Rokeby

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ROKEBY. POÉME EN SIX CHANTS.

A JOHN B. S. MORRIT, ESQ., DONT LE BEAU DOMAINE DE ROKEBY EST LE THÉATRE DE CE POÈME, HOMMAGE D’UN AMI SINCÈRE. WALTER SCOTT.


Les événemens de ce poème se passent en partie à Rokeby, sur la Greta, dans le comté d’York, et en partie dans la forteresse de Barnard-Castle et autres lieux du voisinage.

Le temps occupé par l’action est un espace de cinq jours, dont trois s’écoulent entre la fin du cinquième chant et le commencement du sixième.

La date des évènemens supposés serait immédiatement après la grande bataille de Marston Moor, le 3 juillet 1644. Cette époque de troubles et d’anarchie a été préférée par l’auteur, sans qu’il eût l’intention de combiner son histoire avec les évènemens militaires ou politiques de la guerre civile, mais plutôt pour donner plus de probabilité au récit fabuleux qui est aujourd’hui soumis au jugement du public.

1) CHANT PREMIER. 2) I.

La lune d’été brille dans les cieux, mais les vents déchaînés soufflent avec violence ; les nuages qui se succèd ent ne cessent de varier l’aspect de l’astre des nuits ; sa lumière éclate et disparaît tour à tour sur les murailles du fort de Barnard et sur les ondes de la Tees ; semblable au songe étrange qui trouble un coupable dont le remords et la peur assiègent le sommeil, la lune rougit soudain comme la honte, et bientôt elle semble brûler du feu plus sombre de la colère l’ombre que projettent les nuages va et vient comme les couleurs changeantes de la crainte ; enfin, les cieux semblent se cacher derrière un voile de deuil, et disparaissent dans les ténèbres, comme le désespoir.

La sentinelle de la tour antique de Baliol regarde en silence les reflets de la lumière sur les rives ombragées de laTees ; elle observe les nuages qui s’amoncellent vers le nord, et écoute le bruit des gouttes de pluie qui tombent sur le faite de la forteresse et sur les créneaux la voix lugubre des vents la fait frémir ; elle s’enveloppe dans les plis de son large manteau :

II.

Les tours du château de Barnard, dont les ombres mobiles se dessinent sur l’onde fugitive, sont la demeure d’un châtelain qui, dans les incertitudes et les émotions confuses de son cœur, le dispute au désordre fantastique de la voûte des cieux.

Avant que le sommeil eût assoupi les sens du farouche Oswald, il avait plusieurs fois changé de position, et cherché vainement, par un pénible effort, à bannir ses noires pensées.

Le sommeil exauce enfin ses vœux ; mais il traîne à sa suite des souvenirs trop réels et des fantômes imaginaires qui mêlent ensemble, dans un désordre bizarre, le passé et l’avenir. La conscience, devançant les années, reproche déjà au châtelain un crime inutile, et appelle les furies, armées de leurs serpens et de leur fouet vengeur. Les transes de leur victime attestent les traits cruels qui la déchirent, et montrent quel est le repos qu’un coupable trouve dans sa couche solitaire.

III.

Les angoisses secrètes d’Oswald se peignent sur son visage en traits aussi fugitifs et non moins sinistres que les ombres que projettent les nuages sur la surface de la Tees. On y eût distingué la rougeur subite de la honte et le feu plus concentré de la fureur, pendant que la main frémissante du châtelain endormi semblait saisir une dague ou une épée. Bientôt son sein oppressé laisse échapper un soupir, une larme mouille ses paupières entr’ouvertes, et la pâleur livide de son front achève d’exprimer la douleur qui le dévore. Un tressaillement soudain glace son sang dans ses veines ; la contraction de ses lèvres, des menaces à demi articulées, annoncent que la terreur a succédé aux regrets. Cette dernière transe interrompt le sommeil d’Oswald ; il se réveille en sursaut.

IV.

Il se réveille et n’ose plus fermer les yeux, dans la crainte d’un sommeil aussi terrible. — Il va regarder la lampe, écoute l’airain qui répète les heures, le cri nocturne du hibou et la voix mélancolique de la brise ; parfois il entend les chants guerriers que répète la sentinelle, pour charmer le temps de la garde, et il envie le sort du pauvre soldat qui, à la pointe du jour, ira trouver, sur son lit de paille, le paisible sommeil de l’enfance exempte de soucis.

V.

Le bruit lointain du galop rapide d’un coursier vient frapper l’oreille d’Oswald ; il abandonne aussitôt sa couche : la vengeance et la terreur pouvaient seules lui faire distinguer un son qui ne réveillait encore aucun écho des alentours du château. Mais déjà ce bruit s’approche : Oswald entend la voix de la sentinelle qui interroge le cavalier ; les chaînes retentissantes annoncent que le pont-levis s’abaisse ; on parle dans la cour, et des torches précèdent l’étranger du côté de l’appartement du châtelain : — Ce sont des nouvelles importantes de l’armée, s’écrie-ton, c’est un messager arrivé en toute hâte ! — Oswald, troublé, se contraint, et répond en ces termes : — Qu’on apporte des alimens et du vin, qu’on ranime la flamme du foyer ; que l’étranger soit introduit et qu’on se retire.

VI.

L’étranger entre d’un pas fatigué ; le panache de son casque couvre les traits de son visage ; un vêtement de peau de buffle enveloppe, dans ses larges replis, sa haute stature. A peine s’il daigne répondre à l’accueil empressé que lui fait Oswald ; mais il témoigne, par un sourire dédaigneux, qu’il voit et méprise la ruse du châtelain, qui avait eu le soin de placer le flambeau de manière que sa clarté, tombant sur le visage du soldat, lui permit d’examiner ses regards sans lui découvrir les siens. Cependant l’étranger se dépouille de sa lourde peau de buffle, et les reflets de la lumière viennent se briser sur sa cuirasse d’acier. Il dépose son casque, secoue la rosée qui a mouillé son panache, quitte ses gantelets, qu’il place près du feu pétillant, et va s’asseoir à la table qu’on vient de servir. C’est sans porter une santé, sans faire un salut, sans prononcer une parole de courtoisie, qu’il vide la coupe a longs traits et contente sa faim dévorante, aussi peu cérémonieux qu’un loup affamé qui déchire sa proie.

VII.

Son hôte le regarde avec une impatience mêlée de crainte, pendant qu’il continue paisiblement son repas, et que la liqueur qu’il savoure ajoute encore à la fierté de son front. Tantôt Oswald se retire à l’écart, tantôt il traverse l’appartement à grands pas, ayant peine à dissimuler l’inquiétude qui l’agite, et maudissant chaque instant de retard ; mais bientôt c’est en tremblant qu’il voit finir ce repas si prolongé ; il lui semble que ses gens ont obéi trop vite au signe qu’il leur a fait de le laisser seul avec l’étranger, à qui il lui tarde de demande r les nouvelles secrètes qu’il apporte. Son silence témoigne que son cœur flotte entre la crainte et la honte.

VIII.

L’aspect de l’étranger est bien fait pour justifier la crainte et le soupçon. Un climat brûlant et de longues fatigues ont devancé sur son visage les ravages du temps ; des rides sillonnent son front ; ses tempes sont dépouillées de cheveux, et ceux qui lui restent commencent à blanchir. Mais on remarque encore en lui ce que les années peuvent seules faire disparaître, l’orgueil de son sourire, le feu de son regard, cette contraction des lèvres qui exprime le dédain, et un air terrible et menaçant. Jamais ses lèvres n’ont pâli ; jamais une larme n’a éteint dans ses yeux cette audace qui inspire la crainte et défie la douleur. Familiarisé avec le danger sous toutes les formes, il a vu la mort s’offrir à lui dans les tempêtes et les tremblemens de terre, dans les combats, les fléaux dévastateurs, les tortures lentes des supplices, sur la brèche, et dans les mines souterraines ; il a toujours su la braver avec mépris.

IX.

Cependant, si le farouche Bertram peut, sans émotion, affronter le danger et voir couler le sang, il y a quelque chose de plus que le sang-froid sur ce front basané et ces traits endurcis des passions criminelles y ont laissé leurs traces durables. Tout ce qui prête une espèce d’attrait aux erreurs du premier âge, la gaieté et l’abandon de la folie se sont évanouis avec la jeunesse de Bertram, et les semences du vice sont restées en lui, dépouillées de leurs fleurs. Si le sol dans lequel ces semences ont été nourries avait reçu dans le printemps de sa vie le bienfait d’une douce culture, il aurait eu assez de vigueur pour produire des fruits moins amers. Non que le cœur de Bertram eût jamais connu des sentimens tendres ; mais sa prodigalité eût été changée en bienfaisance, sa soif de l’or, qu’il ne désirait tant que pour le dissiper, eût été oubliée pour la soif de la gloire, et son orgueil aurait pris la vertu pour guide.

X.

Tel qu’il était, affranchi du frein de la conscience, souillé de vices grossiers et du carnage, Bertram avait encore une âme intrépide, qui savait prendre un noble essor, et s’élever au-dessus d’elle-même. Un coupable moins fier, un cœur moins hardi tremblait devant son terrible regard. Oswald le sentit, lorsqu’il essaya, mais en vain, par des détours adroits, d’amener son hôte à lui dire, sans qu’il le lui demandât, les nouvelles qu’il lui tardait d’apprendre. Le sujet sur lequel disserte sa bouche est bien étranger à celui qui intéresse son cœur. Bertram ne daigne pas s’apercevoir de sa peine secrète, et continue à lui répondre brièvement et en termes brusques ou, s’écartant lui-même du sujet, il se perd dans de vagues et bizarres digressions, pour forcer le châtelain confus à obtenir par une franche question une réponse directe.

XI.

Oswald parla quelque temps des communes, du Co-venant, des lois et de l’Église réformée… Mais le sourire dédaigneux de Bertram le força de changer de conversation.

— Y a-t-il eu une bataille ? demanda-t-il enfin en balbutiant. Un soldat tel que Bertram, renommé par ses exploits dans les climats lointains, n’a jamais abandonné l’armée la veille d’une action, il reste sous ses drapeaux jusqu’à ce que la victoire soit déclarée.

— Comment, répondit le guerrier, lorsque vous-même, Oswald Wycliffe, vous goûtez un tranquille repos dans ces tours que défendent les ondes de la Tees, trouverez-vous étrange que d’autres viennent partager votre asile, et disent adieu à des champs de bataille où les dangers, les fatigues et la mort sont les seuls fruits que la guerre civile permette de cueillir ?

— Allons, Bertram, parlons sans raillerie. Nous savons que l’ennemi s’avançait pour troubler les travaux de notre armée du nord, campée sur les remparts d’York. Tu étais avec le vaillant Fairfax, et tu n’as pu éviter le combat… Quelle en a été l’issue ?

XII.

— Vous voulez le récit du combat ? Je vais vous satisfaire. Nos bataillons se sont rencontrés dans la plaine de Marston ; les trompettes ont fait entendre leurs fanfares menaçantes ; dans les yeux de nos guerriers brillait l’ardeur la plus noble. Des deux côtés on se livre à de bruyantes clameurs ; les uns s’écriaient : Dieu et la bonne cause ! les autres : Dieu et le roi ! En vrais Anglais, les deux partis fondent l’un sur l’autre, sans espérer aucun prix de leur valeur, et risquant de tout perdre. J’aurais pu rire, si le temps me l’eût permis, du fanatisme de ces farouches soldats, qui combattaient pour la république et pour le roi. Les uns, pour le rêve du bien public, les autres, pour les honneurs et les distinctions, prodiguaient leur sang et leur vie, afin d’obtenir le titre de martyr ou de patriote. Si Bertram eût été le chef de ces bandes valeureuses, il n’eût point, en fanatique superstitieux, cherché l’Eldorado dans le ciel. C’est au Chili que j’aurais porté la guerre. Lima m’eût ouvert ses portes d’argent ; je serais entré triomphant dans le riche Mexique ; j’aurais ravagé les trésors du Pérou, et la gloire de Pizarre et de Cortez eût été éclipsée par celle de Bertram.

— Ami, ne cesseras-tu pas de t’écarter du sujet qui nous intéresse ; allons, quelle est la suite de ce combat ?

XIII.

— Je brille au moment où retentit le clairon belliqueux, et à la table des festins, quoique aucune belle n’ait jamais aimé jusqu’ici le cœur ou le visage sombre de Bertram… Mais je reprends mon récit : La bataille pouvait se comparer à la lutte de deux courans, lorsque l’Orénoque, dans son orgueilleux courroux, loin de porter à l’Océan le tribut de ses ondes, lui déclare la guerre, et précipite contre ses flots une mer rivale. Les vagues soulevées bondissent en mugissant, et lancent leur écume jusqu’aux cieux. Le pilote pâlit, et cherche en vain, à distinguer l’onde amère de celle du fleuve indompté. Tels nos bataillons se mêlent sur la plaine sanglante, et laissent la victoire indécise, jusqu’à ce que le terrible Rupert vienne fondre sur nous à la tête d’une troupe de vaillans auxiliaires, et fasse reculer nos républicains, malgré leur courage religieux. Que dirai-je de plus ? Le désordre se met dans nos rangs, et nos chefs ont cessé de vivre. Mille guerriers de leurs prêtres, avaient abandonné leurs campagnes, pour défendre les communes et l’évangile, et humilier le roi et les prélats, sont étendus sans vie sur la plaine ; ils. nagent dans les flots de leur sang, incapables désormais d’outrager le sceptre et la mitre. Tel était l’état de la bataille lorsque je suis parti.

XIV.

— Fatale nouvelle ! s’écrie Wycliffe : et, affectant le désespoir, il penche la tête sur son sein : mais une. étrange joie brille dans ses yeux, pour démentir sa feinte douleur. Fatale nouvelle !… N’as-tu pas dit que nos chefs ont perdu la vie, alors que leur secours était le plus nécessaire ? Achève ce malheureux récit, et dis-moi quels sont ceux qui ont succombé dans ce jour funeste, quels capitaines illustres ont acheté par leur mort une gloire immortelle. Si telle a été la fin de mon plus cruel ennemi, mes larmes couleront sur sa tombe justement honorée… Quoi donc ! point de réponse ?… Ami, tu sais quel est celui de notre armée qui est l’objet de toute ma haine, celui que tu ne pouvais voir toi-même sans courroux : pourquoi me laisser dans l’incertitude sur son sort ?

Bertram répond sans s’émouvoir : — Veux-tu savoir le sort d’un ami ou d’un ennemi ? demande-le-moi simplement et sans détour, et tu recevras la réponse franche d’un soldat ; je ne sais point éclaircir d’obscures questions ni expliquer des énigmes.

XV.

La colère, que la ruse et la crainte avaient réprimée, éclate enfin dans le cœur de Wycliffe, et la bravade d’un obscur soldat réveille en lui tout l’orgueil de sa race.

— Misérable ! s’écrie-t-il, as-tu rempli ta mission de sang ? Philippe de Mortham vit-il encore ? As-tu trahi ton chef ou ton serment ? Parle : as-tu tenu la promesse que tu me fis d’immoler Mortham pendant la bataille ?

A ces mots, le soldat s’élance de son siège, et, saisissant la main d’Oswald, il la presse avec tant de force, que le sang en jaillit, comme si la sienne eût été armée d’un gantelet de fer.

— Je bois à ta santé, lui dit-il, et vidant la coupe en souriant, il laisse retomber la main de Wycliffe.

— Maintenant, ajouta-t-il, Oswald, dévoile ton cœur, et parle naturellement ! N’es-tu pas digne, si tes lâches craintes ne s’y opposaient, d’aller mener, comme moi, la vie errante d’un flibustier ? Que t’importe la bonne cause, si les trésors et les domaines de Mortham tombent en ton pouvoir ? Que te fait la prise d’York, si ma vaillante main a exécuté tes ordres ? Tu te soucies bien que Fairfax et ses meilleurs officiers rougissent de leur sang la plaine de Marston, si Philippe de Mortham a expiré à leurs côtés. Assieds-toi donc, et soyons comme des compagnons qui vident les coupes après une victoire, en se racontant ces exploits qui font frémir les enfans et les femmes. Je vais te faire le récit de la mort de Philippe.

XVI.

— Lorsque tu me verras renoncer à ma vengeance, appelle-moi misérable, et estime-moi un faible ennemi ; lorsque j’aurai pardonné un affront, traite-moi de vil esclave, et vis sans crainte ! Philippe de Mortham a été un de ceux que Bertram de Risingham appelle du nom d’ennemis, ou plutôt un de ces traîtres que ma veng eance inévitable poursuit dès qu’ils ont mérité le titre d’amis ingrats. Selon son usage, avant que la bataille fût engagée, il parcourut les rangs de ses soldats ; il avait levé sa visière. Je vis la tristesse peinte dans ses yeux lorsqu’il reconnut dans l’armée royale la bannière de son parent Rokeby : — C’est ainsi, dit-il, que les amis se divisent. — Je l’entendis, et me souvins de ces jours où nous avions si souvent décidé ensemble la victoire incertaine, alors que le cœur de Bertram était le bouclier de Philippe.

— Je me rappelai comment, dans les arides déserts de Darien, où la mort vole sur les ailes du vent du soir, j’étendais mon manteau sur mon ami, et m’exposais, sans abri, à la rosée empoisonnée ; je pensai aux rochers de Quariana, où, échappé de notre frêle esquif, je portai sur le rivage Mortham mourant, malgré les vagues furieuses qui semblaient me le disputer : c’est là que, lorsqu’une flèche indienne lui perça le cœur, je ne craignis pas d’exprimer avec mes lèvres le poison de sa blessure. Ces pensées m’assaillirent toutes à la fois, comme les vagues d’un torrent, et faillirent emporter mes projets de vengeance.

XVIII.

— Les cœurs ne sont pas de pierre, et la pierre se brise ; les cœurs ne sont pas de fer, et le fer est docile à la main qui le plie. Lorsque Mortham me dit, comme autrefois, de me tenir à son côté pendant la bataille, je vis à peine la forêt mouvante des lances, j’entendis à peine les fanfares des clairons ; dans l’indécision et le trouble où était mon cœur, j’oubliais presque la bataille qui allait se livrer. Enfin je me ressouvins que, séduit par la vaine promesse de partager son château et ses trésors, j’étais revenu au rivage qui nous avait vus naître. Mais le seigneur du château de Mortham s’était éloigné bientôt de l’ami courageux qui avait combattu avec lui : des scrupules, des craintes superstitieuses, affligèrent ses dernières années ; des prêtres rusés s’emparèrent d’une victime facile, et condamnèrent tous les exploits et toutes les pensées d’une âme jadis trop hardie. Je fus forcé de chercher un autre toit ; ma licence fut condamnée dans son château, séjour de la sagesse : me donnait-il de l’or, je dissipais en un seul jour trois fois plus que je ne recevais. J’errai donc comme un proscrit, incapable de cultiver les champs ou de choisir un autre métier je devins tel que le fer d’une lance rouillé, qu’on regarde comme inutile et dangereux à la fois. Les femmes craignaient mes regards audacieux ; le citoyen paisible tremblait à mon approche ; le marchand, effrayé du feu de mes yeux, s’empressait de fermer son coffre-fort lorsqu’il voyait Bertram ; tous les lâches amis du repos s’éloignaient du fils négligé de la guerre.

XVIII.

— Mais enfin les discordes civiles donnèrent le signal, et mon métier de soldat fut le métier de tous. Rappelé par Mortham je revins conduire ses vassaux aux combats. Quel fut le prix de mon zèle ? Je ne pouvais vanter ma piété, ni répéter de saintes oraisons : de sombres fanatiques obtinrent toutes les faveurs ; et moi, déshonoré et dédaigné, je n’avais que l’heureux choix de courir au-devant de la mort… Tes gestes impatiens me disent que je ne t’apprends rien que tu ne saches déjà. Mais écoute-moi avec attention ; c’est un sentiment d’honneur qui me fait répéter toutes les circonstances qui ont précédé le destin de Mortham.

XIX.

— Les pensées qui ne s’échappent que lentement de nos lèvres, traversent le cœur avec la rapidité des éclairs. J’avais à peine enfoncé mes éperons dans les flancs de mon coursier, que j’avais déjà mis fin à mes incertitudes ; et, avant que nos escadrons se fussent mêlés, le sort de Mortham était arrêté. Je le suivis dans les vicissitudes de la bataille ; la victoire resta inconstante comme un jour de printemps, jusqu’à ce que, tel qu’un torrent qui a rompu ses digues, le prince Rupert fondit sur nos guerr iers. Alors, au milieu du tumulte, de la fumée et du désordre, lorsque chacun combattait pour défendre sa vie, j’armai ma carabine, et Mortham tomba avec son coursier il leva vers le ciel ses yeux mourants, qui exprimaient le courroux et la douleur ; ce fut son dernier regard. Ne pense pas que je me sois arrêté pour voir la suite de la bataille ; je ne m’étais pas encore dégagé de la foule des combattans, que nos cavaliers étaient déjà en déroute. J’entendis raconter à Monckton que les Ecossais, saisis d’une soudaine terreur, avaient tourné bride du côté du nord, maudissant le jour où Lesley avait traversé la Tweed. Cependant, lorsque j’arrivai sur les rives de la Swale, un autre bruit circulait déjà : le vaillant Cromwell, disait-on, avait changé la fortune de la journée à la tête de sa cavalerie : mais, vraie ou fausse, cette nouvelle est aussi indifférente à Bertram qu’à Oswald. —

XX.

Wycliffe se garda bien de témoigner combien son orgueil était révolté du ton arrogant et libre avec lequel son complice osait se montrer son égal ; il affecta de lui parler avec douceur et courtoisie, et lui jura une amitié et une reconnaissance éternelles : mais Bertram interrompit toutes ces protestations ; — Wycliffe, lui dit-il, ne pense pas que je demeure ici : à peine si je veux attendre le point du jour ; instruit par l’expérience de ma jeunesse, je ne me fie pas aux sermens d’un complice. Les vallées de ma terre natale répètent encore le chant tragique de Percy Rede, entraîné à sa perte par le perfide Girsonfield. Souvent, sur les bords lugubres de la Pringle, le berger voit encore apparaître son spectre sanglant. Citerai-je aussi cette statue, ouvrage du ciseau d’un ancien sculpteur, que l’on contemple avec effroi près du lieu qui m’a donné son nom, la forteresse de Risingham, où la Reed arrose le hameau et les arbres champêtres de Woodburn ? Cette statue représente un géant d’une force ex traordinaire ; son carquois est sur ses épaules, et il p orte une courte tunique. Va demander comment périt cet audacieux chasseur, ce chef intrépide de nos vallées ; le vieillard et l’enfant te répondront qu’il fut victime de la trahison d’un frère. Instruit par les histoires de mes jeunes années, penses-tu, je te le répète, que je croirai à tes sermens ?

XXI.

— Lorsque nous parlâmes pour la dernière fois du coup que ma main devait frapper, rien ne fut convenu entre nous ; nous ne dîmes point comment nous partagerions les richesses de Mortham. Je vais prononcer sur la part que les lois différentes que nous suivons nous forcent de réclamer.

— Toi, né vassal de la couronne d’Angleterre, tu dois savoir quels sont tes droits à l’héritage. C’est à toi qu’appartiennent, comme au plus proche parent, les terres et les revenus de Philippe ; je te les cède : mais tu respecteras les statuts du flibustier. Ami de l’Océan, ennemi de tous ceux qui voyagent sur les flots, lorsque son compagnon succombe dans un combat, il hérite de sa part du butin ; lorsqu’un chef ennemi périt sous ses coups, c’est encore lui qui reçoit ses dépouilles : ces deux lois m’assurent également les trésors apportés des mers indiennes et accumulés par Mortham dans ses obscurs souterrains. J’irai donc m’emparer de l’or en lingot, des pierres précieuses, des calices et des vases enlevés aux temples, des diamans arrachés à la beauté éplorée, de toutes les richesses enfin conquises dans tant de contrées différentes. Tu m’accompagneras pour me les livrer ; car, sans toi, il me serait difficile de trouver accès dans le château de Mortham. Je te dirai bientôt adieu, et j’irai goûter tous les plaisirs que l’or peut acheter : une fois tous mes désirs satisfaits, les discordes civiles occuperont de nouveau mon glaive impatient.

XXII.

Une réponse douteuse s’arrête sur les lèvres d’Oswald malgré ses ruses, il écoute avec terreur cet audacieux s icaire qui lui fait la loi, et son cœur troublé flotte entre la haine et la joie, les remords et la crainte. Charmé de voir partir Bertram, il regrette la riche récompense que réclame le meurtrier ; il maudit son orgueil et son arrogance, et n’ose pas se hasarder avec lui dans le voyage qu’il lui propose. Enfin il se décide pour le parti moyen qu’adoptent toujours la lâcheté et l’astuce. — Sa charge, dit-il, lui défend de s’absenter de la forteresse dans de semblables momens : Wilfrid accompagnera Bertram ; son fils et son ami iront ensemble.

XXIII.

Le mépris modéra la colère de Bertram et changea son sombre coup d’œil en un sourire farouche : Wilfrid ou toi, répondit-il, peu m’importe qui de vous deux me portera la clef d’or ; mais ne crois pas que ta lâche pensée m’échappes : elle me fait sourire de pitié. Si tu crains ma terrible main, Oswald Wycliffe, qui te protège ici contre elle ? J’ai franchi des remparts plus élevés que les tiens, j’ai traversé à la nage des fleuves plus larges que la Tees : ne puis-je pas te poignarder avant qu’un seul cri ait averti la sentinelle ?…. Cesse de trembler : ce n’est point là mon dessein ; mais si ce l’était, tu n’aurais à m’opposer qu’une faible défense ; tu peux m’en croire cette main au besoin a frappé des coups plus hardis. Va réveiller ton fils. Le temps presse : je devrais être déjà loin.

XXIV.

Aucune des noirceurs d’Oswald ne souillait le cœur du jeune Wilfrid : son cœur était trop tendre pour être propre aux hasards périlleux de la fortune. Lorsqu’une nombreuse famille et des fils plus farouches faisaient l’orgueil d’Oswald, le châtelain raillait souvent l’âme faible et la main timide de Wilfrid ; mais la tendresse et le bonheur de sa mère consolaient ce faible enfant. Aucun de ces caprices qui caractérisent l’enfance n’annonçait en lui le courage ; il aimait à étudier les riches écrits de Shakespeare, mais il laissait les tableaux guerriers et la descr iption des fêtes, la gaieté de Falstaff et les combats de Percy, pour méditer la morale de Jacques, pour rêver avec Hamlet et verser de douces larmes sur le malheur de Desdemone.

XXV.

Aucun des plaisirs chers à la jeunesse n’avait d’attraits pour Wilfrid. Il préférait aux coursiers, aux faucons et aux meutes bruyantes, les promenades paisibles sur les bords d’un ruisseau solitaire ou d’un lac silencieux ; il cherchait souvent les paysages de Deepdale, où l’on ne voit que des rochers, d’épais taillis et la voûte des cieux ; il gravissait les hauteurs escarpées de Catcastle ou les tours de Pendragon. C’est là que ses pensées s’égaraient dans les rêves fantastiques d’un amour fidèle ou d’un printemps éternel, jusqu’à ce que, les ailes fatiguées de la contemplation ne pouvant plus le soutenir, il se trouvât de nouveau sur la terre.

XXVI.

Il aimait — comme l’attestent maintes ballades chantées encore dans la vallée de Stanmore ; car il connaissait l’art des ménestrels, cet art que l’on ne peut enseigner ni apprendre… Il aimait… La nature avait formé son âme pour l’amour, et l’imagination entretenait sa flamme… Il aimait sans retour… car il est rare qu’un amant dont le cœur est si tendre fasse partager ses feux. Il aimait en silence ; tous ses regards exprimaient la passion, ses lèvres ne parlaient que d’amitié. Ainsi s’était écoulée sa vie rêveuse… jusqu’au jour où son père vit périr tous ses frères ; l’espoir de ses vieux ans. Wilfrid resta seul héritier du fruit de tous ses stratagèmes et de son avarice ; Wilfrid fut destiné à parcourir le labyrinthe obscur de l’ambition, sous les auspices de l’astucieux Oswald.

XVIII.

Oswald lui ordonne d’aimer et de courtiser la belle Matilde, héritière du chevalier de Rokeby. L’aimer était pour lui facile, Matilde était déjà la dame de ses pensée s : lui plaire n’était point une tâché aussi aisée pour un cœur qui n’osait ni espérer ni demander. Matilde cependant accordait à son esclave tout ce qu’on peut accorder par compassion, — l’estime, l’amitié, des égards, et la louange qui fut toujours la plus douce récompense du ménestrel. Elle lisait les vers qu’approuvait le goût de Wilfrid, chantait les ballades qu’il aimait ou que composait sa muse ; mais, regrettant de nourrir la flamme fatale d’un amour sans espoir, elle refusait parfois, dans un caprice bienveillant, l’accueil dû à l’amitié ; et soudain, plaignant la douleur de sa victime, elle lui rendait ses dangereux sourires.

XXVIII.

Telle était la destinée de Wilfrid lorsque la voix terrible de la guerre retentit dans la contrée. Trois bannières différentes flottèrent sur les rives de la Tees. Le serf les vit avec un noir pressentiment ; elles se réunissaient jadis pour s’opposer aux incursions des Écossais ; aujourd’hui les seigneurs et les vassaux se défient les uns des autres. Le chevalier de Rokeby sortit de son château, situé sur les rives de la Greta, et alla réunir ses soldats à ceux des valeureux comtes du nord qui s’armaient pour le roi Charles. Mortham son allié (car sa sœur, descendue il est vrai dans la tombe avant la guerre civile, avait été l’épouse de Rokeby), Philippe de Mortham marcha sous les ordres de Fairfax pendant que, d’accord avec l’artificieux Vane, mais moins prompt à courir aux champs de bataille, Wycliffe se fortifiait dans les remparts antiques de Barnard, qu’il occupait au nom des communes.

XXIX.

La belle héritière du chevalier de Rokeby attend dans son château l’évènement des combats. La guerre civile respectait tous ceux qui étaient sans appui, épargnant au milieu de ses fureurs l’enfance, le sexe et la vieillesse ; mais Wilfrid, fils de l’ennemi de Rokeby, doit cesser de se rendre à la faveur du crépuscule sur les bords de la

CHANT PREMIE R, 69.

Greta, pour y voir Matilde, en affectant, avec toute la dissimulation dont l’amour est capable, d’ètre distrait en l’apercevant, et de ne devoir sa rencontre qu’au hasard. Il ne pourra plus prendre l’excuse d’un livre, d’un pinceau ou d’un poème qu’il désirerait lui donner. Tantôt c’était une antique ballade qu’il venait lui apprendre, tantôt c’était un conte moderne. Pendant ces entrevues dont les momens hélas ! s’envolent si vite, Wilfrid gravait dans sa mémoire tous les mots qui échappaient à Matilde, son sourire affable, ou ses regards indifférens, pour en nourrir son âme dans la solitude. La guerre a interrompu pour lui cette occupation si chère… mais Wilfrid s’échappe encore pour aller épier de loin dans les bosquets la promenade accoutumée de Matilde, et son cœur palpite chaque fois que l’écho répète le bruit de ses pas. Vient-elle… il ne la voit que passer, mais cette vue suffira pour charmer les heures de la nuit… Elle ne vient pas… alors il attendra le moment où sa lampe brillera dans la tour. C’est encore quelque chose pour lui si son ombre s’arrète un instant sur le balcon. — Que sont ma vie et mon espérance ? disait-il. Hélas ! une ombre passagère.

XXX.

Ainsi s’épuisait sa vie, quoique la raison osât, mais en vain, combattre parfois l’amour dans son cœur, en lui faisant entrevoir un avenir plus cruel encore que ses chagrins présens ; mais il refusait bientôt d’écouter la voix sévère de la vérité. Calme et indifférent d’ailleurs, Wilfrid voyait sans émotion tous les changemens de la fortune ; mais il était l’enfant docile, imprudent et malheureux, de l’imagination. Tantôt la capricieuse déesse le plaçait dans son char brillant avec la belle de ses pensées ; tantôt c’était dans un asile solitaire qu’elle répandait ses charmes autour de lui : là, elle versait sur son front languissant une douce rosée, le couvrait de son voile magique, lui faisait savourer ces breuvages enivrans dont le goût n’est

70 ROKEBY.

jamais oublié ; et, le plaçant dans son cercle enchanté, l’isolait de toutes les réalités sévères, jusqu’à ce que le jeune enthousiaste ne vit plus ses rians mensonges que comme des vérités, et prit la vérité pour un rêve.

XXXI.

