Roger-la-Honte/14

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Chapitre XIV
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Quand il eut mangé et bu un verre de bordeaux, il parut se trouver mieux. Alors, relevant les yeux sur les deux vieillards qui le contemplaient avec une douloureuse surprise :

– Vous vous demandez sans doute, dit-il, comment il se fait que je sois ici, moi que, il y a un an et demi à peine, l’on condamnait aux travaux forcés à perpétuité ?

– Vous vous êtes évadé ? fit Mme Bénardit.

– Six mois après mon arrivée à la Nouvelle-Calédonie, je m’évadai avec cinq détenus politiques condamnés par les conseils de guerre de Versailles. D’étape en étape, de bateau en bateau, en prenant passage comme matelot, comme mécanicien presque toujours, parfois, même comme domestique, je parvins jusqu’en Amérique, où je restai près d’un an ; j’avais réussi à entrer dans des ateliers à New York ; j’ai commencé par être ouvrier dans ma jeunesse, rue Saint-Maur, cela m’a permis de vivre en Amérique. Mais je n’avais qu’un but : je voulais revoir ma fille et je faisais des économies pour payer mon retour en France. Lorsque j’en eus réalisé suffisamment, je partis en prenant passage sur un bateau à destination d’Anvers. C’était plus sûr pour moi, dans le cas où la police aurait eu l’éveil, puisque j’étais protégé par la Belgique. Je savais par Lucien de Noirville que Suzanne avait été recueillie par vous. Or, Monthermé n’étant qu’à quelques kilomètres de la frontière, je cours peu de risques. L’argent que j’avais amassé pour mon voyage suffisait à peine pour me défrayer en route. De telle sorte qu’à Anvers, je me suis trouvé sans un centime. Je suis venu d’Anvers à pied, mendiant le long du chemin. Quelques sous économisés sur des charités m’ont permis de prendre le train depuis Givet. En chemin de fer, j’avais en France moins à craindre que sur les grandes routes, où j’aurais risqué de rencontrer des gendarmes qui m’eussent demandé mes papiers. Voilà comment je suis arrivé ici tout à l’heure et comment je vous apparais si pauvre, si misérable…

– Et que comptes-tu faire ? dit Bénardit en hésitant.

– Oh ! ne craignez point que je vous gêne longtemps. Je ne veux pas non plus vous compromettre. Car vous seriez compromis si l’on apprenait dans le village que vous avez donné asile à un forçat évadé…

Il parlait avec une certaine amertume.

– Crois-tu vraiment que j’aie eu cette crainte ? dit Bénardit.

– C’est votre droit. Je n’aurais pas à vous le reprocher.

– Lorsque je t’ai demandé ce que tu comptes faire, j’ai voulu savoir quelles sont tes ressources, quels sont tes projet plutôt. Car je suppose que tu n’es pas assez fou pour vouloir rester en France ? Ce serait ta perte à bref délai.

– Je ne resterai pas en France, et je repartirai cette nuit même. Je vous prierai seulement – car je suis dénué de tout – de me donner quelques vêtements plus propres et un peu d’argent… Oh ! l’argent, ce n’est pas pour moi que je le demande… Je mendierais encore, si j’étais seul, et je trouverais bien mon passage pour gagner l’Amérique, où je veux retourner… Mais sans argent, vivant de charités, par l’hiver et par le froid, Suzanne souffrirait trop… et je crains tant de la voir souffrir…

– Que parles-tu de Suzanne ?

– Je viens chercher ma fille !…

– Elle !… Tu veux nous la prendre ?

– D’où vient votre surprise ? N’est-ce pas mon droit ?

– Ton droit, malheureux, ton droit ?… Et devant qui pourrais-tu le faire valoir, ce droit que tu réclames ?… Est-ce que ta condamnation ne t’a pas retranché du monde, de la société, ne t’a pas placé hors la loi ?…

M. et Mme Bénardit se regardaient effarés, en proie à la plus vive agitation.

– Je ne puis vivre sans Suzanne, dit Roger.

– Suzanne restera auprès de nous. Elle y trouve l’aisance, la paix, le bonheur. Pourras-tu lui donner tout cela ?

– J’essayerai. Je suis jeune et fort. La vie n’est pas finie pour moi.

