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Roland furieux/Chant VI

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Traduction par Francisque Reynard.
Alphonse Lemerre (Tome Ip. 102-122).

CHANT VI


Argument. — On reconnaît que le chevalier inconnu est Ariodant, l’amant de Ginevra. Le roi la lui donne pour femme et pardonne à Dalinda. — Roger est porté par l’hippogriffe dans l’île d’Alcine, où Astolphe, cousin de Bradamante, changé en myrte, lui conseille de ne pas aller plus avant. Roger veut s’éloigner de l’île ; divers monstres s’opposent en vain à sa fuite ; mais surviennent plusieurs nymphes qui le font changer de résolution.



Malheur à celui qui, faisant le mal, s’imagine que son crime restera toujours caché ! Alors que tous le tairaient, l’air et la terre elle-même où est ensevelie sa victime le crieraient tout autour de lui. Et Dieu fait souvent que le péché pousse le pécheur à le rendre lui-même fortuitement manifeste, sans qu’il en soit accusé par personne, ou après qu’il en a été absous.

Le misérable Polinesso avait cru cacher à tout jamais son crime en faisant disparaître Dalinda qui le connaissait et pouvait seule le dénoncer. En ajoutant un second crime au premier, il avança le châtiment qu’il pouvait différer et éviter peut-être. Mais sa propre précipitation le fit courir à la mort.

Et il perdit d’un seul coup ses amis, sa vie, son rang et, ce qui fut bien pis encore, l’honneur. J’ai dit plus haut que le chevalier dont on ne sait pas encore le nom fut longtemps prié de se faire connaître. Il ôte enfin son casque, et montre aux yeux des assistants un visage aimé et qu’ils ont vu plus d’une fois ; et il fit voir qu’il était Ariodant, que l’Écosse entière pleurait ;

Ariodant, que Ginevra avait pleuré comme mort, que son frère avait également pleuré, ainsi que le roi, la cour et tout le peuple, et qui venait de faire éclater tant de bonté et de valeur. On vit alors que le voyageur n’avait pas dit vrai dans ce qu’il avait raconté à son sujet. Et pourtant il l’avait véritablement vu se jeter tête baissée dans la mer du haut du rocher.

Mais — comme il arrive souvent au désespéré qui, de loin, appelle et désire la mort, et la repousse quand il la voit près de lui, tant elle lui paraît amère et cruelle — à peine Ariodant s’est-il précipité dans la mer, qu’il se repent d’avoir voulu mourir. Et comme il était fort, adroit et plus audacieux que n’importe qui, il se mit à nager et regagna le rivage.

Et, traitant de folie le désir qu’il avait eu d’abandonner la vie, il se mit en route, les vêtements imprégnés et amollis par l’eau, et arriva à la demeure d’un ermite. Il y demeura secrètement, attendant de savoir quel effet la nouvelle de sa mort avait fait sur Ginevra ; si elle s’en était réjouie, ou si elle en avait été triste et affligée.

Il apprit d’abord que, dans sa grande douleur, elle avait failli mourir — le bruit s’en était répandu rapidement dans toute l’île — résultat tout à fait contraire à ce qu’il attendait, d’après ce que, à son extrême chagrin, il croyait avoir vu. Il sut ensuite comment Lurcanio avait accusé Ginevra auprès de son père.

Il ressentit autant de colère contre son frère, qu’il avait eu jadis d’amour pour Ginevra. Cette action lui paraît trop impie et trop cruelle, encore qu’elle ait été faite pour lui. Enfin il fut informé qu’aucun chevalier ne s’était présenté pour défendre Ginevra, car Lurcanio était si fort et si vaillant, que personne n’avait garde de se mesurer à lui.

Et puis il était connu pour un homme discret, et si sage et si avisé que, si ce qu’il avait raconté n’eût pas été vrai, il ne se serait pas exposé à la mort pour le soutenir. C’est pourquoi la plupart hésitaient à défendre une cause peut-être mauvaise. Ayant appris cela, Ariodant, après s’être tenu à lui-même de grands discours, se résolut à relever l’accusation de son frère.