Malheur au jeune homme égaré qui refuse la main protectrice de la raison pour se laisser guider par l’imagination capricieuse ! Malheur à lui Il est digne d’une tendre pitié, car son cœur est bon et généreux. Malheur à ceux qui le conduisent et oublient de faire parler la voix de la vérité pour fortifier son âme quand il en est temps encore ! O vous qui êtes ses vrais amis ! apprenez-lui à juger du présent par le passé, rappelez-lui chacun de ses désirs, combien le trésor qu’il se promettait lui semblait riche et brillant, et combien la possession détrompa ses espérances. Dites-lui que l’imagination ne court qu’après des fantômes. Montrez-lui ce qui l’attend au but qu’il veut atteindre, le désappointement et le regret : l’un désenchante les yeux du jeune imprudent et dépouille le prix de ses travaux de tout ce qui l’avait séduit ; l’autre, au contraire, en rehausse l’éclat pour augmenter sa peine, s’il n’a pu obtenir ce qu’il poursuivait. Le vainqueur voit sa couronne d’or transformée en vil métal pendant que le vaincu déplore sa perte et regarde encore ce faux or comme une brillante récompense.

XXXII.

Hélas ! voyez la tour où gémit Wilfrid ; voyez la couche qui l’invite vainement au repos depuis le déclin du jour ; cette lampe dont la pâle et vacillante clarté se mêle avec la froide lumière de la lune, et surtout ce corps épuisé !… La rougeur de la fièvre se répand inégalement sur ses joues ; sa tête est tristement penchée, ses cheveux sont en désordre, ses membres refusent de le soutenir ; la douleur est peinte dans tous ses traits. Mais il lève les yeux… un sourire mélancolique ranime un moment son pâle visage ; c’est l’imagination qui réveille en lui quelque

CHANT PREMIER. 71

vaine espérance, pour orner la ruine qui fut son ouvrage, semblable à l’oiseau nocturne des buissons de l’Inde 1, qui caresse de ses ailes la blessure qu’il a faite, et, charmant ainsi la douleur du malheureux, épuise tout son sang goutte à goutte. Wilfrid tourne les yeux vers la terrasse ; vain espoir ! le soleil ne se lève point encore ! la lune est toujours couronnée de sombres nuages ; et par intervalles l’ouragan siffle et menace. Il faut encore une heure avant que l’aurore se montre à l’orient. Pour se distraire pendant cette heure pénible, Wilfrid a recours à l’art magique du ménestrel.

XXXIII. A LA LUNE.

Salut aux doux rayons de ta tremblante image,

Chaste divinité de la voûte des cieux !

Mais déjà ton front radieux

S’est voilé d’un sombre nuage.

Un soir, il m’en souvient, j’accusais ces vapeurs

De cacher à mes yeux la beauté que j’adore :

Mais bientôt de son luth sonore

Sa main tira des accords enchanteurs ;

Dans la romance d’un trouvère

J’osai lui révéler à demi mon ardeur !

Et je bénis ta discrète lumière

Qui ne vint pas trahir ma craintive rougeur.

Hélas ! les crimes de la terre

Du ciel ont causé le courroux !

Chaste reine des airs, ton flambeau tutélaire,

D’un perfide ennemi sert à guider les coups…

Ah ! s’il est deux auans qui, tendres et fidèles,

Vont au fond du vallon parler de leurs amours,

En prenant à témoin tes clartés immortelles,

Daigne par tes reflets leur indiquer le cours

Du ruisseau dont l’onde limpide

Les conduira sous le berceau de fleurs,

Où la bergère moins timide

Crut devoir oublier ses premières rigueurs.

XXXIV.

Wilfrid entend du bruit, et tressaille. Quelle est cette

(1) Espèce de chauve-souris.

72 ROKEBY.

voix qui l’appelle ? Qui vient à lui dans cette heure solitaire ? C’est son père, les yeux hagards, et frissonnant encore de l’entrevue qu’il vient d’avoir avec Bertram.

— Wilfrid ! dit-il, quoi donc, tu ne dors pas ! tu n’as point de soucis, cependant, qui bannissent le sommeil de tes yeux. Mortham a perdu la vie à Marston-Moor, et Bertram vient avec la mission de s’assurer de ses trésors, pour les besoins de l’État et le bien-public. Les serviteurs de Mortham t’obéiront. Il faut que Bertram remplisse ses ordres ponctuellement… Prends ton épée, ajoute tout bas le châtelain, prends ton épée ; Bertram est… ce que je ne puis dire. Le voici ; adieu.

3) CHANT SECOND 4) I.

La bise s’est tue en soupirant ; la lune a dissipé les nuages qui l’entouraient ; mais son disque pâlit, et va bientôt disparaître. Des vapeurs couronnent encore les collines de Brusleton, et la riche vallée de l’orient attend les premiers rayons du jour pour montrer sa plaine cultivée et ses rians bocages, ses tours gothiques et la flèche de ses clochers. Sur la rive occidentale de la Tees, les sinuosités inégales du Stanmore, les vallons agrestes de Lunedale, Kelton-fell et Gilmanscar avec sa ceinture de rochers, sont encore couverts du manteau des ombres, tandis que, couronné des premiers feux de l’aurore, le château de Barnard s’élève fièrement, comme le monarque de la vallée.

II.

Quel tableau se développe peu à peu aux yeux charmés de la sentinelle qui veille sur les remparts ! Elle voit la Tees poursuivre sa course rapide à travers les bois qui l’ombragent ; une vapeur légère trahit les détours de

CHANT SECOND. 73

l’onde fugitive. Avant une heure ce nuage, argenté s’évanouira en laissant sur le feuillage une rosée étincelante. Alors apparaîtront le lit que la Tees s’est creusé dans le rocher, et les arbres antiques inclinés sur ses flots. Ce n’est plus une faible digue qui s’oppose à leur cours : naguère ils s’écoulaient sur un lit de sable et de cailloux dorés ; maintenant ils sont condamnés à s’ouvrir un passage dans le sein d’un dur granit.

III.

Mais ce n’est pas la Tees seule que va nous découvrir le retour de la lumière ; maint ruisseau tributaire s’échappera du vallon où commence sa source. Le Staindrop, fuyant les agrestes ombrages, ira saluer les créneaux de l’orgueilleuse tour de Raby. Plus loin on reconnaîtra l’onde champêtre d’Eglistone ; le Balder, qui porte le nom du fils d’Odin ; la Greta, qui verra bientôt sur ses rives les amans que célèbre ma Muse ; la Lune 1 dont l’onde argentée arrose le sauvage Stanmore, la source de Thorsgill, séjour enchanteur ; et enfin, le dernier et le moindre de tous, mais plus gracieux que les autres, le ruisseau de la vallée de Deepdale. Celui qui a erré sous les ombrages de Deepdale peut-il regretter la clairière magique de Roslin ? Peut-il même lui préférer cette vallée bizarre où les rochers, de Cartland, taillés d’une manière fantastique, s’élancent, comme des clochers, du milieu des verts taillis. Cependant, terre d’Albyn 2 ! à toi reste l’avantage d’avoir associé tes sites à ton histoire ! Tu invites le mortel qui s’égare dans la clairière de Roslin, à écouter le récit des temps passés ; tu lui montres, au milieu des rochers de Cartland, la grotte qui servit de refuge à ton vaillant champion 3. Tes rochers et tes vallons sont consacrés par les traditions des âges et les chants de tes

(1) La Lune se jette dans la Tees, sous Lougton, à six milles de Barnard-Castle. — Én.

(2) L’Écosse. Én.

(3) Wallace. — Én.

74 ROKEBY.

ménestrels. Puissent long-temps encore tes annales offrir à ma Muse ce charme inspirateur qui rayonne pour le génie dans les yeux de la beauté ?

IV.

Bertram se souciait fort peu d’attendre le brillant spectacle dont on jouit au lever du soleil, du haut des créneaux de Barnard ; il partit avec Wilfrid avant le jour, lorsque le crépuscule et les pâles rayons de la lune étaient encore confondus dans la vallée silencieuse. Ils passèrent sur le pont de pierre de Barnard, et gagnèrent la rive opposée de la Tees. Se dirigeant vers l’orient, ils laissèrent bientôt les ruines d’Eglistone. Chacun d’eux, absorbé dans ses rêveries, marchait dans un morne silence. On pense bien que l’aspect de Bertram parut farouche et repoussant à Wilfrid. De son côté, le terrible Risingham ne pouvait que voir dans son compagnon un jeune homme timide et digne de sa pitié. Quel entretien auraient eu entre eux deux hommes si différens ?

V.

Bertram voulut éviter le chemin le plus court qui conduit à travers le parc et la forêt de Rokeby. Suivant les détours des collines, Wilfrid et lui traversèrent le pont antique de la Greta, au lieu où ses eaux, libres un moment, s’échappent des sombres bois de Brignal, et cherchent la vallée profonde de Mortham.

C’est là que, considérant le tertre élevé par cette légion encore illustre, dont l’autel votif éternise le titre de PIEUSE, VICTORIEUSE ET FIDÈLE, Wilfrid dit en soupirant : — O vous, enfans terribles de Mars, venez voir ce trophée de l’orgueil des Romains ! Que reste-t-il des travaux de ces fiers dominateurs ?… Un fossé à demi comblé, et les débris d’une pierre… Wilfrid prononça ces mots pour lui-même, pensant bien que toute réflexion morale serait perdue pour Bertram.

VI.

Un autre sentiment émut bientôt le cœur de Wilfrid

CHANT SECOND. 75

et il fit entendre un soupir à demi étouffé lorsqu’il vit vers le nord les tours superbes de Rokeby sortir du milieu des arbres. Si Spencer eût erré avec lui dans ce séjour enchanteur, il l’aurait peut-être embelli des riches couleurs de son imagination ; il eût peint à Wilfrid la rivière qui, telle qu’un captif fuyant sa prison, couronne ses vagues d’une brillante écume, et exprime son allégresse par un murmure mélodieux ; il eût célébré ces arbres qui semblent reculer sur les coteaux, où, çà et là, le chêne, géant des forêts, s’arrête solitaire, et étend ses rameaux noueux, comme on voit un chef vaillant, lorsque sa troupe est mise en fuite, opposer un front intrépide à l’ennemi pour protéger la retraite des siens. Mais vainement Spencer eût prodigué sur ces lieux les charmes de ses vers ; Wilfrid n’aurait vu que la tour lointaine et la terrasse où. Matilde respirait la fraîcheur du soir.

VII.

Cette vallée ouverte de toutes parts est déjà derrière eux, et Rokeby, quoique peu éloigné, cesse d’être aperçu. Ils descendent dans les bois qu’arrose la Greta, et suivent une route sauvage et solitaire, mais remplie de charmes pour les ménestrels. Des ombres épaisses s’étendent au-devant d’eux ; le vallon offre une enceinte de plus en plus rétrécie. A voir les saillies des rochers suspendus sur le torrent, on dirait qu’une montagne s’est partagée soudain pour ouvrir un passage à l’onde mugissante. A peine si leur base escarpée laisse un étroit sentier aux pas des voyageurs. Placés entre les roses et les vagues, ils entendent gronder le torrent rapide qui se précipite tel qu’un coursier saisi d’épouvante. L’onde irritée se brise sur chaque rocher qu’elle rencontre, et poursuit sa route, couverte d’une écume semblable aux vains projets de l’orgueil, que l’homme confie au fleuve rapide de la vie.

VIII.

Parmi ces rochers qui penchent leurs crêtes superbes

76 ROKEBY.

sur le sombre lit de la Greta, les uns sont nus et arides, et les autres couverts d’une verdure. ondoyante. — Ici des arbres sortent de chaque fente, et balancent leurs feuillages touffus ; là les rocs anguleux s’élancent jusqu’aux nuages : souvent aussi le lierre les entoure comme d’une cotte-de-mailles, et couronne leurs âpres sommets de sa verte guirlande. Çà et là les rameaux flexibles flottent au milieu des airs, semblables à ces étendards arborés jadis sur les créneaux des tours féodales, pendant que les barons faisaient retentir les voûtes de leurs châteaux des acclamations de la joie. Telle est, plus bruyante encore, la voix mugissante de la Greta ; tels sont les échos de son rivage et les bannières verdoyantes qui flottent sur le cours de ses ondes.

IX.

Enfin, plus loin, les rochers s’écartent tout-à-coup de la rivière ; mais ils ne sont pas remplacés par une pelouse de gazon, ou par une de ces riantes plages qu’on trouve souvent après de semblables montagnes : asile solitaire, mais enchanteur, où l’imagination aime à se figurer qu’un pieux ermite, abandonnant sa cellule, vient réciter son rosaire. Mais ici on rencontre un bois de sombres ifs qui entrelacent leurs rameaux lugubres avec ceux du noir sapin, arbre des tombeaux. Il semble que cet ombrage est fatal à la terre qui le nourrit. Jamais ces lieux n’offrirent la douce verdure qu’aiment les fées bienveillantes ; aucun gazon, aucune fleur champêtre, n’y consolent les regards attristés. Le seul tapis qui couvre le sol est formé par les feuilles dont l’ouragan dépouille les branches flétries. Vainement le soleil dorait déjà les collines : le crépuscule régnait encore dans ce séjour sinistre, excepté sur l’extrême rive de la Greta, où quelques rayons s’égaraient à travers le feuillage. C’était un contraste bizarre que de voir l’ombre lugubre de ce ravin, et les brillantes nuances de l’aurore qui coloraient les festons du lierre sur le sommet de la montagne.

CHANT SECOND. 7

X.

Ce vallon était évité, pendant les ténèbres, par le serf crédule. La superstition racontait mainte histoire effrayante, et prétendait que des voix sinistres se faisaient entendre chaque nuit dans les sentiers. Lorsque les soliveaux de Noël petillent dans le foyer champêtre, ces récits prolongent la soirée ; la curiosité et la crainte écoutent avec un plaisir mêlé de tristesse, jusqu’à ce que la pâleur se répande sur les traits de l’enfance, et que la jolie villageoise perde aussi les roses de son teint. L’intérêt redouble, le cercle se rapproche peu à peu, et chacun jette derrière soi un regard tremblant lorsque le vent d’hiver gémit ou menace. Le vallon de Mortham est un lieu digne d’inspirer de tels récits : un mortel superstitieux qui, à une heure semblable, y aurait observé les pas précipités de Bertram, aurait pu croire que l’enfer avait laissé échapper l’ombre sanglante d’un meurtrier, et Wilfrid eût semblé une pâle victime destinée à lui servir de cortège.

XI.

Ce n’est pas seulement parmi les crédules habitans des hameaux que ces terreurs imaginaires se répandent ; il n’est point de rang qui soit exempt de cette maladie de l’esprits des cœurs aussi fermes que le bronze, aussi endurcis que le marbre, inaccessibles à la fois à l’amour et à la pitié, ont frémi comme le tremble flexible, sous son inévitable influence.

Bertram avait entendu raconter mainte histoire merveilleuse dans le lieu de sa naissance, et son âme ne pouvait secrètement se défendre de la crédulité de ses premières années. Sa jeunesse aventureuse n’avait pas moins ajouté foi à toutes les traditions qu’il avait apprises lorsque le vent des tropiques arrondissait la voile docile de son vaisseau, et que la lune des climats indiens prêtait la lumière argentée de son disque aux sentinelles de la nuit. C’est alors que les matelots aiment à s’entretenir des pré

78 ROKEBY.

sages et des miracles de la magie. L’un parle de ces vents qu’on achète sur le rivage des Lapons, et du sifflet tout-puissant qui évoque les tempêtes ; l’autre décrit une magicienne, une sirène, un esprit, le manteau d’Eric et le feu Saint-Elme ; : un troisième cite le fantôme de ce vaisseau qui apparaît soudain, comme un météore pendant l’orage : la pluie tombe par torrens ; on abaisse les mâts ; aucune voile, tissue par une main mortelle, n’oserait braver le courroux des élémens ; seul, au milieu de la lutte des vents et des flots, le navire infernal s’avance appareillé, et défie le naufrage, pendant que les matelots gémissent de ce funeste avant-coureur de la mort qui les attend sous l’abîme.

XII.

C’est encore à cette heure que les pirates racontent à voix basse les merveilles dont ont eux-mêmes été souvent les témoins en abordant sur une côte déserte, dans laquelle les Espagnols ont exercé leurs cruautés, ou furent eux-mêmes victimes de terribles représailles. Le flibustier prétend avoir entendu, pendant la nuit, des voix lamentables qui venaient l’effrayer dans sa chaloupe légère, — placée en embuscade, non loin de la baie silencieuse. Des cris de douleur sortaient des roseaux, éclairés par la lune. L’aventurier, frissonnant malgré lui, a cherché eu vain une prière dans sa mémoire ; il maudit cette baie de sinistre présage, et profite de la brise du matin pour aller, dans sa soif du pillage et du sang, rendre une autre rade le théâtre d’une semblable tradition.

XIII.

C’est ainsi que, dans les trois âges de sa vie, Bertram, ayant été nourri de récits mystérieux, était livré parfois à de vagues souvenirs qui se mêlaient à la conscience de ses crimes. Ce sentiment venait troubler son âme comme le funeste vaisseau de la mort, pendant les orages, et il s’élevait en lui une voix non moins terrible que les gémissemens d’une victime à l’aspect du poignard. Cette

CHANT. SECO ND. 79

voix peut-être retentissait dans son cœur lorsqu’il adressa ces mots au fils d’Oswald.

— Wilfrid, ce ravin n’est jamais fréquenté jusqu’à l’heure où le soleil s’arrête au milieu de l’horizon, et pourtant j’ai déjà vu deux fois quelqu’un qui semblait vouloir observer nos pas. Deux fois il s’est dérobé à mes yeux, derrière un rocher ou le tronc d’un arbre. N’as-tu rien remarqué ? Serions-nous épiés, ou ton père aurait-il trahi ma confiance ?… Si cela était…

— Avant que Wilfrid fût sorti entièrement d’une rêverie excitée par des pensées plus gracieuses, avant qu’il eût pu se préparer à répondre, Bertram s’est écrié : — Qui que tu sois, arrête ; — et il se précipite le fer à la main.

XIV.

Aussi prompt que la foudre qui éclate, il s’élance dans le sentier retentissant. Les échos des rochers et du bois se renvoient le bruit de ses pas et son terrible défi. Il lui semble que celui qu’il poursuit a gravi la montagne ; il en fait le tour, et bientôt il mesure des yeux sa cime escarpée. Ses pieds, ses mains et tous ses membres réunissent leurs efforts pour l’escalader. Wilfrid, troublé par la surprise, voit quel péril le menace. Tantôt Bertram s’attache aux racines noueuses du chêne ; tantôt il ose se suspendre aux festons du lierre. Tel que le chevreuil bondissant, il est forcé de s’élancer dans les airs sans avoir un point d’appui. Enfin il demeure comme enseveli dans les sillons couverts de broussailles, que l’eau de la pluie a tracés. On n’entend plus que la branche qui crie et se casse, le bruit sourd de son corselet, les éclats de roche qui roulent dans le torrent, le signal d’effroi du faucon chassé de son nid, et les croassemens des corbeaux, qui espèrent que son cadavre deviendra leur proie pour prix de sa témérité.

XV.

Soudain il reparaît ! mais comment portera-t-il plus

80 ROKEBY.

haut ses pas ? Quel mortel serait assez hardi pour essayer de franchir cet aride rocher qui lève jusqu’aux nues sa crête irrégulière ? Ici le lierre n’offre plus à Bertram ses rameaux flexibles ; aucune saillie propice ne peut être saisie par ses mains ; le seul appui où repose son pied, c’est une pierre ébranlée qui tient à peine au sol. Chancelant sur un soutien si dangereux, il étend la main pour atteindre le faite de la roche. A peine, a-t-il risqué cet effort, que la pierre infidèle se détache, glisse sous le poids de son corps vacillant, et roule avec fracas sur les sentiers et les broussailles. L’écho du ravin porte au loin le bruit de sa chute, semblable aux roulemens de la foudre. Mais Bertram n’est-il pas,entraîné ? Non. Sur le point de perdre la vie, ses bras nerveux n’ont pas trahi son attente ; il est resté immobile sur le sommet du rocher.

XVI.

Wilfrid a suivi des sentiers plus sûrs ; il rencontre, par intervalles, l’impression non effacée des pas des chasseurs, qui lui facilitent l’accès de la montagne. Il arrive ainsi, par de longs détours, au lieu où Risingham était parvenu avec tant de risques ; déjà l’intrépide soldat n’y était plus. Wilfrid continue sa route ; et, au sortir du bois, il se trouve devant le château de Mortham. Un paysage ravissant charme sa vue. Le soleil dorait de ses rayons les créneaux des tours et la pierre usée du portail. Le fils d’Oswald admire, du haut de la colline, la Greta, qui, fuyant les sombres lieux qu’elle vient de parcourir, va se réunir à la Tees. La pente douce qui conduit au vallon favorise le cours de ses ondes, que l’aube matinale colore d’une teinte de pourpre. Elle semble rougir comme une jeune fille qui, élevée dans la retraite d’un cloître, se rend au lit nuptial : Les chants joyeux de la linotte, du merle et de l’alouette, célébrent l’union des deux rivières.

XVII.

Mais vainement les chantres aériens répétaient leurs plus doux concerts ; vainement une belle aurore promet-

CHANT SECO ND. 81

tait un jour pur et serein : ni le soleil levant, ni le chant des oiseaux ne peuvent égayer le château silencieux de Mortham. Le portier ne vient plus se placer, comme autrefois, sous la voûte du porche, aucun serf ne se rend à la glèbe ; on n’entend plus la chanson joyeuse de la jeune fille, fidèle à sa tâche matinale ; le chien vigilant n’aboie plus dans la cour déserte, l’impatient coursier n’accuse plus, par ses hennissemens, la paresse de l’écuyer ; l’allée ombragée, l’arbre utile du jardin, sont négligés également ; tout atteste l’absence du châtelain, tout présente l’aspect du désordre et de l’abandon. A la portée d’un trait, deux ormeaux touffus entrelacent leurs rameaux, comme pour former un dais de verdure sur l’asile solitaire des morts. Leur feuillage se courbe en arceaux sur un monument orné de maint écusson et de mainte devise gravée en caractères gothiques. C’est là que Wilfrid trouve son compagnon, harassé de fatigue et rêvant d’un air farouche sur le tombeau.

XVIII.

— Il a disparu, lui dit Bertram, il a disparu comme un fantôme, derrière ce monument. C’est ici même où j’avais souvent pensé qu’étaient ensevelis les trésors amassés par Mortham dans les parages des Indes. Il est vrai que ses vieux serviteurs disaient que dans ce lieu était déposée l’épouse long-temps pleurée du châtelain ; mais il est plus probable qu’il avait d’autres raisons pour défendre, aussi sévèrement qu’il le faisait, qu’on suivit ses pas lorsqu’il descendait dans ce sombre souterrain.

— J’ai connu un ancien pilote, du temps que je faisais partie de l’équipage de Morgan. ll nous parlait souvent, lorsque nous étions à table, de Raleigh, de Forbisher et de Drake ; marins fameux et intrépides qui savaient bien, à la pointe de leur épée, dépouiller le fier Castillan de son or. — « Camarades, nous répétait ce vieillard expérimenté, ne confiez jamais à votre capitaine, ou à un ami, votre part du butin ; mais cherchez quelque lieu désert

a. 6

82 ROKEBY.

où le flambeau de la lune éclaire des ossemens abandonnés. Là, creusez une tombe, déposez-y vos richesses, et laissez-en la garde aux ombres des morts. Dépositaires fidèles, ils les défendront à jamais, pourvu qu’un charme les y force. Si vous ne trouvez point un lieu semblable, égorgez un esclave ou un prisonnier sur la terre qui cache vos trésors, et ordonnez à son fantôme sanglant de faire sentinelle pendant la nuit à son poste solitaire… » Ainsi parlait ce sage marin… La vision que j’ai eue ce matin me prouve la vérité de ces paroles.

XIX.

Wilfrid, qui eût à peine écouté ailleurs un conte si étrange, sourit de pitié ; surpris cependant qu’un soldat farouche pût donner quelque crédit à de tels récits, il pria Bertram de lui apprendre de quelle forme était le fantôme qu’il avait poursuivi. Ce pouvoir secret, qui, souvent vaincu, mais jamais complètement étouffé, se cache dans le cœur du coupable, toujours prêt à le surprendre et à le forcer, par un charme magique, à dévoiler, malgré lui, son forfait ; ce pouvoir se réveilla tout-à-coup dans l’âme de Bertram, qui répondit à Wilfrid, oubliant presque qu’il parlait devant un témoin.

— Le fantôme avait la forme de Mortham. J’ai reconnu son casque et son panache rouge, sa taille et les traits de son visage… C’était Mortham tel qu’il était lorsque je le tuai dans le combat… C’est donc toi qui l’as tué ? interrompit Wilfrid ; toi ! — Bertram s’aperçoit de l’aveu qu’il vient de faire ; il relève fièrement la tête, et retrouve toute son audace. Moi-même, ajoute-t-il, oui, c’est moi… J’oubliais, jeune homme, que tu ignorais le complot. Mais puisque je l’ai dit, je ne désavouerai ni mon action, ni mes paroles. Je l’ai tué, pour prix de son ingratitude. Oui, voilà la main par laquelle Mortham a péri.

XX.

Wilfrid, dont le cœur tendre et timide n’était point

CHANT SECOND. 83

formé par les hasards, Wilfrid n’aimait point les exploits guerriers, et fuyait les travaux et les périls ; mais l’enfant des Muses nourrissait la flamme secrète d’une généreuse ardeur. L’injustice, la fraude et le crime révoltaient son âme. La nature ne lui avait point donné les forces nécessaires pour soutenir, sans émotion, les fatigues, la douleur et les dangers ; mais, quand une sainte cause l’enflammait, il se montrait au-dessus de lui-même. Dans un transport héroïque, il porte sur Bertram une main désespérée, se fixe à la terre, et tire son glaive du fourreau. — Misérable, s’écrie-t-il, quand tous les démons auxquels tu as vendu ton âme viendraient à. ton secours je ne lâcherai point prise… Accourez à moi, vassaux de Mortham, venez saisir le meurtrier de votre maître.

XXI.

Bertram, étonné un moment, reste immobile, comme si une force inconnue avait dompté son audace. Il lui semble étrange qu’un jeune homme, si faible et si timide, ose porter la main sur le terrible Risingham. Mais, lorsqu’il se sentit frappé par cette main téméraire, le brigand revint à lui-même : arracher l’épée de Wilfrid, et le précipiter sur le sable, ce fut pour lui l’affaire d’un moment… Un moment encore, et cette épée tournée contre le fils d’Oswald allait lui donner la mort ; mais lorsque Bertram était sur le point de l’enfoncer dans le sein de sa victime, et de mettre un terme à sa vie et à ses malheureuses amours, un guerrier se montre tout-à-coup ; il interpose son épée nue, pare le coup fatal, et s’avance entre Wilfrid et son féroce ennemi. Son épée est remise dans le fourreau ; mais le geste sévère de sa main, et sa voix imposante, interrompent ce combat inégal, et ordonnent à Bertram de s’éloigner. — Va, et pense à te repentir, dit -il, pendant qu’il en est temps encore… N’ajoute pas un crime de plus à tous tes forfaits.

XXII.

Muet dans son doute et sa surprise, Bertram croit voir

81 ROKEBY.

une apparition. C’est la voix de Mortham ; c’est sa haute stature, son regard d’aigle, son geste martial, son accent d’autorité, son bras nerveux, ses cheveux branchis dans les combats ; c’est Mortham lui-même. L’esprit de Bertram est en proie à mille idées vagues qui le glacent de terreur. Malgré sa crédulité, il éprouve quelque peine à se persuader que ce soit le fantôme de Mortham qu’il a devant les yeux ; mais si c’est son chef lui-même, revenu à la vie, quel spectre échappé de la tombe est aussi terrible qu’un ami outragé ? Ce ton de supériorité, sous lequel Risingham avait fléchi pendant tant d’années, lorsque Mortham guidait sa troupe au combat, ce ton seul suffit pour le rendre docile ; il détourne les yeux, et s’éloigne d’un pas tardif, s’arrêtant souvent pour regarder encore, tel que le dogue que gronde un maître irrité ; mais soudain les pas lointains d’un escadron se font entendre, et Bertram disparaît dans les ombrages du vallon. Le guerrier protecteur a disparu lui-même, en se dirigeant dans la forêt du sud ; mais d’abord il a laissé ses ordres à Wilfrid : Ne dis à personne, lui a-t-il recommandé, ne dis à personne que Mortham n’est pas mort.

XXIII.

Ces mots retentissaient encore aux oreilles de Wilfrid, et lui inspiraient une espèce de terreur, lorsque les coursiers, annoncés un instant auparavant par l’écho, s’approchèrent, et le jeune homme reconnut une troupe de cavaliers qui, ayant son père à leur tête, arrivèrent devant le château.

— D’où vient ta pâleur, mon fils ? dit Oswald ; où est Bertram ? Pourquoi cette épée nue ? Wilfrid se croyait engagé par l’honneur à garder le secret de Mortham, il répondit d’une manière ambiguë : — Bertram a fui ; ce scélérat s’est avoué même l’assassin de son seigneur. Indigné, je l’ai défié, et notre combat durait encore, lorsque le bruit de votre approche a fait fuir le traître.

On eût pu démêler dans les regards de Wycliffe une

CHANT SECOND. 85

espérance et une crainte coupables. Une froide pâleur couvrit son front, et ses lèvres tremblantes prononcèrent ces paroles :

XXIV.

— Bertram assassin !… Philippe de Mortham a succombé pendant le feu de l’action… Ou Bertram, ou toi, vous rêvez, mon fils ! Mais eût-il dit vrai, il serait inutile de le poursuivre… Qu’il fuie… La justice dort pendant les guerres civiles.

Un jeune guerrier était à côté de Wycliffe ; c’était le page du vaillant Rokeby, éprouvé déjà dans plus d’un combat. Venu ce matin même au fort de Barnard pour porter un message important, il accompagnait Wycliffe afin d’obtenir de lui ce que désirait son seigneur. Son noir coursier dont la crinière flottante est couverte de taches d’une blanche écume, ne se révolte pas avec plus de fierté contre le frein qui l’outrage, que le jeune Redmond contre la froide réponse d’Oswald : il se mord les lèvres, invoque le saint qui le protège (car il était de l’antique religion romaine), et, ne pouvant plus étouffer son indignation, il s’écrie :

XXV.

— Oui, j’ai vu tomber ce chef valeureux ; c’est la balle de ce traître qui l’a privé de la vie au moment même où j’allais, en jeune présomptueux, mesurer mon épée avec celle de Mortham. Laisserons-nous échapper l’assassin d’un capitaine aussi brave que généreux ? Non, non !… je le jure ! avant que le soleil ait séché la rosée du gazon, sur laquelle est empreinte la trace de ses pas, le perfide Risingham sera notre prisonnier ou tombera sous nos coups… Sonnez la cloche du beffroi, que ce son rassemble les vassaux ; pour vous, mes amis, pressez vos coursiers, dispersez-vous, et entourez le bois de toutes parts ; mais, s’il en est un parmi vous qui honore la mémoire de Mortham, qu’il mette pied à terre et me suive ! Si vous êtes sourds à mon appel, que la terreur et la honte dés

86 ROKEBY.

honorent vos cimiers, et que le soupçon flétrisse votre gloire.

XXVI.

Il dit, et descend de son coursier. Vingt cavaliers qui avaient accompagné Wycliffe se préparent à le suivre sans attendre les ordres de leur chef. Redmond détache ses éperons de ses brodequins, il se dépouille de son manteau, suspend ses pistolets à sa ceinture, s’engage dans le bois, en suivant la trace de Bertram, et appelle à lui les autres guerriers, comme un chasseur qui commande sa meute. A peine si Oswald put faire entendre ces mots par lesquels il exprimait sa lâche inquiétude : — Je soupçonne, comme vous… oui, poursuivez le meurtrier… Volez, mais n’allez pas vous exposer dans un inutile combat avec un assassin désespéré qui vendrait chèrement sa vie ! Aussitôt que vous l’apercevrez, faites feu sur Bertram. Je promets cinq cents nobles d’or à qui m’apportera sa tête.

XXVII.