– Mais il est une chose qu’elle trouvera ici, et que tu ne pourras jamais lui rendre…

– Mon oncle !

– Et cette chose-là, c’est un nom honoré, sans tache…

– On m’a condamné, mon oncle, mais je suis innocent !…

Bénardit l’avait toujours dit, l’avait toujours cru, et pourtant il eut en ce moment, un geste vague de doute. Il fut cruel.

– Tu n’en restes pas moins flétri.

Roger courba la tête et demeura un moment pensif.

– Je comprends, dit-il à la fin, pourquoi vous voulez garder Suzanne. Je vous comprends et je ne vous en aime que davantage. Mais ma fille est ma seule espérance, ma seule joie, – la seule affection qui pourrait me rattacher à la vie et m’empêcher de mourir. Il me la faut. Je la veux. Du reste, je tiens à ce que vous soyez rassurés, tous les deux, sur moi. Je tiens à ce que vous soyez sûrs qu’en me rendant ma fille vous ne la rendez ni à un assassin, ni à un voleur… Il est une confidence que je n’ai voulu faire ni à Lucien de Noirville, ni aux juges, ni en cour d’assises. Cette confidence m’eût sauvé. Mais l’honneur me défendait de parler. Je vais vous la faire à vous, afin que vous me rendiez Suzanne, – afin que vous compreniez que j’ai toujours le droit de la réclamer et que vous n’avez pas, vous, celui de l’arracher à mon amour paternel… Écoutez !…

Et brièvement, en quelques mots, avec un accent de vérité sur lequel il était impossible de se méprendre, il dit l’histoire que nous savons.

Il dit tout, ne cacha rien, voulant reconquérir sa fille.

M. et Mme Bénardit l’avaient écouté sans l’interrompre. C’était une cruelle confidence que celle qu’ils entendaient. L’enchaînement de tous ces faits était si logique qu’il ne leur venait même pas à l’esprit que Roger pût mentir.

Un soupir leur échappa, à tous les deux !

– Tu as le droit d’emmener Suzanne, fit l’oncle avec effort.

Il ne se reconnaissait plus le droit de la garder, de priver cet homme si malheureux de la seule joie de sa vie, du seul rayon de soleil qui pût éclairer la nuit noire de sa désespérance.

Bénardit réfléchissait :

– Mais le coupable, le coupable ? disait-il… qui est-il ?… Y as-tu songé ?… as-tu cherché ?… Ne serait-ce pas cette femme ?…

– Si, j’y ai pensé, si, j’ai cherché ! fit Laroque avec amertume… Il ne se passe point de jour où je n’essaye de percer ce mystère.

– Mais cette femme, te dis-je, cette femme ?

– J’y ai pensé aussi, je dois l’avouer, mais ce ne peut être elle. Comment aurait-elle commis ce crime ?… Seule ?… Avec un complice ? Pour voler ?… Pour se venger ?… Non, c’est impossible… C’est folie que de s’y arrêter, c’est perdre son temps…

– C’est vrai, murmura l’oncle. Alors, que croire ?

– Il faut tout attendre du temps.

Minuit sonna à la pendule, sur la cheminée.

– Mon oncle, dit Roger, il ne faut pas que le jour me retrouve chez vous. Or, il y a un train pour Givet et Bruxelles à deux heures du matin. Je prendrai ce train-là… avec Suzanne…

– Déjà ! murmura Mme Bénardit.

Et elle essuya ses yeux, à la dérobée, avec son mouchoir.

– Il le faut, dit Laroque avec douceur… Pardonnez-moi la peine que je cause.

– C’est bien, fit l’oncle… tu es libre, et, puisque tu dois partir, mieux vaut que tu n’attendes pas plus longtemps… Je serais désolé – pour toi, crois-le bien – qu’il t’arrivât malheur…

Il monta dans une chambre, au premier étage, et on l’entendit, pendant quelques minutes, qui allait et venait.

Mme Bénardit et Laroque regardaient, sans parler, la flamme du foyer et les longs sifflements des bûches qui éclataient et par les déchirures desquelles ruisselait une sorte de sueur bouillonnante.

L’oncle redescendit.