« Hélas ! je ne pourrais — disait-il en lui-même — la laisser périr à cause de moi. Ma mort serait trop amère et trop misérable si, avant moi, je la voyais mourir. Elle est toujours ma dame, ma déesse ; elle est la lumière même de mes yeux. Je dois, qu’elle soit innocente ou coupable, entreprendre de la délivrer et mourir sur le champ du combat.

« Si j’entreprends une cause mauvaise, c’est à elle qu’en sera la faute, et moi j’en mourrai ; et cela ne me décourage pas, car je sais que ma mort entraînera la mort d’une si belle dame. Une seule pensée me consolera en mourant, c’est qu’elle aura pu voir que ce Polinesso, à qui elle a donné son amour, ne s’est pas même présenté pour la défendre.

« Et moi qu’elle a si grandement offensé, elle m’aura vu courir à la mort pour la sauver. Je me serai aussi par là vengé de mon frère qui a allumé un tel feu. Et je le ferai gémir sur le résultat de sa cruelle entreprise, quand il saura qu’en croyant venger son frère, il lui a donné la mort de sa propre main. »

Dès qu’il eut arrêté cela dans son esprit, il se procura de nouvelles armes, un nouveau cheval, choisit une cotte de mailles et un écu noirs, bordés de vert et de jaune. Et, ayant par aventure trouvé un écuyer étranger au pays, il l’emmena avec lui. C’est alors que, sans être connu, il se présenta, comme je l’ai déjà dit, contre son frère qui attendait tout armé.

Je vous ai raconté l’issue du combat, et comment Ariodant fut reconnu. Le roi n’en eut pas une moindre joie que lorsqu’il avait vu sa fille délivrée. Il pensa en lui-même qu’elle ne pourrait jamais trouver un plus fidèle, un plus sincère amant, puisqu’il l’avait défendue contre son propre frère, après en avoir reçu une si grande offense.

Et autant de sa propre inclination, car il l’aimait beaucoup, que sur les prières de toute la cour et de Renaud, qui insistait plus que les autres, il en fit l’époux de sa charmante fille. La duché d’Albanie, qui retournait au roi après la mort de Polinesso, ne pouvait pas se trouver vacante en meilleure circonstance ; c’est pourquoi il la donna en dot à sa fille.

Renaud obtint la grâce de Dalinda qui, délivrée de sa funeste erreur, rassasiée du monde, tourna son esprit vers Dieu et se consacra à lui. Elle alla se faire religieuse en Dace, et quitta immédiatement l’Ecosse. Mais il est temps désormais de retrouver Roger qui parcourt le ciel sur son léger cheval.

Bien que Roger soit d’un courage indomptable, et qu’il n’ait pas changé de couleur, je ne puis croire que, dans sa poitrine, son cœur ne tremble pas plus que la feuille. Il avait dépassé de beaucoup l’Europe, et était parvenu bien au delà des bornes qu’Hercule avait jadis imposées aux navigateurs.

L’hippogriffe, grand et étrange oiseau, l’emporte avec une telle rapidité d’ailes, qu’il aurait laissé bien loin derrière lui le prompt agent de la foudre. De tous les oiseaux qui vont, légers, par les airs, aucun ne lui serait égal en vitesse. Je crois que c’est à peine si le tonnerre et la flèche arrivent du ciel sur terre avec plus de promptitude.

Après que le cheval-oiseau eut parcouru un grand espace en ligne droite et sans jamais se détourner, fatigué d’aller dans les airs, il commença à décrire de larges cercles et s’abattit sur une île. Elle était semblable à celle où, pour éviter la longue poursuite de son amant et se dérober à lui, la vierge Aréthuse se fraya en vain sous la mer un chemin sombre et étrange.

Le chevalier n’avait rien vu d’aussi beau ni d’aussi agréable dans tout son voyage à travers les airs ; et, s’il avait cherché par le monde entier, il n’aurait pas vu de plus joli pays que celui où, après avoir plané un grand moment, le grand oiseau descendit avec Roger. Ce n’était partout que plaines cultivées, collines charmantes, eaux claires, rives ombreuses et prés moelleux.

