Robinson Crusoé (Borel)/55

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 9-16).

Défaillance.



l ne fut jamais rien de plus honorable que les procédés dont ma procuration fut suivie : car en moins de sept mois il m’arriva de la part des survivants de mes curateurs, les marchands pour le compte desquels je m’étais embarqué, un gros paquet contenant les lettres et papiers suivants :

1.o Il y avait un compte courant du produit de ma ferme en plantation durant dix années, depuis que leurs pères avaient réglé avec mon vieux capitaine du Portugal ; la balance semblait être en ma faveur de 1174 moidores.

2.o Il y avait un compte de quatre années en sus, où les immeubles étaient restés entre leurs mains avant que le gouvernement en eût réclamé l’administration comme étant les biens d’une personne ne se retrouvant point, ce qui constitue Mort Civile. La balance de celui-ci, vu l’accroissement de la plantation, montait en cascade à la valeur de 3241 moidores.

3.o Il y avait le compte du Prieur des Augustins, qui, ayant perçu mes revenus pendant plus de quatorze ans, et ne devant pas me rembourser ce dont il avait disposé en faveur de l’hôpital, déclarait très-honnêtement qu’il avait encore entre les mains 873 moidores et reconnaissait me les devoir. — Quant à la part du Roi, je n’en tirai rien.

Il y avait aussi une lettre de mon partner me félicitant très-affectueusement de ce que j’étais encore de ce monde, et me donnant des détails sur l’amélioration de ma plantation, sur ce qu’elle produisait par an, sur la quantité d’acres qu’elle contenait, sur sa culture et sur le nombre d’esclaves qui l’exploitaient. Puis, faisant vingt-deux Croix en signe de bénédiction, il m’assurait qu’il avait dit autant d’Ave Maria pour remercier la très-Sainte-Vierge de ce que je jouissais encore de la vie ; et m’engageait fortement à venir moi-même prendre possession de ma propriété, ou à lui faire savoir en quelles mains il devait remettre mes biens, si je ne venais pas moi-même. Il finissait par de tendres et cordiales protestations de son amitié et de celle de sa famille, et m’adressait en présent sept belles peaux de léopards, qu’il avait sans doute reçues d’Afrique par quelque autre navire qu’il y avait envoyé, et qui apparemment avaient fait un plus heureux voyage que moi. Il m’adressait aussi cinq caisses d’excellentes confitures, et une centaine de pièces d’or non monnayées, pas tout-à-fait si grandes que des moidores.

Par la même flotte mes curateurs m’expédièrent 1200 caisses de sucre, 800 rouleaux du tabac, et le solde de leur compte en or.

Je pouvais bien dire alors avec vérité que la fin de Job était meilleure que le commencement. Il serait impossible d’exprimer les agitations de mon cœur à la lecture de ces lettres, et surtout quand je me vis entouré de touts mes biens ; car les navires du Brésil venant toujours en flotte, les mêmes vaisseaux qui avaient apporté mes lettres avaient aussi apporté mes richesses, et mes marchandises étaient en sûreté dans le Tage avant que j’eusse la missive entre les mains. Bref, je devins pâle ; le cœur me tourna, et si le bon vieillard n’était accouru et ne m’avait apporté un cordial, je crois que ma joie soudaine aurait excédé ma nature, et que je serais mort sur la place.

Malgré cela, je continuai à aller fort mal pendant quelques heures, jusqu’à ce qu’on eût appelé un médecin, qui, apprenant la cause réelle de mon indisposition, ordonna de me faire saigner, après quoi je me sentis mieux et je me remis. Mais je crois véritablement que, si je n’avais été soulagé par l’air que de cette manière on donna pour ainsi dire à mes esprits, j’aurais succombé.

J’étais alors tout d’un coup maître de plus de 50,000 livres sterling en espèces, et au Brésil d’un domaine, je peux bien l’appeler ainsi, d’environ mille livres sterling de revenu annuel, et aussi sûr que peut l’être une propriété en Angleterre. En un mot, j’étais dans une situation que je pouvais à peine concevoir, et je ne savais quelles dispositions prendre pour en jouir.