Il jeta sur une chaise une chemise de flanelle, un pantalon d’hiver, un veston et une large et longue pelisse doublée de renard, puis une casquette fourrée pareille à la sienne.

– Tout cela ne te va peut-être pas comme un gant, dit-il, car tu es plus robuste que moi… mais nous sommes de la même taille. Dans tous les cas, la pelisse cachera ce que ta mise aura de défectueux… Dans la poche du pantalon, tu trouveras mon porte-monnaie avec deux ou trois cents francs en or… et dans la poche intérieure du veston, j’ai mis mon portefeuille.

– Oh ! mon oncle…

– Oui, tu ne peux rester sans le sou, mon garçon, et heureusement moi, qui n’ai point d’enfants, je suis à mon aise… Dans le portefeuille tu trouveras sept billets de mille francs et mille francs en billets de cent francs, de façon que tu ne sois pas gêné par le change et que tu n’attires pas l’attention sur toi.

– C’est trop, mon oncle, beaucoup trop.

– Non, ce n’est même pas assez, car je ne veux pas que Suzanne souffre de la misère, tu entends ? Je n’ai que cet argent de disponible en ce moment, mais en Amérique, si jamais tu as besoin d’un autre service, ne m’oublie pas, écris-moi, et tout de suite, par retour du courrier, tu recevras ce que tu m’auras demandé… Tu me le promets ?

– Que vous êtes bon, mon oncle, et que je vous remercie !

– Tu me le promets ? répéta le vieillard en insistant.

– Je vous le jure ! Mais j’espère n’en avoir pas besoin.

– Je le souhaite pour toi, mon garçon, et je suis certain que tu réussiras, car tu es intelligent, honnête et fort – et on a beau dire, vois-tu, la meilleure des habiletés, c’est encore d’être honnête – tu réussiras donc, je le crois, mais les premiers moments peuvent être difficiles et voilà pourquoi je veux que tu partes en sachant que tu laisses derrière toi un ami, – ce qui n’est pas rare, – et une bourse ouverte, – ce qui l’est davantage.

Roger lui serra les mains avec émotion.

Il était profondément touché de cette bienveillance si franche.

– Je ne te donne point de linge, dit le vieillard ; avec de l’argent, tu achèteras pour toi et pour Suzanne ce dont vous aurez besoin.

Mme Bénardit alla chercher, dans une armoire, un manteau fourré, des gants, un boa, un chapeau, un manchon, prépara les autres vêtements de Suzanne et approcha du feu les bottines de la petite pour qu’elle eût bien chaud.

Elle pleurait tout en faisant ces préparatifs.

Roger Laroque, depuis quelques minutes, se promenait pensif dans la chambre. Il avait sur les lèvres une question qu’il n’osait poser.

À la fin, cependant, il s’y décida :

– Mon oncle, dit-il, vous ne m’avez encore rien dit de Suzanne… Comment a-t-elle passé cette année qui s’est écoulée ?… A-t-elle parlé de moi ?… En quels termes ?…

– Suzanne a failli mourir d’une fièvre cérébrale, dit Bénardit. Depuis sa guérison, elle n’a pas dit un mot qui pût nous faire croire qu’elle se souvenait… Nous lui avons raconté une histoire d’après laquelle tu étais en voyage et devais revenir la chercher quelque jour. Elle a paru y ajouter foi… Tous les mauvais souvenirs d’autrefois ne vont-ils point surgir à son esprit ?… Ne le crains-tu point, Roger ?… Réfléchis, il en est temps encore !…

– Qui sait ? dit Laroque… Elle avait à peine sept ans… Et un an et demi passé depuis lors, n’est-ce pas suffisant pour obscurcir cette frêle mémoire ?…

– Qu’il soit fait comme tu le désires, fit l’oncle attristé. Reste ici. Avec ma femme, je vais réveiller Suzanne, la prévenir doucement, et nous te l’apporterons.

La pendule sonna une heure.

– Le temps presse. Heureusement nous ne sommes pas loin de la gare. Vingt minutes te suffiront. Commence à te vêtir.

M. et Mme Bénardit passèrent dans la chambre de Suzanne.

Mme Bénardit se pencha sur elle et l’embrassa. Puis elle appela doucement :

– Suzanne, mon enfant chérie, Suzanne, réveille-toi.