Les cavaliers courent à la hâte s’emparer de toutes les issues de la forêt. L’écho répète au loin les clameurs bruyantes de Redmond ; avec lui marche Wilfrid, frémissant de colère, enviant son ardeur martiale, et noblement jaloux de sa gloire. — Mais Oswald, l’héritier de Mortham, où est-il, lui que l’honneur, les lois et les liens du sang désignaient comme le premier vengeur de la mort de son cousin ? Appuyé contre le tronc d’un ormeau, le front penché, et les mains croisées étroitement, il frémit et reste en proie aux plus cruelles transes. Ses yeux sont attachés à la terre ; il prête une oreille attentive à chaque son qui fend les airs, car il se voit menacé d’entendre a chaque instant une funeste accusation.

XXVIII.

Que lui font les rayons brillans du jour qui nuancent les teintes variées du feuillage de la vallée ! Tout ce qui l’environne lui semble tourner dans un mouvement continuel : comme dans une mer orageuse qu’éclaire faible-

CHANT SECOND. 87

ment la lune, tous les objets lointains paraissent entraînés par un noir tourbillon. Que lui importe la possession de ces beaux domaines, de ce château couronné de créneaux, de ces collines, de cette riche plaine qu’embellit et dore le soleil, et de tout ce qui a été si long-temps l’objet de sa cupidité ! Un noir donjon de la tour de Blackenbury lui eût paru préférable dans ce moment, s’il avait espéré ouvrir à ce prix la tombe sanglante de Mortham et le rappeler à la vie. Forcé aussi de répondre aux questions souvent répétées des vassaux qui sont accourus au son du tocsin, il n’ose pas détourner la tête, même pour adresser au ciel un regard suppliant, ou, dans l’excès de son désespoir, pour implorer de la pitié de l’enfer un trait mortel qui vienne terminer sa vie et ses remords.

XXIX.

Enfin ces momens d’une cruelle incertitude s’écoulent. Tous ceux qui se sont mis à la poursuite de Bertram reviennent épuisés de fatigue les uns après les autres. Wilfrid arrive le dernier, et déclare que toute trace de Bertram est perdue, quoique Redmond parcoure encore sans espoir le bois de Brignal.

O quelle fatale malédiction pèse sur la race humaine ! Comme la tyrannie d’une passion succède bientôt à une autre ! Le remords a fui du cœur d’Oswald, l’avarice et l’orgueil y reprennent leur empire, et, dissipant la terreur qui l’accablait, dictent au châtelain la réponse qu’il fait à son fils.

XXX.

— Va, laisse-le battre les bois comme un limier dressé à la chasse, et, s’il trouve le loup dans son repaire, je me soucie fort peu de l’issue du combat qui s’engagera entre Redmond et Risingham… Écoute-moi avant de répondre, jeune homme trop confiant ! ta belle Matilde, si réservée avec toi, fait un autre accueil à cet amant téméraire venu de l’île d’Érin 1. Elle loue volontiers tes do-

(1) L’Irlande.

88 ROILEBY.

lentes ballades et te récompense avec de douces parole ; lorsqu’un sentier pénible s’offre à vous, elle demande ou accepte du moins le secours de ta main ; mais elle évite celle de Redmond, et ne la prend qu’avec répugnance quand ses prières pressantes l’y forcent, tandis que sa secrète inclination se laisse deviner dans ses regards baissés et la rougeur de son front. L’entend-elle chanter, elle se glisse auprès de lui ; ses yeux expriment le ravissement de son âme, mais elle hésite encore à lui accorder la louange la plus simple. Voilà, crois-moi, Wilfrid, des preuves certaines… Mais cesse de soupirer comme une femme, et d’essuyer tes yeux baignés de larmes ! Matilde peut encore être à toi, si tu veux suivre les conseils que te donnera l’amitié d’un père.

XXXI.

A peine étais-tu parti, qu’avec le retour de l’aurore sont arrivées les véritables nouvelles de la bataille de Marston. Le vaillant Cromwell a fait changer la fortune, et, grâces à lui, la victoire s’est déclarée pour la bonne cause. Dix mille cavaliers ennemis sont restés étendus sans vie. Le prince Rupert et l’orgueilleux marquis de Newcastle ont pris la fuite. Ces barons et ces gentilshommes ; naguère si arrogans, sont réduits à racheter par une rançon leur liberté et leurs domaines. Parmi les prisonniers qu’on a confiés à ma garde est Rokeby. Redmond, son page, est venu me prévenir qu’il doit arriver aujourd’hui à la forteresse de Barnard. Sa délivrance lui coûtera cher, à moins que Matilde ne soit docile à tes vœux. Va donc la trouver, aie bon courage ; profite du moment où son âme flottera entre la crainte et l’espérance, c’est dans cette incertitude que le cœur d’une femme est surtout facile à séduire… L’orgueil, les préventions et la pudeur ne sont plus que des mots pour l’amant adroit qui sait profiter du moment favo rable.

CHANT TROISIÈME. 89

5) CHANT TROISIÈME. 6) I.

Les tribus errantes de la terre et des airs respectent dans leur voracité les animaux de leur race. La nature, qui consacre les liens des familles, leur a assigné une proie étrangère. Le faucon rapide plane pour épier le canard sauvage sur les bords du lac ; le chien couchant attend le renard à l’issue de son terrier ; l’agile lévrier poursuit le lièvre timide ; l’aigle ravit le jeune agneau dans ses serres, et le loup dévore la brebis : le tigre cruel lui-même et l’ours farouche épargnent leurs frères du désert et des forêts.

L’homme seul viole les lois bienveillantes de la nature et se déclare l’ennemi de l’homme : il a inventé les ruses fatales de la guerre, les attaques imprévues, la fuite simulée et les embuscades perfides. Maudit soit Nembrod, fils terrible de Cush, qui le premier exerça l’art des combats !

II.

Lorsque l’Indien entend le bruit de ceux qui ont découvert ses traces et se voit loin encore de la forêt où campe sa nation, il essaie toutes les ruses pour échapper au danger qui le menace ; tantôt il cache sa tête parmi les roseaux d’un marécage, tantôt il couvre de feuilles flétries les vestiges de ses pas sur le gazon humide de rosée. Risingham mit plus d’adresse encore à éviter la rencontre de Redmond, dont la voix menaçante vint bientôt frapper son oreille. Ayant passé sa jeunesse à Redesdale, il avait appris toutes les ruses des habitans de cette vallée, que la soif du pillage rend les plus astucieux des hommes. Aussitôt que le son du cor et les aboiemens des limiers qui retentissent sur les collines de Rooken-Edge et de Redswair annoncent aux maraudeurs que les cavaliers de Lidsdale viennent punir leurs brigandages, ils savent re

90 ROKEBY.

gagner en sûreté leur asile. Bertram avait depuis, dans sa vie féconde en aventures, fait plusieurs fois l’essai des leçons reçues dans son enfance.

III.

Il avait souvent recueilli dans les climats lointains les fruits de sa jeunesse vagabonde ; la finesse de son ouïe, la vivacité de son regard, l’habitude d’une prompte décision au moment du danger, la rapidité de sa course, qui laissait bien loin derrière lui l’agile caraïbe ; sa force pour franchir les précipices, gravir les rochers et traverser les fleuves à la nage ; son tempérament de fer, capable de supporter toutes les intempéries des saisons, les fatigues les plus longues et les besoins cruels de la faim ; tout en un mot le rendait propre aux hasards que couraient les flibustiers, et il sut maintes fois échapper à un trépas inévitable sur la terre comme sur les flots, dans les arides déserts de l’Arawaque et dans les parages orageux de la Plata, où les Castillans l’avaient vu plus d’une fois braver leur vengeance ; tout ce qui l’a si bien servi.dans les guerres de l’Inde sauve encore ses jours sur les rives de la Greta.

IV.

Ce fut à l’heure de ce pressant danger qu’il prouva son courage et son astuce : tantôt il se traîne d’un pas furtif, et tout-à-coup il franchit rapidement un long espace ; tantôt il décrit dans sa fuite les détours d’un labyrinthe, et revient sur ses pas pour rendre inutiles les traces qu’il a imprimées sur le gazon. Après avoir gravi les angles saillans d’un rocher pour tromper l’œil de celui qui le poursuit, il va suivre le cours de la rivière dont la voix mugissante couvre l’écho de ses pas ; mais s’il s’approche de l’extrémité de la forêt, il entend hennir les chevaux et voit luire le fer des lances ; s’il s’enfonce dans le taillis, il risque de rencontrer Redmond et ceux qui le suivent en battant tous les buissons, comme s’ils voulaient faire partir une bête fauve ; il ressemble alors à un tigre qui, environné

CHANT TROISIÈME. 91

des pièges du chasseur et ne pouvant tourner ses yeux luisans d’aucun côté sans apercevoir des armes étincelantes et des torches allumées, se prépare à fondre dans une impétueuse fureur sur l’homme, les coursiers et la meute. Tel Bertram est sur le point de se précipiter sur ses ennemis ; mais plus souvent le tigre, intimidé par les armes et les clameurs ; bat en retraite, et se tapit dans un taillis plus épais ; de même Bertram suspend son projet désespéré et reste immobile dans la bruyère, en cachant son visage, de peur que l’étincelle de ses yeux ne le fasse découvrir.

V.

Bertram put alors reconnaître quel était l’audacieux jeune homme qui guidait ses ennemis, prêtait à tous les bruits une oreille attentive, escaladait toutes les hauteurs pour porter ses regards au loin, et enfonçait son glaive nu dans toutes les cavités buissonneuses de la vallée. Il reconnut Redmond à son œil bleu de ciel, et aux boucles nombreuses de sa chevelure flottante : le son de sa voix, son visage, sa taille, lui disent que c’est Redmond qui est si acharné à sa poursuite ; jamais page plus actif et doué d’un extérieur plus martial ne marcha sous les étendards de la guerre. Cependant son air modeste autant que mâle était digne de faire l’ornement de la cour d’une reine ; on eût pu trouver des traits plus beaux que les siens ; car Redmond bravait le soleil et l’orage qui avaient basané son teint ; mais ses traits, sans être réguliers, exprimaient avec bonheur tous les sentimens, soit qu’il se livrât à la gaieté, soit que son front rembruni, le feu de ses yeux et les couleurs animées de ses joues, annonçassent la colère de ce fils d’Erin. Prompt à s’attrister avec la douleur et l’infortune, il s’abandonnait souvent à ce vague de l’âme qui flotte incertaine entre la joie et le chagrin, n’ose se fier à l’espérance, et passe rapidement d’un sentiment à un autre ; état bizarre, qui plaît à la jeune fille alors même qu’elle craint de l’appeler du

92 ROKEBY.

nom d’amour ; quelle que fût enfin la pensée qui agitât Redmond, les traits mobiles de sa physionomie l’exprimaient avec un charme toujours nouveau.

VI.

Redmond était bien connu de Risingham ; celui-ci s’etonna de voir que la troupe qui menaçait de venger la mort de Mortham fût conduite par un ennemi de Mortham lui-même ; car jamais son âme n’avait éprouvé cette noble douleur qui fait verser des larmes sur la destinée d’un rival généreux ; il connaissait encore moins ce sentiment de justice qui nous arme en faveur d’un ennemi indignement outragé. Mais ce n’était guère le moment pour lui de se livrer à toutes ces réflexions ; quelle que soit la cause qui a fait de Redmond le vengeur de Mortham, deux fois Redmond s’approche tellement de Bertram, que celui-ci, blotti dans le feuillage comme une bête fauve qui fuit le chasseur, se prépare deux fois à fondre sur lui et à lui enfoncer son épée dans le cœur. Les branches que font mouvoir ses pas glissent avec un sourd frémissement sur le front du brigand ; mais Redmond se jetant tout-à-coup dans un autre sentier, les branches fléchies se redressèrent d’elles-mêmes, et Bertram jugea prudent de s’enfoncer plus avant encore dans l’épaisseur du taillis : tel, lorsque les chasseurs battent les broussailles, un serpent roulé sur lui-même les épie d’un œil étincelant, préparé, si un pied. imprudent le touche, à lancer son triple dard et à faire une blessure envenimée ; mais si les chasseurs se détournent, le reptile déroule ses longs anneaux, et, rampant dans les sables de la savane, va se réfugier dans un asile plus éloigné.

VII.

Mais, en entendant derrière lui les bruyantes clameurs de ceux qui le cherchaient, et les menaces de Redmond, que le vent emportait dans les airs, le farouche Bertram disait en lui-même : Redmond O’Neale ! si nous pouvions

CITANT TROISIÈM E. 93

tenter seuls ici l’évènement d’un combat sans autres témoins que la roche immobile et ce chêne robuste…. ta voix qui prononce cet audacieux défi, en ferait retentir les échos pour la dernière fois ! elle n’irait plus séduire, par de douces promesses, la jeune fille qui trouve tant de charmes à l’écouter !

Enfin ces cris hostiles, devenus de plus en plus faibles, se perdent derrière lui. Il se relève et demeure seul dans le bois de Scargill ; son oreille ne distingue plus que la plainte mélancolique du ramier ou le murmure monotone des flots de la Greta. Le soleil dore de ses rayons la vallée solitaire.

VIII.

Il écoute long-temps avec anxiété, dans l’attitude silencieuse de l’attention, et le pied levé pour partir, n’osant pas s’exposer, malgré sa lassitude, à goûter un moment de repos… Partout règne un profond silence… Bertram s’étend enfin sur un tertre couvert d’une bruyère épaisse et rougeâtre, où croissaient çà et là la gantelée avec ses campanules d’azur, la mousse et le thym odoriférant. Accablé de fatigue, il suit d’un œil distrait le cours de la Greta, qui tantôt disparaît sous les arbres qui ombragent ses rives, et tantôt brille aux rayons du soleil ; ses flots dorés semblent bondir de rocher en rocher, et le disputer en riches nuances à cette pierre précieuse de la montagne qui est appelée le Diadème d’Albion. Mais bientôt, lassé d’observer les détours de l’onde, il lève les yeux et les arrête sur la rive opposée, où d’énormes rochers s’élèvent comme des tours quadrangulaires au milieu des arbustes et des buissons. Il en est un qui domine les autres, et porte jusqu’au soleil son sommet hérissé d’aspérités ; le noisetier, l’if lugubre, et mille lichens de diverses couleurs, varient les teintes de son granit battu par la tempête ; autour de sa base escarpée, des fragmens détachés de sa ceinture par le temps ou la foudre sont revêtus d’un manteau de vertes broussailles : tel était le tableau dont

94 ROKEBY.

l’austère majesté arrêta quelque temps l’œil surpris du sombre Bertram.

IX.

Il restait plongé dans ses réflexions farouches, repassant dans son âme son étrange vision, sa trahison inutile, et le lâche assassinat de son seigneur : crime si terrible et si atroce, pense-t-il, qu’il interrompt le repos de la tombe. Il rêvait aussi à Redmond ; à ce Redmond si acharné à sa poursuite, qu’il s’imaginait que le perfide Oswald avait lui-même mis sa tête à prix, pour s’emparer des trésors de Mortham. Il jurait de tirer une triple et prompte vengeance de ce page si téméraire et si vain, deWilfrid ; et surtout de son père.

Si dans cette disposition de l’esprit (comme disent des légendes qu’on révérait ; encore dans ces temps de simplicité) l’ennemi de l’homme peut profiter de l’invocation qu’on lui adresse, il y avait sur les bords de la Greta un misérable prêt à vendre son âme pour une vengeance assurée. Mais vainement le féroce Bertram exprimait dans sa rage les menaces les plus terribles qui eussent jamais retenti jusqu’au fond des abîmes de l’enfer, aucun nuage sinistre ne vint voiler de son ombre les arbres de la forêt, aucun tonnerre souterrain n’ébranla la terre ; le démon connaissait déjà le cœur du meurtrier, et dédaigna de le tenter par une ruse inutile.

X.

Au milieu des pensées de vengeance qui bouleversent l’âme de Bertram, le souvenir du fantôme du châtelain venait troubler son esprit… Était-ce un rêve ? ou avait-il vu réellement ce même Mortham qu’il avait tué ; le seul homme qui put le faire trembler sur la terre ?…

Pendant que, les yeux constamment fixés sur les rochers, il cherchait à deviner ce qu’il pouvait y avoir de mystérieux dans cette apparition, un éclair soudain vint se refléter sur l’onde, comme la clarté qui jaillit de la lame d’un glaive ou du fer d’une lance ; Risingham se

CHANT TROISIÈME. 95

relève en sursaut comme pour combattre ; mais il n’aperçoit aucun ennemi ; il n’entend, comme tout à l’heure, que les gémissemens du ramier et le murmure des flots rapides de la Greta ; il ne voit que les taillis solitaires sur lesquels reposent les rayons du soleil. Après avoir, comme le lion, promené ses regards autour de lui, il s’étend de nouveau sur la bruyère. C’est sans doute, pensa-t-il, un rayon du soleil qui s’est brisé sur les ondes fugitives. Il allait se replonger dans ses vagues rêveries, lorsqu’une voix l’appelle, à quelque distance, et lui dit : — Bertram ! sois le bienvenu sur les rives de la Greta ! —

XI.

Bertram mit au méme instant l’épée à la main ; mais il la laissa retomber dans le fourreau, en reconnaissant celui qui l’appelait. Cependant, toujours soupçonneux, il se tint à distance en lui répondant : — Est-ce toi, Guy Denzil ! est-ce toi que je rencontre dans le bois de Scargill ? Mais arrête un moment, et dis-moi d’abord si tu viens comme ami ou comme ennemi ! Le bruit a couru que Denzil avait été honteusement congédié de la troupe de Rokeby. — Oui, reprit Denzil ; c’est un affront que je dois à Redmond O’Neale, qui me denonça à son seigneur, pour avoir pillé les serfs de Caverlay et de Bradfort. Maudit soit ce jeune présomptueux ! Mais peu m’importe l’affront que j’ai reçu. ll ne me convient pas de courir les hasards d’une guerre dans laquelle les chefs seuls peuvent s’enrichir. Un avenir préférable nous attend tous les deux, si tu es toujours ce hardi Risingham qui ne se fit pas un scrupule de m’aider, pendant la nuit, à dérober un chevreuil dans le parc de Rokeby. Quelle est ta réponse ? — Explique-moi tes projets, dit Bertram ; je n’aime ni le mystère ni les incertitudes.

XII.

— Écoute-moi donc, ajouta Denzil. Non loin d’ici est la troupe de mes compagnons braves et dévoués. Je les ai recrutés dans les deux partis ; les uns sont de ces républi-

96 ROKEBY.

cains qui rient des prédicateurs et de la Bible ; les autres, de ces cavaliers à qui les rigueurs de la discipline étaient insupportables comme à moi. Nous avons cru plus sage de faire la guerre à notre manière que d’aller rendre le dernier soupir sur le champ de bataille pour les prêtres ou les rois. Tous nos plans sont arrêtés ; nous n’avons plus besoin que d’un chef pour nous conduire. Te voilà condamné à une vie errante ; tu es poursuivi comme le meurtrier de Mortham, et ta tête est mise à prix. Ainsi du moins nous l’ont rapporté tout à l’heure nos espions, qui parcouraient la vallée sous un déguisement. Viens te joindre à nous. La discorde menace de déchirer notre état naissant : chacun de nous refuse d’obéir à son égal ; mais qui refuserait de suivre les ordres d’un capitaine tel que toi ?

XIII.

— Il n’y a qu’un instant, se dit Bertram à lui-même ; il n’y a qu’un instant que, dans ma soif de vengeance, j’appelais l’enfer à mon secours ; l’enfer m’a entendu. Commander à des soldats aussi déterminés, n’est-ce pas être sûr d’assouvir mes ressentimens ? Ce Denzil, initié dans tous les crimes, pourrait en apprendre à Lucifer. Eh bien, soit ! que ces bandits soient les instrumens de ma vengeance, — Oui, j’accepte tes offres, ajouta-t-il tout haut. Dis-moi seulement où sont tes camarades.

— Non loin d’ici, lui répond Guy Denzil ; descendons la rivière, que nous traverserons là-bas, où tu vois la crête aride de ce rocher.

— Marche devant, reprit Bertram… Prenons toujours nos précautions, pensait-il ; Guy Denzil se connaît en trahisons.

Ils suivirent la pente de la Greta, traversèrent la rivière, et trouvèrent sur la rive opposée le lieu indiqué par Denzil.

XIV.

Bertram entendit un bruit sourd qui partait des en

CHANT TROISIÈME. 97

trailles du rocher ; mais lorsque Guy Denzil eut écarté les arbustes touffus et les ronces qui en entouraient la base, il découvrit l’entrée étroite d’une caverne pratiquée dans l’épaisseur de la pierre, et semblable à l’ouverture d’une cellule d’ermite. Denzil y entra le premier, Bertram le suivit, et de proche en proche retentirent à son oreille les clameurs toujours plus distinctes d’une bruyante gaieté. Ce sombre souterrain avait jadis été creusé par les villageois. Les bois de Brignal et de Scargill cachent encore aujourd’hui mainte caverne semblable, où le mineur porte le coin et le levier ; mais la guerre ayant interrompu les travaux des champs, cette carrière abandonnée était devenue le rendez-vous, et la forteresse de Denzil et de sa bande de pillards. Là, le crime allait s’étourdir dans les excès d’un banquet bachique, et la débauche, fille du crime, étendue sur sa misérable couche, s’endormait en tenant encore sa coupe vide à la main ; là, était le remords, qui tourne, mais trop tard, ses yeux repentans vers le passé. On eût trouvé encore, au milieu de cette orgie, la douleur, la crainte et le blasphème qui, dans sa frénésie, accuse le ciel de ses propres forfaits. Bertram, en paraissant dans ce repaire de bandits, semblait le roi des ténèbres, tel que l’a peint le poète des malheurs d’Adam.

XV.

Mais tout-à-coup les clameurs recommencent pour saluer le chef de la troupe. Considérez ces brigands à la faveur de la lueur incertaine d’une lampe qui semble lutter contre les noires vapeurs de ce séjour souterrain ! Comme le vice a gravé sur tous ces fronts livides le sceau de la réprobation ! Sur quelques-uns cependant il n’a pas laissé des traces aussi profondes. Voyez ce jeune homme pâle, qui fut dans son enfance l’orgueil d’une mère et l’espérance d’un père trop indulgent… Voyez-le appuyé contre la voûte humide ; l’image de ses jeunes années s’est offerte à son esprit ; il croit contempler le chaumière paternelle,

27

98 ROKEBY.

située sur les rives ombragées de la Tees ; il se croit au milieu des sites ravissans de la vallée de Winston ; et au moment où il va prendre part aux danses joyeuses du hameau, une larme mouille sa paupière… Mais un conte plaisant ou une grossière raillerie viennent d’exciter le rire bruyant de ses compagnons ils l’appellent, comme étant le plus habile de la bande, pour entonner un chant jovial et entretenir la gaieté. Sa rêverie interrompue est déjà oubliée. Avec cet air de bravade qu’affecte celui qui triomphe du désespoir, il ordonne que la coupe fasse le tour des convives, jusqu’à ce qu’il ait complètement noyé dans le vin le sentiment passager de ses regrets ; et bientôt, redevenu l’âme de la fête, il va commencer sa chanson.

La muse trouve des fleurs dans les terrains les plus arides. Ces fleurs, hélas ! éparses au milieu des ronces nuisibles, y deviennent elles-mêmes sauvages et inutiles

Il chante… Les échos de la caverne répètent le refrain de ses vers ; mais il y a encore dans l’accent de sa voix l’expression amère du remords qui le poursuit.

XVI. BALLADE D’EDM OND.

Qui n’aimerait ce riant paysage ?

Quelle fraîcheur à l’ombre du bocage !

Jeunes amans, vous pouvez y cueillir

Bouquets de fleurs, pour orner le corsage

De la beauté dont un tendre désir

A votre approche anime le visage !

Prés du château je passais un matin,

Quand j’entendis du haut d’une tourelle

Les doux accens de la jeune Isabelle,

Qui répétait seele ce doux refrain :

LE CHOEUR.

Qui n’aimerait ce riant paysage ?

Quelle fraîcheur sons lombre du bocage !

Avec Edmond je voudrais y cueillir

La fleur des champs qui va s’épanouir

CHANT TROISIÈME. 99

— Apprends d’abord, apprends à me connaître,

Jeune beauté ; tu ne sais pas, peut-être,

Comment on vit à l’ombre des forêts !

Je ne dois plus à celle que j’adore,

De mes destins déguiser les secrets.

A ce discours elle répond encore :

LE CHOEUR.

Avec Edmond que je voudrais cueillir

La fleur des champs qui va s’épanouir !

Qui n’aimerait avec lui cet ombrage !

Quelle fraîcheur sur ce charmant rivage !

XVII.

A votre cor, à votre beau coursier,

Je reconnais un garde forestier.

— Quand le soleil ramène la lumière,

Le forestier fait retentir son cor,

Moi… quand la nuit enveloppe la terre !

A ce discours elle répond encore :

LE CHOEUR.

Qui n’aimerait ce riant paysage ?

Quelle fraîcheur à l’ombre du bocage !

Avec Edmond je voudrais y cueillir

La jeune fleur qui va s’épanouir.

Au mousqueton qui pend à votre armure,

Au noble acier qui vous sert de parure,

je reconnais un soldat plein d’honneur…

Ce ne sont plus les accens de la gloire,

Mais le beffroi qui guide ma valeur ;

C’est le tocsin qui sonne ma victoire !

LE CHOEUR.

Hélas ! malgré le charme de ces lieux,

Bois de Brignal, malgré ton doux ombrage,

La jeune fille a besoin de courage

Pour partager et ma vie et mes feux.

Je cache, hélas ! mes jours dans les ténèbres,

Et je n’attends qu’une honteuse mort :

Autant vaudrait des fantômes funèbres

Chercher l’hymen, que s’unir à mon sort.

D’un fol amour perds toute souvenance

Je n’etais pag digne de ta constance,

100 ROKEBY.

LE CHOEUR.

Mais souviens-toi de ces lieus enchanteurs,

Viens y goûter la fraîcheur du rivage :

Viens quelquefois, à l’ombre du bocage,

Du mois de mai cueillir les jeunes fleurs.

XVIII.

Lorsque Edmond eut terminé sa simple ballade, il régna un moment de silence parmi ses farouches compagnons, jusqu’à ce qu’un ménestrel plus grossier réveillât leurs joyeux transports par une chanson moins gracieuse.

Cependant Bertram et Denzil, se retirant à l’écart, concertent entre eux des projets importans et hardis. L’avidité de Bertram convoitait toujours les trésors de Mortham, quoiqu’il hésitât d’en parler, comme s’il eût craint que ses paroles, en exprimant ses désirs, n’évoquassent encore un fantôme du fond des entrailles de la terre.

XIX.

Enfin il se décide à faire son merveilleux récit. Denzil sourit avec dédain : élevé dans la licence d’une cour, Denzil riait de la religion elle-même comment n’eût-il pas ri de ces visions fantastiques ? Le respect que lui inspire Bertram retient à peine le ton railleur de l’incrédule bandit. — Il serait difficile, lui dit-il, même pour un saint ou un magicien, de faire cesser le sujet de vos craintes, et pour moi je n’entends rien à l’art fameux d’expliquer les songes et les présages. Mais si vous voulez me forcer à croire qu’un spectre s’amuse à faire sentinelle auprès d’un trésor ; comme un dogue vigilant qui garde le toit de son maître et effraie les pillards, il me restera un doute : il me semble que votre fantôme a mal choisi le lieu de ses apparitions : qu’a-t-il à à faire dans les domaines de Mortham, lorsque c’est le château de Rokeby qui renferme l’or que votre seigneur a conquis dans les parages de l’Inde, par ses rapines, ses pirateries et ses brigandages ?

CHANT TROISIÈME. 101

XX.

Il s’arrête à ces mots… La honte et la colère rembrunissent le front de Risingham, qui rougit de penser qu’on ose le prendre pour le crédule défenseur d’un rêve ridicule ; mais il cherche un autre prétexte à son ressentiment.

— Denzil, quoique Mortham ne soit plus, lui dit-il ; garde-toi d’outrager la mémoire de ce chef dont le seul regard te faisait trembler pendant sa vie ! Lorsqu’il te condamna pour avoir violé ta promesse à la belle Rose d’Allenford, ne te vis-je-pas ramper à ses pieds comme un limier châtié par le fouet du chasseur ? Quant aux richesses qu’il acquit dans des contrées lointaines, cesse de les appeler le fruit de la piraterie et de la rapine : il les conquit bravement à la pointe de son épée, lorsque l’Espagne osa déclarer, la guerre à notre pavillon ; retiens bien aussi ce qu’il me reste à te dire. Je n’aime pas de vaines railleries : garde-toi d’allier le nom de Bertram avec celui d’une terreur qui lui est inconnue. Je ne par-tage qu’à demi la destinée de Satan… Je crois, mais je ne sais pas trembler… J’en ai assez dit à ce sujet… Dis-moi maintenant, quelles preuves as-tu que le trésor de Mortham soit dans le château de Rokeby ? Comment se peut-il que Mortham ait confié ce qu’il avait deplus précieux à l’ennemi de son parti ?

XXI.

Les railleries imprudentes de Denzil furent bientôt étouffées ; il eût mieux aimé voir la terre s’entr’ouvrir et donner naissance à mille fantômes, que d’allumer la terrible colère de Risingham : il- répondit d’un ton soumis. — Tu sais que le caractère de Mortham était peu porté à la gaieté ; moins sévère dans sa jeunesse, il avait, dit-on, jadis aimé les plaisirs ; mais depuis son retour d’outre-mer, de sombres caprices ne cessaient de le troubler. Voilà sans doute pourquoi il refusait de venir chercher l’hospitalité dans le château de son parent ; aussi notre

102 ROKEBY.

Seigneur, qui aimait à entendre chaque matin le son joyeux du cor, et qui, lorsque la nuit ouvrait les forêts de son noir manteau, rassemblait volontiers des convives pour vider les coupes ; notre seigneur, dis-je, prit ombrage d’un voisin qui dédaignait de figurer dans ses banquets, et de chasser comme lui le daim des bois. C’est ainsi que déjà ces deux barons étaient peu unis, lorsque la guerre les divisa tout-à-fait ; mais, crois-moi, cependant, Mortham a désigné la belle Matilde comme son héritière.

XXII.

— Matilde son héritière ! interrompit Bertram ; quoi, cette beauté dédaigneuse posséderait tous ces trésors que j’ai bien mérités au prix de ma vie, lorsque je fis des prodiges de valeur pour sauver des mains de Laroche les richesses de mon chef !… Denzil ! il y a long-temps que je connais Mortham ; mais je ne le connaissais pas encore lorsque, joyeux chevalier, il était surnommé par ses jeunes amis l’âme de toutes leurs fêtes, et la fleur de la galanterie. Il vint se joindre à notre troupe comme un homme agité par de sombres pensées ; sauvage, bizarre et inconnu à tous, s’il s’éleva aux premiers rangs parmi nous, ce fut par les preuves de courage qu’on exigeait de quiconque prétendait à l’honneur de nous commander ; ce fut en méprisant la vie et tout ce qui peut y attacher. Intrépide et prêt à courir toutes les aventures, il semblait chercher le péril pour l’amour du péril lui-même ; ni la gaieté, la liqueur chère aux marins ne pouvaient dérider son front soucieux. C’était un cruel présage que de le voir sourire ; il annonçait par là quelque pressant danger ; et s’il témoignait sa joie, ses malheureux soldats commençaient à désespérer de la fortune. Frappant toujours les premiers coups, il ne regardait jamais les dépouilles de l’ennemi que d’un œil dédaigneux. Souvent il se rendait contre ses compagnons le défenseur des vaincus ; osant prêcher à des hommes tels que nous l’huma

CHANT TROISIÈME. 103

nité et la pitié, alors que nous étions irrités par une victoire sanglante.

XXIII.

— Je l’aimais… Son intrépidité et sa noble conduite comme notre chef avaient charmé mon cœur. Après chaque action, c’était moi qui plaidais ses droits et qui faisais restituer à mes avides compagnons sa part du butin, dont ils s’étaient déjà emparés… Trois fois je sauvai ses jours dans les combats et le naufrage, et une fois encore dans une sédition. Oui, je l’aimais : les fatigues que j’essuyai pour lui, les dangers que j’ai courus en ont été la preuve irrécusable. Mais je cesse de déplorer ta fatale destinée, ô toi qui fus ingrat dans ta vie et qui l’es encore après le trépas ! Apparais si tu peux, ô Mortham ! ajouta-t-il en frappant la terre d’un pied menaçant, et il promena ses regards autour de lui…. Apparais de nouveau avec cet aspect fier que tu avais ce matin ; viens, si tu l’oses, donner un démenti à Bertram !

Il s’arrête… et bientôt plus calme, il dit à Denzil de poursuivre.

XXIV.