De ravissants bosquets de lauriers odorants, de palmiers, de myrtes gracieux, de cèdres et d’orangers qui portaient des fruits et des fleurs et entrelaçaient leurs formes belles et variées, faisaient un rempart contre les chaleurs ardentes des jours d’été, avec leurs épaisses ramures en forme d’ombrelles. Et dans leurs rameaux voltigeaient en sûreté et chantaient les rossignols.

Parmi les roses pourprées et les lis blancs, qu’une tiède brise conserve toujours frais, on voyait les lièvres et les lapins courir sans crainte, et les cerfs au front élevé et superbe, sans redouter d’être pris et tués, paître l’herbe et ruminer en repos. Les daims et les chèvres, agiles et pleins d’adresse, bondissaient en foule sous ces bosquets champêtres.

Dès que l’hippogriffe est assez près de terre pour que l’on puisse sauter sans trop de danger, Roger s’enlève rapidement de l’arçon et se retrouve sur le gazon émaillé. Il serre toutefois les rênes dans sa main, car il ne veut pas que le destrier s’envole de nouveau. Il l’attache sur le rivage à un myrte verdoyant, entre un laurier et un pin.

Puis, dans un endroit où jaillissait une fontaine couronnée de cèdres et de palmiers touffus, il pose son écu, ôte son casque du front, et se désarme les deux mains. Et, tourné tantôt vers la mer, tantôt vers la montagne, il livre son visage aux brises fraîches et suaves qui, avec de doux murmures, font trembler les hautes cimes des hêtres et des sapins.

Il baigne dans l’onde claire et fraîche ses lèvres desséchées ; il l’agite avec les mains, pour apaiser la chaleur qu’a allumée dans ses veines le poids de sa cuirasse. Et il ne faut point s’étonner que cette chaleur soit devenue si grande, car il a été loin de se tenir en une même place ; au contraire, sans jamais se reposer et couvert de ses armes, il est allé toujours courant pendant trois mille milles.

Pendant qu’il se repose en cet endroit, le destrier qu’il avait laissé au plus épais du feuillage sous l’ombre fraîche, se cabre tout à coup, comme s’il voulait fuir, épouvanté qu’il est par je ne sais quoi de caché dans les branches. Et il secoue tellement le myrte auquel il est attaché, qu’il encombre tout autour la terre dé ses rameaux. Il secoue le myrte au point d’en faire tomber les feuilles, mais sans réussir à s’en détacher.

Comme fait parfois un tronc d’arbre à la moelle rare ou absente, quand il est mis au feu, et que la grande chaleur consume l’air humide qui le remplit et le fait résonner en dedans, jusqu’à ce qu’elle se fraye un chemin au dehors avec un bouillonnement strident, ainsi murmure, crie et se courrouce ce myrte blessé, et enfin ouvre son écorce,

D’où, avec une voix triste et plaintive, sortent, distinctes et claires, ces paroles : « Si tu es courtois et accessible à la pitié, comme le montre ta belle physionomie, éloigne cet animal de mon arbre. Il suffit que je sois affligé de mon propre mal, sans qu’une autre peine, sans qu’une autre douleur vienne encore du dehors pour me tourmenter. »

Au premier son de cette voix, Roger tourne les yeux et se lève subitement. Et quand il s’aperçoit qu’elle sort de l’arbre, il reste plus stupéfait que jamais. Il s’empresse d’écarter le destrier, et, la rougeur sur les joues : <« Qui que tu sois — dit-il — pardonne-moi, esprit humain ou déesse des bocages.

« Je ne savais pas que, sous ta rude écorce, se cachait un esprit humain ; c’est pourquoi j’ai laissé endommager ton beau feuillage et insulter à ton myrte vivace. Mais ne tarde pas à m’apprendre qui tu es, toi qui, en un corps grossier et rugueux, vis et parles comme un animal doué de raison. Que de l’orage le ciel te préserve toujours !

