.

Quant à notre mandarin avec qui nous voyagions, respecté comme un roi, il était toujours environné de ses gentilshommes, et entouré d’une telle pompe que je ne pus guère l’entrevoir que de loin ; je remarquai toutefois qu’entre touts les chevaux de son cortége il n’y en avait pas un seul qui parût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais ; ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais et autres semblables friperies, que vous n’auriez pu voir s’ils étaient gras ou maigres : on appercevait à peine le bout de leur tête et de leurs pieds.

J’avais alors le cœur gai ; débarrassé du trouble et de la perplexité dont j’ai fait la peinture, et ne nourrissant plus d’idées rongeantes, ce voyage me sembla on ne peut plus agréable. Je n’y essuyai d’ailleurs aucun fâcheux accident ; seulement en passant à gué une petite rivière, mon cheval broncha et me désarçonna, c’est-à-dire qu’il me jeta dedans : l’endroit n’était pas profond, mais je fus trempé jusqu’aux os. Je ne fais mention de cela que parce que ce fut alors que se gâta mon livre de poche, où j’avais couché les noms de plusieurs peuples et de différents lieux dont je voulais me ressouvenir. N’en ayant pas pris tant le soin nécessaire, les feuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible de déchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux noms de quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.

Enfin nous arrivâmes à Péking. — Je n’avais avec moi que le jeune homme que mon neveu le capitaine avait attaché à ma personne comme domestique, lequel se montra très-fidèle et très-diligent ; mon partner n’avait non plus qu’un compagnon, un de ses parents. Quant au pilote portugais, ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donné son passage, c’est-à-dire que nous l’avions défrayé pour l’agrément de sa compagnie et pour qu’il nous servît d’interprète, car il entendait la langue du pays, parlait bien français et quelque peu anglais : vraiment ce bon homme nous fut partout on ne peut plus utile Il y avait à peine une semaine que nous étions à Péking, quand il vint me trouver en riant : — « Ah ! senhor Inglez, me dit-il, j’ai quelque chose à vous dire qui vous mettra la joie au cœur. » — « La joie au cœur ! dis-je, que serait-ce donc ? Je ne sache rien dans ce pays qui puisse m’apporter ni grande joie ni grand chagrin. » — « Oui, oui, dit le vieux homme en mauvais anglais, faire vous content, et moi fâcheux. » — C’est fâché qu’il voulait dire. Ceci piqua ma curiosité. — « Pourquoi, repris-je, cela vous fâcherait-il ? » — « Parce que, répondit-il, après m’avoir amené ici, après un voyage de vingt-cinq jours, vous me laisserez m’en retourner seul. Et comment ferai-je pour regagner mon port sans vaisseau, sans cheval, sans pécune ? » C’est ainsi qu’il nommait l’argent dans un latin corrompu qu’il avait en provision pour notre plus grande hilarité.

Bref, il nous dit qu’il y avait dans la ville une grande caravane de marchands moscovites et polonais qui se disposaient à retourner par terre en Moscovie dans quatre ou cinq semaines, et que sûrement nous saisirions l’occasion de partir avec eux et le laisserions derrière s’en revenir tout seul. J’avoue que cette nouvelle me surprit : une joie secrète se répandit dans toute mon âme, une joie que je ne puis décrire, que je ne ressentis jamais ni auparavant ni depuis. Il me fut impossible pendant quelque temps de répondre un seul mot au bon homme ; à la fin pourtant, me tournant vers lui : — « Comment savez-vous cela ? fis-je, êtes-vous sûr que ce soit vrai ? » « Oui-dà, reprit-il ; j’ai rencontré ce matin, dans la rue, une de mes vieilles connaissances, un Arménien, ou, comme vous dites vous autres, un Grec, qui se trouve avec eux ; il est arrivé dernièrement d’Astracan et se proposait d’aller au Ton-Kin, où je l’ai connu autrefois ; mais il a changé d’avis, et maintenant il est déterminé à retourner à Moscou avec la caravane, puis à descendre le Volga jusqu’à Astracan. » — « Eh bien ! senhor, soyez sans inquiétude quant à être laissé seul : si c’est un moyen pour moi de retourner en Angleterre, ce sera votre faute si vous remettez jamais le pied à Macao. » J’allai alors consulter mon partner sur ce qu’il y avait à faire, et je lui demandai ce qu’il pensait de la nouvelle du pilote et si elle contrarierait ses intentions : il me dit qu’il souscrivait d’avance à tout ce que je voudrais ; car il avait si bien établi ses affaires au Bengale et laissé ses effets en si bonnes mains, que, s’il pouvait convertir l’expédition fructueuse que nous venions de réaliser en soies de Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d’être transportées, il serait très-content d’aller en Angleterre, d’où il repasserait au Bengale par les navires de la Compagnie.