Bertram, il n’est point nécessaire de t’apprendre comment la superstition enchaîna par ses scrupules l’âme du seigneur Mortham ; mais quelque temps après t’avoir défendu l’accès de son château, il rencontra dans les bosquets qui ornent les bords de la Greta, cette jeune Matilde dont la voix, comme la harpe de David, eut la vertu de charmer le sombre génie qui le tourmentait. J’ignore s’il crut trouver dans ses traits quelque souvenir de l’épouse qu’il avait aimée ; mais il passait des heures à contempler ses charmes, jusqu’à ce que son humeur farouches adoucit par un soupir. Celui que jusque-là. aucun mortel n’avait osé aborder pour lui demander ses pensées secrètes, était le premier à épancher dans le cœur de sa nièce chérie ses soucis et ses regrets. Tout ce que la terre, l’Océan et les airs ont de plus riche et de plus rare, était recherché

104 ROKEBY.

par Mortham pour orner les cheveux de Matilde. Sa tendresse fut le nouveau lien qui l’attachait à la vie ; mais soudain les discordes civiles se réveillèrent, et ses vassaux portèrent par ses ordres, pendant la nuit, trois coffres de fer dans la tour solitaire qu’habite Matilde, au château de son père : ces coffres contenaient de l’or et des pierreries, et c’est un trésor que Mortham destinait à sa fille adoptive, s’il venait à succomber dans les combats.

XXV.

— Je te devine, dit Bertram : je vois bien que le projet de Denzil est de s’emparer de ces coffres précieux ; car pourquoi errerait-il dans ces lieux où tant de périls l’environnent ; dans ces lieux où l’on n’a pas oublié ses prouesses pendant la guerre et pendant la paix ; le pillage de tant de chaumières, et le vol de tant de gibier ? Dans quel hameau du voisinage y a-t-il un foyer champêtre qu’il ait épargné ? Quel est le bois qui n’a pas entendu pendant la nuit siffler la flèche rapide de Denzil ?

— Je n’ai pas oublié mon métier, répond Denzil ;… et dans ce moment mes piqueurs suivent les traces d’une jeune biche, blanche comme le lait ; elle a établi son asile près du château de Rokeby ; elle croit errer en sûreté sous l’abri des bocages du Thorsgill. Lorsque mes chasseurs auront remarqué tous ses pas, que penses-tu, Bertram., d’une proie semblable ? Si la fille de Rokeby tombe en notre pouvoir, sa rançon lui coûtera la dot que lui a laissée le seigneur de Mortham. —

XXVI.

— Heureuse idée ! s’écria Bertram ; elle sourit à ma vengeance ! Matilde est recherchée par Wilfrid ; et l’audacieux Redmond, dit-on aussi, lui adresse, comme Wilfrid, les hommages d’un amant. Bertram a été l’objet de ses méprisans refus… Si le hasard me conduisait sur ses pas, elle détournait son regard avec terreur comme une jeune fille dont la fierté ne peut souffrir la vue de celui qu’elle hait, et qui dédaigne de laisser tomber un coup

CHANT TROISIÈME. 105

d’œil sur lui. Elle disait à Mortham qu’elle ne pouvait me voir sans une secrète horreur et un sinistre pressentiment… Qu’elle se reproche d’avoir fait une prophétie véritable ! La guerre a diminué le nombre des serviteurs de Rokeby ; il en est peu qui soient restés dans son château. Si ta ruse échoue, nous ne perdrons pas de temps. Nous sommes assez forts pour prendre les tours d’assaut et enlever les trésors et l’héritière après avoir laissé le château en proie aux flammes !

XXXVII.

— Bertram est toujours le fils de la valeur et l’ami des exploits aventureux ; mais réfléchis d’abord, dit Denzil, aux périls d’une telle entreprise. Les gardes du château sont en petit nombre ; mais ils sont fidèles et dévoués. Il y a un rempart à escalader… un fossé à franchir… des portes à briser… — Ami, interrompt Bertram, si de tels obstacles nous arrêtent, à quel butin pouvons-nous pré-tendre ? Notre plus brillant exploit sera de pénétrer dans la chaumière sans défense d’un serf malheureux, et nos plus riches dépouilles le vil salaire de ses sueurs. — Laisse un moment ta bouillante valeur, reprit Denzil ; lorsqu’une route belle et sûre s’offre à nous, pourquoi choisirais-tu dans une aveugle témérité un sentier périlleux ? Écoute-moi donc, et tu applaudiras à mes ruses. Je connais toutes les issues du château de Rokeby, depuis le faite des toits jusqu’aux caveaux souterrains. Il est une poterne basse et obscure dans laquelle s’ouvre une porte dérobée presque toujours négligée ou même oubliée. Si donc un de nos espions pouvait sous un déguisement s’introduire dans le château, il nous livrerait cette secrète issue en enlevant les verrous, et nous braverions l’obstacle des remparts et de la sentinelle.

XXVIII.

— Voilà, dit Bertram, qui me satisfait… Peu m’importe d’ailleurs que la force ou la ruse me mène à mes fins. Il m’est indifférent de surprendre ma proie comme le renard

106 ROKEBY,

ou de m’élancer sur elle comme le tigre… Mais écoutons ; nos joyeux camarades chantent une autre ballade. —

ROMANCE D’EDMOND.

De nos vallons la fille solitaire

Pleure l’amant qui la charmait ;

Rêve d’amour, hélas ! ne dure guère,

Il n’est plus, celui qu’elle aimait !

— Loin de tes yeux je vais perdre la vie ;

La gloire parle il faut partir !

De nos adieux garde un doux souvenir.

Adieu, dit-il, ma tendre amie !

Ma tendre amie,

Un souvenir !

— Du mois de mai j’entends les doux concerts,

Bouton de rose est près d’éclore ;

La rose, hélas : ornera les hivers

Avant que je te voie encore. —

Il tourne bride, il part et suit le cours

De la rivière fugitive. —

L’écho plaintif répète sur la rive :

J’ai donc dit adieu pour toujours

A mes amours !

Oui, pour toujours !

XXIX.

— Quel est ce jeune homme qui semble le ménestrel le plus habile de la troupe ? demanda Bertram, Il y a dans ses chansons le bizarre mélange des regrets et de la gaieté. —

— C’est Edmond de Winston, répondit Denzil, Le hameau s’entretint long-temps des belles espérances que donnait sa jeunesse… Ces espérances sont venues porter leurs fruits dans la caverne de Brignal !… J’observe moi-même tous ses pas… Il y a dans sa manière d’agir des preuves de remords. Les traits de l’amour blessèrent de bonne heure ce cœur trop aimant, dont souvent les blessures s’ouvrent et saignent encore… Cependant il nous est utile ; raillé tour à tour et vanté par ses compagnons, les airs de sa harpe, ses romances et ses joyeux récits font

CHANT TROISIÈM E. 107

oublier la fuite des heures ; tu le sais, quand rien ne les occupe, ces hommes turbulens sont prêts à se mutiner. Mais il vient d’accorder son instrument harmonieux… Voici un autre chant qui appelle notre attention.

XXX. ALLEN-A-DALE.

Quels lieux, Allen-a-Dale, ombragent tes forêts ?

Allen-a-Dale, &sont tes troupeaux, tes guérets ?

« Je n’ai, répondait-il, ni troupeaux ni domaines,

« Mais de l’or pour gagner le cœur des châtelaines »

Venez donc deviner mon sort mystérieux ;

Devinez qui je suis, vous êtes curieux !

Voyez le beau coursier du baron d’Arkindale,

Écoutez-le vanter ses fertiles sillons,

Son lac et son château, ses bois et ses vallons.

Mais dites-moi, qu’est-il auprès d’Allen-a-Dale ?

Plus que le fier baron je suis maître en ces lieux ;

Devinez mon secret, vous êtes curieux !

Jamais Allen-a-Dale à la chevalerie

Ne daigna réclamer ses éperons dorés ;

Il ne saurait avoir ni rang ni baronnie,

Cependant à sa voix vingt glaives sont tirés.

Maint guerrier le voyant passer sur le Stanmore,

De loin le reconnaît, de son salut s’honore.

Allen-a-Dale aimait une belle aux yeux bleus,

La mère veut savoir son rang et sa famille.

Voyez, lui répond-il, cette voûte qui brille

Pendant l’obscure nuit d’astres si radieux :

Eh bien, c’est mon palais, éclairé pour ma fête ;

En est-il de plus beau pour abriter ma tête ?

Le père le refuse, et la mère en courroux

Lui défend de revoir sa maîtresse chérie !

Mais quel fut leur chagrin ! leur fille au rendez-vous

Va rejoindre l’amant qui l’avait attendrie.

Cet amant quel est-il ? — Vous êtes curieux !

C’était Allen-a-Dale au nom mystérieux.

XXXI.

— Tu vois, dit Denzil à Bertram, que, mélancoliques ou gaies, ses ballades parlent toujours un peu d’amour.

108 ROKEBY.

Mais, quand les souvenirs de sa jeunesse cessent de s’offrir à lui, il surpasse tous ses compagnons en adresse comme en esprit. Cette tête ardente sait aussi dissimuler. Edmond n’a point de pareil pour imiter tous les dialectes et revêtir toutes les formes.

— Parlons de ton projet, interrompit Risingham… Mais, silence ! Qui vient à nous ?

— C’est mon espion fidèle, répondit Guy Denzil. Parle, Hamlin ! As-tu découvert le gîte de notre jolie biche

— Oui, dit Hamlin ; mais deux cerfs sont auprès d’elle. J’ai observé Matilde dans sa promenade solitaire depuis Eglistone jusqu’au bosquet de Thorsgill ; Wilfrid Wycliffe est survenu à son côté, et bientôt le fier Redmond s’est empressé de les venir joindre. Il m’a semblé qu’ils allaient avoir un long entretien. Nous aurons le temps de préparer nos filets et nos pièges avant qu’ils reprennent le chemin du château.

Bertram, à ces mots, se hâte de communiquer tout bas ses idées à Denzil. Celui-ci se tourne vers les bandits et ordonne à quatre des plus déterminés de la troupe de s’armer et de le suivre.

7) CHANT QUATRIÈME. 8) I.

Jadis le corbeau triomphant du Danemarck prit l’essor vers le comté de Northumberland : son chant fatal menaça du joug les Bretons de Reged, et l’ombre de ses vastes ailes s’étendit sur les cascades que forme la Tees, lorsque, non loin encore de sa source, elle roule ses ondes bruyantes parmi les rochers de Caldron et d’High Force. Les guerriers du Nord, qui marchaient sous cet étendard, donnèrent à chaque vallée un nom danois ; ils élevèrent leurs autels en pierres inégales, et consacrèrent

CHANT QUATRIÈME. 109

à leurs dieux les provinces conquises. Ce fut alors, ô Balder, que tu donnas ton nom à une lande sauvage et au ruisseau argenté qui l’arrose. Woodencroft nous rappelle la sombre déité des morts. Tu ne fus pas oublié, roi fameux par ta massue, fils d’Odin, époux de Sifia, toi dont les exploits sont immortels. Ce fut sur la colline de Startforth que les Danois te rendirent hommage ; et, en mémoire des trophées illustres de Thor, la vallée reçut le nom de Thorsgill.

II.

Mais Scald et Kemper auraient dû consacrer une autre contrée au dieu terrible du sang et des combats, plutôt que cette vallée douce et si paisible avec ses accidens de lumière, ses bosquets délicieux, et ce ruisseau printanier qui serpente avec un joyeux murmure sur un lit de cailloux. Ses rives semblaient destinées à des génies plus aimables. Dans ce lieu où les groupes des arbres deviennent plus rares, et où la primevère précoce émaille la prairie, il est un tapis de gazon qui semble inviter les pas légers des fées bienveillantes. Ce monticule vert, parsemé de paquerettes, serait un trône digne d’Oberon. Caché dans le bocage voisin, le malicieux Puck méditerait ses tours plaisans ; le chèvre-feuille, qui jette çà et là ses guirlandes de verdure autour du frêne et de l’ormeau, offrirait à Titania un charmant berceau, couronné de ses fleurs d’argent et d’azur.

III.

Aucun rocher ne borne la vallée ; mais des arbres protègent ses sites champêtres par le rideau de leur feuillage. Ici le chêne superbe étend ses rameaux dont quelques-uns sesont brisés sous le poids des années. Là le pin, cicatrisé par la foudre, s’élève comme une antique pyramide. Le frêne incliné. et le bouleau flexible balancent sur le gazon leurs tresses flottantes. Mille arbrisseaux divers semblent chercher l’ombre protectrice de ces géans des forêts, s’entrelacent autour de leurs troncs, et

110 ROKEBY.

confient aux zéphyrs leurs émanations suaves. Tels sont les groupes variés que le pinceau magique du peintre d’Urbint a rassemblés autour du prophète de Tarse, lorsqu’il révèle sur la colline de Mars le dieu inconnu aux fiers citoyens d’Athènes. Ici des philosophes en cheveux blancs, et courbés par la vieillesse, semblent conserver encore leur orgueil ; là on remarque le vieux guerrier qui porte les honorables cicatrices de ses blessures : à son côté, la beauté grecque s’incline pour mieux écouter ; le jeune enfant folâtre aux pieds de sa mère, ou se suspend avec amour à sa ceinture.

IV.

— Reposons-nous ici, dit Matilde en s’arrêtant sous un berceau de feuillage. Rassemblés par le hasard, nous pourrons, grâce à l’amitié, dérober une heure de bonheur à la fortune jalouse. Vous,Wilfrid, dont j’ai éprouvé la générosité, vous m’accorderez vos conseils comme à une sœur chérie. Demeurez aussi, Redmond ; cessez, à ma prière, une poursuite inutile. Un dépôt est confié à mes soins ; je ne puis que me défier de mon zèle en me voyant presque orpheline et solitaire. Mon père est captif ; quelle défense me reste-t-il ?

Ce fut avec sa grâce accoutumée qu’elle fit mettre Wilfrid auprès d’elle, sur le gazon ; puis elle s’arrêta, baissant les yeux, et ne dit pas au jeune Redmond de s’asseoir à son côté. Redmond s’aperçut de cette tendre défiance ; il se retira modestement, et se plaça à quelques pas plus loin, pour pouvoir contempler, sans être vu, celle qu’il aimait.

V.

Les beaux cheveux de Matilde, divisés en tresses d’ébène, voilaient presque toute la blancheur de son front, et ne révélaient qu’à demi ses noires prunelles. Les joues de la jeune châtelaine étaient colorées d’une si faible teinte de rose, qu’au premier coup d’œil on était surpris

(1) Raphaël d’Urbin. — En.

CHANT QUATRIÈME. 111

de leur pâleur. Mais si un léger zéphyr soulevait une de ses boucles ; si elle prononçait une parole, ou précipitait sa marche ; si elle s’entendait louer par ceux qu’elle aimait ; si elle écoutait un récit intéressant qui réveillait un des sentimens secrets de son cœur, le vermillon qui embellissait soudain ses traits avait plus de charmes que la rougeur pudique de l’Aurore.

On admirait dans son visage une grâce pensive, une mélancolie rêveuse en harmonie avec son front, ses longues paupières et son regard baissé. Cette expression douce annonçait une âme courageuse ; calme et résignée. Tels sont les traits que l’Apelle chrétien a donnés à la Vierge, reine des cieux. Cependant la physionomie de Matilde exprimait avec la même grâce le sourire et la gaieté folâtre. Lorsque la danse, un conte joyeux ou une ballade amusaient les habitans du château, son père ravi s’était écrié souvent que sa chère Matilde était la plus heureuse de la fête. Mais les malheurs de la guerre et les discordes civiles avaient interrompu tous ces aimables passe-temps, et l’air pensif de Matilde ressemblait aujourd’hui à la tristesse. Son père a été fait prisonnier dans les champs de Marston ; ses amis sont dispersés ; le vaillant Mortham n’est plus son âme se livre aux craintes que lui inspirent l’ambition et l’avarice d’Oswald ; de noirs pressentimens la menacent de faire évanouir à jamais le rêve flatteur qui la charmait… Tout semble se réunir pour augmenter la sombre inquiétude de l’amie de Wilfrid et de Redmond.

VI.

Qui n’a pas entendu parler, alors qu’Erin défendait ses droits contre les Saxons qui n’a pas entendu parler de ce brave O’Neale dont le glaive se baigna tant de fois dans le sang anglais et qui, opposant ses bannières à la croix de Saint-Georges, régna souverain dans la contrée d’Ulster, après avoir mis en déroute le farouche Essex ? Mais son plus beau triomphe fut le jour de ce combat

112 ROKEBY.

dans lequel périt le vaillant maréchal sir Henry, alors que l’Avon porta à l’Océan ses ondes teintes du sang des Saxons. Ce fut dans cette journée fatale que Mortham et Rokeby prouvèrent pour la première fois leur intrepidité. Ils étaient sur le point de recevoir aussi le coup de la mort ; mais la pitié toucha le cœur d’un capitaine irlandais, Taniste 1 du grand O’Neale, qui arrêta la fureur de ses soldats ; et, faisant prisonniers les deux cousins, les conduisit dans son château au milieu des montagnes. Là il leur fit connaître tous les plaisirs des champs, et parcourut avec eux les rochers et les forêts de Slieve-Donard. Ils furent admis, grâce à lui, au banquet des joyeux enfans d’Erin, et chassèrent, avec leurs hôtes, le loup et le chevreuil. Enfin, lorsque le temps favorable fut arrivé, le Taniste les renvoya sans rançon et comblés de présens, pour leur prouver le respect et l’amitié d’un guerrier généreux.

VII.

Les années s’écoulent rapidement. Déjà quelques cheveux blancs annonçaient à Rokeby l’hiver de sa vie. Heureux sur les rives de la Greta, il jouissait du repos que Jacques-le-Paisible accordait à ses sujets, tandis que Mortham faisait la guerre au-delà des mers dans l’Amérique espagnole.

La neige blanchissait les sommets du Stanmore, montagne chère aux orages ; la chasse était terminée, le cerf vaincu ; les coupes se vidaient dans le château hospitalier de Rokeby, et le chevalier était assis près de son vaste foyer ; le ciel était nébuleux, et la nuit obscure, lorsqu’un bruit soudain vint ébranler la porte ; une voix, dont l’accent était étranger, implorait en même temps des secours et un asile. La porte s’ouvre, et aussitôt se précipite dans la salle du foyer un homme dont l’aspect et le costume effraient d’abord le cercle réuni autour du feu.

(1) Le Taniste était le successeur immédiat d’un seigneur suzerain d’Irlande. — Én.

CHANT QUATRIÈME . 113

VIII.

Les tresses mêlées de ses cheveux tombaient sur son front dans un désordre fantastique, son vêtement large et court laissait à découvert ses jambes nerveuses ; une espèce de tunique couleur de safran entourait son sein de replis nombreux ; sur ses épaules flottait aussi un vaste manteau hérissé de frimas et souillé de sang ; il portait un fardeau enveloppé et pressé sur son cœur : il s’arrêta un moment appuyé sur un baton noueux, secoua la neige qui surchargeait sa barbe et ses cheveux, et promenant autour de lui ses yeux égarés, il s’avança d’un pas chancelant vers le foyer, et y déposa un enfant d’une beauté rare et à demi mort de froid. L’étranger fit à Rokeby un salut respectueux, et se releva aussitôt pour expliquer son message avec la rudesse et la majesté de l’envoyé d’un prince barbare.

— Sir Richard, seigneur de Rokeby, dit-il, écoute-moi. Turlough O’Neale te salue avec amitié, et confie à tes soins le jeune Redmond son petit-fils ; il te prie de l’élever comme si tu étais son père, car les jours heureux de Turlough se sont évanouis ; d’autres Chefs lui ont ravi ses domaines, ses mains restent faibles et désarmées, toute la gloire de Tyrone s’est dissipée comme la vapeur brillante d’un matin. Pour te rappeler les droits de son amitié, il te prie de penser aux banquets de l’hospitalité ; si l’oppression menace jamais le jeune O’Neale, pense à l’épée d’Erin. Ce dépôt était d’abord destiné à Mortham ; mais en son absence c’est toi que regarde l’honneur de le recevoir… J’ai rempli le message de mon seigneur… Ferraught mourra content…

IX.

Ses yeux deviennent immobiles et glacés, la pâleur couvre son front ; il tombe après avoir dit ces dernières paroles. Les vastes replis de son manteau cachaient une blessure mortelle. Tous les secours qu’on lui prodigue sont inutiles ; le jeune orphelin pousse des cris de dou-

28

114 ROKEBY.

leur et d’effroi. Ferraught tourne vers lui des regards attendris, et s’efforce avec douceur de calmer les sanglots de l’enfant. Oubliant son agonie et sa mort prochaine, il le bénit et le bénit encore. Il approche de ses lèvres ses petites mains tremblantes, l’embrasse, et prie, dans la langue de sa terre natale, tous les saints du ciel de veiller sur ses jours. Rassemblant toutes ses forces, il voudrait répéter son message à Rokeby, mais à peine a-t-il balbutié quelques mots et exprimé le reste par ses gestes mourans, qu’il pousse un long soupir : — Que le ciel bénisse les O’Neale dit ce serviteur fidèle ; et il expira.

X.

On fut long-temps à adoucir la douleur du jeune exilé d’Erin, et à Iui faire achever le récit de son conducteur. Il raconta enfin comment son aïeul avait été force de fuir son toit envahi et d’errer sans asile. Il n’en eût point été ainsi, ajouta-t-il fièrement, si lui, Redmond, avait eu la force de tirer du fourreau la redoutable épée de Lenaugh-More 1 le Roux. On comprit dans ses phrases souvent interrompues que son guide était son père nourricier, qui portait avec lui des lettres et des dons précieux, lorsque des bandits le rencontrèrent dans la forât. Ferraught combattit vaillamment jusqu’à ce que, épuisé par les blessures et la fatigue, il fut dépouillé de tout, et n’eut plus que la force de se traîner jusqu’au château de Rokeby.

L’enfant, en parlant de Ferraught, se livrait de nouveau à ses regrets et à ses gémissemens.

XI.

La larme qui tombe sur la joue de l’enfance est comme la goutte de rosée qui humecte une fleur la brise du printemps soupire, et agite le buisson : — la rosée a déjà disparu. Gagné par les tendres soins de Rokeby, le malheureux orphelin sourit bientôt à ses nouveaux protecteurs ; rien n’était doux comme son regard ; rien n’était

(1) Lenaugh-le-Grand. — Én.

CHANT QUATRIÈME. 115

beau comme son front, dont les boucles d’une chevelure d’or voilaient à demi la candeur. Mais jamais son sourire n’était plus aimable que lorsque la jeune fille de Rokeby était auprès de lui. Il était fier de guider les pas chancelans de Matilde, qu’il appelait du doux nom de sœur. Il aimait à la bercer en chantant les ballades de sa terre natale. Il allait cueillir la primevère et la jolie paquerette, et en tressait une guirlande pour elle. Ces deux enfans jouaient ensemble dans la prairie, sous l’ombrage, sur la rive du ruisseau, et Rokeby voyait en souriant cette tendre amitié fraternelle.

XII.

Mais les mois du printemps changent les jeunes boutons en fleurs, et les fleurs en fruits : les années de la vie conduisent l’homme de l’enfance à la jeunesse, et de la jeunesse à l’âge mûr. On vit bientôt dans les forêts de Rokeby un nouveau chasseur poursuivre la bête fauve. Redmond aime à harceler le farouche sanglier sur les rives de la Greta ; il aime à percer de ses flèches ou du plomb meurtrier le chevreuil moins rusé : mais plus volontiers encore, aux beaux jours d’automne, il aime à gravir le tronc touffu de noisetier, et à verser ses fruits en grappes dans un voile préparé par Matilde. Matilde aussi a perdu le goût de ses premiers jeux, et connaît tout ce que peut son regard ; elle prend le ton sévère d’un Mentor pour reprocher à Redmond ses dangereux plaisirs ; elle se plaît cependant à l’entendre raconter la résistance du sanglier, et le signal de sa défaite, donné par les cors, qui font retentir les rochers et les bois de leurs fanfares joyeuses ; mais elle trouve bien surprenant que ces divertissemens sauvages puissent être recherchés des mortels !

XIII.

Redmond savait si bien embellir ses récits des descriptions des forêts et des vallons il savait si bien raconter tout ce qui rend la chasse intéressante, et revêtir tout ce

116 ROKEBY.

qu’il peignait des vives couleurs de son imagination, que, tout en blâmant la témérité du chasseur, Matilde aimait l’histoire de tous ces hasards qui faisaient palpiter son cœur d’une crainte toujours nouvelle.

Souvent aussi, lorsque la neige ou la pluie les tenaient prisonniers dans le château, ils parcouraient ensemble les pages inspirées des bardes et des sages aimés du ciel ; ou, assis près du foyer, ils chantaient, en alternant, les romances des ménestrels, et s’accompagnaient de la harpe, pour abréger les longues soirées d’hiver. Unis ainsi, depuis leur berceau, dans leurs jeux comme dans leurs études, ils sentaient une douce sympathie rapprocher leurs âmes ; mais il leur était défendu de l’appeler amour.

Cependant d’indiscrets témoins, jaloux de leur bonheur, osèrent bientôt donner ce nom à leur tendre amitié : en voyant ce jeune couple ne jamais se quitter, on blâma bientôt le vieux chevalier et son imprévoyance ; parfois aussi on murmurait tout bas que Redmond O’Neale était destiné par Rokeby à devenir l’époux de sa fille.

XIV.

Les hommages et les prétentions de Wilfrid firent tomber le bandeau des yeux de ces deux amans ; ils s’aperçurent bientôt qu’Oswald était bien près d’obtenir l’agrément de Rokeby. Ils commencèrent alors à se regarder sans sourire ; leurs yeux n’exprimaient plus que la honte et leurs craintes mutuelles. Matilde chercha les lieux écartés, pour préparer son cœur aux leçons sévères du devoir. Redmond s’égara aussi dans les bosquets solitaires, pour maudire un amour qu’il ne pourrait jamais éteindre dans son âme.

Mais les factions vinrent exercer leurs fureurs, et Rokeby jura que jamais le fils d’un rebelle ne serait l’époux de Matilde. Redmond, dont l’enfance avait été nourrie des romanesques traditions des bardes, ne cessa d’aller

CHANT QUATRIÈME . 117

rêver sur le bord des ruisseaux ou sous l’ombrage silencieux ; mais ce fut pour y charmer les heures par une pensée plus consolante : — il ne songeait plus qu’à ces princesses des temps de la chevalerie, qu’un preux obtenait à la pointe de son épée ; il comptait aussi les héros de sa race : le grand Nial des neuf otages, l’intrépide Shane-Dymas, Geraldine, et ce Connan-More, qui consacra sa postérité aux dieux de la guerre et de la chasse, maudissant tous ceux de ses descendans qui mettraient l’épée dans le fourreau pour s’armer de la faucille, ou qui abandonneraient les montagnes et les forêts pour s’ensevelir dans un château. De tels exemples enflammaient le jeune Redmond, lui donnaient des espérances, et son cœur bondit de joie au son guerrier de la trompette.

XV.

Si les dames étaient le prix de la valeur et d’une épée glorieuse, Redmond avait, à ces deux titres, des droits sur Matilde ; mais, de plus, il brillait par ces hautes qualités qui conviennent à l’héritier d’un noble baron.

Turlough O’Neale avait sauvé la vie du seigneur de Rokeby dans les guerres d’Erin. Les soins du généreux chevalier avaient acquitté avec Redmond la dette de la reconnaissance ; ses bienfaits ne produisirent que d’heureux fruits dans son jeune élève : aucun chevalier du nord, ne dirigeait un coursier avec plus d’adresse ; depuis Tynemouth jusqu’au Cumberland, aucun ne maniait aussi bien que Redmond l’épée des chevaliers. Franc et joyeux dans son humeur, toujours courtois, généreux et brave, Red moud O’Neale eût séduit tous les cœurs.

XVI.

Sir Richard l’aimait comme son fils. Lorsque l’heure des combats fut arrivée, et qu’il déploya dans les airs la bannière de ses ancêtres, ce fut Redmond, objet de tous ses soins, qu’il choisit pour porter cet étendard illustre, après l’avoir nommé son page, premier grade qui, dans ces temps reculés, conduisait au beau titre de chevalier. Red

118 ROKEBY.

mond prouva dans cinq batailles qu’il était digne de l’honneur qu’il avait obtenu, et déjà son nom fut distingué par la gloire. Si la fortune avait souri au parti royal dans les plaines de Marston, O’Neale aurait reçu ce même jour les éperons et l’accolade : deux fois il avait, dans la mêlée, sauvé la vie de Rokeby ; et, lorsqu’il le vit prisonnier, il baissa son épée, et, la livrant à un chef ennemi, il suivit ceux qui emmenaient son seigneur, résolu de prouver sa reconnaissance au père de Matilde, dans la captivité comme dans les combats.

XVII.

Lorsque les amans se revoient dans des jours de disgrâce, c’est pour eux comme un sourire du soleil au milieu d’une pluie, un rayon humide qui se montre un moment, et disparaît parmi les sombres nuages de l’horizon. Redmond, assis,sur la pelouse, se rappelle en même temps le présent et le passé. — Ce n’était point ainsi, pensait-il tristement, ce n’était point ainsi que je m’étais figuré mon retour auprès de celle que j’aime, alors que, recevant l’épée et la bannière de ses tremblantes mains, j’entendis autour de moi retentir les fanfares de nos clairons. Trois cents guerriers tirèrent leurs glaives ; et, lorsque je déroulai l’étendard glorieux, leurs clameurs et le choc de leurs armes réjouirent mon cœur. Où est-il aujourd’hui cet étendard confié à ma garde ? ll est souillé et déshonoré dans les ondes de l’Ouse. Où sont-ils ces guerriers si fiers, si audacieux ? Ils nagent dans leur sang, au milieu des plaines de Marston-Moor. Et moi, que ferai-je aujourd’hui d’une inutile épée qui n’est plus qu’un fardeau dans une main déjà chargée de chaînes ? Captif !… je renoncerais à la vie, si je ne la conservais pour adoucir la prison du père de Matilde.

Ainsi se plaignait Redmond dans le secret de son cœur ; son rival n’était pas moins désolé. Wilfrid était trop généreux pour chercher à profiter d’un avantage qu’il ne devait qu’à la nécessité ; et cependant il ne voyait que trop

CHANT QUATRIÈM E. 119

que, sans cette ressource, toutes ses espérances étaient vaines. Mais enfin la voix de Matilde interrompit la réverie des deux rivaux, et dissipa leurs tristes pensées comme un souffle de la brise fait évanouir une vapeur légère.

XVIII.

— Je n’ai pas besoin, dit-elle, de rappeler aux amis de Matilde que le seigneur de Mortham évitait le château de mon père : toujours silencieux et triste, il daignait cependant me témoigner toute la confiance et l’amitié d’un parent bon et sensible. Je parvenais parfois à dissiper les nuages de son chagrin pour quelques instans ; mais bientôt il ne dépendait plus de moi de calmer son désespoir, devenu plus profond. Une cause fatale, inconnue de tous, lui arrachait, comme malgré lui, son secret ; et deux fois je le vis en proie à ces transes cruelles qui peuvent pour un temps égarer nos idées. Il avait la consolation terrible de sentir approcher l’heure de son délire ; et, tant que son âme avait le courage de lutter contre le mauvais génie qui venait s’emparer de lui, il cherchait à repousser ses atteintes comme une victime qui résiste en vain au poignard d’un meurtrier. Je devinais bien que cette funeste maladie prenait sa. source dans un crime fatal ; mais Mortham ne me déclara toute la vérité que lorsqu’il fut à la veille de partir pour la guerre civile. Ce fut alors qu’il me confia le dépôt d’un riche trésor et ce papier qui contient son secret dans des termes bizarres qui trahissent souvent une âme que la violence de sa douleur force à cet aveu.

XIX.

HISTOIRE DE MORTHAM 1.

— Matilde ! tu m’as souvent vu tressaillir et trembler comme si un fer mortel me perçait le cœur, lorsqu’une parole prononcée sans intention réveillait en moi le sou-venir de ma jeunesse. Crois-moi, il est peu d’hommes qui

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puissent reporter avec plaisir leurs regards sur le passé… : Mais moi… mon début dans la vie ne fut qu’orgueil et vanité ; le crime et le sang ont souillé mon âge mur… Enfin, vieillard en cheveux blancs, je vais descendre dans la tombe sans’avoir un ami pour nie fermer les yeux ! Toi-même, Matilde, tu désavoueras un Indigne parent quand son forfait te sera connu.