« Et si, maintenant ou jamais, je puis réparer par quelque service le mal que je viens de te causer, je te promets, par la belle dame qui possède la meilleure part de moi-même, de faire de telle sorte, par mes paroles et par mes actes, que tu aies une juste raison de te louer de moi. »

A peine Roger eut-il fini de parler, que le myrte trembla de la tête au pied. Puis on vit son écorce se couvrir de sueur, comme le bois fraîchement tiré de la forêt, qui sent la violence du feu après lui avoir en vain fait toute sorte de résistance. Et il commença : « Ta courtoisie me force à te découvrir en même temps qui j’ai d’abord été, et ce qui m’a changé en myrte sur cette charmante plage.

« Mon nom fut Astolphe, et j’étais un paladin de France très redouté dans les combats. J’étais cousin de Roland et de Renaud, dont la renommée n’a pas de bornes. Je devais, après mon père Othon, régner sur toute l’Angleterre. J’étais si beau et si bien fait, que plus d’une dame s’enflamma pour moi. Seul je me suis perdu moi-même.

« Je revenais de ces îles lointaines qu’en Orient baigne la mer des Indes, où Renaud et quelques autres avec moi avions été retenus prisonniers dans un obscur et profond cachot, et d’où nous avait délivrés la suprême vaillance du chevalier de Brava ; me dirigeant vers le ponant, j’allais le long de la côte qui du vent du nord éprouve la rage.

« Et comme si le destin cruel et trompeur nous eût poussés sur ce chemin, nous arrivâmes un matin sur une belle plage où s’élève, sur le bord de la mer, un château appartenant à la puissante Alcine. Nous la trouvâmes sortie de son château, et qui se tenait sur le rivage, attirant sur le bord, sans filets et sans amorce, tous les poissons qu’elle voulait.

« Les dauphins rapides y accouraient, et les thons énormes à la bouche ouverte ; les baleines et les veaux marins, troublés dans leur lourd sommeil ; les mulets, les salpes, les saumons et les barbues nageaient en troupes le plus vite qu’ils pouvaient. Les physitères, les orques et les baleines montraient hors de la mer leurs monstrueuses échines.

« Nous aperçûmes une baleine, la plus grande qui se soit jamais vue sur toutes les mers. Onze pas et plus émergeaient hors des ondes ses larges épaules. Et nous tombâmes tous dans une grande erreur ; car, comme elle se tenait immobile et sans jamais bouger, nous la prîmes pour une petite île, tellement ses deux extrémités étaient distantes l’une de l’autre.

« Alcine faisait sortir les poissons de l’eau avec de simples paroles et de simples enchantements. Avec la fée Morgane elle reçut le jour ; mais je ne saurais dire si ce fut dans la même couche ou avant, ou après. Alcine me regarda, et soudain mon aspect lui plut, comme elle le montra sur son visage. Et il lui vint à la pensée de m’enlever, par astuce et artifice, à mes compagnons. Son dessein réussit.

« Elle vint à notre rencontre l’air souriant, avec des gestes gracieux et prévenants, et dit : « Chevaliers, qu’il vous plaise de prendre aujourd’hui vos logements chez moi. Je vous ferai voir, dans ma pêche, toutes sortes de poissons différents, les uns recouverts d’écailles, les autres lisses, et d’autres tout poilus, et tous plus nombreux qu’il n’y a d’étoiles au ciel.

« Et si nous voulons voir une sirène qui apaise la mer par son doux chant, passons d’ici sur cette autre plage, où, à cette heure, elle a toujours coutume de retourner. » Et elle nous montra cette grande baleine qui, comme je l’ai dit, paraissait être une île. Moi, qui fus toujours trop entreprenant — et je m’en repens — j’allai sur ce poisson.

« Renaud me faisait signe, ainsi que Dudon, de ne pas y aller, mais cela servit peu. La fée Alcine, avec un visage riant, laissa les deux autres et s’élança derrière moi. La baleine, à lui obéir diligente, s’en alla, nageant à travers l’onde salée. Je ne tardai pas à me repentir de ma sottise, mais je me trouvais trop éloigné du rivage.

