Roger-la-Honte/13

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Chapitre XIII
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L’oncle Adrien Bénardit avait une fonderie de fer, à La-Val-Dieu, près de Monthermé, dans les Ardennes montagneuses.

C’est là qu’il avait emmené Suzanne, laissant, faute de ressources, tomber l’usine de la rue Saint-Maur que Guerrier lui-même avait dû abandonner pour entrer comme caissier à la banque de M. de Terrenoire.

À peine arrivée à La-Val-Dieu, à peine confiée aux soins et à la tendresse de Mme Bénardit, qui reporta sur elle l’affection qu’elle avait eue jadis pour une fille morte en bas âge, Suzanne Laroque tomba malade.

Les terribles émotions de l’enquête et de la cour d’assises qui, tout le temps qu’elles avaient duré, l’avaient tenue, fiévreuse et haletante, mais debout encore, la foudroyaient maintenant qu’elles avaient cessé. Une fièvre cérébrale intense s’empara d’elle et mit ses jours en danger.

Deux jeunes médecins, les docteurs Moreaux et Lapierre, vinrent la soigner tous les jours et si la petite fille devait être sauvée, ce ne pouvait être que par leurs soins intelligents et par leur dévouement.

Pendant quinze jours on désespéra de sa vie.

Enfin, elle se rétablit pourtant.

Un mois de convalescence, au gai soleil de septembre, dans ces montagnes boisées, la guérit entièrement.

L’oncle Bénardit n’avait pu cacher aux docteurs Moreaux et Lapierre les causes qui avaient amené cette maladie.

– Peut-être la pauvre enfant ne se souviendra-t-elle plus de ce drame, dit le docteur Moreaux. Cela s’est vu.

– Ce serait un bonheur pour elle, fit Lapierre.

Ce qu’ils avaient prévu arriva, en effet. Complètement remise, Suzanne parut avoir oublié.

Un peu inquiète dans les premiers temps, parce qu’il y avait un vide dans sa vie – comme une solution de continuité – elle sembla chercher dans son esprit ce qui s’était passé avant.

Mme Bénardit, qui surveillait avec une sollicitude maternelle le réveil de cette intelligence, guida ses recherches en lui disant que son père et sa mère étaient partis pour un lointain voyage, qu’elle serait longtemps sans les revoir, et pourtant qu’ils reviendraient.

Suzanne écouta attentivement et avec un singulier regard. Elle ne répondit rien, n’eut pas une remarque ni une question. Et peu à peu, au fur et à mesure que la santé refleurissait sur son visage, elle redevenait plus gaie, plus souriante. Bénardit et sa femme étaient tranquilles maintenant sur elle.

« Elle a oublié ! » se disaient-ils.

L’hiver vint, toujours très rude dans les Ardennes, puis passa et fit place aux floraisons printanières ; puis l’hiver revint encore ; il y avait un an et demi que Roger Laroque était au bagne.

......................

La neige était tombée depuis plusieurs jours et les gelées l’avaient durcie : elle couvrait les arbres, les montagnes et comme il faisait très froid, les maisons étaient fermées, sur toute la longueur de la rue de La-Val-Dieu.

Il pouvait être dix heures du soir.

Depuis longtemps, la rue était déserte.

Un homme apparut tout près du chemin de fer, jeté sur la Meuse entre les deux tunnels.

Le train de Givet venait de le déposer à la gare de Monthermé, quelques secondes auparavant, et l’on entendait même encore le roulement sourd des wagons qui, au sortir de la gare, s’engouffraient sous la montagne dans la direction de Charleville.

Cet homme descendit lentement le chemin de halage, tout couvert de neige presque immaculée, le long de la rivière dont les bords étaient pris par la gelée.

Il était de très haute taille, ce qui se voyait facilement, bien qu’il marchât les épaules courbées, comme s’il avait porté un trop lourd fardeau. Un chapeau de feutre mou, déformé, couvrait son front, et les bords rabattus semblaient vouloir cacher le visage. Il avait un foulard autour du cou. Une redingote, qui paraissait râpée, trop étroite pour sa robuste carrure, l’abritait mal contre la rigueur de la nuit. Il n’avait point de manteau. Son pantalon était effiloché sur ses gros brodequins. Il s’appuyait sur un bâton coupé dans quelque bois.

Il n’était pas très sûr de son chemin, car, à plusieurs reprises, il s’arrêta pour s’orienter.

Lorsqu’il fut à La-Val-Dieu, il s’approcha d’une verrerie dont les ouvreaux flamboyaient de rouges lueurs et dans la grande cour de laquelle il aperçut deux ouvriers.

– Pardon, Monsieur, fit l’homme à l’un d’eux, je voudrais vous demander un renseignement.

Parleye, mon brave… quel renseignement ? fit l’ouvrier avec un accent belge très prononcé.

– Je me rends à la fonderie de M. Adrien Bénardit, et je ne sais où la trouver.

– Ah ! ah ! elle est bien connue dans le pays, sais-tu ! Il est vraye que, par ce temps de chien, tu ne rencontreras pas un chat pour te la montrer, pour une fois.

L’ouvrier sortit de la cour et fit une centaine de pas dans un petit chemin où la neige était noircie par des détritus de charbon, puis, étendant la main dans la direction de la Semoy :

Alleye, tout droit. C’est la première forge.