— Faut-il donc que je soulève le voile sanglant qui cache ma sombre et fatale histoire ? Il le faut… j’obéirai !… Cesse de m’apparaître, pâle fantôme !… accorde-moi une heure de repos ! Quand je vois ton geste menaçant, penses tu que je puisse avoir la force d’exécuter tes ordres ? Ah ! quand tu me montres du doigt ton visage flétri et ton char funèbre, comment puis-je te peindre telle que tu étais, ô toi qui fus si belle et si aimante ?

Oui ! elle était belle ! une tendre mélancolie, ô Matilde, est empreinte sur tes traits, mais les siens avaient cet éclat d’un beau jour qui sourit à toute la nature. Un hymen secret nous unit… Nous y fûmes forcés par la différence de nos religions et l’inimitié qui divisait nos deux pays. Arrivés au château de Mortham, nous fîmes un mystère du nom et de la famille d’Edith, en attendant que le chevalier de Rokeby fût de retour des contrées lointaines où il était allé faire la guerre. Nous comptions sur son influence auprès d’un père pour adoucir sa fierté offensée. Nous vécûmes quelques mois inconnus à tous, excepté à un seul ami, à un ami trop cher… Je veux lui épargner encore la honte de faire connaître son nom. Je ne dois pas oublier mes erreurs pour chercher à me venger de la trahison d’un ami… Je ne dois pas me montrer ingrat envers ce Dieu dont la clémence a daigné m’accorder des années de repentir quand il pouvait terminer ma misérable vie le jour de mon crime.

XXI.

Mon Edith charmait par son bienveillant sourire tous

CHANT QUATRIÈME . 121

ceux qui l’approchaient ; mais ce sourire parut si tendre à l’ami de son époux, que le perfide cessa de le croire innocent, et l’interpréta comme un désir coupable. Repoussé dans ses audacieuses sollicitations, ce misérable jura de se venger, et imagina une ruse infernale.

— Nous étions seuls, lui et moi… Nous sortions d’un banquet mi nous avions plusieurs fois vidé les coupes, mon sang circulait avec un feu inaccoutumé, lorsque nous aperçûmes Edith qui se glissait d’un pas furtif le long d’une charmille ; elle semblait se cacher timidement derrière le rideau du feuillage, comme quelqu’un qui craint d’être vu. Il n’est point de mots pour exprimer le sourire sinistre que je lus en cet instant dans les traits de l’artisan de tous mes malheurs ! Je le questionnai avec colère. Il garda d’abord un silence artificieux, et me pria ensuite froidement de ne point m’irriter de ce qu’il allait me répondre : — Un amant l’attend dans le bois, me dit-il. Nous avions ce jour-là chassé le chevreuil, et, par un accident fatal, mon arc était près de moi. Je m’emparai de cette arme, dans ma fureur, et, d’un pas précipité, je suivis Edith, et je trouvai un étranger qui la pressait sur son sein. Je tends mon arc, le trait vole, et va frapper le but que je vise. Edith mourante tombe et expire dans les bras de son frère, dont ma flèche avait aussi percé le cœur… C’était son frère qui était venu secrètement la voir et essayer de la réconcilier avec son père.

XXI.

— Tous mes serviteurs se dérobèrent à ma rage ; je ne voyais plus que des ennemis autour de moi. Mais le traître qui avait éveillé ma jalousie avec tant d’art fut le premier à fuir, et alla chercher dans des climats lointains un asile contre ma vengeance. La vérité sur le meurtre que j’avais commis fut connue de peu de personnes ; on ignora surtout que j’étais le coupable. Mon fidèle intendant inventa je ne sais quelle fable pour faire croire qu’une flèche mal dirigée avait frappé les deux victimes, et même ceux qui

122 ROKEBY.

ouïrent parler de leur mort ignorèrent quelle était la main qu’on pouvait accuser. Les lois humaines ne m’atteignirent pas ; mais Dieu entendit le cri du sang, et d’épaisses ténèbres environnèrent mon cœur ; je ne puis définir quelles sombres apparitions épouvantaient mon sommeil : je ne rêvais que cachots, chaînes et verrous…

— Lorsqu’un chagrin plus calme eut succédé à mes premières douleurs, je demandai mon enfant au berceau… mais je n’ai pas encore dit qu’Edith m’avait donné un fils beau comme une matinée de printemps… Hélas oui ! j’étais père ! Confus et tremblans, mes vassaux me répondirent que des hommes armés étaient survenus dans la vallée de Morthai, avaient attaqué la nourrice pendant la nuit, et l’avaient emmenée avec le nourrisson qui lui était confié. Mon perfide ami pouvait seul profiter de ce larcin qui acheva de me désespérer… Je suivis donc ses traces, brûlant de faire peser sur sa tête ma triple vengeance… il a toujours su m’échapper… Mais les blessures de mon cœur éprouvèrent quelque soulagement dans mes courses vagabondes, et je portais avec moins d’effort le poids de ma misère sur les terres et les mers étrangères.

XXIII.

— Le hasard guida mes pas au milieu d’une bande dont l’audace répandait au loin la terreur ; je risquai si souvent une odieuse vie à la tête de ces corsaires, je les étonnai par des exploits si inouïs, que, mes compagnons eux-mêmes avaient peine à les croire possibles, et me portaient un respect sans bornes. Je fus alors le témoin de bien des crimes et de bien des malheurs, mais, je n’ai jamais connu dans tous mes voyages un mortel qui fût aussi infortunée que moi !

— Un soir, après une bataille terrible, nous nous étions arrêtés sur la plage ensanglantée ; la lune éclairait de son pâle flambeau les blessés et les morts ; fatigués par un banquet copieux et par les travaux du jour, mes compagnons dormaient autour de moi ; une voix se fait sous

CHANT QUATRIÈME. 123

dain entendre à mon oreille, son accent était doux comme le tien, ô Matilde ! — Malheureux ! me dit-elle, que fais-tu. dans ces lieux pendant que mon cercueil sanglant reste sans vengeance, et que mon fils vit abandonné sans connaître le nom de son père et privé de ses tendres soins !

XXIV.

— Je ne fus pas sourd à cette voix… J’obéis et revins dans ma patrie : j’emmenai avec moi les plus braves de notre troupe, dont je prétendais me servir pour satisfaire au besoin ma vengeance trop long-temps différée. Mais que le ciel accepte mes humbles actions de grâce pour m’avoir inspiré des pensées et des espérances plus douces ! béni soit celui qui nous apprit par une prière divine que le pardon est le prix du pardon !… Je me réjouis, dans ma misère, d’avoir écouté les conseils d’une foi consolatrice !… J’ai revu les traits du perfide !… j’ai entendu sa voix !… je lui ai redemandé mon fils ! Il a désavoué son larcin avec un sourire, avec ce sourire infernal et cette froide assurance qui jadis égara ma raison lorsqu’il me dit : — Un amant l’attend dans le bois !… — Je retins mon bras prêt à le frapper… Que le Créateur du monde en soit loué ! la souffrance est un sentier qui mène au ciel.

XXV.

Matilde en était là de l’histoire du malheureux Mortham, lorsqu’un léger bruit se fit entendre dans le feuillage. Redmond se relève et regarde ; le lâche Guy Denzil se retire (car c’était lui qui était caché à quelques pas de distance ; il n’oserait pas croiser le fer avec le brave O’Neale pour tous les trésors renfermés dans les coffres de fer de Mortham. Redmond reprend sa place : — C’est quelque chevreuil, dit-il, qui aura traversé le taillis. — Bertram sourit avec un air féroce en voyant reculer son timide compagnon : — Tu as vraiment un courage à l’épreuve ! lui dit-il ; c’est un seul ennemi qui te fait peur.., et je suis là !… Je connais ton adresse pour atteindre un

124 ROKEBY.

chevreuil, donne-moi ta carabine, je veut t’apprendre un art dont tu me remercieras avec joie, l’art de tuer un ennemi sans rien risquer soi-même.

XXVI.

Le farouche Bertram se traîne sur ses genoux et sur ses mains entre les bouleaux et les noisetiers jusqu’à ce qu’il se trouve vis-à-vis de Redmond ; il relève la carabine… Bertram n’avait jamais manqué de frapper juste quand son but était le cœur d’un ennemi… Ce jour eût vu périr le jeune Redmond, si Matilde ne s’était placée deux fois entre le sein de la victime et l’instrument de mort avant que le doigt de Bertram en eût pressé la détente. Le meurtrier murmura tout bas un terrible blaspheme ; mais il ne put exécuter le nouveau crime qu’il méditait !… — Il ne sera pas dit, reprit-il tout bas, il ne sera pas dit que je t’ai donné ainsi la mort, beauté dédaigneuse ! — Et il se traînait un peu plus loin pour chercher un lieu plus propice, lorsque Guy Denzil s’approcha de lui : — Arrête ! Bertram, dit-il, ou nous sommes perdus… Arrête au nom de l’enfer… Une troupe nombreuse de cavaliers et de fantassins descend dans le vallon :… c’en est fait de nous s’ils entendent le coup de la carabine… Arrête, insensé ; n’avons-nous pas un projet plus sûr ?… Viens, ami, viens avec nous. Regarde dans ce sentier le capitaine de ces soldats qui a déjà mis le sabre à la main.

Bertram regarde, et reconnaît que la peur inspire à Denzil un conseil salutaire. Il maudit sa mauvaise étoile, s’éloigne en suivant les détours inconnus du bois, et arrive dans la caverne sur les bords de la Greta.

XXVII.

Ceux que Bertram, dans sa soif du sang, avait condamnés à la captivité ou à la mort, n’eurent aucun soupçon des embûches qui leur étaient dressées. Ils n’étaient occupés que de la lecture qu’ils écoutaient. Chacun d’eux resta assis sans défiance, pendant que le ciel retenait le

CHANT QUATRIÈ ME. 125

bras du meurtrier. Tels des navires qui se laissent aller au courant pendant les ténèbres, ne voient pas les écueils sur lesquels ils glissent. Matilde continua donc, sans s’interrompre, la fin de l’histoire de Mortham. Il parlait de ses richesses comme d’un fardeau dont la fortune avait voulu l’accabler dans une amère dérision, et pour aggraver ses éternelles douleurs ; mais cependant il suppliait Matilde de conserver ses trésors pour les rendre un jour à son fils, au fils d’Edith… car il ne pouvait cesser de croire qu’il vivait encore. Il attestait que, dans de fréquentes visions, il avait vu ses traits et entendu sa voix : et ajoutant à ces preuves vagues des raisons plus positives, il disait que, si son fils avait péri, on eût reconnu les traces de son sang et son cadavre sans vie. Il avait aussi entendu dire que, dans le temps, on avait vu dans la baie de Windermere, un navire étranger, dont l’équipage gardait avec précaution, mais avec des égards, une femme et un jeune enfant. En réunissant tous ces indices, il sentait l’espérance réveillée dans son cœur. Quelque vague qu’elle fût, cette espérance subjuguait sa raison.

XXVIII.

Son histoire était terminée par ces paroles solennelles : — J’appelle le ciel à témoin que si j’ai pris parti dans cette funeste guerre civile, je n’ai consulté que les droits de l’Angleterre. Les justes plaintes de mon pays m’ont mis les armes à la main pour défendre l’Evangile et les lois, Aussitôt que la bonne cause aura triomphé, mon glaive rentrera dans le fourreau, et j’irai chercher mon fils dans toute l’Europe. Mes trésors, sur lesquels déjà un proche parent jette des regards avides, seront en sûreté entre les mains de Matilde. Lorsqu’elle apprendra la nouvelle de ma mort, qu’elle garde son dépôt pendant trois années. Si, au bout de ce temps, personne ne le réclame de ma part, le nom de Mortham est éteint et sa famille avec lui. Que la main généreuse de Matilde répande ses bienfaits dans notre patrie malheureuse ; qu’elle

126 ROKEBY.

adoucisse le sort du prisonnier blessé ; qu’elle fasse rebâtir la cabane démolie. C’est ainsi que les dépouilles des terres étrangères serviront à réparer les malheurs d’une guerre intestine.

XXIX.

Le sensible Redmond, à qui toute la magnanimité de Mortham était connue, donna des larmes aux malheurs qui avaient accablé ce seigneur valeureux. Mais le fils de Wycliffe en fut plus touché encore, lui qui apprenait enfin pourquoi, Mortham ne voulait.pas que l’on sût qu’il avait conservé la vie… Il crut du moins deviner que son projet était d’obéir, sans être connu, aux inspirations de ces sentimens secrets qui lui disaient que son fils n’était pas perdu pour lui. Il demeura pensif et rêveur, en entendant Matilde dire qu’elle désirait partager la captivité de son père, en quelque lieu que fût sa prison. Mais ce fut avec douleur qu’elle ajouta qu’il lui était pénible de voir que le château de Rokeby démantelé, privé de ses défenseurs, et ouvert de toutes parts aux bandits, n’offrait plus de sûreté pour le trésor que lui avait confié l’amitié d’un parent, et destiné par lui à un si noble usage. La forteresse de Barnard serait donc le lieu de votre choix, demanda Wilfrid d’elle voix tremblante, puisque les lois du parti vainqueur condamnent votre père à y rester quelque temps en otage. — En prononçant ces mots, son accent trahit l’espérance qui le flattait, et il y avait aussi dans son regard une joie incertaine.

Matilde se hâta de répondre, car elle s’aperçut que les yeux de Redmond étincelaient de colère. — Le devoir, dit-elle avec une grâce ravissante, le devoir, généreux Wilfrid, n’a point de choix à faire. Si j’étais libre de choisir, je préférerais accompagner mon père dans une prison moins cruelle pour lui que ce sombre fort, d’ou pouvant voir les arbres de ses forets et entendre le murmure de la Tees, il trouvera à chaque pas tout ce qui redouble les regrets d’un captif. Mais plus la captivité sera

CHANT QUATRIÈME. 127

pénible pour son âme, plus Rokeby aura besoin de la tendresse de sa fille.

XXX.

Wilfrid sentit le doux reproche de Matilde, et resta un moment abattu… Il répondit enfin tristement : — Noble Matilde, si je vous questionnais sur vos projets, ce n’était que pour éclaircir vos doutes, et vous offrir les secours de l’amitié. J’ai sous mes ordres, ainsi l’a voulu mon père, une troupe de braves soldats, et je pourrais vous envoyer quelques cavaliers pour transporter les trésors de Mortham, à la faveur de la nuit. Cette escorte me semble nécessaire dans ces temps de trouble et de désordre. — Je vous remercie avec reconnaissance, généreux Wilfrid, répondit-elle ; je ne veux pas retarder un jour de plus d’accepter vos offres. Si vous daignez garder vous-même le dépôt qui me fut confié, il ne peut qu’être à l’abri de toute atteinte.

Elle finissait à peine ces mots, qu’il survint une troupe de guerriers, les mêmes dont l’approche avait fait fuir les bandits de leur embuscade. Le capitaine salua Wilfrid avec respect, et tourna ses regards de tous cotés, comme pour chercher un ennemi. — Albert, dit le fils d’Oswald, que veut dire ce que je vois ? Pourquoi descendre ainsi en armes dans le vallon ? — J’allais moi-même vous demander ce dont il s’agissait, répondit l’officier ; je conduisais mon escadron pour l’exercer aux manœuvres militaires dans la plaine de Barningham, lorsqu’un étranger est venu nous dire que vous étiez égaré, cerné, et près de périr. Il parlait avec le ton du commandement ; il avait un regard d’aigle et l’aspect d’un guerrier. Il m’a ordonné d’accourir à votre secours ; je n’ai pas hésité d’obéir.

XXXI.

Wilfrid changea de couleur, et se détourna pour dissimuler sa surprise, après avoir fixé un moment l’officier qui lui adressait la parole. Redmond cependant se mit

128 ROKEBY.

à parcourir tous les taillis voisins, comme un limier ardent à la chasse, et il trouva la Carabine de Denzil, indice certain que la vérité avait dicté l’avis auquel Matilde, Wilfrid et lui devaient leur salut. Il leur parut prudent de quitter le vallon. Il fut convenu que Matilde rentrerait au château, accompagnée de Redmond et d’une escorte. Wilfrid s’éloigna, promettant de revenir, à l’entrée de la nuit, avec une troupe fidèle, pour la conduire aux tours superbes du château de Barnard, et y transporter sans danger les trésors de Mortham. Apres avoir arrêté ce projet, Wilfrid se retira, l’âme remplie de tristesse et d’inquiétude.

__________

9) CHANT CINQUIÈME. 10) I.

Les ombres étendent sur la terre le voile de la nuit ; le soleil se cache derrière les collines de l’occident ; mais la cime bleuâtre des monts et la flèche du clocher rustique réfléchissent encore sa lumière ; les créneaux du fort de Barnard paraissent couronnés de pourpre du côté de Toller-Hill la tour élevée de Bowes brille dans le lointain comme le fer rougi par le feu, et les coteaux sinueux de Stanmore sont dorés par les derniers rayons du jour : ils nuancent encore pendant quelques momens le feuillage des bois, et s’éteignent peu à peu dans l’horizon obscurci. C’est ainsi que les vieillards renoncent à regret aux vanités de la jeunesse, et charment le soir de la vie par le souvenir de leurs premières erreurs, jusqu’à ce que la mémoire se refuse à leur retracer ce rêve du passé.

II.

Le jour, qui semble abandonner à regret les hauteurs, a déjà quitté la vallée ombragée de Rokeby, où les d’eux rivières qui la protègent réunissent leurs ondes dans un lit plus profond. Les chênes majestueux dont les sombres rameaux convertissent la clarté du soleil en crépuscule,

CHANT CINQUIÈME. 130

inaccessibles à une plus faible lumière, font du crépuscule une nuit précoce. Déjà les corbeaux attristent les airs de leurs chants nocturnes, et semblent appeler les génies des ondes : en harmonie avec leur voix lugubre, la Greta frappe l’écho de son murmure monotone auquel répond le murmure de la Tees, tandis que la brise de la nuit expire dans la fente des rochers avec un triste gémissement.

Wilfrid, dont le cœur se nourrissait des prestiges de l’imagination, éprouva pour ce lieu un attrait irrésistible. Il s’avançait d’un pas ralenti, et s’arrêtait souvent pour promener ses regards çà et là. Il venait chercher celle qu’il aimait, et cependant il ne se pressait pas de sortir du bocage, ravi de se livrer au frémissement bizarre et solennel que produit le mélange mystérieux du plaisir et de la crainte. Tel est le vague où nous aimons à nous égarer quand les passions subjuguent nos cœurs.

III.

Il franchit enfin,le bois et ses obscurs détours, et, arrivé à l’entrée du vallon, il contemple l’antique château de Rokeby, argenté par les lueurs de la lune. Ce château était dépouillé depuis long-temps des ornemens guerriers qui jadis en défendaient l’approche. Les fortifications et les tourelles semblaient près de tomber en ruines. Plus destructeur que l’ennemi, le temps avait gravé l’empreinte de son passage sur le donjon et la grande tour : sur ces remparts, où jadis de glorieuses bannières semblaient braver les assiégeans, flottaient les guirlandes du lierre et de la giroflée jaune. Dans le corps-de-garde, où les sentinelles attendaient avec impatience le retour de l’aurore, l’araignée parcourt les murailles à la lueur des flammes du foyer ; les canons sont démontés le fossé est comblé et sans eau ; les mâchecoulis ont disparu, et toute la forteresse n’est plus qu’un château paisible.

IV.

Cependant des précautions récemment prises annoncent que les jours d’alarmes sont reveus. La muraille de

2. 9

ROKEBY.

la cour est en partie réparée, assez du moins pour résister aux attaques des bandits et des maraudeurs ; des poutres ont été mises en état de soutenir le pont-levis tremblant, çe ne fut qu’après avoir répondu à maintes questions répétées que Wilfrid parvint à se faire ouvrir la porte, et à peine fut-il admis, que les verrous et les barreaux de fer reprirent leur place avec un bruit sinistre. Lorsqu’il traversa la voûte du porche, le vieux concierge éleva son flambeau, et l’examina depuis les pieds jusqu’à la tête, avant de le précéder dans les apparteinens. Ces vastes salles, construites par d’antiques chevaliers, semblent une suite de caveaux funèbres ; la lumière mélancolique de la lune y pénètre à travers de sombres vitraux. On n’y voit plus des écharpes ni des bannières flotter sur les bois du cerf et sur les défenses du sanglier : trophées de la chasse, entremêlés de trophées plus glorieux. Ces armes, ces enseignes ont suivi Rokeby aux combats… pour être perdues à jamais dans la plaine de Marston. Cependant les rayons de la lune tombent encore sur quelques piliers auxquels sont suspendues de gothiques armures, que leur masse et leur forme rendent inutiles dans les guerres modernes. Tels on voit de vieux soldats qui ne sont reconnus qu’à leurs cicatrices négligées,

V.

Matilde vint bientôt à la rencontre de Wilfrid, et, ordonnant à ses gens d’allumer du feu au foyer, elle dit qu’elle était prête à partir, et n’attendait plus que l’escorte de Wilfrid qui devait protéger son voyage ; mais le fils d’Osivald, ne voulant point révéler ses soupçons sur l’avidité de son père, se contenta de répondre que, de peur qu’un regard jaloux ne reconnût le précieux trésor qu’ils devaient transporter, il avait jugé plus prudent de n’entrer dans le fort de Barnard que lorsque la nuit serait plus avancée. Il avait donc commandé à ses soldats fidèles de se rendre au château de Matilde aussitôt que la sentinelle de minuit serait relevée,

CHANT CINQUIÈME. 131

Dans ce moment, Redmond vint les rejoindre ; il s’était occupé avec zèle de tous les préparatifs du départ. Charmé de la généreuse courtoisie de Wilfrid, il lui prit la main et la pressa dans la sienne, jusqu’à ce que son rival attendri lui rendit son étreinte amicale. Il semblait que tous deux s’étaient dit : — Oublions pendant quelque temps notre jalousie, et ne rivalisons que de zèle pour secourir la belle Matilde.

VI.

Aucune parole n’exprima cet engagement mutuel, ; ce fut un traité tacite du cœur, une pensée généreuse qui inspira en même temps les deux rivaux. Matilde les devina, et s’aperçut du changement de leurs regards ; elle avait craint de voir éclater les dangereuses querelles d’une jalousie irritée ; cet accord secret lui causa, au milieu de ses disgrâces, une joie au-delà des atteintes du sort ! Tous trois s’assirent autour du foyer hospitalier, et s’entretinrent des espérances d’un avenir plus heureux. Ils s’excitèrent à une aimable gaieté, qui prévint le pressentiment sinistre des malheurs nouveaux dont ils étaient menacés. Doux privilége de nos jeunes ans, qui vaut tous les plaisirs de l’été de la vie ! La flamme brillante du foyer semblait prêter une clarté magique à ce tableau de l’amour. Jamais les traits de Wilfrid n’avaient paru plus animés ; la noire chevelure de Matilde relevait la blancheur de son front et celle de son sein tendrement ému ; le sourire brillait dans les yeux bleus de Redmond. Deux amans demeuraient ensemble auprès de l’objet de leurs vœux, sans s’adresser un regard de courroux. Que cette franchise et cet accord sont rares, grâce aux passions jalouses de l’homme, et à la vanité des fières beautés !

VII.

Pendant leur paisible entretien, un bruit inattendu vint ébranler la première porte du château, et avant que le concierge, dont la vieillesse ralentissait les pas, eût fait les questions d’usage, ou entendit les préludes d’une

132 ROKEBY.

harpe ; bientôt une voix mâle, mais douce, se maria au son de l’instrument harmonieux :

La lune règne à l’horizon,

Mais de vapeurs elle est voilée ;

Il est nuit, et dans le vallon

Il tombe une froide rosée :

Daignez donner dans ce séjour

Un humble asile au troubadour.

Mais le portier sévère répondit : — Éloigne-toi,chanteur vagabond le roi a besoin de soldats ; il vaudrait mieux pour toi aller le servir à la guerre, que de faire le lâche métier que tu exerces.

A ce reproche peu encourageant, le ménestrel répondit, comme s’il s’y était attendu :

Ne dites pas qu’au champ d’honneur

Je devrais m’armer de la lance,

Je ne sais que toucher le cœur

En chantant plaintive romance :

Hymne de gloire ou chant d’amour,

Voilà tout l’art du troubadour.

Le vieillard, toujours inflexible, l’interrompit encore : — Eloigne-toi, lui dit-il, va-t’en à la garde du ciel : et, si tu demeures plus long-temps à la porte de ce château, crois-moi, je pourrai t’en faire repentir.

VIII.

Wilfrid prit le parti du pauvre ménestrel, et se déclara son protecteur. Ces vers, dit-il à Matilde, ne sont pas sans quelque charme, et semblent prouver que ce n’est point un chanteur vulgaire qui demande l’hospitalité : La nuit est sombre ; ce malheureux aurait de la peine à chercher un autre asile. J’ose m’offrir pour être son garant. Votre Harpool est un peu endurci par l’âge : jadis ce vieux serviteur ouvrait plus promptement sa porte pour recevoir vos amis et secourir l’indigent ; mais aujourd’hui n’a-t-il pas fait des difficultés pour m’ouvrir à moi-même, qu’il connaît depuis long-temps ?

CHANT CINQUIÈME. 133

— Hélas ! reprit Matilde, n’accusez pas ce pauvre Harpool de ce qui est la faute de ces temps d’orage. Il croit que de ses soins scrupuleux dépend la sécurité de la fille de son maître. Il ne pense pas qu’il soit prudent d’admettre des inconnus dans le château dès que l’heure de la nuit est venue : par un excès de précaution, son zèle ressemble à la rudesse. Je désire de tout mon cœur qu’il soit moins rigoureux envers ce pauvre ménestrel… Écoutons ; il continue sa ballade.

IX.

Pour prix de l’hospitalité

Je parle guerre à la vaillance,

Je parle amour à la beauté,

Et j’ai des contes pour l’enfance.

La nuit est sombre : jusqu’au jour

Accueillez donc le troubadour.


Toujours chers au dieu de la gloire,

De Rokeby les fiers barons

Vivront à jamais dans l’histoire,

Je puis vous dire tous leurs noms :

Si leur mémoire vous est chère,

Accueillez un pauvre trouvère.


Le ménestrel reçut toujours

Des Rokeby noble assistance.

Malheur au fils de la vaillance

S’il est maudit des troubadours.

Ah ! si la gloire vous est chère,

Accueillez un pauvre trouvère.


— Écoutons, s’écria Redmond ; voilà Harpool qui entre en pourparler. Il faut espérer que la porte va s’ouvrir. — Malgré toute la science dont tu te vantes, disait Harpool, je parie que tu ne sais point l’histoire de la laie félone, ni comment elle épouvantait de ses cris sauvages les échos de la Greta et la forêt de Rokeby. Saurais-tu nous raconter pourquoi le chevalier Ralph fit don de cette laie terrible aux moines de l’abbaye de Richemont, pour qu’ils en fissent un grand festin ? Nous dirais-tu l’aventure de Gilbert Griffinson, et celle de Peterdale, ha-

134 ROKEBY.

bile à manier l’épée ? Le récit des exploits du moine Midleton et du brave sir Ralph excita toujours la plus franche gaieté. Allons, si tu peux nous chanter cette fameuse ballade, tu trouveras dans ce château un gîte et un souper.

X.

Matilde sourit — J’espérais peu, dit-elle, du goût d’Harpool pour les chants des ménestrels ; mais oserons-nous lui dire, ô Redmond, de bien accueillir celui-ci !

— Ah ! sans doute, répondit Redmond. Dès mon enfance, le son de la harpe a fait tressaillir mon cœur ! et je ne puis entendre ses plus simples accords sans qu’ils me rappellent le songe de mes premiers plaisirs dans la terre d’Erin, alors qu’Owen Lysagh était le Filea 1 d’O’Neale, vieillard aveugle, dont les blancs cheveux étaient respectés comme ceux d’un prophète. Assis à ses pieds, j’ai vu souvent un cercle de guerriers farouches, ravis par ses chants mélodieux et l’écoutant jusqu’au soir, éprouver tour à tour la fureur, la joie, la tendresse, la douleur, l’extase et toutes les passions, par la magie toute-puissante du barde inspiré.

O Clandeboy ! le chêne de la forêt de Slieve-Donard ne me prêtera plus l’ombrage de ses antiques rameaux ; je n’entendrai plus la harpe d’Owen célébrer les amours de nos bergères et la gloire de nos héros. Les ronces sauvages ont fait disparaître ce foyer, asile cher à l’hospitalité. A peine si quelques ruines éparses dans la clairière désignent le lieu où s’élevait le château de mes aïeux. Leurs vassaux errent sur des bords lointains, et combattent sous les bannières de l’étranger… Les fils de nos persécuteurs ont hérité des bois ravissans de Clandeboy !

Il dit, et détourne la tête pour cacher, dans sa fierté, une larme qui est venue mouiller sa paupière.

XI.

Matilde, attendrie, pleure en écoutant la noble expression de ses regrets ; elle place sa main sur le bras

(1) Filea, nom donné aux troubadours en titre d’Irlande. — Én.

CHANT CINQUIÈME. 135

d’O’Neale, et lui dit : — C’est la volonté du ciel !… Crois-tu, Redmond, que je puisse m’éloigner sans douleur du château de mes ancêtres, et abandonner au dieu des ruines tout ce qui a fait le charme de mes jeunes an-nées ? C’est ici que Matilde a trouvé tous ses plaisirs dans la douce paix du bonheur domestique. Ce foyer où mon père s’est assis tant de fois sera bientôt occupé par un étranger ; tous les appartemens, témoins des jeux de mon enfance, auront peut-être bientôt disparu ; la ronce et les broussailles en effaceront jusqu’aux traces, ou du moins ils auront cessé d’être la demeure de la postérité des Rokeby !… Ce qui doit nous consoler, ô Redmond !… c’est de penser que telle est la volonté du ciel.

Ses paroles ; l’accent de sa voix et son regard exprimaient la tendre amitié des premiers âges du monde ; la froide réserve avait perdu tout son pouvoir sur Matilde, qui s’abandonnait à la sympathie du malheur. Redmond n’osa pas hasarder une réponse ; mais, s’il avait eu à choisir entre cette heure de mélancolie et les honneurs dont jadis jouissaient ses ancêtres, Redmond eût renoncé à jamais aux riches domaines de Slieve-Donard et de Clandeboy.

XII.

La pâleur couvre les traits de Wilfrid ; Matilde s’en aperçoit, et se hâte d’ajouter : — Heureuse du moins par l’amitié, je dois m’abstenir de tout murmure !… La fille de Rokeby trouve une douce distraction à ses regrets en quittant le château de ses pères ! Cette nuit encore, avant que je m’éloigne, ce foyer hospitalier recevra, comme jadis, le malheureux sans asile, et ce pauvre ménestrel nous charmera par d’antiques ballades. Qu’Harpool se hâte d’ouvrir la porte ; qu’il accueille bien cet étranger, et restaure ses forces par un bon repas… Cependant le généreux Wilfrid va prendre sa harpe et nous ravir par une de ses romances !… Je l’exige de vous, Wilfrid… Cessez d’avoir cet air de tristesse ! Je devine votre pen

136 ROKEBY.

sée… Il faudrait des lauriers pour récompenser vos vers ; et la pauvre Matilde, privée de son héritage, n’a pas une guirlande à poser sur votre front. Il est vrai que je vais m’éloigner des rians vallons de Rokeby, et que je ne pourrai plus errer sur les rives de la Greta, mais sans doute que Wilfrid en chevalier courtois, daignera permettre à sa prisonnière d’aller errer sous ces ombres que l’été embellit de ses fleurs. Je pourrai cueillir le lis et la. rose dans le bois de Marwood et sur le coteau de Toller-Hill et j’y tresserai une guirlande pour un barde habile dans l’art des muses.

Le fils d’Oswald se tint un moment à l’écart pour accorder la harpe de Matilde, et préluda ensuite par un air mélancolique, comme pour préparer à sa plaintive romance.

LA GUIRLANDE DE CYPRÈS.

Fleurs du printemps, recevez mes adieux !

Du cyprès seul j’aime encor la verdure :

Vous dont l’aspect embellit la nature,

Fleurs du printemps, je vous laisse aux heureux !

Roses et lis qu’on cueille aux jours de fête,

Ornez un front où brille la gaîté ;

Depuis long-temps que l’espoir m’a quitté,

Le noir cyprès doit seul parer ma tête.


Couronne-toi du pampre des coteaux

Barde qu’égare une aimable folie !

Au citoyen sauveur de sa patrie

Le chêne altier offre ses verts rameaux.

Au tendre amant c’est le myrte qu’on donne.