« Renaud se jeta à la nage pour m’aider et faillit être englouti, car un furieux vent du sud s’éleva, qui couvrit d’une ombre épaisse le ciel et la mer. J’ignore ce qui lui est ensuite arrivé. Alcine s’efforçait de me rassurer, et pendant tout ce jour et la nuit suivante elle me tint sur ce monstre au milieu de la mer,

« Jusqu’à ce que nous arrivâmes à cette belle île, dont Alcine possède une grande partie. Elle l’a usurpée sur une de ses sœurs, à qui leur père l’avait entièrement laissée en héritage parce qu’elle était sa seule enfant légitime. Les deux autres, à ce que m’a dit depuis quelqu’un qui en était pleinement instruit, sont nées d’un inceste.

« Et de même qu’elles sont iniques et pleines de scélératesse et de vices infâmes, leur sœur, qui vit chaste, a dans son cœur toutes les vertus. Les deux autres se sont liguées contre elle, et déjà plus d’une fois elles ont levé une armée pour la chasser de l’île, et lui ont, à diverses reprises, enlevé plus de cent châteaux.

« Et celle-ci, qui s’appelle Logistilla, ne posséderait plus un pan de terre, si elle n’avait pour frontières, d’un côté un golfe, de l’autre une montagne inhabitée, de même que l’Écosse et l’Angleterre sont séparées par une montagne et une rivière. Cependant ni Alcine ni Morgane n’abandonnent l’espérance de lui enlever ce qui lui reste.

« Ce digne couple étant pétri de vices, la hait précisément parce qu’elle est chaste et sage. Mais, pour revenir à ce que je te disais, et t’apprendre comment, par la suite, je devins une plante, sache qu’Alcine me retenait dans de grandes délices, et brûlait tout entière d’amour pour moi. D’une flamme non moindre, j’avais le cœur embrasé en la voyant si belle et si avenante.

« Je jouissais de son corps si délicat. Il me semblait que là étaient rassemblés tous les biens qui sont d’ordinaire répartis aux mortels, à ceux-ci plus, à ceux-là moins, et pas du tout à beaucoup. De la France ni du reste, je n’avais plus souvenance. Sans cesse occupé à contempler ce beau visage, toutes mes pensées, tous mes désirs se concentraient en elle et ne voyaient pas au delà.

« J’étais d’ailleurs tendrement aimé d’elle. Alcine ne prenait plus garde à personne, et avait abandonné tous les autres amants pour lesquels, avant moi, d’autres avaient été de même laissés. J’étais son conseiller, et nuit et jour elle m’avait à son côté. Elle m’avait donné plein pouvoir de commander aux autres ; elle ne croyait qu’à moi, ne s’en rapportait qu’à moi, et, de nuit comme de jour, ne parlait jamais qu’à moi.

« Hélas ! pourquoi vais-je irriter mes plaies sans espoir d’y porter remède ? Pourquoi me rappeler mon bonheur passé, maintenant que je souffre une peine extrême ? Au moment où je croyais être heureux, et où je m’imaginais qu’Alçine devait m’aimer le plus, elle reprit son cœur qu’elle m’avait donné, et le porta tout entier vers un nouvel amour.

« Je connus trop tard son esprit mobile, habitué à aimer et à détester en un moment. Mon règne n’avait pas duré plus de deux mois, qu’un nouvel amant prit ma place. La fée me repoussa loin d’elle avec dédain et m’enleva toutes ses faveurs. Et je sus depuis qu’à un traitement semblable elle avait soumis mille autres amants, et tous sans qu’ils l’eussent mérité.

« Et pour qu’ils n’aillent pas à travers le monde raconter sa vie lascive, elle les change çà et là sur cette terre féconde, les uns en sapins, les autres en oliviers, ceux-ci en palmiers, ceux-là en cèdres, d’autres enfin en myrtes, comme tu me vois, sur la verle rive. Plusieurs ont été transformés en fontaine limpide, quelques-uns en bêtes féroces, selon le caprice de cette fée altière.