Avant toutes choses, ce que je fis, ce fut de récompenser mon premier bienfaiteur, mon bon vieux capitaine, qui tout d’abord avait eu pour moi de la charité dans ma détresse, de la bonté au commencement de notre liaison et de la probité sur la fin. Je lui montrai ce qu’on m’envoyait, et lui dis qu’après la Providence céleste, qui dispose de toutes choses, c’était à lui que j’en étais redevable, et qu’il me restait à le récompenser, ce que je ferais au centuple. Je lui rendis donc premièrement les 100 moidores que j’avais reçus de lui ; puis j’envoyai chercher un tabellion et je le priai de dresser en bonne et due forme une quittance générale ou décharge des 470 moidores qu’il avait reconnu me devoir. Ensuite je lui demandai de me rédiger une procuration, l’investissant receveur des revenus annuels de ma plantation, et prescrivant à mon partner de compter avec lui, et de lui faire en mon nom ses remises par les flottes ordinaires. Une clause finale lui assurait un don annuel de 100 moidores sa vie durant, et à son fils, après sa mort, une rente viagère de 50 moidores. C’est ainsi que je m’acquittai envers mon bon vieillard.

Je me pris alors à considérer de quel côté je gouvernerais ma course, et ce que je ferais du domaine que la Providence avait ainsi replacé entre mes mains. En vérité j’avais plus de soucis en tête que je n’en avais eus pendant ma vie silencieuse dans l’île, où je n’avais besoin que de ce que j’avais, où je n’avais que ce dont j’avais besoin ; tandis qu’à cette heure j’étais sous le poids d’un grand fardeau que je ne savais comment mettre à couvert. Je n’avais plus de caverne pour y cacher mon trésor, ni de lieu où il pût loger sans serrure et sans clef, et se ternir et se moisir avant que personne mît la main dessus. Bien au contraire, je ne savais où l’héberger, ni à qui le confier. Mon vieux patron, le capitaine, était, il est vrai, un homme intègre : ce fut lui mon seul refuge.

Secondement, mon intérêt semblait m’appeler au Brésil ; mais je ne pouvais songer à y aller avant d’avoir arrangé mes affaires, et laissé derrière moi ma fortune en mains sûres. Je pensai d’abord à ma vieille amie la veuve, que je savais honnête et ne pouvoir qu’être loyale envers moi ; mais alors elle était âgée, pauvre, et, selon toute apparence, peut-être endettée. Bref, je n’avais ainsi d’autre parti à prendre que de m’en retourner en Angleterre et d’emporter mes richesses avec moi.

Quelques mois pourtant s’écoulèrent avant que je me déterminasse à cela ; et c’est pourquoi, lorsque je me fus parfaitement acquitté envers mon vieux capitaine, mon premier bienfaiteur, je pensai aussi à ma pauvre veuve, dont le mari avait été mon plus ancien patron, et elle-même, tant qu’elle l’avait pu, ma fidèle intendante et ma directrice. Mon premier soin fut de charger un marchand de Lisbonne d’écrire à son correspondant à Londres, non pas seulement de lui payer un billet, mais d’aller la trouver et de lui remettre de ma part 100 livres sterling en espèces, de jaser avec elle, de la consoler dans sa pauvreté, en lui donnant l’assurance que, si Dieu me prêtait vie, elle aurait de nouveaux secours. En même temps j’envoyai dans leur province 100 livres sterling à chacune de mes sœurs, qui, bien qu’elles ne fussent pas dans le besoin, ne se trouvaient pas dans de très-heureuses circonstances, l’une étant veuve, et l’autre ayant un mari qui n’était pas aussi bon pour elle qu’il l’aurait dû.

Mais parmi touts(*) mes parents en connaissances, je ne pouvais faire choix de personne à qui j’osasse confier le gros de mon capital, afin que je pusse aller au Brésil et le laisser en sûreté derrière moi. Cela me jeta dans une grande perplexité.