Hélas ! Matilde a dédaigné mes vœux,

Le myrte n’est que pour l’amant heureux ;

Le cyprès doit seul former ma couronne.


Du lierre, Albyn 1, décore tes cheveux ;

Préfère, Érin 2, le trèfle des prairies ;

(1) Albyn, l’Écosse.

(2) L’Irlande.

CHANT CINQUIÈME. 137

Garde, Albion, tes roses réunies 1,

Teintes encor du sang de tant de preux !

Aux fronts heureux Wilfrid vous abandonne,

Fleurs du printemps ! vous affligez son cœur :

Il a cessé de rêver le bonheur,

Le noir cyprès forme seul sa couronne.


Saisis ton luth, troubadour chevalier,

De tes exploits, le noble prix s’apprête !

C’est la beauté qui pose sur ta tête,

En souriant, le lierre et le laurier !

Que le clairon célèbre les batailles !…

Lorsque l’airain, par ses accens de deuil,

Annoncera mes tristes funérailles,

Du noir cyprès couronnez mon cercueil.


Oui, préparez le cyprès funéraire

En souvenir, hélas ! de mes amours !

Mais que le ciel, propice à ma prière,

Me daigne encore accorder quelques jours !

Sur mon tombeau l’habitant du village

Viendra semer les fleurs du romarin,

Matilde aussi daignera de sa main

Du noir cyprès y mêler le feuillage.

XIV.

O’Neale remarqua une larme près de tomber des yeux de Wilfrid, et lui dit, avec une franche amitié : — Non, non, noble fils d’Oswald, avant que nos contrées aient à déplorer le silence d’un si généreux troubadour, tu recevras encore plus d’une couronne des mains de l’amour et de celles de l’amitié. Je suis loin de désirer qu’un destin rigoureux te condamne comme moi à perdre la liberté ; je plains trop le captif dont les lois de l’honneur enchaînent les mains, et qui porte un glaive oisif dans le fourreau : mais si jamais tel était ton malheur, je voudrais, fier du sourire de ta muse, parcourir avec toi l’Angleterre sur un noble coursier, comme les troubadours d’autrefois, qui allaient demander l’hospitalité aux châteaux des barons. Nous irions saluer tous les amans de la lyre depuis le mont

(1) Allusion aux factions de la rose rouge et de la rose blanche, qui ont tant coûté de sang à la Grande-Bretagne. — En.

138 ROKEBY.

de Michel jusqu’aux cimes escarpées du Skiddaw ; nous visiterions les montagnes sauvages d’Albyn et les vertes prairies de ma terre natale : toi tu charmerais les cœurs des belles par des chants de paix et d’amour et moi, ménestrel moins tendre, je célébrerais les combats et les exploits des guerriers. Les bardes de la vieille Angleterre et le fameux Drummond d’Hawthornden s’avoueraient vaincus par nous ; la harpe de M’Curtin cesserait d’enchanter le rivage d’Iernie pour écouter les accords de la nôtre.

Ainsi parlait Redmond, pour essayer de ramener le sourire sur le front abattu de Wilfrid.

XV.

— Mais, dit Matilde, avant que votre nom soit illustré par vos chants de gloire, daignerez-vous, cher Redmond, aller chercher ce ménestrel nouveau et l’introduire ici ? Que tous nos serviteurs s’empressent de le fêter, chacun suivant son rang. Je sais combien le cœur de ces fidèles vassaux s’affligera quand ils se sépareront de leur maîtresse chérie : je veux donc qu’un banquet joyeux adoucisse le moment pénible de mon départ.

Le ménestrel fut introduit. Il était.encore dans la force de l’âge ; son vêtement se rapprochait beaucoup de l’antique costume par lequel se distinguaient les troubadours de la vieille Angleterre. Il avait une espèce de tunique de drap vert de Kindall, et un collier fermé par une agrafe d’argent. Sa harpe était attachée à une écharpe de soie ; une épée pendait a son côté.

XVI.

Il fit, en entrant, un salut avec une courtoisie étudiée. Pour mieux séduire, son air et son accent semblaient affecter une aimable franchise ; ses traits avaient ce caractère de physionomie qui charme les yeux plutôt que le cœur. Mais on aurait eu de la peine à concevoir de la méfiance sur un ménestrel qui paraissait si jeune et si modeste. Ses yeux rapides et subtils observaient tout sans se faire remarquer ; ils firent le tour de la salle avec une

CHANT CINQUIÈME . 139

feinte timidité ; mais ils se baissèrent devant ceux de Matilde, et n’osèrent fixer Redmond. Des hôtes soupçonneux ou instruits à l’école de l’expérience auraient pu concevoir des craintes sur un inconnu qui s’était invité lui-même dans le château… Mais nos amans étaient jeunes, et les serviteurs de Rokeby ne songeaient qu’à la douleur qu’allait leur faire éprouver le départ d’une châtelaine bien-aimée. Ils accoururent les yeux troublés par les larmes, comme s’ils allaient porter le drap funéraire de leur jeune maîtresse.

XVII.

Tout ce qu’il y avait de repoussant dans la physionomie du ménestrel s’évanouissait dès qu’il parcourait de la main les cordes de sa harpe, comme jadis le mauvais génie de Saül était chassé par les concerts du fils de Jessé. Dans ses regards brillait alors un plus noble feu ; un accent plus naturel donnait un nouveau charme à sa voix. Son cœur battait de l’enthousiasme des bardes… Mais, hélas ! bientôt cet orgueil généreux se perdait avec le chant qui l’avait fait naître. Son âme retombait, par la force de l’habitude, dans ses vices et sa lâcheté… Le talent dont l’avait doué la nature n’était plus qu’un don fatal. Tel était le ménestrel que la jeune châtelaine de Rokeby daigna prier avec douceur et affabilité de répéter un de ces chants qui avaient déjà su la charmer de loin.

XVIII.

LA HARPE.

De l’enfance fuyant les jeux,

Aux plaisirs naïfs du village

Je préférai, dès mon jeune âge,

L’ombre du bois silencieux.

Le seul ami du rèveur solitaire,

C’était la harpe du trouvère.


Sur les bords fleuris du ruisseau

Etait ma chaumière modeste ;

140 ROKEBY.

Séduit par un orgueil funeste,

Je voulus quitter le hameau.

Ah : qui me fit dédaigner ma chaumière ?

Ce fut la harpe du trouvère.


L’amour vint égarer mon cœur

J’osai tenter, dans mon délire,

D’attendrir au son de ma lyre

La fille d’un noble seigneur :

Qui m’inspira cet espoir téméraire ?

La harpe du pauvre trouvère.


Mon hommage fut méprisé ;

Et, reconnaissant ma folie,

J’en accusai ma rêverie,

L’Amour, et mon cœur abusé…

Mais j’épargnai, dans ma douleur amère,

La harpe du pauvre trouvère.


La guerre avec tous ses fléaux,

Ainsi qu’un torrent des montagnes,

Fondit soudain dans nos campagnes

Et vint dévaster nos hameaux…

Qui me rendra ma paisible chaumière ?

La harpe du pauvre trouvère.


L’ambition trompa mon cœur ;

L’amour flétrit ce cœur fidèle ;

Sur moi je sens la main cruelle

De l’indigence et du malheur….

Mais j’ai du moins, pour charmer ma misère,

La harpe du pauvre trouvère.


Dans le vallon, sur le coteau,

Tu me suivras, harpe chérie ;

Seule tu consoleras ma vie,

Tu viendras orner mon tombeau.

Là, répondant au vent de la bruyère,

Tu plaindras le pauvre trouvère.


XIX.

Matilde témoigna par un sourire le plaisir que lui avait causé la romance du trouvère mais le vieux Harpool, toujours prévenu, fit un geste de mécontentement, et prit son flambeau pour retourner à son poste. Edmond l’observa,… et, changeant soudain de mesure, sa main erra sur les

CHANT CINQUIÈME . 141

cordes de sa harpe jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un air guerrier… Puis, s’interrompant avec une crainte simulée, il porta autour de lui ses timides regards Sans doute, dit-il, il n’est personne dans ce château qui puisse reprocher à un ménestrel d’avoir conservé dans la bonne comme dans la mauvaise fortune une inaltérable fidélité au roi son seigneur ! J’oserai donc demander votre agrément pour vous répéter un chant consacré à la noble cause des Stuarts.

Ayant prononcé ces paroles, il feignit d’être rassuré par les gestes et les regards de ceux qui l’entouraient, et reprit sa mélodie guerrière. Harpool demeura pour écouter la ballade du chevalier.

XX.

LA BALLADE DU CHEVALIER.

Le point du jour dissipait les vapeurs ;

Mon bien-aimé, chevalier intrépide,

De ses aïeux arborant les couleurs,

S’est élancé sur son coursier rapide.

Fidèle au prince auquel il doit sa foi…

Honneur, amour, seront sa récompense.

Le Dieu du ciel protège la vaillance

Du chevalier qui combat pour son roi !


Qu’il était beau sous sa cotte-de-mailles !

Un blanc panache ornait son noble front ;

Les ennemis long-temps se souviendront

Des coups portés par lui dans les batailles.

Toujours fidèle à ta belle, à ton roi,

L’amour, l’honneur, soutiendront ta vaillance.

Beau chevalier, conserve l’espérance,

J’adresse au ciel ma prière pour toi.


C’est pour les droits de la vieille Angleterre

Que le fer brille en sa terrible main…

Et notre roi va reconnaitre enfin

Que ses barons sont les fils de la guerre.

Conserve au prince et ton glaive et ta foi,

Beau chevalier, combats avec vaillance :

Le ciel sourit à ta noble espérance,

Et ton amie implore Dieu pour toi.

142 ROKEBY

Oseraient-ils, tous ces obscurs rebelles,

Nous opposer leur Fairfax, leur Waller ?

Ces vils soldats que vante Westminster,

Soutiendront-ils le choc des preux fidèles ?

Beau chevalier, le ciel combat pour toi,

L’honneur te parle et double ta vaillance ;

C’est la beauté qui croit à ta constance :

Sois digne d’elle en défendant le roi.


Montrose a su rappeler la victoire,

Quand elle avait déserté nos drapeaux ;

Ormond, Derby, par des exploits nouveaux,

De leurs beaux noms vont accroître la gloire.

Enfant des preux, mérite que le roi

Couronne aussi ton heureuse vaillance :

Reviens vainqueur ah ! j’en ai l’espérance ;

Le dieu du ciel va combattre avec toi.


Honneur, honneur à ta blanche bannière,

Beau chevalier ; les faveurs de l’amour

Seront le prix d’un glorieux retour :

De tes lauriers ta dame sera fière.

Toujours fidèle à ta dame, à ton roi,

Amour, honneur, seront ta récompense ;

Le Dieu du ciel protège la vaillance

Du chevalier qui combat pour son roi.

XXI.

Hélas ! bon ménestrel, dit Matilde, c’est trop tard faire entendre ce chant guerrier ! Il fut un temps où cette voix de la gloire eût fait palpiter tous les cœurs dans les domaines de Rokeby ! mais aujourd’hui nous écoutons ces nobles accens comme les sons du clairon, qui vont frapper l’oreille du soldat expirant ; ta ballade nous attriste dans l’impuissance où nous sommes de répondre à l’appel de la fidélité ; Mais qu’il reçoive les applaudissemens qu’il mérite, celui qui célèbre la bonne cause alors même qu’elle semble perdue à jamais ! Reçois cette faible récompense de l’héritière de Rokeby… Prête-moi ta harpe : moi aussi, avant de quitter le château de mes ancêtres, je veux essayer de déplorer les infortunes de cette noble race, pour laquelle, mon père a combattu.

CHANT CINQUIÈME. 142

XXII.

Le ménestrel baissa humblement les yeux, — et tendit une main tremblante pour recevoir le don de Matilde. Jusque-là une espèce de point d’honneur l’avait fait persister dans son lâche stratagème, sentiment irrésistible et d’une force inconnue qui étouffe les remords et règne en vainqueur dans l’âme de tous les mortels, depuis le général qui trace le plan d’une campagne, jusqu’à celui qui fait la guerre aux hôtes des bois. Le chasseur voit sans s’émouvoir les plumes éparses de sa victime et ses ailes ensanglantées ; le plaisir dont l’enivre son adresse lui fait oublier tout ce que souffre l’oiseau malheureux qu’il prive de la vie. Le guerrier que l’âge éloigne du théâtre des combats aime encore les succès de son art fatal, et trace sur la carte la route qu’un farouche conquérant, parcourra au milieu du sang et des ruines. Pour illustrer le nom d’un autre, il condamne les citoyens paisibles à la mort, et les cités aux flammes ; complice des crimes du vainqueur sans partager sa gloire, quel est donc le prix qui lui fait ainsi passer sa vie à méditer des cruautés ? qui donc arme son cœur contre la douce pitié ?… c’est l’orgueil de son art.

XXIII.

Mais Edmond n’avait que des principes vagues et incertains : son âme, ainsi qu’un navire privé de son gouvernail, était le jouet des flots changeans des passions ; ni le vice ni la vertu ne laissaient en lui une impression durable. Hélas ! qu’il est rare qu’un cœur égaré écoute la voix de la vertu ! Dans cet instant toutefois elle fit parler le remords dans le cœur d’Edmond ; il lui fallut tout l’orgueil qui suppléait en lui à l’habitude du crime, pour résister au sentiment de ses regrets, lorsqu’il entendit Matilde déplorer sa triste destinée.

LES ADIEUX.

De la Greta j’abandonne les rives

Et ses bosquets silencieux ;

144 ROKEBY.

Hélas ! la voix de ses ondes plaintives

S’unit au chant de mes adieux !

Je vais quitter le château de mon père ;

Adieu donc, aimable séjour :

Comme un esprit que fait fuir la lumière,

Je dois partir avant le jour.


On brisera dans mon château gothique

Les écussons de mes aïeux ;

Tu vas ramper, lierre mélancolique.

Sur ces décombres glorieux.

Écho, réponds aux accords de ma lyre ;

Hélas ! pour la dernière fois,

Avec Matilde ose encore redire

Les noms illustres de nos rois.

XXIV.

La jeune châtelaine s’arrêta un moment, et continua sa romance sur un ton plus élevé.

Mais terminons une plainte importune !…

Que ces remparts soient démolis !

Avec orgueil partageons l’infortune

De nos rois par le sort trahis !

S’ils sont venus les jours de nos disgrâces,

Conservons notre loyauté.

De nos aïeux suivons les nobles traces ;

Mourons pour la fidélité.


De ces héros la fidèle vaillance

Fut jadis l’appui de nos rois ;

Ils ont reçu de la reconnaissance

Ce château, ces tours et cesbois.

Châteaux, forêts, dons d’une main mortelle,

Qu’êtes-vous pour les fils des preux ?

Bravoure, honneur et constance éternelle,

Voilà les trésors dignes d’eux.

XXV.

Tandis que Matilde chantait sa romance mélancolique, mille pensées opposées se combattaient dans l’âme d’Edmond : il avait peut-être rencontré parmi les naïves bergères de son village des traits aussi beaux et un accent de voix aussi doux, mais jamais les chants villageois ne peuvent se comparer à la mélodie riche et variée que font

CHANT CINQUIÈME . 145

entendre les filles des grands ; jamais la vierge du hameau n’eut cette aisance et cette dignité qui inspirent à la fois le respect et la sympathie, et donnent tant de charme à la jeune châtelaine.

Peut-être les attraits de Matilde n’auraient pas suffi pour arrêter Edmond dans ses projets criminels ; mais lorsque la noble fille de Rokeby, se montrant supérieure à tous ses malheurs, emprunta de l’énergie de son âme un nouvel éclat et une nouvelle majesté, Edmond crut voir cet objet qui lui avait souvent apparu dans ses rêveries solitaires, lorsque ignorant encore le crime, il allait s’égarer dans les bois de Winston et sur les rives de la Tees : là son imagination s’était souvent plu à lui offrir les traits ravissans et la voix céleste d’une jeune princesse qui, dépouilléepar le sort de ses honneurs et de ses états, attendait qu’un héros consacrât son épée victorieuse à la rétablir sur le trône de ses ancêtres.

XXVI.

— Telle était celle qui charmait mes songes, se dit-il à lui-même, et c’est moi qui viens ici préparer la cruelle destinée d’une châtelaine si belle, que mon imagination, n’a jamais rien, produit qui pût la surpasser ? Est-ce bien ma main qui a ouvert l’entrée de ce château à ses barbares ennemis…, à ces brigands qui ont brisé tous les liens de l’honneur et des lois, et dont le bienfait le plus doux est une mort soudaine ? Est-ce bien moi qui ai juré mille fois que si la terre possédait une beauté aussi céleste, j’irais jusqu’à ses dernières limites pour baiser avec amour les traces de ses pas ? Et aujourd’hui… Ah ! que la terre ne s’entr’ouvre-t-elle pas pour m’engloutir tout vivant !… N’y a-t-il plus d’espoir ? Tout est-il perdu ?… Hélas ! déjà Bertram est à son poste ! Je viens de voir son ombre glisser sous les voûtes du porche ! Il devait attendre mon signal… Il est possible de gagner du temps : j’ai entendu dire aux serviteurs de Matilde, que les soldats de Wicliffe doivent se rendre ici… Un cri d’alarme pourrait hâter

2. 10

146 ROKEBY.

l’heure du crime. Je vais encore retenir ici ceux qui m’écoutent, en continuant de chanter sur ma harpe.

Il choisit une complainte mélancolique, et son accent annonça le trouble de son âme.

XXVII.

BALLADE.

— Où me conduisez-vous dit le moine tremblant.

Un des brigands répond ; — A son heure dernière,

Cette femme avec toi veut dire une prière :

Qu’on se dépêche ; allons, vous n’avez qu’un moment.


— J’aperçois, dit le moine, une dame éplorée ;

Mais je ne saurais croire à sa prochaine mort :

Elle a l’éclat du lis que baigne la rosée,

Et serre sur son cœur un jeune enfant qui dort.


Moine de Saint-Benoît, remplis ton ministère,

Absous tous les péchés qu’elle confessera ;

Ou, quand le fils de Dieu viendra juger la terre,

De ses fautes sur toi le fardeau pèsera.


De retour au couvent, tu diras une messe

Pour l’âme qui prendra cette nuit son essor ;

Et que la cloche, au loin, par des sons de tristesse,

Invite les chrétiens à prier pour un mort.


Le bon moine obéit. — Un brigand le ramène !

Mais d’abord sur ses yeux on remit le bandeau.

Le lendemain le deuil régna dans le château,

Tous les vassaux pleuraient la jeune châtelaine.


Dans le petit village on répète souvent

Que Darrel est bizarre et d’une humeur austère ;

S’il entend retentir la cloche du couvent ;

Pâle comme un linceul, il dit une prière.


Que si Darrel rencontre un baron orgueilleux,

Son mépris menaçant se peint sur son visage ;

Mais un moine vient-il s’offrir à son passage,

Darrel baisse la tête ou détourne les yeux.

XXVIII.

— Ménestrel, dit Matilde tes ballades magiques auraient-elles le pouvoir d’évoquer les esprits ? C’est sans doute une erreur de mon imagination : mais tout à l’heure

CHANT CINQUI ÈME. 147

j’ai cru distinguer près du porche un visage farouche…. ; en ce moment je le vois encore dans cet angle obscur de la porte… Redmond, Wilfrid, regardez !… Grand Dieu ! prends pitié de nous… C’est un inconnu qui s’avance ! — Il n’était que trop vrai… Bertram accourait d’un pas gigantesque ; arrivé au milieu de la salle, il s’arrête, et, élevant sa main menaçante, il s’écrie d’une voix terrible : — Qu’on ne fasse pas un pas qu’on ne dise pas une parole : il y va de la vie ! Les bandits suivent leur chef, et viennent en silence se placer derrière lui : l’écho répète le son effrayant de leurs pas mesurés. La lueur incertaine de la lampe éclaire leurs armes et leurs panaches flottans. Ils défilent en ordre, comme ces spectres qui apparaissent dans le cristal magique de Banquo 1 : puis s’arrêtant à un signal donné, ils forment leurs rangs en demi-cercle pour entourer leurs victimes comme un troupeau de daims. A un second signal, tous les. mousquets sont levés à la fois, et n’attendent qu’un mot de Bertram pour faire entendre leur explosion fatale,

XXIX.

Les vassaux effrayés se jettent en désordre au-devant de leur maîtresse, et fidèles encore dans leur terreur, ils lui forment un rempart de leurs corps et la dérobent à la vue des bandits.

— Hâte-toi, Wilfrid, dit Redmond ; ouvre cette porte dérobée, enlève Matilde, et porte-la dans le bois…. : nous pouvons nous défendre quelque temps encore, et donner le temps à la troupe d’arriver… Point de réponse !… n’hésite pas ;…. fuis !

Pendant que les vassaux, serrés les uns contre les autres, favorisent leur évasion, Wilfrid et Matilde se glissent dans la secrète issue ; ils suivent un corridor gothique, et parviennent par un détour jusqu’à la cour du château. Le fils d’Oswald entraîne la jeune châtelaine dans le bois, et s’arrête avec elle sous un chêne. Les rayons

(1) Macbeth. — Én.

148 ROKEBY.

de la lune, la douce impression de la brise, rappellent les sens troublés de Matilde : — Où est Redmond ? demanda-t-elle vivement… Tu ne me réponds point… : il meurt ! il meurt !… et tu as pu le laisser privé de tout secours ! tu as pu le laisser au milieu des meurtriers. ! Ah ! je le connais !… il ne rendra jamais son épée à un lâche bandit… ; son arrêt est prononcé !… N’attends pas que je te remercie d’une vie dont je fais peu de cas, d’une vie que tu m’as sauvée au prix de la sienne.

XXX.

Le cœur de Wilfrid ne peut supporter cet injuste reproche et le regard irrité de celle qu’il aime : — Matilde, lui dit-il, mes soldats doivent être si près d’ici, que vous pourrez demeurer en sûreté sous cet arbre… Quant à Redmond, — vous n’aurez point à pleurer sa mort, si la mienne peut le sauver.

Il s’éloigne à ces mots : son cœur battait avec violence, une larme brillait dans ses yeux… Le sentiment de son injustice accabla le cœur désolé de Matilde. — Demeure, Wilfrid ! s’écria-t-elle ; tout secours est inutile !

Wilfrid l’entend ; mais il ne détourne pas la tête. Il parvient au porche du château ; il entre, et disparaît aux yeux de Matilde.

XVXI.

Agitée par toutes les transes qui naissent d’une crainte mêlée d’espoir, elle ne peut détourner les yeux des vitraux gothiques qui servent à donner un passage aux rayons du jour, et qui, à cette heure funeste, brillent de la lueur azurée des lampes, tandis que tout le reste du château offre la trace argentée de la pâle lumière de la lune. Rien encore n’annonce le combat ; le silence n’est interrompu par aucun son d’alarme : on aurait pu croire que le sommeil régnait dans la demeure antique des Rokeby, lorsque soudain Matilde voit luire un éclair rapide, et entend presque en même temps l’explosion d’une arme à feu, un second éclair éclate, et précède u ne dé-

CHANT CINQUIÈME. 149

charge complète de mousqueterie ! Lés menaces et les cris de douleur se mêlent avec un bruit effrayant… : c’est la voix de ceux qui donnent la mort, et les derniers accens de ceux qui expirent. La fumée du salpêtre forme un épais nuage qu’éclaire par intervalles une flamme plus rougeàtre et plus épaisse ; on distingue à travers les vitraux comme des ombres qui frappent ou qui luttent entre elles.

XXXII.

Mais quel nouveau son est apporté à Matilde par le vent de la nuit ? Elle tourne la tête c’est la marche pressée d’un escadron. Elle vole au-devant du commandant, saisit les rênes de son coursier, et lui- crie : — Hâtez-vous, je vous en conjure, ou vous arrivez trop tard ! courez au château…, et pénétrez-y sans plus attendre.

Tous les cavaliers mettent à. l’instant.pied à terre et laissent errer leurs chevaux en liberté dans le vallon ; mais, avant qu’ils fussent arrivés sur la scène du combat, il y avait déjà bien du sang répandu. A peine Bertram s’était aperçu que Matilde avait pris la fuite, qu’il avait donné le signal de l’action. Les vieux soldats de Rokeby, encore tout couverts des cicatrices des guerres de l’Écosse et de l’Irlande, étaient revenus de leur première terreur, causée par la surprise, et avaient fait un noble usage des armes dont ils s’étaient pourvus pour accompagner leur maîtresse jusqu’à la forteresse de Barnard. O’Neale à leur tête les encourageait par son intrépidité. Une noire fumée les couvrit d’un nuage sulfureux ; ils fondirent avec désespoir sur les bandits, qui, deux fois repoussés, revinrent deux fois à la charge avec un cri de fureur.

XXXIII.

Wilfrid tombe… Mais Redmond combat à son côté ; Redmond, souillé de sang et de fumée, ne cesse de ranimer la valeur de ses compagnons,en les exhortant à une généreuse résistance. — Courage ! mes amis, leur crie

150 ROKEBY.

t-il ; qu’il ne soit jamais dit que les murs de Rokeby vous ont vus indignes de vous-mêmes ! Seraient-ce les clameurs féroces de ces brigands qui vous feraient trembler ? seriez-vous intimidés par ce nuage de fumée ? Ces voûtes ont répété de plus bruyantes exclamations aux jours de vos banquets ce foyer a répandu une fumée aussi épaisse, la veille de nos fêtes. Gardez-vous de lâcher pied. Vous défendez la cause de Rokeby et de Matilde. Ces perfides assassins n’oseraient jamais se mesurer corps à corps avec un de nous.

Le jeune guerrier lui-même, impétueux et n’écoutant que sa bravoure, s’élance sur les soldats de Risingham. Malheur à celui sur qui tombe le tranchant de son glaive redouté ! Ils reculent tous devant lui comme des loups que poursuit la fondre lorsqu’un éclair, précurseur du feu du ciel, vient épouvanter ces hôtes sauvages des forêts. Bertram veut s’opposer à Redmond… Mais Harpool, qui voit le péril du page de son maître s’attache aux genoux du brigand, et l’arrête dans sa marche, quoiqu’il sache bien qu’il va lui en coûter la vie. Ce fut dans ce moment que les soldats de Wilfrid entrèrent dans le château. Les brigands, chargés avec un cri de victoire, sont saisis d’une terreur panique… Ils se débandent, meurent ou prennent la fuite. La voix de Bertram n’est plus écoutée e : est en vain que cette voix, formidable retentit au milieu du fracas de l’action ; c’est en vain qu’il menace et blasphème, en se débattant entre Les bras du vieillard expirant ; il ne peut rallier ses compagnons et les faire revenir à la charge.

XXXIV.

Lé château est bientôt enveloppé de ténèbres épaisses ; mais ce ne sont plus seulement les vapeurs moins obscures que répandent les bronzes de la guerre. Les combattans peuvent à peine se reconnaître ; ils dirigent leurs coups au hasard dans cette sombre nuit… que va dissiper une fatale lumière. Au milieu des cris et du fracas des armes,

CHANT CINQUIÈME. 15l

le bruit sourd qui précède un incendie vient augmenter les horreurs de la mêlée… Le château est la proie des flammes. On ignore si ce fut la main désespérée de Bertram qui se signala par ce dernier acte de sa rage. Matilde vit soudain des nuages de fumée s’échapper de toutes les issues. Cette tour, dont naguère l’architecture gothique se dessinait dans l’azur des cieux, s’élève maintenant enveloppée de noires vapeurs, semblable à ces spectres gigantesques voilés d’un crêpe funèbre. La flamme jaillit enfin en gerbes rougeâtres de chaque ouverture, et, répandant au loin des torrens de lumière, monte dans les airs comme un phare lugubre qui réveille les paisibles génies de la Greta. L’incendie parcourt les longs corridors et les voûtes du château, s’emparant de tout ce qui peut alimenter ses fureurs. Cette nouvelle alarme vient épouvanter les femmes de Matilde dans l’asile où elles s’étaient réfugiées pendant le combat ; elles courent çà et là dans la plaine, et remplissent l’air de leurs vaines clameurs.

XXXV.

Mais le carnage ne cessa dans le château que lorsque les soldats de Wilfrid reconnurent que les soliveaux du toit allaient être consumés… Attendent-ils donc que les décombres calcinés écrasent dans leur chute les vainqueurs et les morts ? Enfin le danger, plus imminent, les fait battre en retraite… Le pont-levis est abaissé, les guerriers s’échappent du château ; mais, à la lueur des flammes, le combat recommence sur la prairie. A mesure qu’un bandit arrive, il est égorgé ; aucun d’eux ne peut gagner le bois, où il aurait trouvé un asile : mais le ménestrel épouvanté, apercevant Matilde, s’élance vers elle, s’attache à sa robe, et doit la vie à ses cris et à sa prière généreuse, qui arrêta le bras déjà levé pour l’immoler. Denzil et lui furent gardés comme prisonniers tous les autres périrent,… excepté Bertram.

XXXVI.

Où est-il donc ce farouche Bertram ? la flamme dévo

152 ROKEBY.

rante attire les yeux de tous les soldats, lorsque, tel qu’un habitant de l’enfer qui s’échappe de l’élément destiné à son supplice pour souiller et empoisonner l’air pur des cieux, le corps gigantesque de Bertram apparaît au milieu de l’incendie. Il brandit fièrement son glaive, et se précipite contre les lances qu’on lui oppose pour l’arrêter. Son manteau, roulé sur son bras gauche, lui sert de bouclier, et amortit les coups qu’on lui porte. Il brise comme des roseaux trois lances dirigées contre lui. En vain cherche-t-on à l’entourer : il rejette loin de lui, d’un bras robuste, les plus hardis de ceux qui le harcèlent, comme on voit un taureau furieux faire voler avec ses cornes les dogues acharnés contre lui. Bertram échappe aux vainqueurs, et se fraie malgré eux une route dans la forêt.

XVXVII.

Le tumulte était apaisé lorsque Redmond transporta Wilfrid, qui, passant pour mort, avait été abandonné dans le fatal château par ses soldats mais Redmond, s’apercevant qu’il n’était plus à ses côtés, retourna sur ses pas pour le chercher. Il fut déposé sous un chêne.

On ouvrit l’agrafe de son manteau ; et Matilde plaça sa tête sur ses genoux jusqu’à ce qu’il revint à la vie, grâce aux soins de l’amitié. Il regarda la fille de Rokeby en poussant un pénible soupir. — J’aurais voulu, dit-il, mourir ainsi ! — Il n’ajouta rien de plus ; car déjà tous les cavaliers avaient rejoint leurs chevaux : ceux de Redmond et de Matilde leur furent amenés. Wilfrid, placé sur le sien qu’un de ses gens conduisait par la bride, fut soutenu par deux soldats… On s’éloigna de la vallée de Rokeby, en suivant les rives de la Tees ; mais souvent Matilde tourna les yeux derrière elle pour voir encore de loin la maison de ses pères, qui n’était plus qu’un monceau de ruines fumantes.

Sous la voûte des cieux erraient des nuages comme

CHANT SIXIÈME. 153

teints de sang, et les ondes de la Greta semblaient emprunter la même couleur aux lugubres clartés de l’incendie. Bientôt la tour, le donjon et le château lui-même s’écroulèrent successivement avec le fracas du tonnerre. Le feu resta étouffé un moment, puis, éclatant avec une force nouvelle au moment de s’éteindre, inonda tous les lieux d’alentour de ses dernières clartés, et s’affaissa pour jamais !

__________

11) CHANT SIXIÈME. 12) I.

Le soleil matinal aimait à dorer de ses premiers rayons le pavillon où reposait Matilde, et à réveiller la jeune châtelaine, qui abandonnait aussitôt sa couche pour adresser au ciel l’hommage pieux de ses prières. — Déjà l’aurore a vu trois fois les fleurs s’épanouir sur les gazons de Rokeby ; mais elle n’y voit plus Matilde ouvrir les yeux à la clarté du jour. Trois fois l’aurore a lui sur les ormeaux et les chênes de la vallée ; mais elle cherche en vain les vieilles tourelles sur lesquelles sa lumière allait d’abord se réfléchir. Le donjon et le château ne sont plus qu’une masse informe, qui, humide de la rosée de la nuit ne répond au sourire du matin que par les sombres vapeurs qu’exhalent les ruines. Le serf, en se rendant à son travail journalier, s’arrête pour contempler cet amas de décombres noircis, et cherche à reconnaître les traces de ces appartemens qui n’existent plus. Ce pan de muraille calciné faisait naguère partie du foyer hospitalier ; sous les restes de cette arcade, alors entière, l’indigent recevait chaque semaine un généreux secours ; et plus loin, là où ces colonnes chancelantes vont bientôt s’écrouler, était la gothique chapelle qui retentissait de l’hymne religieux.