« Et toi, qui es venu en cette île par un chemin inusité, tu seras cause que quelqu’un de ses amants sera changé en pierre, en fontaine ou en arbre. Tu recevras d’Alcine le sceptre et la puissance, et tu seras plus heureux que n’importe quel mortel. Mais sois assuré que tu ne tarderas pas à devenir bête, fontaine, arbre ou rocher.

« Je t’en donne volontiers avis ; non pas que je pense que cela te doive préserver du danger, mais il vaut mieux que tu n’y courres pas sans être prévenu, et que tu connaisses une partie des façons d’agir d’Alcine ; car peut-être, de même que le visage des hommes diffère, leur esprit et leur caractère sont différents. Tu sauras peut-être échapper au mal que mille autres n’ont pas su éviter. »

Roger, à qui la renommée avait appris qu’Astolphe était cousin de sa dame, s’affligea beaucoup de ce que sa forme véritable eût été changée en plante stérile et triste. Et, par amour pour celle qu’il aime tant, il lui aurait offert ses services, s’il avait su de quelle manière ; mais il ne pouvait lui venir en aide qu’en le consolant.

Il le fit du mieux qu’il sut. Puis il lui demanda s’il y avait un chemin qui conduisît au royaume de Logistilla soit par la plaine, soit à travers les collines, de façon qu’il évitât de passer par celui d’Alcine. L’arbre lui répondit qu’il y en avait bien un autre, mais tout rempli d’âpres rochers et qui, en inclinant un peu à main droite, s’élevait jusqu’au haut d’une montagne à la cime alpestre ;

Mais qu’il ne pensait pas qu’il pût aller longtemps par ce chemin, car il y rencontrerait une nombreuse et cruelle troupe de gens hardis qui lui opposeraient une rude résistance. Alcine les a placés autour des murs et des fossés de son domaine, pour y retenir ceux qui voudraient s’en échapper. Roger rend grâce au myrte de tous ses bons avis, puis il s’éloigne de lui, prévenu et instruit.

Il va à son cheval, le détache, le prend par les rênes, et le tire derrière lui. Il se garde de monter dessus comme la première fois, de peur que, malgré lui, il ne l’emporte. Il songeait en lui-même comment il ferait pour arriver sain et sauf au pays de Logistilla. Il était en tout cas fermement résolu à user de tout moyen pour qu’Alcine ne prît pas empire sur lui.

Il pensa à remonter sur son cheval et à l’éperonner pour une nouvelle course à travers les airs, mais il craignit de tomber dans un danger pire, car le coursier obéissait trop mal au mors. « Je passerai par force, si je ne me trompe, » — disait-il, à part lui. Mais son espérance fut vaine. Il n’était pas éloigné de plus de deux milles du rivage, qu’il aperçut la belle cité d’Alcine.

On voit de loin une grande muraille qui tourne tout autour et enserre un grand espace. Sa hauteur est telle, qu’elle paraît se confondre avec le ciel, et elle semble être en or, du pied au faîte. Quelqu’un de mes lecteurs se séparera peut-être ici de moi et prétendra que c’était l’œuvre del’alchimie. Peut-être fait-il erreur, peut-être voit-il plus juste que moi ; en tout cas, elle me paraît être d’or, tellement elle resplendit.

Dès qu’il fut près de la riche muraille, dont il n’est pas de pareille au monde, le courageux chevalier laissa la route qui, à travers la plaine, s’en allait large et droite vers les grandes portes, et prit à main droite celle beaucoup plus sûre, qui commençait déjà à monter. Mais soudain il se trouve au milieu de la troupe hideuse dont la fureur cherche à l’égarer et lui barre le passage.