Et, la découvrant, Mme Bénardit la prit dans ses bras, en lui jetant sur les épaules le manteau fourré dont elle s’était munie. La petite ouvrit les yeux, encore endormie.

– Réveille-toi, mon enfant, c’est moi, ta vieille mère…

Suzanne se frotta les yeux avec ses poings, bâilla… regarda Bénardit, puis la vieille dame qui la portait…

– Est-ce que c’est déjà le matin ? dit-elle gentiment.

– Non, mon enfant, nous sommes au milieu de la nuit, mais nous t’avons réveillée pour t’annoncer une bonne nouvelle.

– Une bonne nouvelle ?… comme l’hiver dernier ?… Mais nous ne sommes ni à la Saint-Nicolas, ni à Noël, ni au jour des étrennes.

– C’est vrai, et cependant c’est quelque chose d’heureux qui t’arrive !… Voyons… dans tes petits souhaits que tu ne nous dis pas, qu’est-ce que tu désires, parfois ?…

– Mais rien, bonne mère… rien que d’être sage et de ne pas être grondée par vous.

– Et pas autre chose ?

– Si… je souhaite aussi de rester toujours à La-Val-Dieu…

– Tu vois bien. C’est quelque chose, cela. Puis encore ?

– C’est tout, bonne mère.

– Il ne te manque rien ?

– Rien. Ne m’aimez-vous pas ? Et n’est-ce pas tout ce qu’il me faut ?

– Tu oublies qu’il n’y a pas que nous seulement qui t’aimons.

– Qui donc ?

– Celui que tu n’as pas revu depuis longtemps… qui t’a élevée… qui pense à toi… ton père…

Mme Bénardit avait toujours dans ses bras la fillette, dont la tête, pâle par le sommeil, retombait sur son épaule.

Elle sentit qu’elle tressaillit brusquement. Une commotion électrique agita ce petit corps.

– Mon père…, murmura Suzanne, vous avez revu mon père…

– Il est ici, il t’attend… il t’a embrassée, tout à l’heure, dans ton lit.

Elle ne répondit pas.

Au bout d’un instant, surmontant son émotion :

– Père est venu ?… Pourquoi n’est-il pas près de moi ?

Alors Mme Bénardit rentra dans la chambre où attendait Laroque.

Celui-ci, à la vue de sa fille, tendit les bras.

L’enfant y fut déposée doucement, et Laroque la couvrit de baisers emportés, ardents.

– Mon enfant, ma fille, ma Suzanne ! disait-il à travers ses larmes.

Et dans le premier moment, au milieu de ses caresses, il ne s’apercevait pas que Suzanne restait muette.

Quand il l’eut bien embrassée, bien choyée :

– Es-tu contente de me revoir, ma chérie ?

– Oui, père.

– As-tu pensé à moi quelquefois ?

– Oui, père, mais on m’avait dit que vous reviendriez…

– Et désormais, nous ne nous quitterons plus…

– Tant mieux, père, je serai bien contente.

– Nous allons partir ensemble…

– Partir ?…

– Oui, nous allons quitter La-Val-Dieu…

– Quitter La-Val-Dieu, répétait l’enfant… Quitter bon père bonne mère, – c’est ainsi qu’elle avait l’habitude d’appeler M. et Mme Bénardit, – pourquoi ?… J’étais si heureuse auprès d’eux, pourquoi n’y resterions-nous pas ?

– Cela est impossible, mon enfant, car j’habite loin, très loin d’ici.

– Eh bien père, pourquoi ne viendriez-vous pas auprès de nous ?

– Cela ne se peut, mon enfant.

La petite fille murmura très bas :

– C’est bien, père, nous allons partir…

Laroque l’avait observée avec attention, pendant ce colloque.

Il essayait de descendre jusque dans le cœur de sa fille afin de découvrir s’il n’y avait pas quelque arrière-pensée. Il ne vit rien. Son âme, emplie de joie, se dilatait.

« Elle a oublié », se disait-il, elle a bien vraiment tout oublié !

Mme Bénardit l’habilla, en retenant ses larmes. Elle la vêtit chaudement, l’enveloppa de son manteau de fourrure, noua le boa autour de son cou, lui donna son manchon et l’embrassa tendrement.