Telle est la fragilité des choses de ce monde ; ni les

154 ROKEBY.

monumens qu’élève la piété, ni ceux que l’homme consacre à la bienfaisance, ne sont à l’abri des ravages du temps ; ils partagent le sort de celui qui les construit. La destruction s’en empare, et la tombe réclame les mortels. Mais le ciel bienveillant a réservé un avenir plus certain à la foi et à la charité : l’espérance chrétienne prend un essor sublime ; elle plane sur les ravages du temps et sur les ruines.

II.

Une troisième nuit va succéder à celle qui fut témoin de l’incendie du château. Le hibou commence ses concerts lugubres sur les rochers de Brignal ; et sous l’ombrage touffu des pins de Scargil, le butor gémit au milieu des joncs et du glaïeul. Pendant que le corbeau dort sur le sommet d’une roche aride, la loutre quitte son asile, et vient, à la faveur des rayons de la lune, épier le poisson du ruisseau, ou traverser l’étang ; la truite rusée reconnaît le tyran vorace à son museau arrondi et à ses oreilles dressées.

Perché sur son aire, le vautour ferme enfin ses yeux, fatigués d’avoir suivi tout le jour le vol rapide du ramier.

Le granit de la montagne, dans les flancs de laquelle les bandits avaient trouvé un refuge, projetait sur la surface de la Greta une ombre douteuse et changeante, comme on voit l’espérance et la crainte se succéder tour à tour sur le fleuve incertain de la vie.

III.

Un homme seul se glisse dans le taillis et le long des roches ; il s’avance d’un pas furtif, semblable au renard qui, s’approchant pendant la nuit d’une métairie solitaire, s’arrête souvent, et tremble chaque fois que la brise agite le feuillage.

Cet homme passe contre le rocher revêtu de lierre ; le hibou l’aperçoit et se tait. Le voilà sous les rameaux antiques du chêne ; le corbeau se réveille en sursaut, et fuit en croassant. Il suit la pente de la rivière, et sa

CHANT SIXIÈME. 155

main écarte les broussailles avec précaution ; mais la loutre entend le bruit de ses pas, plonge sous l’onde et disparaît. Il s’arrête enfin près du rocher des voleurs. Je crois le reconnaître à la clarté de la lune ; je lis sur ce front si pâle le ravage des passions, les traces du crime, et l’expression de la douleur et du remords : c’est Edmond qui promène autour de lui son timide regard ; c’est Edmond dont la main tremblante écarte les buissons qui cachent l’entrée de la caverne ; c’est Edmond qui descend dans cet antre obscur.

IV.

Il frappe contre un caillou avec l’acier d’une épée ; l’étincelle jaillit, et bientôt la lueur d’une lampe éclaire le souterrain. Il en parcourt tous les détours avec inquiétude. Il lui semble que, depuis qu’il a quitté cette sombre retraite, aucun mortel n’y a pénétré. Le butin de ses compagnons est encore à la même place. Il remarque contre les voûtes humides, ou dans les recoins de la caverne, les masques et les déguisemens, les armes brisées ou teintes de sang, et tous les objets qui servent aux brigands nocturnes pour exercer leur coupable métier. Les restes de la dernière orgie souillent encore la table ; ici est un flacon vide, là un siège renversé. Tout est encore comme au moment du départ, lorsque par de nombreuses libations Guy Denzil encouragea ses compagnons à le suivre : — Allons aux coffres-forts de Rokeby, s’écrièrent-ils avec un rire féroce ; et ils sortirent de leur noir repaire… pour n’y plus retourner. Tous ont trouvé la mort sous les voûtes du château ; une mort sanglante et une tombe de feu.

V.

Edmond revoit son propre costume qu’il a quitté pour un perfide déguisement ; il frissonne en se rappelant les accords de sa harpe et son rôle de ménestrel.

Maudit soit cet art fatal, dit-il, qui m’inspira mes premières, erreurs, et m’attira plus tard le lâche suffrage

156 ROKEBY.

d’une troupe de bandits avec lesquels j’outrageai les lois de la nature et de la Divinité ! Voilà trois jours écoulés depuis que j’ai vu pour la dernière fois cette odieuse caverne… Docile aux conseils du final, et cependant plus imprudent que criminel, je n’ai pas du moins trempé mes mains dans le sang… Malheureux ! j’entends encore retentir à mon oreille la gaieté bruyante de mes compagnons, et ces louanges qui me gonflaient d’une lâche vanité et m’endurcissaient le cœur, pendant que je m’exerçais devant eux dans mon rôle de traître… Pourquoi tout ce que je crois entendre encore n’est-il pas la chimérique vision du sommeil ou le délire de la fièvre ? Mais ma mémoire ne me retrace que trop fidèlement les horreurs du carnage et les cris de terreur de mes complices. D’un côté, les flammes sont leur seul asile ; et de l’autre, les guerriers vengeurs nous menacent de leurs glaives sanglans… Non, je ne puis oublier ma fuite désespérée,… le fer levé sur mois,.. et la main protectrice de cet ange qui daigna me sauver la vie… Ah ! si du moins ma reconnaissance pouvait acquitter la dette de ce bienfait… Peut-être ce que je viens chercher ici serait-il de quelque secours à… Il s’interrompt à ces mots, et s’avance d’un autre côté.

VI.

Il part du foyer de la caverne, et fait cinq pas du côte du nord comme pour mesurer le terrain ; saisissant ensuite une bêche, il se met à creuser jusqu’à ce qu’il trouve une petite cassette en fer, objet de ses recherches. Mais, au même instant qu’il allait en ouvrir le ressort, il sent sur son épaule l’empreinte d’une large main ; il tressaille, regarde avec effroi, et pousse un cri en reconnaissant Bertram. — Ne crains rien, lui dit celui-ci. Mais qui aurait pu entendre cette terrible voix et cesser de frémir ? — Ne crains rien, répète Bertram !…Tu trembles comme la timide perdrix qui se voit sous la serre du vautour ! — Bertram prend la cassette des mains d’Edmond, l’ouvre,

CHANT SIXIEME. 157

et en retire une chaîne et un reliquaire d’or. Il regarde ce bijou avec surprise ; la forme en est bizarre, et il ne peut deviner le sens d’une devise gravée en caractères étrangers. Bertram cherche à rassurer Edmond, et essaie même d’adoucir l’expression farouche de ses traits ; car le jeune voleur, toujours frissonnant, regarde de côté et d’autre, comme pour se préparer à fuir.

— Assieds-toi, lui dit Bertram ;… tu es en sûreté ; mais tu voudrais vainement t’échapper. C’est le hasard qui m’a conduit ici. J’ai parcouru les plaines et les collines sans trouver un asile… Mais. toi, astucieux Edmond, que viens-tu donc faire ? Que signifie ce bijou ? Ayant de quitter Rokeby en cendres, j’ai vu que Denzil et toi vous restiez prisonniers : Quelle heureuse fortune a donc brisé vos chaînes ? Je croyais que depuis long-temps le soleil et la pluie du ciel avaient passé sur vos têtes exposées sur les créneaux de la tour de Baliol. Allons, ne me cache rien… et remarque bien ceci… rien ne m’irrite comme la fausseté ou la peur.

VII.

Denzil et moi, dit Edmond, nous avons passé deux nuits dans les fers, étendus sur l’humide paille d’un cachot. Le troisième jour nous vîmes entrer le sombre Oswald Wycliffe qui fixa long-temps sur mon compagnon un regard pénétrant, et lui dit : — Ne t’appelles-tu pas Guy Denzil ? — C’est moi-même, seigneur. C’est toi qui servais à la cour le chevalier de Buckingham. Chassé par lui, tu occupas le poste de garde forestier dans les bois de Marwood, qui appartiennent au sire de Villiers… Je n’ai pas besoin de t’apprendre pourquoi tu perdis encore cette place… Tu vécus ensuite d’industrie, et enfin tu suivis Rokeby à la guerre. N’ai-je pas dit la vérité ? — Guy Denzil répondit affirmativement. Le châtelain s’arrêta un moment, et puis continua d’un ton radouci et confidentiel… Peut-être ne me voyait-il pas dans le coin du donjon où j’étais couché sur mon lit de paille. — Écoute

158 ROKEBY.

moi, Guy, ajouta-t-il ; tu sais que les grands ont souvent besoin de ceux qu’ils haïssent. Voilà pourquoi nous les voyons sans scrupule admettre dans leurs bonnes grâces les gens utiles comme toi. Si je promettais de te conserver la vie, quel gage me laisserais-tu de ta bonne foi ?

VIII.

Le démon de la ruse qui n’a jamais abandonné Denzil lui inspira aussitôt ce mensonge, qu’il répondit sans hésiter : — Mon fils que voilà restera en otage ! — Le baron sourit, et se tourna de mon côté. — Tu es donc son fils ? me demanda-t-il. — Je baissai la tête pour affirmer que Denzil avait dit vrai… Nous fûmes débarrassés de nos fers et amenés dans un appartement secret, pour recevoir la confidence d’Oswald, et apprendre ce qu’il exigeait de nous. Il nous dit que Wilfrid, son fils et son héritier, avait touché le cœur de la belle Matilde, et que leur hymen serait célébré depuis long temps, sans le fanatisme de Rokeby, qui, aveuglé par l’esprit de parti,voulait forcer sa fille à donner sa main à un malheureux orphelin irlandais, dont la famille et la naissance étaient inconnues, et qu’un bandit avait déposé jadis à la porte de son château. Une douce violence, ajouta-t-il, amènerait Rokeby à des sentimens plus raisonnables. Mais j’aurais besoin qu’un prétexte me permît d’employer cette violence, dont je ne voudrais user que dans une intention louable car les chefs parlementaires m’ont recommandé d’avoir tous les égards pour mon prisonnier.

IX.

— Oswald nous dicta ensuite une fable que nous devions attester pour accuser Rokeby d’avoir manqué à sa parole, et de s’être ligué avec les habitans des rives de la Tyne et du Wear, avec le projet de surprendre la forteresse de Baliol. Nous devions même nous avouer ses complices. Telle était notre accusation. Charmé de se venger de Rokeby et de O’Neale, Guy Denzil déclara qu’ils étaient coupables, aux risques d’être, la cause de leur supplice.

CHANT SIXIÈME. 159

Pour moi, je n’étouffai mes scrupules qu’après que Wycliffe eut juré plusieurs fois qu’il épargnerait la vie de ses prisonniers… Alors… Hélas ! que vous dirai-je ? Je savais que la mort serait le prix de mon refus. Honteux de vivre et ayant peur de mourir, je me souillai par une lâche calomnie. Pauvre Edmond ! dit Bertram, tu hésites sans cesse, et tu es aussi incapable du bien que du mal. Mais qu’est-il arrivé encore ? — Aussitôt que notre fatale dénonciation fut écrite et signée, Oswald feignit si bien la colère, que jamais acteur tragique ne pourra l’égaler. Il fit battre le tambour et mettre la garnison sous les armes ; il courut de poste en poste et de la tour au donjon, comme si tout était perdu. Le vieillard et toute sa suite furent chargés de chaînes et renfermés dans le cachet. Chaque cavalier suspect est sommé de comparaître demain à midi dans l’église d’Eglistone…

X.

D’Eglistone ? dit Bertram. Je viens de passer près de ce lieu, à la nuit tombante. J’ai remarqué des torches et des fanaux allumés tout autour, j’ai entendu la scie et le marteau : il m’a semblé qu’on élevait un échafaud tendu de drap noir, et qu’on préparait le billot, la hache et tout l’appareil du dernier supplice. Je devine qu’Oswald a dessein de tirer une fatale vengeance de Rokeby, si Matilde refuse son fils… Il vous a trompés, ce n’est. pas Wilfrid qu’elle aime ; il sait bien, le traître, qu’elle lui préfère Redmond,.. Je pénètre la ruse infernale d’Oswald, mais je puis encore me montrer à lui, et déjouer son lâche complot… Hâte-toi de me dire comment tu as recouvré ta liberté. — Voici un nouveau mystère, plus — impénétrable, reprit Edmond… Pendant que Wycliffe feignait cette grande fureur, un page lui remet une lettre, en lui disant qu’un cavalier enveloppé dans son manteau venait de la déposer à la porte de la forteresse. Nous le vîmes briser le cachet… Il lit… son visage change soudain de couleur, et exprime un sentiment étrange. Il oublie la

160 ROKEBY.

prétendue colère qui l’agitait tout à l’heure, et, dans sa terreur et sa confusion, sa main tremble comme la branche mobile du saule. Denzil lui semble un conseiller utile dans l’embarras où il se trouve, et il affecte de sourire en lui faisant part de ce qui cause sa peine.

XI.

— Nous sommes dans un siècle de prodiges, dit-il, et les morts ressuscitent pour nous étonner ! Mortham… que tout le monde croyait avoir été victime de ses propres trahisons, Mortham tué par un bandit qu’il avait amené des climats lointains, exprès pour m’assassiner, Mortham est encore en vie. Son lâche meurtrier n’a atteint que son cheval ; sans blesser le cavalier…

Bertram tressaille, et marche à grands pas dans la caverne, en proférant une horrible malédiction. Perfide, dit-il, ta tête ou ton cœur seront un but plus facile à atteindre.

Il se rassied à ces mots, et fait signe au pâle Edmond de poursuivre son récit.

Denzil, ajouta Wycliffe, remarque avec quelles expressions de délire Mortham m’écrit :

« Toi qui tiens dans tes mains la destinée de Mortham,

» apprends que ta victime vit encore pour toi ! Hélas !
» Mortham eut jadis tout ce qui attache à la vie un fils
» chéri, une épouse plus chère encore… La. fortune, la
» gloire et l’amitié le rendaient le plus heureux des hom-
» mes. Tu ne dis qu’une parole, et tout fut perdu pour
» lui !… Eh bien, voici comment il reconnaît ta cruauté…
» Il te cède ses titres et ses biens, à une seule condition…
» rends-lui son fils. S’exilant de sa terre natale, Mortham
»,jure de ne plus y reparaître pour réclamer ses biens,
» ses titres et son nom. Refuse de le satisfaire, et tu verras
» Mortham sortir soudain du tombeau… »

XII.

— En lisant cette lettre, le châtelain laissait percer sa crainte dans l’accent de sa voix. — Il passa sa main su r son

CHANT SIXIÈME. 161

front, et prit un ton calme et dédaigneux. — Qu’ai-je de commun, dit-il, avec son épouse et son fils ? Il amena jadis dans son château une femme dont la famille et le nom étaient un mystère. Cette femme fut tuée par Mortham lui-même, dans un accès de jalousie ; la nourrice et l’enfant s’enfuirent effrayés ! Le ciel m’est témoin que si je savais où trouver ce fils, héritier de mon parent, je m’empresserais de l’envoyer dans les bras de son père ; et je céderais volontiers le château et les domaines de Mortham à son héritier légitime. — Vous savez que la crainte, ne peut tout-à-fait réprimer le ton railleur qui est si naturel à Denzil. — S’il en est ainsi, dit-il à Wycliffe, votre vassal s’estime heureux de vous donner cette satisfaction. Vos cachots sont en ce moment la demeure du juste et légitime héritier de votre cousin. Votre générosité n’a plus rien à désirer. Redmond O’Neale est le fils de Mortham.

XIII.

— Le farouche baron jette à Denzil un regard terrible, et fait un geste de fureur. — L’enfer est-il déchaîné contre moi ? s’écrie-t-il. Délires-tu, misérable, ou oses-tu m’en impose ? Tu ignores peut-être que tu trouveras dans le château de Barnard des tortures capables d’effrayer les plus hardis ?

Denzil, qui espérait que son secret pourrait au contraire lui sauver la vie, reprit avec fermeté : — Je ne dis que ce qui est vrai ; vos tortures ne feraient que m’arracher les preuves que j’offre de donner — volontairement… Une nuit que l’hiver avait couvert le vallon de Stanmore d’un voile de neige, cette même nuit que Redmond O’Neale vit le château de Rokeby pour la première fois, le hasard fit tomber entre mes mains une chaîne et un reliquaire d’or massif… Ne cherchez point à savoir comment je m’emparai de ces objets ; ils ne me furent ni prêtés, ni donnés, ni vendus. Des tablettes d’or étaient suspendues à la chaîne, avec des caractères irlandais. Je cachai ce butin, car je fus forcé de quitter le pays en toute hâte,

2. 11

162 ROKEBY.

et je ne crus pas qu’il fût prudent de porter sur moi des bijoux de ce prix. Je fis peu d’attention aux tablettes depuis, je les ai revues et expliquées, lorsque quelques années de séjour dans file d’Erin m’ont mis à même de comprendre la langue barbare des Irlandais. Mais le sens de ce qu’elles contenaient était obscur ; on avait à dessein employé des phrases ambiguës, comme pour tromper la curiosité des indiscrets entre les mains de qui elles pourraient tomber. Je ne connaissais donc que les mots, et non le sens de ce que j’en avais lu, lorsque le hasard m’a fait deviner cette espèce d’énigme.

XIV.

— Il y a quelques jours que, caché dans le bois de Thorsgill, j’entendis la fille de Rokeby raconter l’histoire de son oncle ; et, grâces à elle, je puis interpréter enfin ce qui m’avait d’abord paru un impénétrable mystère. J’ai découvert que la belle Édith était la fille chérie du vieux O’Neale de Clandeboy. Elle avait fui son père et sa patrie pour épouser secrètement le seigneur de Mortham. Quand sa première colère fut passée, O’Neale envoya son fils sur les rives de la Greta, lui recommandant de ne se faire voir qu’à Édith, jusqu’à ce qu’il. eût reçu de nouveaux ordres. Le fatal évènement qui termina leur rendez-vous est connu de lord Wycliffe, et personne ne le connaît mieux que lui.

XV.

— Ce fut O’Neale qui, dans son désespoir, fit enlever l’héritier de Mortham. Il l’élevait selon les mœurs sauvages d’Erin, et le faisait passer pour le fils de Connal, qu’un meurtrier avait tué,

— La nourrice mourut bientôt. Le clan crut la fable inventée par son Chef. Le plan de celui-ci était de ne jamais souffrir que son petit-fils traversât la mer d’Erin ; il voulait que Redmond vécût comme ses ancêtres, dans les forêts et les landes arides de Clandeboy. Mais bientôt la discorde Vint troubler l’Irlande ; des chefs plus

CHANT SIXIÈME. 163

puissans firent valoir d’anciennes prétentions, et dépouillèrent le vieillard du château de ses pères et de tous ses domaines. Incapable, au milieu de ces désordres, de défendre la vie et les droits du jeune Redmond, il se décida, quoique à regret, à renvoyer l’enfant de sa fille dans le lieu de sa naissance. Il chargea son guide de porter de riches présens à Rokeby et à Mortham, ainsi que des lettres pour recommander le malheureux orphelin à leur bienveillante amitié. Mais ce guide fidèle ignorait la naissance de Redmond, et croyait que le dépôt qu’il allait remettre aux anciens hôtes de son maître leur était confié à l’un comme à l’autre… Je me dispenserai de dire comment il fut attaqué et blessé dans le bois de Thorsgill.

XVI.

— Ce récit me semble merveilleux, dit Wycliffe ; mais serait-il exact… que dois-je faire ? Dieu sait, qu’il m’en coûterait peu de restituer à Mortham et à son héritier les domaines de mon parent ; mais Mortham est atteint de folie… O’Neale, ennemi de la bonne cause, a tiré l’épée pour les tyrans, et suit la religion fanatique de Rome. Ecoute-moi donc. — Ils parlèrent long-temps tout bas, jusqu’à ce que Denzil, élevant la voix, dit à Wycliffe : — Non, non, jamais je ne découvrirai à qui que ce soit les preuves de ce que j’avance, et n’espérez pas les détruire en me faisant servir de pâture aux oiseaux de proie ; car j’ai des compagnons qui savent où j’ai coutume de déposer les bijoux comme ceux que vous voulez qu’on vous remette. Rendez-moi la liberté, et donnez-moi un garant pour ma vie ; les tablettes de O’Neale vous seront fidèlement apportées… Quant à Mortham, il ne nous sera pas difficile de composer quelque histoire pour lui faire traverser les mers. Alors vous jouirez en sûreté de son héritage, sans que ce vieillard en délire ou son fils vendu à Rome puissent le réclamer.

— J’applaudis à la ruse, dit Wycliffe, et je consens à

164 ROKEBY.

tout ; mais tu resteras toi-même en otage pendant que ton fils sera mon messager. Il portera une lettre à Mortham, et ira nous chercher ces tablettes que je veux posséder. Une fois cette commission fidèlement remplie, je te rends la liberté, et je ne plaindrai pas une riche récompense. Mais, si je suis trahi, tu ne sortiras de la prison que pour marcher à la potence.

XVII.

Quel subterfuge restait-il à Guy Denzil, retenu lui-même dans le filet qu’il avait tissu ? Il laissa échapper un soupir à demi étouffé, me prit à part, et me révéla que c’était ici que je trouverais ce qui doit être le prix de notre délivrance. Au nom de toutes les lois les plus saintes, qu’il avait si souvent violées avec un dédain moqueur, il me conjura de hâter mon retour et de tenir ma promesse. Je partis ; il me dit adieu avec autant de tristesse que si déjà le fatal cordon allait terminer ses jours, et comme si j’eusse été le ministre consolateur qui l’avait assisté au dernier moment. Voilà cette lettre que Wycliffe m’a remise. Je dois chercher Mortham sur les rives de la Greta la cabane de son garde forestier, près de la vallée de Thorsgill, lui a servi d’asile jusqu’à ce moment. C’est de là sans doute qu’en errant sur le coteau, il découvrit l’embûche tendue par nous à la belle Matilde. Wycliffe m’a fait partir à la nuit tombante, et j’arrive seulement, dans la caverne. Donne-moi la lettre d’Oswald, — dit Bertram ; et, après l’avoir lue, il la déchira en mille pièces. — Ce papier, s’écria-t-il, ne contient que de lâches impostures pour tromper le cœur généreux de son noble cousin et l’amuser par des délais, jusqu’à ce qu’il ait pu lui faire perdre la vie… Maintenant, jeune Edmond, déclare-moi la vérité tout entière… Si je remarque en toi l’astuce de Denzil, je t’arracherai le cœur avec ton secret.

XVIII.

— Vos menaces sont inutiles, dit Edmond, je renonce à Denzil et à ses fatales leçons. Avant de vous voir, j’avais

CHANT SIXIÈME. 165

déjà résolu de déclarer à Mortham que le jeune O’Neale était son fils ; je voulais l’avertir du danger qu’il court, et lui remettre ces bijoux. Oui, j’ai juré de réparer autant que possible tout le mal dont je me suis rendu coupable, et je tiendrai mon serment si je sors vivant de cette caverne. — Et Denzil ? — Que les tortures déchirent ses membres en lambeaux ! Quelle compassion peut exiger Denzil de celui dont il a égaré la jeunesse imprudente, et qu’il entraîna dans les sentiers du crime ? Ce fut lui qui m’apprit que la fidélité et les sermens n’étaient que de vains mots. Que mon maître recueille aujourd’hui le fruit de ses leçons !

— Je l’avoue, dit Bertram, Denzil n’aura que ce qu’il mérite, et je ne puis blâmer tes justes ressentimens. Crois-moi, Edmond, tu n’es point fait pour la vie que tu mènes ; tu ne peux te débarrasser de la pitié, de la crainte et du, remords. Celui qui veut braver la tempête avec nous doit jeter en mer de pareils sentimens, ou rester en arrière avec les navires trop chargés, pendant que nos barques légères atteignent rapidement le rivage.

Bertram cessa de parler, et, s’étendant sur la pierre, il sembla chercher un moment de repos. Agité par ses secrètes pensées, il appuya son front sur une de ses larges mains, et pressa l’autre sur son cœur. Il fronça son épais sourcil ; ses yeux semblèrent perdre leur feu, et ses lèvres dédaigneuses cessèrent de se contracter avec orgueil ; un nuage de tristesse se répandit sur le calme farouche de ses traits. Un sombre pressentiment vint peser sur cette âme altière ; et, quand il reprit la parole, il n’avait plus son langage si fier, si brusque et si laconique. Sa voix était lente et mesurée comme le murmure lointain des vagues pendant que les vents sommeillent. Un sentiment de douleur se mêla aux craintes d’Edmond, lorsqu’il remarqua ce changement dans le vieux soldat.

666 ROKEBY.

XX.

— Edmond, dit-il, je devine enfin a dans ton triste récit, quel était le malheur qui affligeait le cœur de mon ancien chef. D’autres, en t’écoutant, auraient versé des larmes ; mais moi… mes yeux n’en ont jamais su répandre. Mortham ne verra plus l’ami perfide qui s’est vendu à la lâcheté de Wycliffe. Ah ! si je l’ai trahi, ce fut moins par la soif de l’or que pour venger un dédain, supposé. Tu lui diras que Bertram maudit son erreur,… paroles que Bertram prononce aujourd’hui pour la première fois. Dis-lui aussi qu’il conjure le seigneur de Mortham de ne penser qu’aux jours de sa fidélité ; rappelle-lui les rochers déserts de Quariana, les sables arides et la rosée empoisonnée de Darien, et ce trait lancé par l’arc de Tlatzeca… Peut-être Mortham pourra encore honorer de quelques regrets le cercueil de son vieux compagnon. Mon âme vient d’être accablée d’un poids secret ; c’est un présage de ma mort prochaine… Un prêtre m’eût dit, Reviens à la vertu, et repens-toi, que je serais resté sourd comme ce dur rocher, insensible comme cette pierre immobile. J’envisage ma fin sans trembler : mon cœur peut se briser, mais plier… jamais.

XXI.

— Les habitans de nos vallées virent avec une prophétique terreur l’aurore de ma vie ; elle brilla dans le lieu qui me vit naître comme l’éclat du feu qui avertit les maraudeurs du danger qui les menace. Edmond, je comptais à peine ton âge, que je défiai tous les dans de la Tyne d’oser croiser le fer avec moi, et mon gant resta déposé sur l’autel de Hexham mais la vallée de Tynedale ne put trouver un champion assez hardi pour le relever.

Que l’Inde dise encore les exploits de mon âge mûr. J’embrasai, les airs comme le soleil brûlant de ces contrées ; comme lui, je fis fuir dans les cavernes et les forêts, devant mon regard, ses habitans effrayés. Les vierges de Panama pâliront encore quand elles entendront parler de

CHANT SIXIEME. 167

Risingham, et les femmes basanées du Chili feront long-temps peur à leurs enfans de ce nom redouté. Mais enfin je touche au terme de ma carrière. Je veux finir comme le soleil des tropiques : ses rayons ne s’éteignent jamais par de pâles gradations ; la rosée du crépuscule n’adoucit point ses derniers feux : mais, semblable au bouclier sanglant du guerrier, son disque se plonge dans sa couche brûlante, colore les vagues d’une lumière de pourpre, et disparaît tout-à-coup… De la nuit règne dans l’horizon.

XXII.

— Mais toi, Edmond, pense à ton message. Pars, va chercher Mortham ; dis-lui. de courir à Richemont, où sa troupe est cantonnée ; qu’il la conduise au secours de Redmond ; qu’il sache que, jusqu’à Ce qu’il soit arrivé à Eglistone, un ami veillera, sur son fils. Adieu donc. La nuit s’écoule, et je veux me reposer ici seul. .

Malgré sa crainte mal dissimulée, une larme vint mouiller la paupière d’Edmond, tribut d’admiration que lui arrachait un courage qui ne cédait point dans l’extrême danger, mais qui, sublime même dans une âme coupable, luttait encore contre l’inévitable destinée. Bertram remarqua cette larme qui attendrit presque son cœur de fer. — Je ne croyais pas, dit-il, qu’il fût un seul homme qui daignât pleurer sur Bertram. — Il détacha l’agrafe d’or de son baudrier : — Voilà, continua-t-il, tout ce qui me reste des dépouilles qui furent jadis le prix de mes travaux. Reçois ce faible gage d’amitié, cher Edmond ; conserve-le en souvenir de Bertram. Mais, je te le répète, va trouver Mortham sans plus tarder.. Adieu, pour la dernière fois.

XXIII.

Déjà l’aurore a dissipé les ombres de la nuit, et le soleil s’approche du milieu de sa course. Oswald, qui, dès la pointe du jour, a maudit la lenteur de son messager, questionne enfin, dans son impatience, les soldats du château, et leur demande si le fils de Denzil n’est pas

168 ROKEBY

de retour. Le hasard fit qu’un de ses vassaux, qui connaissait Edmond, répondit à Wycliffe : Ce n’est point le fils de Denzil, mais un berger du hameau de Winston renommé dans tout le pays par ses ballades et ses escroqueries. — Quoi ! ce n’est pas le fils de Denzil ! ce n’est qu’un berger de Winston ! s’écria le châtelain. Et puis il ajouta tout bas : — Le conte de Denzil n’est sans doute qu’une imposture ; ou peut-être même aura-t-il envoyé cet Edmond à Mortham, pour lui tout révéler… Insensé que je suis !… Mais il est trop tard… mon étoile m’abandonne. Ah ! du moins, vrais ou faux, les aveux de Denzil ne se fondent que sur son témoignage… Qu’il meure… ! Il appelle le grand prevôt : — Que Denzil soit mis à la potence à l’heure même ; qu’il ne lui soit pas permis de prononcer un seul mot… Qu’on se hâte, que la corde soit sûre, et que sa tête sanglante, placée sur les créneaux, serve d’exemple aux maraudeurs. Que ma garde sorte de la forteresse, et marche à Eglistone. Et vous, Basil, dites à Wilfrid d’aller m’attendre sur le pont-levis.

XXIV.

— Hélas ! répondit le vieux serviteur en balançant sa tête blanchie ; hélas ! milord, mon jeune maître aura de la peine à vous suivre aujourd’hui. En vain lui prodigue-t-on tous les secours : un mal inconnu, une invisible douleur rendent inutiles tous les soins de l’art et du zèle.

— Je ne cède point à ces faibles raisons, reprit Wycliffe ; ces cœurs romanesques se désolent pour des infortunes imaginaires. J’aurai bientôt trouvé le remède de Wilfrid ; qu’il se prépare à me suivre à Eglistone… Je crois déjà entendre le tambour qui m’annonce que l’heure de Denzil est arrivée.

Il se tut avec un sourire amer, et reprit en lui-même la suite de ses funestes pensées :

— Voici le jour critique qui doit décider de ma fortune ! Les prières ne peuvent rien sur Matilde la crainte seule peut dompter son orgueil, et la faire consentir à devenir

CHANT SIXIÈM E. 169

l’épouse de Wilfrid. Lorsqu’elle verra l’échafaud et le sombre appareil qui l’accompagne, le billot fatal, la hache et le bourreau ; lorsqu’elle saura que son refus donne la mort à Redmond et à son père… alors sans doute Matilde cédera… La famille de Rokeby, étroitement unie à la mienne, me met au-dessus des coups du sort. Si Mortham se présente, il se présentera trop tard ; fort de mon alliance nouvelle, je puis le braver ouvertement… Mais si Matilde s’obstine dans ses refus… laisserai-je tomber la hache homicide ?… Hélas ! Mortham vit encore… Cet Edmond peut lui révéler le secret dont il est maître… Et Mortham est aimé de Fairfax… Ah ! si je pouvais faire disparaître à jamais ce révélateur importun. Mais espérons encore que la pitié pour son père fera consentir Matilde… Allons en toute hâte à Eglistone ; qu’on sonne le boute-selle.

XXV.

Les cavaliers se réunissent en escadrons… Le voilà en marche… Les coursiers hennissent et font retentir le sol sous leurs pas. Les armures d’acier résonnent, le fer des lances brille, et les trompettes font entendre leurs chants guerriers,

Dans ce même moment, le signal de la mort frappe les oreilles de Denzil ; ne pouvant deviner ce qu’il voit, il tourne en vain de toutes parts ses yeux troublés. Les cavaliers descendent sur les rives de la Tees ; ils traversent le pont. Un rideau de feuillage cache l’avant-garde ; mais, avant que le dernier rang eût défilé, Guy Denzil cesse pour jamais de voir et d’entendre… La cloche du beffroi annonce à Oswald son dernier soupir.

XXVI.