Jamais on n’a vu plus étrange ramassis de monstrueux visages et de gens difformes. Les uns ont la forme humaine depuis le cou jusqu’aux pieds, avec des figures de singe ou de chat. Les autres laissent sur le sol les empreintes de pieds de bouc. D’autres sont des centaures agiles et pleins d’adresse. Les jeunes ont un air d’impudence, les vieux paraissent idiots ; ceux-ci sont nus, ceux-là couverts de peaux de bêtes étranges.

Celui-ci galope sur un destrier sans frein ; celui-là va lentement, monté sur un âne ou sur un bœuf. Cet autre grimpe sur la croupe d’un centaure. Beaucoup ont sous eux des autruches, des aigles ou des grues. Quelques-uns ont une corne à la bouche, d’autres une coupe. Les uns sont femelles, les autres mâles ; d’autres sont des deux sexes. Celui-ci porte un croc et celui-là une échelle de corde ; un autre est armé d’un pal en fer, un quatrième tient une lime sourde.

Le capitaine de ces créatures avait le ventre gonflé et le visage gras. Il se tenait sur une tortue qui s’avançait à pas très lents. Il avait de chaque côté quelqu’un pour le soutenir, car il était ivre, et il tenait les yeux baissés. D’autres lui essuyaient le front et le menton ; d’autres enfin agitaient des plumes pour l’éventer.

Un d’eux, qui avait les pieds et le ventre de forme humaine, et le cou, les oreilles et la tête d’un chien, se mit à aboyer contre Roger, afin de le faire entrer dans la belle cité qu’il avait laissée derrière lui. Le chevalier répondit : « Je n’en ferai rien, tant que ma main aura la force de porter celle-ci », et il lui montra son épée, dont il avait dirigé la pointe aiguë contre son visage.

Ce monstre veut le frapper d’un coup de lance, mais Roger se précipite sur lui, et, d’un seul coup, lui traverse la panse et fait ressortir son épée d’une palme derrière son dos. L’écu au bras, il se jette de côté et d’autre, mais il a affaire à une troupe d’ennemis trop nombreuse. Par ici, l’un le pique ; par là, l’autre le saisit ; il.se débat et il leur fait une rude guerre.

Il frappe sur cette race vile, fendant l’un jusqu’aux dents, l’autre jusqu’à la poitrine, car son épée ne rencontre ni casque, ni écu, ni ventrière, ni cuirasse. Mais de toutes parts il est tellement assailli, qu’il lui serait besoin, pour se faire faire place, et tenir à distance cette ignoble populace, d’avoir plus de bras et de mains que Briarée.

S’il se fût avisé de découvrir l’écu qui appartint autrefois au nécromant — je veux parler de celui qui éblouissait la vue, et qu’Atlante avait laissé à l’arçon — il aurait eu d’un seul coup raison de cette foule de brutes, et l’aurait fait tomber aveuglée devant lui. Peut-être méprisa-t-il ce moyen, ne voulant avoir recours qu’à son courage, et non à la fraude.

Advienne que pourra, il préfère mourir plutôt que de se rendre prisonnier à une si vile engeance. Tout à coup, voici que d’une des portes dont était percé le mur que j’ai dit être d’or brillant, sortent deux jouvencelles dont le maintien et les vêtements n’annoncent pas une humble naissance. On voit bien qu’elles n’ont pas été nourries par un berger, au milieu des privations, mais parmi les délices des palais royaux.

L’une et l’autre était montée sur une licorne plus blanche que l’hermine ; l’une et l’autre était belle, et leurs vêtements étaient si riches et si étranges à la fois, qu’au mortel qui les aurait regardées et contemplées, il aurait fallu un œil divin pour les apprécier dignement. Telle serait la Beauté, si elle pouvait avoir un corps, et telle aussi la Grâce.

L’une et l’autre s’avancèrent dans le pré où Roger était aux prises avec la foule ignoble. Toute cette tourbe disparut à leur aspect. Alors elles tendirent la main vers le chevalier qui, le visage coloré de rose, les remercia de leur humanité. Et ce fut avec un vif contentement que, pour leur complaire, il retourna vers la porte d’or.