L’inconnu remercia. Cinq minutes après il arrivait, mais au lieu d’entrer, comme pris de peur, il n’osa et se mit à tourner autour des bâtiments, pareil à un voleur qui chercherait une porte dérobée. Il s’arrêta pourtant, s’assit sur l’avant d’un chariot, sous un hangar et parut réfléchir.

Il y avait quelques instants qu’il rêvait ainsi, quand une main robuste lui secoua l’épaule. En même temps une voix disait un peu durement :

– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

L’homme se dressa et se trouva debout devant un grand vieillard vert et droit, vêtu de velours brun, les jambes prises dans des demi-bottes, une casquette fourrée sur la tête.

– Vous êtes monsieur Adrien Bénardit…, fit l’inconnu.

– Oui, ce n’est pas un mystère… Et toi, qui es-tu ?

L’homme regarda autour de lui, pour s’assurer que personne n’entendrait puis, baissant la tête, et d’une voix que semblaient couper des sanglots intérieurs :

– Je suis Roger, mon oncle… Ne me reconnaissez-vous pas ?

À ce nom, l’oncle Bénardit avait fait un pas en arrière. Puis, il avait pris Roger par les deux bras et l’avait regardé de très près, sans rien dire, comme s’il doutait encore, comme s’il ne voulait pas croire.

– Toi, dit-il d’une voix étouffée… toi ici, en France, et libre ?

– Oui, c’est moi, fit l’homme.

Et il enleva son large chapeau mou pour que Bénardit pût le reconnaître plus aisément.

Et aussitôt, comme s’il n’avait eu qu’une pensée, qu’un but :

– Et Suzanne ?… Et ma fille !… Vous ne me parlez pas de ma fille ?…

– Elle vit. Elle est bien portante. Tranquillise-toi.

Roger Laroque – car, en effet, c’était lui – poussa un grand soupir. Il était soulagé, sans doute, il avait redouté un malheur.

Il y eut un court silence entre les deux hommes.

Après quoi :

– Viens, dit Bénardit, viens chez moi. Il ne faut pas qu’on te voie, n’est-ce pas ?

– Non, je serais perdu.

– Chez moi, nous pourrons causer à notre aise. Reste ici un instant. Je rentre donner quelques ordres. Après, je te rejoins.

Il le quitta. Roger le vit disparaître dans la fonderie.

Cinq minutes s’écoulèrent.

Bénardit reparut.

– Viens, dit-il.

Et il l’entraîna silencieusement.

Mme Bénardit se disposait à se coucher quand son mari entra, suivi de Roger.

À la vue de Bénardit, pâle et agité, à la vue de cet homme déguenillé, à la barbe en désordre, Mme Bénardit se leva.

Bénardit, sans rien dire, ferma soigneusement la porte. Alors, désignant Roger à sa femme :

– Laroque, dit-il – le mari d’Henriette, le père de Suzanne ! ! !

Et Mme Bénardit, comme avait fait son mari tout à l’heure :

– Vous ? ici ? libre ! ! !

Elle ne pouvait le reconnaître. Elle ne l’avait jamais vu.

Laroque inclina la tête par deux fois, n’ayant pas la force de parler, puis il se laissa tomber sur une chaise…

– Suzanne ! murmura-t-il, je veux Suzanne !

Bénardit et sa femme se regardèrent. Ils avaient peur.

Est-ce qu’il venait pour enlever l’enfant ?

– Elle dort ! fit la vieille dame.

– Oh ! je ne la réveillerai pas, je ne la réveillerai pas, je vous le jure, j’irai si doucement ! Mais laissez-moi la contempler, je craignais tant de ne point la revoir ?

Mme Bénardit hésita.

Laroque joignait les mains.

Alors elle alla ouvrir une porte et lui fit un signe. Il s’approcha, marchant sur la pointe des pieds. Son émotion était si intense qu’il chancelait.

Il se pencha au-dessus du lit et considéra l’enfant avec une émotion indicible. Sa jolie tête blonde, les cheveux tout épars autour d’elle, reposait enfouie dans l’oreiller. Un de ses bras était sur la couverture, près du bord. Elle dormait si gentiment qu’on ne l’entendait même pas respirer. Et elle rêvait, sans doute un bon rêve, car elle souriait.

Roger Laroque se pencha plus encore : ses lèvres effleurèrent la main de l’enfant d’un baiser furtif. Suzanne fit un mouvement, elle ouvrit même les yeux ; elle se retourna de l’autre côté, rentra son bras sous la couverture. Mais elle ne se réveilla point.

Et l’on ne vit plus que les longues et épaisses boucles de ses cheveux.

Laroque se retira.

Mme Bénardit ferma la porte, après avoir écouté un instant si la fillette ne remuait pas.

Devant le feu clair qui pétillait, Roger s’était assis. Il pleurait en silence. Son cœur avait été bouleversé par la vue de sa fille, dont il était séparé depuis un an et demi, séparé par un monde, séparé par une condamnation infamante, et qu’il avait cru ne plus jamais revoir.

Puis ses larmes cessèrent tout à coup.

Il porta sa main à son front, à sa poitrine, avec un gémissement.

Comme il chancelait sur sa chaise, pris de vertige, et qu’il menaçait de tomber, Bénardit se précipita pour le soutenir. Alors il entendit le pauvre homme qui très bas, honteusement, lui murmurait à l’oreille :

– Par pitié, un peu de pain, je n’ai pas mangé depuis trois jours ! ! !





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