O que n’ai-je ce pinceau qui animait par de si riches couleurs les tableaux de la chevalerie, ce pinceau magique qui retraça jadis la fête du feuillage et des roses dans les bosquets de Woodstock, et ce tournoi brillant où Émilie fut proclamée la plus belle ! Je peindrais la foule tumul

170 ROKEBY.

tueuse qui accourut à l’abbaye d’Eglistone, et qui remplissait la vaste enceinte de l’église, avec un murmure confus tel que la voix de l’Océan. Je décrirais les différens visages des spectateurs, les uns triomphans, les autres abattus ; ici l’indifférence avec ses regards sans expression ; là l’inquiétude et le tendre intérêt de l’amitié. Je ferais voir ces chevaliers vaincus et désarmés, qui osent à peine se livrer à leur tristesse ; leurs ennemis orgueilleux, dont l’arrogance et le méprisant sourire insultent au malheur ; et le peuple jaloux, qui applaudit à chaque changement de fortune et considère avec joie l’humiliation du mérite et des rangs élevés.

Mais c’est former trop tard un semblable désir. Il ne reste plus qu’à terminer un récit qui touche à sa fin, entraînant avec moi le lecteur et ma muse lassée. Je ressemble au voyageur qui, approchant de sa demeure, voit les ombres du soir descendre dans la plaine, et n’ose plus retarder ses pas ni choisir le sentier le plus agréable parce qu’il est aussi le plus long : il ne peut même plus suspendre sa marche aux lieux où un ombrage champêtre l’invite à respirer le zéphyr qui rafraîchit son front, et à cueillir une fleur sur sa tige.

XXVII.

L’antique abbaye d’Eglistone était dépouillée, profanée et abandonnée aux ruines : le soleil ne venait plus à travers les vitraux peints de toutes couleurs verser la douce lainière de ses rayons sur les riches ornemens de la sculpture gothique, ni dorer l’autel, le pilier et la niche du saint martyr.

La guerre civile s’était fait un jeu du sacrilège dans ces temps d’anarchie. De sombres fanatiques avaient détruit tous les ornemens du culte romain, et les vassaux, ennemis de leurs seigneurs, avaient démoli les tombeaux des Bowes, des Rokeby et des Fitz-Hugues. Aujourd’hui tous les yeux surpris contemplent dans cette enceinte sacrée, un échafaud tendu de noir. Au même lieu où naguère le

CHANT SIXIÈME. 171

ministre du ciel distribuait à son troupeau le signe mystique de la grâce divine, s’élève aujourd’hui l’appareil du supplice, et le bourreau est armé de sa hache étincelante. Là où l’on avait entendu répéter les mots de foi et d’espérance, une sentence de mort va être prononcée. Trois fois le clairon résonne, trois fois l’écho de la nef redit l’arrêt que lit le héraut d’armes :

« Le chevalier de Rokeby et Redmond O’Neale ont violé

» les lois de la guerre ; ils sont condamnés à perdre la tête
» pour avoir trahi la cause des communes. »

Les trompettes résonnent de nouveau, et bientôt règne un morne silence ; la prière silencieuse s’élève au trône de l’Éternel, lorsque enfin des sanglots à demi étouffés ex-priment la douleur de la foule ; il s’y mêle des murmures de surprise et de regret ; on entend même quelques menaces contre le barbare Wycliffe.

XXVIII.

Mais Oswald, entouré de sa garde, et puissant dans le crime, fait un geste d’autorité, et ordonne aux séditieux de se taire, sous peine de perdre la tête. Son regard cherche ensuite le chevalier de Rokeby, qui contemplait ce spectacle effrayant avec le calme et l’assurance d’un hôte qui vient s’asseoir à la table d’un baron de ses parens. On eût cru, en le voyant si paisible, que ces clairons qui donnaient le signal de son trépas l’invitaient à entrer dans un château hospitalier. Inébranlable dans sa fidélité, il était prêt à la sceller de son sang. Oswald, les yeux baissés et n’osant rencontrer ceux de Rokeby, s’approcha du vieillard en hésitant, et lui dit d’une voix tremblante :

— Tu sais à quoi tient ta vie ou ta mort.

Le chevalier sourit avec fierté.

— Je n’ai, répondit-il, d’autre fille que Matilde ; mais elle sera privée de la bénédiction de son père, si elle consent à devenir l’épouse du fils d’un traître.

Redmond prit alors la parole : — Si la vie d’un seul

172 ROKEBY.

ennemi peut assouvir ta fureur, fais tomber toute ta fureur sur ma tête ! Epargne le sang de Rokeby ; que le mien seul soit répandu. —

Wycliffe eût bien voulu satisfaire ce généreux désir mais sa crainte prévalut, et il ne répondit rien.

XXIX.

Il espère que Matilde sera plus facile à émouvoir, et il cherche à l’effrayer à son tour.

— Une alliance entre vous et mon fils, lui dit-il tout bas, change le sort de Rokeby, et le réconcilie avec le,parti vainqueur. Consentez à -nommer Wilfrid vôtre ; Époux, et tout cet appareil de terreur disparaîtra comme le rêve d’un matin. Persistez dans votre refus, je n’écoute puis que mon devoir, je dis une seule parole…, et vous savez le reste.

Matilde, immobile d’effroi en entendant cette cruelle sentence, est aussi pâle que la jeune fille qui, venant de succomber victime d’un amour sans espoir, est enveloppée dans son suaire. Elle joint ses mains avec une expression de douleur, et jette autour d’elle des regards égarés, qui tantôt s’arrêtent sur l’échafaud, et tantôt sur le front inflexible de Wycliffe. Elle se voile enfin le visage, et dit d’une vois éteinte

Mon choix est fait ; qu’on épargne mon père et Redmond !… Que Wilfrid décide lui-même de mon sort… Il fut naguère généreux.

A ces mots le sombre Wycliffe laisse éclater sa joie, et appelle Wilfrid d’une voix triomphante : — Wilfrid, qui a donc pu te retenir si long-temps ? Pourquoi t’appuyer ainsi sur le bras de Basil ? Tu restes immobile, comme si un magicien t’avait touché de sa baguette !… Fléchis donc le genou, et prends cette main qui consent à s’unir à la tienne… Remercie Matilde avec transport… Amant timide ! est-ce par des larmes et cet air mourant que tu devrais exprimer ta joie !

Arrêtez, ô mon père., répond Wilfrid ; écoutez votre

CHANT SIXIÈME. 173

fils. Vous avez refusé de prêter l’oreille à mes prières… Aujourd’hui l’heure terrible a sonné où la vérité doit se faire entendre hautement.

XXX.

Il prit la main de Matilde.. — Amie trop chère, dit-il, avez-vous bien pu m’accuser ainsi ? Avez-vous pu estimer assez peu le malheureux Wilfrid, pour le croire complice de cette noire trame ? Hélas ! j’aurais voulu, mais en vain, vous épargner ce surcroît de douleur ; mais je prends ici Dieu et les hommes à témoin que,jamais espérance ne fut aussi étroitement liée à la vie d’un mortel que celle dont je m’étais nourri, que l’espérance à appeler un jour Matilde du nom d’épouse… J’y renonce enfin pour jamais…, et ce pénible effort me brise le cœur.

Wilfrid était si épuisé par ses blessures, ses veilles, et ses chagrins, que la nature ne put résister à cette dernière douleur. Il tomba à genoux ;… ses lèvres pressèrent la main de Matilde ;… et il sentit en ce moment la cruelle atteinte de la mort… Sa tête s’affaisse de plus en plus… On le relève… Il avait cessé de vivre ! Concevant trop tard une alarme réelle, son père et ses soldats lui prodiguent tous les secours… Tous les secours furent vains. Son âme, trop faible pour supporter ses infortunes, avait fui de ce monde, asile des soucis, pour chercher dans un monde meilleur la couronne réservée par le ciel à celui qui a conservé ici-bas sa vertu.

XXXI.

Son malheureux père vit tous ses projets perdus avec Wilfrid. Son fils était le seul objet pour qui son ambition dévorait l’avenir… Et Wilfrid n’était plus ! — Je n’ai donc plus de fils, dit-il, grâce à cette femme cruelle !… Tout se tourne en même temps contre moi ! Voilà Wilfrid étendu sans vie à mes pieds… Et c’est l’odieux Mortham qui sera l’héritier de mon fils ! Mortham va venir former les nœuds d’un hymen fortuné entre Redmond et la fille de Rokeby ! Triompheront-ils de tout ce que ma ven-

174 ROKEBY.

geance avait préparé pour les perdre ? Non !… Ce que la prudence me défendait d’oser ne peut arrêter la rage et le désespoir… Matilde feint de pleurer sur celui qu’elle a immolé ; je veux lui faire verser des larmes véritables. Je ne serai pas le seul à gémir des coups du sort… Qu’on fasse monter les traîtres sur l’échafaud ! s’écrie-t-il avec fureur. Mais le prevôt d’armes doute encore s’il a bien compris l’intention d’Oswald, et il hésite à obéir. — Malheureux ! lui crie le châtelain, qu’ils reçoivent la mort ; eux ou moi nous paraîtrons aujourd’hui devant le tribunal de Dieu.

XXXII.

Mais un bruit soudain annonce le galop précipité d’un coursier. On distingue bientôt qu’il n’est pas loin. Les satellites de Wycliffe s’arrêtent pour l’écouter. Le voilà dans la cour de l’église gothique. Le sol récemment soulevé et les pierres sépulcrales retentissent diversement du bruit de ses pas, qui troublent le silence des tombeaux.

Tous les yeux sont tournés vers le portique du temple. Un cavalier armé s’avance en toute hâte dans cette enceinte religieuse. Il est couvert d’un manteau noir ; son panache et son coursier sont de la même couleur ; les échos des voûtes se renvoient des sons inaccoutumés. Le cavalier ne jette qu’un regard autour de lui, et tire son pistolet de l’arçon de la selle. On lisait sur son visage une sombre assurance. Il presse de l’éperon les flancs de son cheval, et la foule s’écarte et recule, car chacun reconnaît Bertram de Risingham ! Le cheval bondit, et s’élance ; l’étincelle jaillit sous ses pas : il est au milieu de la nef…, dans le chœur…, et presque au même instant à côté de Wycliffe. Bertram lève son pistolet, et en lâche la détente… La flamme brille ; le plomb siffle, et traverse la tête du baron, qui expire sans pousser un soupir, et va rendre compte de ses crimes. Cette mort fut si prompte, qu’elle sembla l’effet d’un éclair ou d’un songe.

CHANT SIXIÈME. 175

XXXIII.

Pendant qu’un nuage de fumée l’entoure, Bertram tourne bride ; mais le coursier glisse, tombe, et entraîne son cavalier dans sa chute. La sangle de la selle se rompt, et trahit le farouche flibustier., qui essaie vainement de relever son coursier abattu. Cependant, revenus de la surprise qui les avait d’abord comme enchaînés, les soldats de Wycliffe fondent sur Bertram. Vingt fers de lances traversent son corps, et le fixent à la terre. Il ne cesse de lutter contre tant d’ennemis. Deux fois il se retrouve sur ses genoux ? mais, malgré sa vigueur et ses efforts presque surnaturels, il succombe enfin frappé de cent blessures mortelles, sans se plaindre, tel qu’un renard qu’une meute déchire. Son dernier soupir ressemble plutôt à un rire farouche qu’à un gémissement. On l’entoure encore comme un lion abattu que les chasseurs percent une seconde fois de leurs armes, comme si ce roi des forêts allait encore les attaquer. Quelques uns voulurent aussi l’accabler d’outrages et séparer sa tête de son corps ; mais Basil s’opposa à cette dernière vengeance, et couvrit le cadavre d’un manteau. — Quelque odieux qu’ait été Bertram pendant sa vie, dit-il, jamais mortel ne fut plus brave. Qu’un manteau de soldat lui serve de suaire.

XXXIV.

On ne voit plus le spectacle de la mort ; on n’entend plus sonner les clairons ; et cependant de nouvelles bannières sont aperçues dans le bois. Un nombreux escadron de cavalerie s’avance, précédé de trompettes et de tambours. Ces guerriers que soutiennent une troupe de fantassins, auraient suffi pour délivrer le jeune Redmond. Heureux d’avoir enfin dans ses mains les preuves que O’Neale est son fils, Morthain accourt pour presser dans ses bras paternels celui qui est pour lui la vivante image de son Edith. Mortham arrive, et apprend la surprenante histoire de ce jour de bonheur et de deuil. Ses yeux ne voient point le pavé du temple, sur lequel sont

176 ROKEBY.

étendus trois cadavres sanglans ; il n’entend pas les acclamations bruyantes de la foule, qui applaudit à son retour. Mortham ne voit et n’entend que Redmond ; il le presse sur son cœur en soupirant, et s’écrie : — Mon fils ! mon fils

XXXV.

Ce fut un jour de l’été que ce fils Chéri fut rendu à son père. Déjà le soleil avait mûri l’épi doré qui se penchait sur sa tige ; mais, quand le mois d’août rassembla les laborieux moissonneurs, un pompeux cortège se pressa dans le sentier qui conduit d’Eglistone à Mortham. Le villageois oublie un moment de lier et d’amonceler les gerbes, et les jeunes filles quittent leurs faucilles pour voir passer un époux et sa fiancée. Des groupes d’enfans les suivent, l’épi tombe des mains de la glaneuse pendant qu’elle prie le ciel de bénir ce couple d’amans. C’était l’héritière de Rokeby qui venait de donner sa foi au brave Redmond. La vallée de la Tees se souvient encore comment la fortune s’acquitta envers la vertu, et accorda aux deux époux une longue vie de repos et d’amour, pour les consoler de leurs premiers chagrins.

La vie fut ainsi.pour eux comme un jour de printemps. Après une matinée orageuse, le soleil sourit à la terre ; après quelques années de soucis, Redmond et Matilde obtinrent des années de bonheur.

__________

NOTES DE ROKEBY 177

13) NOTES. 14) CHANT PREMIER.

NOTE I. — Paragraphe I.

La forteresse de Barnard, dit Helan, domine avec orgueil les ondes de la Tees. Ce château, jadis si magnifique, porte le nom de son fondateur, Barnard Baliol, chef de la malheureuse dynastie qui régna en Écosse sous la protection d’Édouard I er et d’Édouard III.

NOTE 2. — Paragraphe V.

J’ai en plusieurs fois l’occasion de remarquer dans ma vie que l’effet d’une vive inquiétude est de donner plus de finesse aux organes des sens,

NOTE 4. Paragraphe VI.

L’usage de porter une armure complète était négligé pendant la guerre civile, excepté par les principaux chefs des armées.

NOTE 6. — Paragraphe VIII.

J’ai essayé de peindre dans Bertram un de ces aventuriers des Indes Orientales, qui, pendant le cours du dix-septième siècle, furent connus sous le nom de boucaniers.

NOTE 6. — Paragraphe XII.

La bataille décisive de Long-Marston-Moor, qui fut si fatale à la cause de Charles I er, commença pour lui sous des auspices plus heureux. Le prince Rupert s’était mis en marche avec une armée de dix mille hommes pour faire lever le siège d’York, que pressaient sir Thomas Fairfax à la tête des troupes parlementaires, et le comte de Leven qui commandait les auxiliaires d’Écossé. Le prince réussit à délivrer la ville et repoussa les assiégeans dans la vaste plaine de Marston-Moor, située à huit milles d’York.

NOTE 7. — Paragraphe XIX.

Cromwell, à la tête de ses cuirassiers, contribua en grande partie à la victoire de Marston-Moor, qui fut un sujet de triomphe pour les Indépendans, et un crève-cœur pour les Presbytériens et les Écossais.

NOTE 8. — Paragraphe XX.

Cette histoire est citée dans un poème intitulé le Chant du Ménestrel, de Reedwaters, où l’on trouve aussi plusieurs autres particularités sur la vallée de la Reed.

NOTE 9. — Paragraphe XX.

Risingham, sur la Reed, et près du joli hameau de Woodburn, est une ancienne station romaine, appelée jadis habitaneum. Camden dit que, de son temps, le bruit populaire en faisait la demeure d’un géant nommé Magon. Risingham signifie eu langue teutonique l’habitation des geans, et l’on a trouvé dans la rivière deux autels romains avec cette inscription : Deo Magonti cadenarum.

2. 18

178 NOTES DE ROKEBY.

NOTE 10. — Paragraphe XX.

Les statuts des boucaniers étaient plus équitables qu’on n’aurait pu l’attendre d’une société aussi sauvage. Ils avaient surtout pour objet, comme on pense bien, la distribution du butin.

__________

CHANT II.

NOTE 1. — Paragraphe I.

Da haut des remparts de Baliol, la vue s’étend sur la riche et magnifique vallée de la Tees. Les bords de la rivière sont d’abord garnis d’arbres touffus ; bientôt, plus découverts et cultivés, ils offrent encore tout le charme de l’ombrage, à cause de vertes charmilles et des grands arbres isolés qui étendent çà et là leurs rameaux ; la rivière coule sur un lit de roc solide. Le lieu le plus favorable à celui qui veut suivre les détours de cette onde romantique, c’est un joli pont moderne construit sur la Tees par le père de M. Morrit.

On trouve auprès d’Eglistone des carrières d’un beau marbre. (Itinéraire, 1768)

NOTE 2. Paragraphe V.

On trouve en effet à Greta-Bridge un camp romain encore bien conservé, entouré d’un triple fossé, entre la Greta et le ruisseau qu’on appelle le Tutta.

NOTE 3. — Paragraphe VII.

J’ai essayé de décrire le vallon ou plutôt le romantique ravin de Mortham, que le mélange de rochers et d’arbres rende un lieu si pittoresque. La Greta y mérite bien son nom, dont l’étymologie est le verbe gridan, crier. Tout ce passage est tellement adapté aux idées superstitieuses, qu’on l’avait appelé le Blochula, comme le lieu où les sorcières suédoises tiennent, dit-on, leur sabbat.

NOTE 4. — Paragraphe XI.

(Voyez Olaus Magnus, Histoire des Goths, des Suédois et des Vandales, Londres, 1655, p. 47.)

NOTE 5. — Paragraphe XI.

Tous ceux qui ont voyagé sur mer, ou qui ont vécu avec des marins, connaissent cette superstition universellement répandue.

NOTE 6. Paragraphe XI.

Erick, roi de Suède, n’avait point d’égal de son temps dans la magie. Il était si familier avec les mauvais esprits, honorés d’un culte particulier par Sa Majesté, que de quelque côté qu’il tournât son bonnet, le vent prenait de suite cette direction. Voilà pourquoi on rappelait le roi des vents. On croit que c’est grâce à lui que Begnerus, roi de Danemarck, son onde, fut si heureux dans ses pirateries et ses conquêtes. (Voyez Olaus Magnus, ut supra, page-45.)

NOTE 7. — Paragraphe XI. — Le vaisseau enchanté.

Il s’agit ici d’une autre superstition nautique bien connue, au sujet d’on vaisseau fantastique, appelée par les marins le hollandais errant, et qui apparaît,

NOTES DE ROKEBY 179

dit-on, dans les parages du cap de Bonne-Espérance : Ce vaisseau déploie toutes ses voiles alors qu’aucun vaisseau n’oserait en risquer une seule.

NOTE 8. — Paragraphe XII.

Ce qui contribuait surtout à la sécurité des boucaniers, c’était le grand nombre de ces petites îles appelées Keys, dans les parages des Indes.

NOTE 9. Paragraphe XVI.

La situation charmante du château de Mortham ; et le vallon dans lequel on le trouve, sont ici décrits avec exactitude. Le château est entouré aujourd’hui de bâtimens d’ancienne et de moderne date, qui sont convertis en fermes.

NOTE 10. — Paragraphe XVIII.

Si les boucaniers n’avaient pas le temps de dissiper leurs richesses dans la débauche, ils étaient dans l’habitude de les cacher, après plusieurs cérémonies superstitieuses, dans les îles désertes qu’ils fréquentaient, et où l’on croit que plus d’un trésor pourrait se trouver encore, car la mort devait souvent empêcher le boucanier de venir le chercher.

NOTE 11. — Paragraphe XIX.

Tous ceux qui ont quelque habitude de la procédure criminelle doivent se rappeler plusieurs circonstances dans lesquelles les coupables semblent se conduire avec une espèce d’aveuglement involontaire. Les uns font une confidence galles trahit sans grils s’en doutent ; il échappe aux antres des allusions inattendues qui mettent sur la voie du crime.

NOTE 12. — Paragraphe XXVIII. — La tour de Brackenbury.

Cette tour, qui fait partie de la forteresse de Barnard, servait de prison. Par une singulière coïncidence de noms, un lieutenant de la Tour de Londres, sous Édouard IV et Richard III, s’appelait sir Robert Brackenbuy.

NOTE 13. — Paragraphe XXXI. — Ces gentilshommes jadis si arrogans, etc., etc.

Après la bataille de Marston-Moor, le comte de Newcastle s’exila lui-même, et la plupart de ses partisans firent leur paix avec le parlement, dans les meilleurs termes possibles. Des amendes furent imposées en proportion de la richesse et de la culpabilité des délinquans.

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CHANT III

NOTE 1. — Paragraphe II.

Les traits les plus caractéristiques des sauvages de l’Amérique da nord, sont leur patience et leur astuce lorsqu’ils vont venger une injure ou ravir un butin. Leur activité et leur adresse, quand ils sont obligés de fuir, ne sont pas moins surprenantes.

NOTE 2. — Paragraphe II.

Il n’y a jamais en de plus grands pillards que les habitats des frontières d’Écosse. — Ils partent pendant la nuit, dit Camden, et suivent les chemins les

180 NOTES DE ROKEBY.

plus détournés. Pendant le jour ils se rafraîchissent, ainsi que leurs chevaux, dans des retraites connues d’eux seuls, et fondent enfin à l’improviste sur le château qu’ils ont comploté de ravager. Quand ils se sont emparés de leur butin, ils retournent par les mêmes routes, et à la faveur des ténèbres de la nuit.

NOTE 3. — Paragraphe IV.

Dans les dernières guerres d’Irlande, après une bataille où les rebelles avaient été défaits, on trouva dans une mare un de leurs plus intrépides capitaines, qui s’était enfoncé dans la bourbe jusqu’aux épaules, et avait caché sa tête sous une motte de gazon. II fut curieux de savoir comment on avait pu le découvrir : — J’ai vu briller l’étincelle de tes yeux, lui, répandit le soldat qui l’avait fait prisonnier. Ceux qui ont l’habitude de surprendre les lièvres au gîte les découvrent par le même moyen.

NOTE 4. — Paragraphe VIII.

La gantelée (appelée anssila cloche de Cantorbery) croit en abondance sur les rives de la Greta.

NOTE 5. — Paragraphe IX.

Tous ceux qui ont traité des sorciers et de la magie s’accordent à regarder la vengeance comme le motif le plus fréquent des pactes avec Satan. L’ingénu Réginald Scott a parfaitement expliqué comment cette opinion s’accréditait, non seulement chez le vulgaire et parmi les juges d’autrefois, mais encore dans l’esprit de ceux qui, accusés de sorcellerie, se figuraient être en effet coupables

NOTE 6 Paragraphe XI.

Lorsque les troupes royales entrèrent en campagne, elles étaient aussi bien disciplinées que les circonstances pouvaient le permettre ; mais quand la fortune abandonna Charles, ses fonds s’épuisèrent, et l’habitude du pillage s’introduisit parmi ses soldats, privés de leur solde.

NOTE 7. — Paragraphe XXV.

Les rives de la Greta abondent en carrières d’ardoises, qui forment des cavernes artificielles bientôt cachées par des taillis, et où, pendant les troubles une troupe de voleurs peut trouver un asile tout préparé..

NOTE 8. — Paragraphe XX.

Il y eut une guerre de peu de durées en 1625, entre l’Espagne et l’Angleterre ; mais Bertram devait d’ailleurs partager l’opinion des héros maritimes de ce temps-là, qui se croyaient la guerre permise au-delà de la ligne. Les guarda-costas espagnols ne cessaient d’inquiéter les colonies françaises et anglaises ; et leurs propres exactions firent naître la flibusterie, qui ne fut d’abord qu’un système de représailles, mais qui se perpétua par l’habitude et le goût du pillage.

NOTE 9. — Paragraphe XXIII. — Une sédition, etc., etc.

La constitution des boucaniers, quelque libérale qu’elle fût, était souvent mise de côté par le parti le plus fort. Les querelles de ces pirates pour le partage du

NOTES DE ROKEBY. 181

butin jouent un grand rôle dans leur histoire, et ces querelles venaient souvent aussi du caprice et de la tyrannie des chefs.

NOTE 10. — Paragraphe XXVIII.

Le dernier vers de ce couplet est emprunté, dit Walter Scott, à une vieille ballade écossaise.

NOTE 11. Paragraphe XXX.

On trouve dans le comté d’York les ruines du château de Harenworth ; le château appartenait d’abord à la famille de Fita-Hugues, et par suite à celle des lords Dacre.

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CHANT IV.

NOTE 1. — Paragraphe I. — Jadis le corbeau triomphant du Danemarck, etc., etc.

L’an du Seigneur 866, les Danois envahirent le Northumberland sous la conduite de leurs fameux capitaines Inguard (ou Agnard) et Hubba, fils de Reynard Lodbrog. Ils portaient cet étendard magique si souvent cité dans la poésie, et appelé Reafen ou Raunfen, à cause de la figure d’un corbeau qu’il représentait. (Gesta et vestigia Danorum extra Daniam, vol. II, p. 401.)

NOTE 2. — Paragraphe I.

les Danois idolâtres ont laissé plusieurs traces de leur religion dans la contrée de Teesdale. Balderd-Garth, qui doit son nom au malheureux fils d’Odin, est une lande sauvage ; un ruisseau porte encore ce nom. Le champ de Woodencroft, sur les rives de la Tees, rappelle la divinité suprême de l’Edda. Thorsgilt est un joli vallon, et l’onde qui l’arrose coule derrière les ruines de l’abbaye d’Églistone.

Thor était l’Hercule de la mythologie scandinave, grand pourfendeur de géans, et, à ce titre, le bouclier des dieux et le défenseur d’Argard, l’Olympe du nord, contre les attaques réitérées des habitans de Jottunheim. Un ancien poème, appelé le chant de Thrym, célèbre la Massue de Thor perdue et retrouvée ; la massue était l’arme principale de ce dieu de la force, et avait toutes les vertus d’un talisman.

NOTE 3. — Paragraphe VI.

Les O’Neale sont une des familles d’Irlande les plus fécondes en héros. Celui dont il est ici question vainquit le comte d’Essex par les armes et par la ruse ; après plusieurs révoltes, on exigea de lui qu’il changeât son nom en celui de comte de Tyrone ; mais toutes les fois qu’il lui plaisait de reprendre les armes, il reprenait aussi ce nom de O’Neale, avec lequel la victoire était pour ainsi dire plus familière.

NOTE 4. — Paragraphe VI.

Dans toutes les provinces de l’Irlande c’est l’usage qu’après la mort d’un Chef ou d’un seigneur on s’assemble dans une place consacrée à cette cérémonie, pour lui choisir un successeur, Ce n’est pas en général le fils aîné du défunt ou un de ses

182 NOTES DE ROIKEBY

enfans qui est élu ; mais son plus proche parent dans la ligne ascendante ; comme son frère aîné ou son cousin : on désigne en même temps un successeur à celui-ci parmi les membres de la famille, et c’est ce dernier qu’on appelle le taniste.

Le taniste était donc l’héritier électif de la charge de O’Neale. Cette espèce de succession a été aussi autrefois la règle de la légitimité écossaise. Il eût été bien imprudent, sinon impossible, d’assurer les droits d’un mineur dans ces temps de désordre, où toute la politique se réduisait à ces quatre vers de mon ami Wordsworth

La vieille loi de la nature

Doit régler nos droits à tous deux !

Je prends ton bien si je le peux,

Et tu dois céder sans murmure.

NOTE 5. — Paragraphe VIII.

L’ancien costume irlandais avait quelque chose de bizarre, et ressemblait beaucoup à celui des Écossais, excepté pour la coiffure. Les, Irlandais allaient nu-tête et avaient une mode de tresser et d’arranger leurs cheveu toute particulière, et qu’ils appelaient la glibbe. Cette glibbe était, selon Spencer, un véritable masque pour un voleur, puisqu’il pouvait se déguiser en se rasant la tête, on en laissant retomber ses tresses sur ses yeux, de manière à ne plus être reconnaissable, Mais Spencer en veut encore plus an manteau, qui était le vêtement favori des Irlandais. — C’est, dit-il, une maison pour le bandit, un lit pour le rebelle, et un travestissement pour le voleur.

NOTE 6. Paragraphe VIII. — L’envoyé d’un prince barbare, etc.,

Dans leurs communications avec les Anglais et entre eux ; les Chefs écossais avaient l’habitude de prendre le ton et le style des souverains indépendans.

NOTE 7. — Paragraphe X.

Il n’était point de lien plus fort parmi les Irlandais que celui qui unissait le père nourricier et la nourrice avec l’enfant qu’ils avaient élevé. On a vu des fils prendre contre leur père le parti de ceux qui avaient donné les premiers soins à leur enfance tant la nature est sévère contre ceux qui croient pouvoir violer impunément les lois qu’elle impose.

NOTE 8. — Paragraphe XIV.

Niel-Naighvallach, ou des Neuf Otages, fut, dit-on, roi de toute l’Irlande dans le quatrième siècle. Il faisait des incursions continuelles sur les terres de l’Angleterre et de la Bretagne, alors l’Armorique ; et ce fut de cette dernière contrée qu’il emmena captif dans ses états le fameux Saint-Patrick, âgé de seize ans : Niel reçut son surnom de neuf otages qu’il avait exigés de neuf tribus vaincues par ses armes.

NOTE 9. — Paragraphe XIV.

Ce Shane Dymas, ou Jean-le-Fou, eut le titre et le pouvoir de O’Neale sous le règne d’Élisabeth, contre laquelle il se révolta plusieurs fois.

NOTES DE ROKEBY. 183

Ce Chef est connu de la postérité comme l’homme le plus fier et le plus libertin qui ait jamais existé. Ses deux grandes passions étaient le vin et les femmes. Sa cave était toujours riche en vins précieux, et le beau sexe recevait ses hommages, quelle que fût la condition de celle qui lui plaisait.

NOTE 10. — Paragraphe XIV.

Les O’Neale étaient alliés avec cette famille belliqueuse. Ce fut un nommé Con-More qui maudit tous ceux de ses descendans qui apprendraient l’anglais, sèmeraient du blé ou bâtiraient des maisons, de peur d’attirer par là les Anglais en Irlande. Fleurflatha O’Guive, barde de la famille de O’Neale, se plaint dans le même sens que les châteaux et les remparts avaient défiguré les champs sauvages d’Érin. (Les Bardes écossais, par Walter.)

NOTE 11. — Paragraphe XVI.

Lacy nous apprend, dans l’ancienne comédie déjà citée, quels officiers commandaient la cavalerie levée pour le service du roi Charles. — Vous, monsieur, le Cornette, vous pouvez piéter votre nom à tous les cornettes de l’armée ; car ils sont tous comme vous sans barbe au menton.

NOTE 12. — Paragraphe XVI.

Il y avait trois degrés dans l’ancienne chevalerie. On était d’abord page, ensuite écuyer, et enfin chevalier. Ces trois grades ont été imités dans l’initiation mystérieuse de la franc-maçonnerie.

CHANT V.

NOTE 1. — Paragraphe IX. — La laie félone.

Les anciens ménestrels ne chantaient pas toujours de plaintives romances : il nous reste encore quelques unes de leurs ballades comiques, qui sont de véritables parodies, où ils décrivent des évènemens communs avec toute la pompe des vers. Une des meilleures est intitulée : La Truie félone de Rokeby, et les Moines de Richemont. Cette truie était, à ce qu’il parait, l’effroi du voisinage ; et le seigneur de Rokeby en fit cadeau aux moines, qui, avant de s’en emparer, furent plusieurs fois vaincus par elle. Ces guerriers en froc conclurent enfin que leur ennemie avait le diable au corps.

NOTE 2. — Paragraphe X.

Le filea, ou l’Ollam-Re-Dan, était le poète d’une famille. Chaque chef de distinction en avait un à ses gages..

NOTE 3. — Paragraphe XIV. — Drummond.

Ce poète était à l’apogée de sa réputation pendant les guerres civiles. Il mourut en 1649.

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184 NOTES DE ROKEBY


NOTE IV. — Paragr aphe XIV. — Mac-Curtin.

C’était le nom de files de Donough, comte de Thomond et président de Munster.

NOTE 5. — Paragraphe XXVII. — Little-cot-hall.

Cette ballade est fondée sur une tradition.

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CHANT VI.

NOTE 1. — Paragraphe XXVII.

L’usage de ces défis et des duels a long-temps régné parmi les habitans des frontières. C’était un reste de la barbarie des Saxons.

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