L’ornementation qui court tout autour du fronton de la belle porte, et fait saillie, n’a pas une de ses parties qui ne soit couverte des pierres précieuses du levant les plus rares. Les quatre côtés reposent sur de grosses colonnes de pur diamant. Que ce diamant soit véritable, ou trompe simplement les yeux, il n’existe pas chose plus belle et plus riante.

Sur le seuil, hors des colonnes, couraient en jouant de lascives donzelles qui, si elles avaient conservé la modestie convenant aux dames, auraient encore été plus belles. Elles étaient toutes vêtues de robes vertes et couronnées de fleurs nouvelles. Par leurs offres répétées et leur air engageant, elles font entrer Roger dans ce paradis.

Car on peut bien nommer ainsi ce lieu où je crois qu’Amour a dû naître. On n’y voit que danses et que jeux, et les heures s’y dépensent en fête perpétuelle. Là, les pensées sérieuses ne sauraient, peu ou prou, s’emparer du cœur. Là n’entrent jamais le malheur et la pauvreté, et l’Abondance y a toujours sa corne pleine.

Là, parmi le gracieux Avril, au front joyeux et serein, et qui rit sans cesse, sont de jeunes hommes et de belles dames. Celui-ci, près d’une fontaine, chante d’un ton doux et mélodieux. Celui-là, à l’ombre d’un arbre, cet autre sur la colline, joue, danse, ou se livre à quelque noble amusement. Celui-ci, loin de tous les regards, découvre à sa fidèle amie ses amoureux tourments.

Par les cimes des pins et des lauriers, des hêtres élevés et des sapins agrestes, volent en se jouant de petits amours. Les uns sont tout joyeux de leurs victoires, les autres, cherchanfà darder les cœurs avec leurs flèches, visent ou tendent leurs rets. Ceux-ci trempent leurs dards dans un petit ruisseau qui coule plus bas ; ceux-là les aiguisent sur les cailloux légers.

On donna alors à Roger un grand coursier fort et vaillant, au poil alezan, et dont le bel harnachement était tout enrichi de pierres précieuses et d’or fin. Et le cheval ailé, qui avait été dressé à l’obéissance par le vieux Maure, fut laissé en garde à un jeune garçon, et conduit à pas plus mesurés derrière le brave Roger.

Les deux belles jeunes filles amoureuses par lesquelles Roger avait été débarrassé de l’ignoble foule, de cette foule ignoble qui s’opposait à ce qu’il continuât le chemin qu’il avait pris à droite, lui dirent : « Seigneur, vos éclatants faits d’armes, dont nous avons déjà entendu parler, nous enhardissent à vous demander votre aide pour nous-mêmes.

« Nous trouverons bientôt sur notre route un marais qui sépare cette plaine en deux parties. Une créature féroce, appelée Éryphile, défend le pont, et, par la force ou par la ruse, arrête quiconque désire aller sur l’autre rive. Elle est d’une stature gigantesque. Elle a de longues dents et sa morsure est venimeuse. De ses ongles crochus, elle déchire comme un ours.

« Outre qu’elle barre toujours notre chemin, qui sans elle serait libre, elle court souvent par tout le jardin, détruisant une chose ou une autre. Sachez que, parmi la populace assassine qui vous a assailli hors de la belle porte, beaucoup sont ses fils ; tous lui sont soumis, et sont comme elle inhospitaliers et rapaces. »

Roger répondit : « Ce n’est pas une bataille, mais cent, que pour vous je suis prêt à livrer. De ma personne, en tant qu’elle vaille, disposez selon votre désir. Si j’ai revêtu le haubert et la cote de mailles, ce n’est pas pour acquérir fortune ou domaines, mais uniquement pour aider les autres, et surtout les dames aussi belles que vous. »

Les dames lui adressèrent force remerciements dignes d’un chevalier comme lui. Ainsi raisonnant, ils arrivèrent à l’endroit où étaient le marais et le pont, et ils y virent la fiere géante sous une armure d’or ornée d’émeraudes et de saphirs. Mais je remets à l’autre chant pour dire comment Roger se risqua à l’attaquer.