J’eus une fois l’envie d’aller au Brésil et de m’y établir, car j’étais pour ainsi dire naturalisé dans cette contrée ; mais il s’éveilla en mon esprit quelques petits scrupules religieux qui insensiblement me détachèrent de ce dessein, dont il sera reparlé tout-à-l’heure. Toutefois ce n’était pas la dévotion qui pour lors me retenait ; comme je ne m’étais fait aucun scrupule de professer publiquement la religion du pays tout le temps que j’y avais séjourné, pourquoi ne l’eussé-je pas fait encore[1].

Non, comme je l’ai dit, ce n’était point là la principale cause qui s’opposât à mon départ pour le Brésil, c’était réellement parce que je ne savais à qui laisser mon avoir. Je me déterminai donc enfin à me rendre avec ma fortune en Angleterre, où, si j’y parvenais, je me promettais de faire quelque connaissance ou de trouver quelque parent qui ne serait point infidèle envers moi. En conséquence je me préparai à partir pour l’Angleterre avec toutes mes richesses.

À dessein de tout disposer pour mon retour dans ma patrie, — la flotte du Brésil étant sur le point de faire voile, — je résolus d’abord de répondre convenablement aux comptes justes et fidèles que j’avais reçus. J’écrivis premièrement au Prieur de Saint-Augustin une lettre de remerciement pour ses procédés sincères, et je le priai de vouloir bien accepter les 872 moidores dont il n’avait point disposé ; d’en affecter 500 au monastère et 372 aux pauvres, comme bon lui semblerait. Enfin je me recommandai aux prières du révérend Père, et autres choses semblables.

J’écrivis ensuite une lettre d’action de grâces à mes deux curateurs, avec toute la reconnaissance que tant de droiture et de probité requérait. Quant à leur adresser un présent, ils étaient pour cela trop au-dessus de toutes nécessités.

Finalement j’écrivis à mon partner, pour le féliciter de son industrie dans l’amélioration de la plantation et de son intégrité dans l’accroissement de la somme des productions. Je lui donnai mes instructions sur le gouvernement futur de ma part, conformément aux pouvoirs que j’avais laissés à mon vieux patron, à qui je le priai d’envoyer ce qui me reviendrait, jusqu’à ce qu’il eût plus particulièrement de mes nouvelles ; l’assurant que mon intention était non-seulement d’aller le visiter, mais encore de m’établir au Brésil pour le reste de ma vie. À cela j’ajoutai pour sa femme et ses filles, — le fils du capitaine m’en avait parlé, — le fort galant cadeau de quelques soieries d’Italie, de deux pièces de drap fin anglais, le meilleur que je pus trouver dans Lisbonne, de cinq pièces de frise noire et de quelques dentelles de Flandres de grand prix.

Ayant ainsi mis ordre à mes affaires, vendu ma cargaison et converti tout mon avoir en bonnes lettres de change, mon nouvel embarras fut le choix de la route à prendre pour passer en Angleterre. J’étais assez accoutumé à la mer, et pourtant je me sentais alors une étrange aversion pour ce trajet ; et, quoique je n’en eusse pu donner la raison, cette répugnance s’accrut tellement, que je changeai d’avis, et fis rapporter mon bagage, embarqué pour le départ, non-seulement une fois, mais deux ou trois fois.

Il est vrai que mes malheurs sur mer pouvaient bien être une des raisons de ces appréhensions ; mais qu’en pareille circonstance nul homme ne méprise les fortes impulsions de ses pensées intimes. Deux des vaisseaux que j’avais choisis pour mon embarquement, j’entends plus particulièrement choisis qu’aucun autre ; car dans l’un j’avais fait porter toutes mes valises, et quant à l’autre j’avais fait marché avec le capitaine ; deux de ces vaisseaux, dis-je, furent perdus : le premier fut pris par les Algériens, le second fit naufrage vers le Start, près de Torbay, et, trois hommes exceptés, tout l’équipage se noya. Ainsi dans l’un ou l’autre de ces vaisseaux j’eusse trouvé le malheur. Et dans lequel le plus grand ? Il est difficile de le dire.


  1. Voir à la Dissertation religieuse.