Suzanne se laissait habiller, sans dire un mot, mais ses grands yeux doux suivaient Mme Bénardit dans tous ses mouvements avec une obstination singulière. On eût dit que la fillette aurait voulu lui adresser quelques questions, mais qu’elle n’osait. Quant à Bénardit, debout près de la cheminée, il semblait ne rien voir, et restait absorbé dans ses pensées tristes. Enfin Suzanne était prête.

Laroque, lui-même, avait revêtu les habits que lui avait donnés son oncle. La pendule fit entendre un coup clair et argentin. Il était une heure et demie.

– Il faut partir, dit Bénardit, la neige a rendu les chemins difficiles, et, comme il s’est remis à neiger depuis une heure, tu prendras bien garde de ne pas glisser le long de la Meuse.

Mme Bénardit emmitoufla la figure de Suzanne d’un long et large cache-nez de laine, afin qu’elle ne sentît pas de trop la brise glacée, puis, la serrant dans ses bras, et cette fois ne retenant plus ses larmes :

– Va, mon amour, dit-elle… Je suis trop vieille pour espérer que je te reverrai quelque jour… C’est donc la dernière fois que je t’embrasse… Va, et que Dieu te garde !

L’enfant était fort pâle, mais elle ne pleurait pas.

Bénardit l’embrassa à son tour.

– Moi, dit-il, je suis rassuré sur ton avenir. Ton père veillera sur toi. Puis, quand ma femme et moi nous serons morts, on vendra tout ce que nous possédons. Nous n’avons pas d’autres héritiers que toi. Tu auras quelques centaines de mille francs qui ne te nuiront pas pour te marier.

Il se détourna un peu, toussa et passa la main sur ses yeux.

Laroque fit ses adieux et serra tendrement les deux vieillards sur son cœur.

Lui aussi, devant ces deux douleurs, se sentait tout attendri. Il enleva Suzanne dans ses bras robustes.

– Je ne veux pas que tu marches, dit-il ; avec cette neige tu aurais tout de suite froid aux pieds.

Mme Bénardit ouvrit la porte.

Une bourrasque entra dans la chambre et la lampe, un instant violemment agitée, s’éteignit.

Alors Laroque, d’une voix grave :

– Embrasse encore une fois ceux qui ont si bien remplacé pour toi ton père et ta mère, mon enfant, dit-il, et promets-leur de ne jamais les oublier, de les aimer toujours.

– Bon père, bonne mère, dit la fillette de sa douce voix tremblante, je vous aimerai toujours, je ne vous oublierai jamais.

Comme la nuit était très profonde et comme on n’avait pas rallumé la lampe, on ne pouvait voir si Bénardit et sa femme continuaient à pleurer.

– Encore adieu. Priez pour moi… pour elle… pour elle, dit Laroque.

Il avait à peine fait quatre ou cinq pas, au milieu des tourbillons de neige, qu’il était devenu complètement invisible. Il s’en allait à grandes enjambées, portant son précieux fardeau.

Quand il fut sur la rive de la Meuse, la bise devint si âpre qu’elle était presque insupportable.

– As-tu froid, ma chérie ?

– Non, père, je ne sens plus le froid du tout. Je suis très bien.

– Ne pleure pas, surtout, pour ne pas m’attrister.

– Je ne pleure pas, père.

– Cependant tu les aimais, ceux-là que tu quittes…

– Beaucoup, père.

– Ne les regrette pas trop… Je t’aime aussi, moi, et je ferai tout ce qu’il faudra pour que tu m’aimes.

Un point jaune troua la nuit.

C’était une des lanternes de la voie, sur le pont du chemin de fer.

Il y avait un quart d’heure qu’il marchait.

Cinq minutes après, il était à la gare, où il prenait pour Givet deux billets de première classe.

Le train arriva, Roger et Suzanne montèrent. Le train partit…

… Là-bas, dans la maison près de la fonderie, on avait rallumé la lampe, et, devant le foyer qui s’éteignait et qu’on ne songeait pas à raviver, deux vieillards étaient assis, gardaient le silence, et, sans se cacher l’un de l’autre, pleuraient à chaudes larmes.





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