Cette détermination prise, nous convînmes que, si notre vieux pilote portugais voulait nous suivre, nous le défraierions jusqu’à Moscou ou jusqu’en Angleterre, comme il lui plairait. Certes nous n’eussions point passé pour généreux si nous ne l’eussions pas récompensé davantage ; les services qu’il nous avait rendus valaient bien cela et au-delà : il avait été non-seulement notre pilote en mer, mais encore pour ainsi dire notre courtier à terre ; et en nous procurant le négociant japonais il avait mis quelques centaines de livres sterling dans nos poches. Nous devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux de le gratifier, ce qui, après tout, n’était que lui faire justice, et souhaitant d’ailleurs de le conserver avec nous, car c’était un homme précieux en toute occasion, nous convînmes que nous lui donnerions à nous deux une somme en or monnayé, qui, d’après mon calcul, pouvait monter à 175 livres sterling, et que nous prendrions ses dépenses pour notre compte, les siennes et celles de son cheval, ne laissant à sa charge que la bête de somme qui transporterait ses effets.

Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes le vieux pilote pour lui faire savoir ce que nous avions résolu. — « Vous vous êtes plaint, lui dis-je, d’être menacé de vous en retourner tout seul ; j’ai maintenant à vous annoncer que vous ne vous en retournerez pas du tout. Comme nous avons pris parti d’aller en Europe avec la caravane, nous voulons vous emmener avec nous, et nous vous avons fait appeler pour connaître votre volonté. » — Le bonhomme hocha la tête et dit que c’était un long voyage ; qu’il n’avait point de pécune pour l’entreprendre, ni pour subsister quand il serait arrivé. — « Nous ne l’ignorons pas, lui dîmes-nous, et c’est pourquoi nous sommes dans l’intention de faire quelque chose pour vous qui vous montrera combien nous sommes sensibles au bon office que vous nous avez rendu, et combien aussi votre compagnie nous est agréable. — Je lui déclarai alors que nous étions convenus de lui donner présentement une certaine somme ; qu’il pourrait employer de la même manière que nous emploierions notre avoir, et que, pour ce qui était de ses dépenses, s’il venait avec nous, nous voulions le déposer à bon port, — sauf mort ou événements, — soit en Moscovie soit en Angleterre, et cela à notre charge, le transport de ses marchandises excepté.

Il reçut cette proposition avec transport, et protesta qu’il nous suivrait au bout du monde ; nous nous mîmes donc à faire nos préparatifs de voyage. Toutefois il en fut de nous comme des autres marchands : nous eûmes touts beaucoup de choses à terminer, et au lieu d’être prêts en cinq semaines, avant que tout fût arrangé quatre mois et quelques jours s’écoulèrent.

Ce ne fut qu’au commencement de février que nous quittâmes Péking. — Mon partner et le vieux pilote se rendirent au port où nous avions d’abord débarqué pour disposer de quelques marchandises que nous y avions laissées, et moi avec un marchand chinois que j’avais connu à Nanking, et qui était venu à Péking pour ses affaires, je m’en allai dans la première de ces deux villes, où j’achetai quatre-vingt-dix pièces de beau damas avec environ deux cents pièces d’autres belles étoffes de soie de différentes sortes, quelques-unes brochées d’or ; toutes ces acquisitions étaient déjà rendues à Péking au retour de mon partner. En outre, nous achetâmes une partie considérable de soie écrue et plusieurs autres articles : notre pacotille s’élevait, rien qu’en ces marchandises, à 3,500 livres sterling, et avec du thé, quelques belles toiles peintes, et trois charges de chameaux en noix muscades et clous de girofle, elle chargeait, pour notre part, dix-huit chameaux non compris ceux que nous devions monter, ce qui, avec deux ou trois chevaux de main et deux autres chevaux chargés de provisions, portait en somme notre suite à vingt-six chameaux ou chevaux.

La caravane était très-nombreuse, et, autant que je puis me le rappeler, se composait de trois ou quatre cents chevaux et chameaux et de plus de cent vingt hommes très-bien armés et préparés à tout événement ; car, si les caravanes orientales sont sujettes à être attaquées par les Arabes, celles-ci sont sujettes à l’être par les Tartares, qui ne sont pas, à vrai dire, tout-à-fait aussi dangereux que les Arabes, ni si barbares quand ils ont le dessus.

Notre compagnie se composait de gens de différentes nations, principalement de Moscovites ; il y avait bien une soixantaine de négociants ou habitants de Moscou, parmi lesquels se trouvaient quelques Livoniens, et, à notre satisfaction toute particulière, cinq Écossais, hommes de poids et qui paraissaient très-versés dans la science des affaires.

Après une journée de marche, nos guides, qui étaient au nombre de cinq, appelèrent touts les gentlemen et les marchands, c’est-à-dire touts les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir, disaient-ils, un grand conseil. À ce grand conseil chacun déposa une certaine somme à la masse commune pour payer le fourrage qu’on achèterait en route, lorsqu’on ne pourrait en avoir autrement, pour les émoluments des guides, pour les chevaux de louage et autres choses semblables. Ensuite ils constituèrent le voyage, selon leur expression, c’est-à-dire qu’ils nommèrent des capitaines et des officiers pour nous diriger et nous commander en cas d’attaque, et assignèrent à chacun son tour de commandement. L’établissement de cet ordre parmi nous ne fut rien moins qu’inutile le long du chemin, comme on le verra en son lieu.


  1. On a passé sous silence la fin de ce paragraphe et le commencement du suivant dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu. — Désormais nous nous abstiendrons, de relever les mutilations que, dans la nouvelle traduction, on a fait subir à toute la dernière partie de Robinson : il faudrait une note à chaque phrase. (P. B.)